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Kitobni o'qish: «Le roi Lear», sahifa 4

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SCÈNE III

Une partie de la bruyère
Entre EDGAR

EDGAR. – J'ai entendu qu'on proclamait mon nom, et bien heureusement le creux d'un arbre m'a dérobé à leur poursuite. Il n'y a plus un port libre, pas un lieu où l'on n'ait placé des soldats, et où la plus extraordinaire vigilance n'épie l'occasion de me saisir. Tandis que je puis encore m'échapper, je veillerai à ma conservation. – Il me vient dans l'idée de me déguiser sous la forme la plus abjecte et la plus pauvre par où la misère, au mépris de l'homme, l'ait jamais rapproché de la brute. Je souillerai mon visage de fange, je m'envelopperai les reins d'une couverture, je nouerai mes cheveux en tampons29, et ma nudité exposée aux regards affrontera les vents et la rage des cieux. J'ai pour exemple à me donner crédit dans la campagne ces mendiants de Bedlam30 qui, avec des hurlements, enfoncent dans les ulcères de leurs bras nus engourdis et morts des épingles, des morceaux de bois pointus, des clous et des brins de romarin, et par ce hideux spectacle soutenu quelquefois par des blasphèmes forcenés, quelquefois par des prières, extorquent les aumônes des petites fermes, des pauvres misérables villages, des bergeries, des moulins: «le pauvre Turlupin31, le pauvre Tom!» Encore est-ce quelque chose: en restant Edgar, je ne suis plus rien. (Il sort.)

SCÈNE IV

Devant le château de Glocester
KENT dans les ceps. Entrent LEAR, LE FOU, UN GENTILHOMME

LEAR. – Il est bien étrange qu'ils soient partis de chez eux sans me renvoyer mon messager.

LE GENTILHOMME. – D'après ce que j'ai appris, la veille au soir, ils n'avaient aucun projet de s'éloigner.

KENT. – Salut à mon noble maître.

LEAR. – Comment! te fais-tu un divertissement de la honte où je te vois?

KENT. – Non, mon seigneur.

LE FOU. – Ah! ah! vois donc: il a là de vilaines jarretières32! On attache les chevaux par la tête, les chiens et les ours par le cou, les singes par les reins, et les hommes par les jambes: quand un homme a de trop bonnes jambes, on lui met des chausses de bois.

LEAR. – Quel est celui qui s'est assez mépris sur la place qui te convient pour te mettre ici?

KENT. – C'est lui et elle, votre fils et votre fille.

LEAR. – Non!

KENT. – Ce sont eux.

LEAR. – Non, te dis-je!

KENT. – Je vous dis que oui.

LEAR. – Non, non, ils n'en auraient pas été capables!

KENT. – Si vraiment, ils l'ont été.

LEAR. – Par Jupiter, je jure que non!

KENT. – Par Junon, je jure que oui!

LEAR. – Ils ne l'ont pas osé, ils ne l'ont pas pu, ils n'ont pas voulu le faire. – C'est plus qu'un assassinat que de faire au respect un si violent outrage. – Explique-moi promptement, mais avec modération, comment, venant de notre part, tu as pu mériter, ou comment ils ont pu t'infliger ce traitement.

KENT. – Seigneur, lorsqu'arrivé chez eux je leur eus remis les lettres de Votre Majesté, je ne m'étais pas encore relevé du lieu où mes genoux fléchis leur avaient témoigné mon respect, lorsqu'est arrivé en toute hâte un courrier suant, fumant, presque hors d'haleine, et qui leur a haleté les salutations de sa maîtresse Gonerille: sans s'embarrasser d'interrompre mon message, il leur a remis des lettres qu'ils ont lues sur-le-champ; et, sur leur contenu, ils ont appelé leurs gens, sont promptement montés à cheval, m'ont commandé de les suivre et d'attendre qu'ils eussent loisir de me répondre: je n'ai obtenu d'eux que de froids regards. Ici j'ai rencontré l'autre envoyé dont l'arrivée plus agréable avait, je le voyais bien, empoisonné mon message: c'est ce même coquin qui dernièrement s'est montré si insolent envers Votre Altesse. Plus pourvu de courage que de raison, j'ai mis l'épée à la main. Il a alarmé toute la maison par ses lâches et bruyantes clameurs. Votre fils et votre fille ont jugé qu'une telle faute méritait la honte que vous me voyez subir.

LE FOU. – L'hiver n'est pas encore passé, si les oies sauvages volent de ce côté.

 
Le père qui porte des haillons
Rend ses enfants aveugles;
Mais le père qui porte la bourse
Verra ses enfants affectionnés.
La Fortune, cette insigne prostituée,
Ne tourne jamais sa clef pour le pauvre.
 

De tout cela tu recevras de tes filles autant de douleurs33 que tu pourrais en compter pendant une année.

LEAR. – Oh! comme la bile se gonfle et monte vers mon coeur! Hysterica passio34! amertume que je sens s'élever, redescends; tes éléments sont plus bas. – Où est cette fille?

KENT. – Là-dedans, seigneur, avec le comte.

LEAR. – Ne me suivez pas, restez ici.

(Il sort.)

LE GENTILHOMME. – N'avez-vous point commis d'autre faute que celle dont vous venez de parler?

KENT. – Aucune. Mais pourquoi le roi vient-il avec une suite si peu nombreuse?

LE FOU. – Si l'on t'avait mis dans les ceps pour cette question, tu l'aurais bien mérité.

KENT. – Pourquoi, fou?

LE FOU. – Nous t'enverrons à l'école chez la fourmi, pour t'apprendre qu'on ne travaille pas l'hiver. – Tous ceux qui suivent la direction de leur nez sont conduits par leurs yeux, excepté les aveugles; et il n'y a pas un nez sur vingt qui ne puisse sentir ce qui pue. – Quand une grande roue descend en roulant le long de la montagne, lâche prise, de peur, en la suivant, de te rompre le cou: mais quand la grande roue remonte la montagne, laisse-toi tirer après elle. Quand un sage te donnera un meilleur conseil, rends-moi le mien: je voudrais que ce conseil ne fut suivi que des gredins, puisque c'est un fou qui le donne.

 
Celui, monsieur, qui sert et cherche son intérêt
Et ne suit que pour la forme,
Pliera bagage dès qu'il commencera à pleuvoir;
Et te laissera exposé à l'orage;
Mais je demeurerai: le fou restera
Et laissera le sage s'enfuir,
Gredin devient le fou qui s'enfuit;
Mais ce n'est pas un fou que le gredin, pardieu35.
 

KENT. – Où as-tu appris tout cela, fou?

LE FOU. – Ce n'est pas dans les ceps, fou.

(Rentre Lear avec Glocester.)

LEAR. – Refuser de me parler! Ils sont malades, ils sont fatigués, ils ont voyagé rapidement toute la nuit… – Purs prétextes où je vois la révolte et l'abandon. – Rapportez-moi une meilleure réponse.

GLOCESTER. – Mon cher maître, vous connaissez le caractère violent du duc, combien il est inébranlable et obstiné dans ses propres idées.

LEAR. – Vengeance, peste, mort, confusion! – Violent? Qu'est-ce que c'est que cela? – Allons? – Glocester, Glocester, je voudrais parler au duc de Cornouailles et à sa femme.

GLOCESTER. – Eh! mon bon seigneur, je viens de les en informer.

LEAR. – Les en informer? Me comprends-tu, homme?

GLOCESTER. – Oui, mon bon seigneur.

LEAR. – Le roi voudrait parler à Cornouailles. Le père chéri voudrait parler à sa fille; il exige d'elle son obéissance. Sont-ils informés de cela? – Par mon sang et ma vie! violent? le duc violent? dites à ce duc si colère… – Mais non, pas encore; il se pourrait qu'il fût indisposé. La maladie a toujours négligé tous les devoirs auxquels est soumise la santé: nous ne sommes plus nous-mêmes quand la nature accablée commande à l'âme de souffrir avec le corps. Je veux me calmer, et j'ai à me reprocher, dans l'impétuosité de ma volonté, d'avoir pris un état d'indisposition et de maladie pour l'homme en santé, pour une complète santé. Malédiction sur mon état! – Mais pourquoi est-il là? (Montrant Kent.) – Une telle action me donne lieu de penser que ce départ du duc et d'elle est un subterfuge. – Rendez-moi mon serviteur. – Va, dis au duc et à sa femme que je veux leur parler à présent, à l'heure même. – Ordonne-leur de sortir et de venir m'entendre; ou bien je vais battre la caisse à la porte de leur chambre, jusqu'à ce qu'elle réponde: Endormis dans la mort.

GLOCESTER. – Je voudrais voir la bonne intelligence entre vous.

(Il sort.)

LEAR. – Oh!.. las! ô mon coeur! comme mon coeur se soulève!.. mais à bas!

LE FOU. – Il faut lui dire, noncle, comme la cuisinière36 aux anguilles qu'elle mettait vivantes dans la pâte; elle les frappait d'un bâton sur la tête, en criant: A bas, polissonnes! à bas! C'était le frère de celle-là qui, par grand amour pour son cheval, lui mettait du beurre dans son foin.

(Entrent Cornouailles, Régane, Glocester, des domestiques

LEAR. – Bonjour à tous deux.

CORNOUAILLES. – Salut à Votre Seigneurie.

RÉGANE. – Je suis joyeuse de voir Votre Altesse.

(On met Kent en liberté.)

LEAR. – Régane, je crois que vous l'êtes, et je sais la raison que j'ai de le croire. Si tu n'étais pas joyeuse de me voir, je ferais divorce avec le tombeau de ta mère, où ne reposerait plus qu'une adultère. – (A Kent.) Ah! vous voilà libre? Nous parlerons de cela dans quelque autre moment. – Ma bien-aimée Régane, ta soeur est une indigne: ô Régane, elle a attaché la dureté aux dents aiguës ici, comme un vautour (montrant son coeur); à peine puis-je te parler… Non, tu ne pourras pas le croire, de quel caractère dépravé… Ô Régane!

RÉGANE. – Je vous en prie, seigneur, modérez-vous. J'espère que vous ne savez pas apprécier ce qu'elle vaut plutôt que de la croire capable de manquer à ses devoirs.

LEAR. – Comment cela?

RÉGANE. – Je ne puis penser que ma soeur eût voulu manquer le moins du monde à ce qu'elle vous doit: s'il est arrivé, seigneur, qu'elle ait mis un frein à la licence de vos chevaliers, c'est par de telles raisons et dans des vues si louables qu'elle ne mérite pour cela aucun reproche.

LEAR. – Ma malédiction sur elle!

RÉGANE. – Ah! seigneur, vous êtes vieux; la nature, en vous, touche au dernier terme de sa carrière; vous devriez vous laisser conduire et gouverner par quelque personne prudente, qui comprît votre situation mieux que vous-même. Ainsi donc, je vous prie de retourner vers ma soeur, et de lui dire que vous avez eu tort envers elle.

LEAR. – Moi, lui demander son pardon! voyez donc comme cela conviendrait à la famille! (Il se met à genoux.) «Ma chère fille, j'avoue que je suis vieux; la vieillesse est inutile; je vous demande à genoux de vouloir bien m'accorder des vêtements, un lit et ma nourriture.»

RÉGANE. – Cessez, mon bon seigneur; c'est là un badinage peu convenable. Retournez chez ma soeur.

LEAR se levant. – Jamais, Régane. Elle m'a privé de la moitié de ma suite; elle m'a regardé d'un air sombre, et de sa langue, semblable à celle du serpent, m'a blessé jusqu'au fond du coeur. Que tous les trésors de la vengeance du ciel tombent sur sa tête ingrate! Vents qui saisissez les sens, frappez de paralysie ses jeunes os.

CORNOUAILLES. – Fi! seigneur! fi!

LEAR. – Éclairs agiles, lancez pour les aveugler vos flammes dans ses yeux dédaigneux; empoisonnez sa beauté, vapeurs que du fond des marais aspire le puissant soleil, pour tomber sur elle et flétrir son orgueil!

RÉGANE. – Ô dieux bienheureux! vous m'en souhaiterez autant quand vos accès vous prendront.

LEAR. – Non, Régane, jamais tu n'auras ma malédiction: ton coeur palpitant de tendresse ne t'abandonnera jamais à la dureté; ses yeux sont farouches; mais les tiens consolent et ne brûlent pas. Il n'est pas dans ta nature de me reprocher mes plaisirs, de diminuer ma suite, de contester avec moi d'un ton d'emportement, de réduire ce que tu me dois, et enfin d'opposer des verrous à mon entrée. Tu connais mieux les devoirs de la nature, les obligations des enfants, les règles de la courtoisie, les droits de la reconnaissance: tu n'as pas oublié la moitié de mon royaume que je t'ai donnée.

RÉGANE. – Mon bon seigneur, au fait.

(On entend une trompette derrière le théâtre.)

LEAR. – Qui a mis mon serviteur dans les ceps?

(Entre Oswald.)

CORNOUAILLES. – Quelle est cette trompette?

RÉGANE. – Je la reconnais, c'est celle de ma soeur. Sa lettre m'apprenait en effet qu'elle serait bientôt ici. – Votre maîtresse est-elle arrivée?

LEAR, regardant l'intendant. – Voilà un esclave qui se revêt à peu de frais d'un orgueil fondé sur la fragile faveur de sa maîtresse. – Hors d'ici, valet, loin de ma présence.

CORNOUAILLES. – Que veut dire Votre Seigneurie?

LEAR. – Qui a mis mon serviteur dans les ceps? Régane, je me flatte que tu n'en as rien su. (Entre Gonerille.)– Qui vient ici? – O cieux, si vous aimez les vieillards, si votre douce autorité recommande l'obéissance, si vous-mêmes vous êtes vieux, faites de ceci votre cause; faites descendre votre puissance sur la terre, et prenez mon parti. (A Gonerille.)– Tu n'as pas honte de voir cette barbe? – O Régane! lui prendras-tu la main?

GONERILLE. – Eh! pourquoi ne prendrait-elle pas ma main, seigneur? Quelle offense ai-je commise? N'est pas offense tout ce que l'indiscrétion tourne de cette manière, tout ce que le radotage peut nommer ainsi.

LEAR. – O mes flancs, vous êtes trop solides! Pourquoi ne rompez-vous pas? – Comment se fait-il qu'on ait mis un de mes gens dans les ceps?

CORNOUAILLES. – C'est moi, seigneur, qui l'y ai fait mettre. Ses sottises ne méritaient pas à beaucoup près tant d'honneur.

LEAR. – C'est vous, vous qui l'avez fait?

RÉGANE. – Je vous en prie, mon père, puisque vous êtes faible, prenez-en votre parti. – Si, jusqu'à l'expiration de votre mois, vous voulez retourner chez ma soeur et demeurer avec elle, en congédiant la moitié de vos gens, venez ensuite chez moi: je n'y suis point à présent, et n'ai pas fait les préparatifs nécessaires pour vous recevoir.

LEAR. – Retourner chez elle, et cinquante de mes chevaliers congédiés! Non, j'abjure plutôt les toits, et je préfère m'exposer à la haine des vents; je deviendrai le compagnon du loup et de la chouette! – Poignantes étreintes de la nécessité! – Retourner chez elle! Quoi! on obtiendrait aussi bien de moi de me prosterner devant le trône de ce bouillant roi de France, qui a pris sans dot notre plus jeune fille, et de solliciter comme un écuyer une pension pour soutenir ma pauvre vie! Retourner chez elle! Que ne me persuades-tu plutôt d'être l'esclave, la bête de somme (montrant Oswald) de ce valet détesté.

GONERILLE. – A votre choix, seigneur…

LEAR. – Je t'en prie, ma fille, ne me fais pas devenir fou. Je ne veux pas te déranger, mon enfant. Adieu, nous ne nous rencontrerons plus, nous ne nous reverrons plus. Mais cependant tu es ma chair, mon sang, ma fille; ou plutôt tu es une maladie engendrée dans ma chair, et que je suis obligé d'appeler mienne; tu es un abcès, un ulcère douloureux, une tumeur enflammée, produit de mon sang corrompu. – Mais je ne veux pas te faire de reproches: que la honte tombe sur toi quand il lui plaira; je ne l'appelle pas. Je n'invoque pas les coups de Celui qui porte le tonnerre; je ne fais point de rapports contre toi à Jupiter, notre juge suprême. Corrige-toi quand tu le pourras, deviens meilleure à ton loisir; je puis prendre patience: je puis rester chez Régane, moi et mes cent chevaliers.

RÉGANE. – Non, il n'en peut être tout à fait ainsi, seigneur. Je ne vous attendais pas encore, et je n'ai rien préparé pour vous recevoir comme il convient. Prêtez l'oreille aux propositions de ma soeur. Ceux dont la raison est capable de modérer votre passion doivent prendre leur parti de songer que vous êtes vieux, et qu'ainsi… Mais elle sait bien ce qu'elle fait.

LEAR. – Est-ce là bien parler?

RÉGANE. – J'ose le soutenir, seigneur. Quoi! cinquante chevaliers, n'est-ce pas assez? Qu'avez-vous besoin d'un plus grand nombre, ou même d'en avoir autant, s'il est vrai que l'embarras, le danger, tout parle contre une suite si nombreuse? Comment, dans une seule et même maison, tant de personnes soumises à deux maîtres peuvent-elles vivre en bonne intelligence? Cela est bien difficile, cela est impossible.

GONERILLE. – Eh quoi! seigneur, ne pourriez-vous pas être servi par ceux qui portent le titre de ses serviteurs ou par les miens?

RÉGANE. – Eh! pourquoi pas, seigneur? S'il leur arrivait de se relâcher à votre égard, nous saurions y mettre ordre. Si vous voulez venir chez moi, car je commence à entrevoir un danger, je vous prie de n'en amener que vingt-cinq: je n'ai point de place ni d'attention à donner à un plus grand nombre.

LEAR. – Je vous ai tout donné…

RÉGANE. – Et vous l'avez donné à temps.

LEAR. – Je vous ai fait mes gardiennes, mes dépositaires, mais j'ai mis la réserve de me faire suivre par un nombre de chevaliers. Quoi! je n'en pourrais amener chez vous que vingt-cinq? Régane, est-ce vous qui l'avez dit?

RÉGANE. – Et qui le répète, seigneur: pas un de plus chez moi.

LEAR. – Les méchantes créatures se présentent encore à nous sous un aspect favorable, quand il s'en trouve de plus méchantes qu'elles: c'est avoir quelque titre aux éloges que de n'être pas ce qu'il y a de pis. (A Gonerille.)– J'irai chez toi. Tes cinquante sont le double de vingt-cinq: tu as le double de sa tendresse.

GONERILLE. – Écoutez-moi, mon seigneur: qu'avez-vous besoin de vingt-cinq personnes, de dix, de cinq, pour vous suivre dans une maison où deux fois autant ont ordre de vous servir?

RÉGANE. – Qu'avez-vous même besoin d'une seule?

LEAR. – Ne calcule pas le besoin: le plus vil mendiant a du superflu dans ses plus misérables jouissances. N'accorder à la nature que ce que la nature demande pour ses besoins, c'est mettre la vie de l'homme à aussi bas prix que celle des bêtes. Tu es une grande dame. Eh quoi! si la magnificence consistait seulement à se tenir chaudement, la nature a-t-elle besoin de ces vêtements magnifiques que tu portes, et qui peuvent à peine te tenir chaud? Mais quant aux vrais besoins… – Ciel! donne-moi patience; c'est de patience que j'ai besoin. Vous me voyez ici, ô dieux! un pauvre vieillard, aussi comblé de douleurs que d'années, misérable par tous les deux! Si c'est vous qui excitez le coeur de ces filles contre leur père, ne m'abaissez pas au point de le supporter patiemment; animez-moi d'une noble colère. Oh! ne souffrez pas que des pleurs, armes des femmes, souillent mon visage d'homme! – Non, sorcières dénaturées, je tirerai de vous une telle vengeance, que le monde entier saura… – Je ferai de telles choses… Ce que ce sera, je ne le sais pas encore; mais ce sera l'épouvante de la terre. – Vous croyez que je pleurerai; non, je ne pleurerai pas. J'ai bien amplement de quoi pleurer; mais ce coeur éclatera par cent mille ouvertures avant que je pleure. – O fou, je perdrai la raison!

(Sortent Lear, Glocester, Kent et le fou.)

CORNOUAILLES. – Retirons-nous; il va faire de l'orage.

(On entend dans le lointain le bruit du tonnerre.)

RÉGANE. – Cette maison est petite; le vieillard et sa suite ne peuvent s'y loger commodément.

GONERILLE. – C'est sa propre faute; il a quitté de lui-même le lieu où il pouvait être tranquille: il faut qu'il porte la peine de sa folie.

RÉGANE. – Pour lui personnellement, je le recevrai avec plaisir; mais pas un seul de ses serviteurs.

GONERILLE. – C'est aussi mon intention. – Mais où est lord Glocester?

CORNOUAILLES. – Il a suivi le vieillard. – Mais le voilà qui revient.

(Glocester rentre.)

GLOCESTER. – Le roi est dans une violente fureur.

CORNOUAILLES. – Où va-t-il?

GLOCESTER. – Il ordonne qu'on monte à cheval, mais il veut aller je ne sais où.

CORNOUAILLES. – Le mieux est de lui céder; il se conduira lui-même.

GONERILLE. – Milord, ne le pressez nullement de rester.

GLOCESTER. – Hélas! la nuit approche; un vent glacé agite violemment les airs, à plusieurs milles aux environs à peine se trouve-t-il un buisson.

RÉGANE. – Oh! seigneur! il faut bien que les hommes opiniâtres reçoivent quelques leçons des maux qu'ils se sont attirés à eux-mêmes. Fermez vos portes. Il a avec lui une suite de gens déterminés à tout: facile à tromper comme il l'est, la sagesse nous ordonne de redouter ce qu'ils pourraient obtenir de sa colère.

CORNOUAILLES. – Fermez vos portes, milord. – Il fera mauvais temps cette nuit; ma chère Régane est de bon conseil: mettons-nous à l'abri de l'orage.

(Ils sortent.)
FIN DU SECOND ACTE

ACTE TROISIÈME

SCÈNE I

Une bruyère. – On entend le bruit d'un orage accompagné de tonnerre et d'éclairs
KENT ET UN GENTILHOMME se rencontrant

KENT. – Qui est ici malgré le mauvais temps?

LE GENTILHOMME. – Un homme dont l'âme est, comme le temps, pleine d'agitation.

KENT. – Ah! je vous reconnais. Où est le roi?

LE GENTILHOMME. – Luttant contre les éléments irrités, il conjure les vents de précipiter la terre dans les flots, ou de soulever les vagues gonflées au-dessus de leurs rivages, afin que les choses changent ou s'anéantissent. Il arrache ses cheveux blancs que les tourbillons impétueux, dans leur aveugle rage, saisissent et font aussitôt disparaître. De toutes les forces de cet étroit univers renfermé en lui-même, il insulte aux vents et à la pluie qui se combattent dans tous les sens. Dans cette nuit horrible où l'ourse même, épuisée de lait par ses petits, demeure dans sa tanière; où le lion et le loup, au ventre vide, tiennent leur fourrure à sec, il court tête nue, et appelle toutes les chances de la mort.

KENT. – Mais qui est avec lui?

LE GENTILHOMME. – Personne que son fou, qui tâche, par des bouffonneries, de distraire son coeur navré d'injures.

KENT. – Je vous connais, monsieur, et, sur la foi de mon discernement, j'ose vous confier une affaire d'un bien cher intérêt. Il y a de la mésintelligence entre les ducs d'Albanie et de Cornouailles, quoiqu'elle se cache encore sous le voile d'une dissimulation réciproque: ils ont (et qui n'en a pas parmi ceux que la supériorité de leur étoile a placés sur le trône et dans la grandeur?), ils ont des serviteurs non moins dissimulés qui servent à la France d'espions et de miroirs intelligents de notre situation, ce qu'on a vu des aversions ou des manoeuvres secrètes des deux ducs, ou la dureté avec laquelle ils se sont gouvernés à l'égard du bon vieux roi, ou quelque chose de plus profond dont tout ceci n'est que l'apparence extérieure. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'une armée envoyée par la France va entrer dans ce royaume divisé. Déjà les ennemis, profitant sagement de notre négligence, se sont assuré un accès secret dans quelques-uns de nos meilleurs ports, et sont sur le point de déployer ouvertement leurs bannières. – Voici maintenant ce que j'ai à vous dire: Si j'ai pu vous inspirer assez de confiance pour vous y rendre promptement; vous trouverez une personne qui recevra avec reconnaissance le récit fidèle des outrages désespérants et dénaturés dont le roi a sujet de se plaindre. Je suis un gentilhomme bien né et bien élevé; et c'est parce que je vous connais et me fie à vous que je vous propose cette mission.

LE GENTILHOMME. – Nous en reparlerons.

KENT. – Non, c'est assez de paroles. Afin de vous prouver que je suis beaucoup plus que je ne parais, ouvrez cette bourse et prenez ce qu'elle contient. Si vous voyez Cordélia, et soyez certain que vous la verrez, montrez-lui cet anneau; vous saurez d'elle quel est celui que vous avez eu pour compagnon, et que vous ne connaissez pas encore. – Infâme tempête! je vais chercher le roi.

LE GENTILHOMME. – Donnez-moi votre main. N'avez-vous plus rien à me dire?

KENT. – Peu de mots, mais au fait plus importants que tout le reste: veuillez bien prendre ce chemin, je vais suivre celui-ci. Le premier de nous deux qui trouvera le roi en avertira l'autre par un cri.

(Ils sortent.)
29.«Elf all my hairs in knot,» proprement j'ensorcellerai mes cheveux comme les fées ensorcellent les crins des chevaux.
30.Ces sortes de mendiants, qui se disaient échappés de Bedlam, étaient connus en Angleterre sous le nom d'Abraham men.
31.Poor Turly good. Warburton regarde ce mot comme une corruption de Turlupin. Les Turlupins étaient une confrérie de mendiants qui se répandirent en Europe au XIVe siècle, et que l'on a considéré tantôt comme des sectaires, tantôt comme des vagabonds.
32.Cruel garters, jeu de mots entre cruel garters (cruelles jarretières) et crewel garters (jarretières de laine).
33.Le même jeu de mot que dans la Tempête entre dolours et dollars.
34.Lear se sert ici des mots mother, hysterica passio. La première de ces deux expressions était le nom populaire, la seconde, le nom savant de la maladie hystérique, qu'on regardait dans les deux sexes comme la source de toutes les maladies hystériques, hysterics, en anglais, veut encore dire maux de nerfs.
35.The knave turns fool; that runs away The fool no knave, perdy.
  Le sens naturel de ces deux vers paraît contraire à celui qu'on lui a donné dans la traduction; mais ce dernier sens a paru de beaucoup, et avec raison, le plus vraisemblable aux commentateurs; en sorte qu'ils ont été tous d'avis qu'il devait y avoir altération du texte, et qu'il fallait au moins changer ainsi le premier vers:
  The fool turns knave, that runs away.
  Mais peut-être l'irrégularité de langage qui se fait remarquer dans le Roi Lear dispense-t-elle de recourir à une altération du texte; du moins est-il certain que c'est en conservant la construction des deux vers anglais qu'on a pu leur donner un sens contraire à celui qu'ils paraissent d'abord présenter.
36.The cockney. Les commentateurs, on ne sait pourquoi, ont paru très-embarrassés du sens de ce mot cockney, auquel on donne en général la signification du mot badaud; autrefois il paraît s'être pris dans le sens de cuisinier, marmiton.
Yosh cheklamasi:
12+
Litresda chiqarilgan sana:
28 sentyabr 2017
Hajm:
140 Sahifa 1 tasvir
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