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Kitobni o'qish: «Le roi Lear», sahifa 2

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RÉGANE. – Rien n'est plus certain; il va chez vous: le mois prochain ce sera notre tour.

GONERILLE. – Vous voyez combien sa vieillesse est pleine d'inconstance, et nous venons d'en avoir sous les yeux une assez belle preuve. Il avait toujours aimé surtout notre soeur: la pauvreté de sa tête se montre trop visiblement dans la manière dont il vient de la chasser.

RÉGANE. – C'est la faiblesse de l'âge. Cependant il n'a jamais su que très-médiocrement ce qu'il faisait.

GONERILLE. – Dans son meilleur temps, et dans la plus grande force de son jugement, il a toujours été très-inconsidéré. Il faut donc nous attendre qu'aux défauts invétérés de son caractère naturel l'âge va joindre encore les humeurs capricieuses qu'amène avec elle l'infirme et colère vieillesse.

RÉGANE. – Il y a toute apparence que nous aurons à essuyer de lui, par moments, des boutades pareilles à celle qui lui a fait bannir Kent.

GONERILLE. – Il est encore occupé à prendre congé du roi de France. Je vous en prie, concertons-nous ensemble. Si notre père, avec le caractère qu'il a, conserve quelque autorité, cet abandon qu'il vient de nous faire ne sera qu'une source d'affronts pour nous.

RÉGANE. – Nous y réfléchirons à loisir.

GONERILLE. – Il faut faire quelque chose, et dans la chaleur du moment.

(Elles sortent.)

SCÈNE II

Une salle dans le château du duc de Glocester
EDMOND tenant une lettre

EDMOND. – Nature, tu es ma divinité; c'est à toi que je dois mon obéissance. Pourquoi subirai-je la maladie de la coutume, et permettrai-je aux ridicules arrangements des nations de me dépouiller, parce que je serai de douze ou quatorze lunes le cadet d'un frère? Mais quoi, je suis un bâtard! pourquoi en serais-je méprisable, lorsque mon corps est aussi bien proportionné, mon esprit aussi élevé, et ma figure aussi régulière que celle du fils d'une honnête dame? Pourquoi donc nous insulter de ces mots de vil, de bassesse, de bâtardise? Vils! vils! nous qui, dans le vigoureux larcin de la nature, puisons une constitution plus forte et des qualités plus énergiques qu'il n'en entre dans un lit ennuyé, fatigué et dégoûté, dans la génération d'une tribu entière d'imbéciles engendrés entre le sommeil et le réveil! Ainsi donc, légitime Edgar, il faut que j'aie vos biens: l'amour de notre père appartient au bâtard Edmond comme au légitime Edgar. Légitime! le beau mot! A la bonne heure, mon cher légitime; mais si cette lettre réussit et que mon invention prospère, le vil Edmond passera par-dessus la tête du légitime Edgar. – Je grandis, je prospère! Maintenant, dieux! rangez-vous du parti des bâtards.

(Entre Glocester.)

GLOCESTER. – Kent banni de la sorte, et le roi de France parti en courroux! et le roi qui s'en va ce soir! qui délaisse son autorité!.. réduit à sa pension! et tout cela fait bruyamment! – (Il aperçoit Edmond.) Edmond! Eh bien! quelles nouvelles?

EDMOND, cachant la lettre. – Sauf le bon plaisir de Votre Seigneurie, aucune.

GLOCESTER. – Pourquoi tant d'empressement à cacher cette lettre?

EDMOND. – Je ne sais aucune nouvelle, seigneur.

GLOCESTER. – Quel est ce papier que vous lisiez?

EDMOND. – Ce n'est rien, seigneur.

GLOCESTER. – Rien? Et pourquoi donc cette terrible promptitude à le faire rentrer dans votre poche? Rien n'est pas une qualité qui ait si grand besoin de se cacher. Voyons cela; allons, si ce n'est rien, je n'aurai pas besoin de lunettes.

EDMOND. – Je vous en conjure, seigneur, excusez-moi; c'est une lettre de mon frère que je n'ai pas encore lue en entier; mais j'en ai lu assez pour juger qu'elle n'est pas faite pour être mise sous vos yeux.

GLOCESTER. – Donnez-moi cette lettre, monsieur.

EDMOND. – Je commettrai une faute, soit que je vous la refuse, soit que je vous la donne. Son contenu, autant que j'en puis juger sur ce que j'en ai lu, est blâmable.

GLOCESTER. – Voyons, voyons.

EDMOND. – J'espère, pour la justification de mon frère, qu'il n'a écrit cette lettre que pour sonder, pour éprouver ma vertu.

GLOCESTER lit. – «Cet assujettissement, ce respect pour la vieillesse, rendent la vie amère à ce qu'il y a de meilleur de notre temps; ils nous retiennent notre fortune jusqu'à ce que l'âge nous ôte les moyens d'en jouir. Je commence à trouver bien sotte et bien débonnaire cette soumission à nous laisser opprimer par la tyrannie des vieillards, qui gouvernent non parce qu'ils ont la force, mais parce que nous le souffrons. Viens me trouver afin que je t'en dise davantage. Si mon père voulait dormir jusqu'à ce que je le réveillasse, tu jouirais à perpétuité de la moitié de son revenu, et tu vivrais le bien-aimé de ton frère Edgar.» – Hom, une conspiration! Dormir jusqu'à ce que je le réveillasse… Tu jouirais de la moitié de son revenu… – Mon fils Edgar! Il a pu trouver une main pour écrire ceci, un coeur et un cerveau pour le concevoir! – Quand avez-vous reçu cette lettre? qui vous l'a apportée?

EDMOND. – Elle ne m'a point été apportée, seigneur. Voici la ruse qu'on a employée: je l'ai trouvée jetée par la fenêtre de mon cabinet.

GLOCESTER. – Vous connaissez ces caractères pour être de votre frère?

EDMOND. – Si c'était une lettre qu'on pût approuver, seigneur, j'oserais jurer que c'est son écriture; mais pour celle-ci, je voudrais bien croire qu'elle n'est pas de lui.

GLOCESTER. – C'est son écriture!

EDMOND. – Oui, c'est sa main, seigneur; mais j'espère que son coeur n'a point de part à ce que contient cet écrit.

GLOCESTER. – Ne vous a-t-il jamais sondé sur cette affaire?

EDMOND. – Jamais, seigneur: seulement, je l'ai souvent entendu soutenir qu'il serait à propos, lorsque les enfants sont parvenus à la maturité, et que les pères commencent à pencher vers leur déclin, que le père devînt le pupille du fils, et le fils administrateur des biens du père.

GLOCESTER. – O scélérat! scélérat! voilà son système dans cette lettre. Odieux scélérat! fils dénaturé, exécrable, bête brute! pire encore que les bêtes brutes! – Allez, s'il vous plaît, le chercher. Je veux m'assurer de sa personne. Le scélérat abominable! où est-il?

EDMOND. – Je ne le sais pas bien, seigneur. Mais si vous consentiez à suspendre votre indignation contre mon frère jusqu'à ce que vous pussiez tirer de lui des preuves plus certaines de ses intentions, ce serait suivre une marche plus sûre: au lieu que si, en procédant violemment contre lui, vous veniez à vous méprendre sur ses desseins, ce serait une plaie profonde à votre honneur et vous briseriez un coeur soumis. J'ose engager ma vie pour lui, et garantir qu'il n'a écrit cette lettre que dans la vue d'éprouver mon attachement pour vous, et sans aucun projet dangereux.

GLOCESTER. – Le crois-tu?

EDMOND. – Si vous le jugez à propos, je vous placerai en un lieu d'où vous pourrez nous entendre conférer ensemble sur cette lettre, et vous satisfaire par vos propres oreilles; et cela, pas plus tard que ce soir.

GLOCESTER. – Il ne peut pas être un pareil monstre!

EDMOND. – Il ne l'est sûrement pas.

GLOCESTER. – Pour son père qui l'aime si tendrement, si complétement! – Ciel et terre! Edmond, trouvez-le; amenez-le par ici, je vous en prie; arrangez les choses selon votre prudence. Je donnerais ma fortune pour savoir la vérité.

EDMOND. – Je vais le chercher à l'instant, seigneur. Je conduirai la chose comme je trouverai moyen de le faire, et je vous en rendrai compte.

GLOCESTER. – Ces dernières éclipses de soleil et de lune ne nous présagent rien de bon. La raison peut bien, par les lois de la sagesse naturelle, les expliquer d'une ou d'autre manière; mais la nature ne s'en trouve pas moins très-souvent victime de leurs fatales conséquences. L'amour se refroidit, l'amitié s'éteint, les frères se divisent: dans les villes, des révoltes; dans les campagnes, la discorde; dans les palais, la trahison; et le noeud qui unit le père et le fils, brisé. Mon scélérat rentre dans la prédiction: c'est le fils contre le père. Le roi s'écarte du penchant de la nature: c'est le père contre l'enfant. – Nous avons vu notre meilleur temps: les machinations, les trames obscures, les trahisons, et tous les désordres les plus funestes vont nous suivre en nous tourmentant jusqu'à nos tombeaux. – Edmond, trouve-moi ce misérable, tu n'y perdras rien; agis avec prudence. – Et le noble et fidèle Kent banni! Son crime, c'est la probité! Étrange! étrange!

(Il sort.)

EDMOND seul. – Voilà bien la singulière impertinence du monde! Notre fortune se trouve-t-elle malade, souvent par une plénitude de mauvaise conduite, nous accusons de nos désastres le soleil, la lune et les étoiles, comme si nous étions infâmes par nécessité, imbéciles par une impérieuse volonté du ciel; fripons, voleurs et traîtres, par l'action invincible des sphères; ivrognes, menteurs et adultères, par une obéissance forcée aux influences des planètes; et que nous ne fissions jamais le mal que par la violence d'une impulsion divine. Admirable excuse du libertin, que de mettre ses penchants lascifs à la charge d'une étoile! – Mon père s'arrangea avec ma mère sous la queue du dragon, et ma naissance se trouva dominée par l'Ursa major, d'où il s'ensuit que je suis brutal et débauché. Bah! j'aurais été ce que je suis quand la plus vierge des étoiles du firmament aurait scintillé sur le moment qui a fait de moi un bâtard. (Entre Edgar.) – Edgar! il arrive à point comme la catastrophe d'une vieille comédie. Mon rôle à moi, c'est une mélancolie perfide, et un soupir comme ceux de Tom de Bedlam. – Oh! ces éclipses nous présageaient ces divisions: fa, sol, la, mi5.

EDGAR. – Qu'est-ce que c'est, mon frère Edmond? nous voilà dans une sérieuse contemplation.

EDMOND. – Je rêvais, mon frère, à une prédiction que j'ai lue l'autre jour sur ce qui doit suivre ces éclipses.

EDGAR. – Est-ce que vous vous inquiétez de cela?

EDMOND. – Je vous assure que les effets dont elle parle ne s'accomplissent que trop malheureusement. – Des querelles dénaturées entre les enfants et les parents, des morts, des famines, des ruptures d'anciennes amitiés, des divisions dans l'État, des menaces et des malédictions contre le roi et les nobles, des méfiances sans fondement, des amis exilés, des cohortes dispersées, des mariages rompus, et je ne sais quoi encore.

EDGAR. – Depuis quand êtes-vous devenu sectateur de l'astronomie?

EDMOND. – Allons, allons; quand avez-vous vu mon père pour la dernière fois?

EDGAR. – Eh bien! hier au soir.

EDMOND. – Avez-vous causé avec lui?

EDGAR. – Oui, deux heures entières.

EDMOND. – Vous êtes-vous quittés en bonne intelligence? N'avez-vous remarqué dans ses paroles ou dans son air aucun signe de mécontentement?

EDGAR. – Aucun.

EDMOND. – Réfléchissez, en quoi vous avez pu l'offenser, et, je vous en conjure, évitez sa présence jusqu'à ce qu'un peu de temps ait modéré la violence de son ressentiment, si furieux en ce moment, qu'en vous faisant du mal il serait à peine apaisé.

EDGAR. – Quelque misérable m'aura calomnié.

EDMOND. – C'est ce que je crains. Je vous en prie, tenez-vous à l'écart jusqu'à ce que la fougue de sa colère soit un peu ralentie; et, comme je vous le dis, retirez-vous avec moi dans mon appartement: là, je vous mettrai à portée d'entendre les discours de mon père. Allez, je vous en prie, voilà ma clef; et si vous sortez, sortez armé.

EDGAR. – Armé, mon frère!

EDMOND. – Mon frère, ce que je vous dis est pour le mieux: allez armé. Que je ne sois pas un honnête homme si l'on a de bonnes intentions à votre égard. Je vous dis ce que j'ai vu et entendu, mais bien faiblement, et rien qui approche de la réalité et de l'horreur de la chose. De grâce, éloignez-vous.

EDGAR. – Aurai-je bientôt de vos nouvelles?

EDMOND. – Je vais m'employer pour vous dans tout ceci. (Edgar sort.) – Un père crédule, un frère généreux dont le naturel est si loin de toute malice qu'il n'en soupçonne aucune dans autrui, et dont mes artifices gouverneront à l'aise la sotte honnêteté: voilà l'affaire. Le bien me viendra sinon par ma naissance, du moins par mon esprit. Tout m'est bon, si je puis le faire servir à mes vues.

(Il sort.)

SCÈNE III

Appartement dans le palais du duc d'Albanie
GONERILLE, OSWALD

GONERILLE. – Est-il vrai que mon père ait frappé mon écuyer parce qu'il réprimandait son fou?

OSWALD. – Oui, madame.

GONERILLE. – Par le jour et la nuit! c'est m'insulter. A chaque instant, il s'emporte de façon ou d'autre à quelque énorme sottise qui nous met tous en désarroi: je ne l'endurerai pas. Ses chevaliers deviennent tapageurs, et lui-même il se fâche contre nous pour la moindre chose. – Il va revenir de la chasse; je ne veux pas lui parler. Vous lui direz que je suis malade, et vous ferez bien de vous ralentir dans votre service auprès de lui: j'en prends sur moi la faute.

OSWALD. – Le voilà qui vient, madame; je l'entends.

(On entend le son des cors.)

GONERILLE. – Mettez dans votre service tout autant d'indifférence et de lassitude qu'il vous plaira, vous et vos camarades. Je voudrais qu'il s'en plaignît. S'il le trouve mauvais, qu'il aille chez ma soeur, son intention, je le sais, et la mienne, s'accordant parfaitement en ce point que nous ne voulons pas être maîtrisées. Un vieillard inutile qui voudrait encore exercer tous ces pouvoirs qu'il a abandonnés! – Sur ma vie, ces vieux radoteurs redeviennent des enfants, et il faut les mener par la rigueur: quand ils se voient caressés ils en abusent6. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit.

OSWALD. – Très-bien, madame.

GONERILLE. – Et traitez ses chevaliers avec plus de froideur: ne vous inquiétez pas de ce qui pourra en arriver. Prévenez vos camarades d'en agir de même. Je voudrais trouver en ceci, et j'en viendrai bien à bout, une occasion de m'expliquer. Je vais tout à l'heure écrire à ma soeur, et lui recommander la même conduite. – Qu'on serve le dîner.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Une salle du palais
Entre KENT déguisé

KENT. – Si je puis seulement réussir à emprunter des accents qui déguisent ma voix, il se peut faire que les bonnes intentions qui m'ont engagé à déguiser mes traits obtiennent leur plein effet. Maintenant, Kent le banni, si tu peux te rendre utile dans ces lieux où tu vis condamné, (et puisse-t-il en être ainsi!) ton maître chéri te retrouvera plein de zèle.

(Cors de chasse. Lear paraît avec ses chevaliers et sa suite.)

LEAR. – Qu'on ne me fasse pas attendre le dîner une seule minute: allez, servez-le. (Sort un domestique.) – Ah! ah! qui es-tu, toi?

KENT. – Un homme, seigneur.

LEAR. – Qu'est-ce que tu sais faire? Que veux-tu de nous?

KENT. – Je sais n'être pas au-dessous de ce que je parais; servir fidèlement celui qui aura confiance en moi; aimer celui qui est honnête; converser avec celui qui est sage et qui parle peu; redouter les jugements; me battre quand je ne peux pas faire autrement; et ne pas manger de poisson7.

LEAR. – Qui es-tu?

KENT. – Un très-honnête garçon, aussi pauvre que le roi.

LEAR. – Si tu es aussi pauvre pour un sujet qu'il l'est pour un roi, tu es assez pauvre. Que veux-tu?

KENT. – Du service.

LEAR. – Qui voudrais-tu servir?

KENT. – Vous.

LEAR. – Me connais-tu, maraud?

KENT. – Non, seigneur; mais vous avez dans votre physionomie quelque chose qui fait que j'aimerais à vous dire: Mon maître.

LEAR. – Qu'est-ce que c'est?

KENT. – De l'autorité.

LEAR. – De quel service es-tu capable?

KENT. – Je puis garder d'honnêtes secrets; courir à cheval, à pied; gâter une histoire intéressante en la racontant, et rendre platement un simple message. Je suis propre à tout ce que peut faire le commun des hommes. Ce que j'ai de mieux, c'est l'activité.

LEAR. – Quel âge as-tu?

KENT. – Je ne suis pas assez jeune, seigneur, pour m'amouracher d'une femme à l'entendre chanter, ni assez vieux pour en raffoler n'importe pour quelle raison. J'ai sur les épaules quelque quarante-huit ans.

LEAR. – Suis-moi, tu vas me servir: si après le dîner tu ne me déplais pas plus qu'à présent, je ne te congédierai pas de sitôt. – Le dîner, holà! le dîner. – Où est mon petit drôle, mon fou? Allez me chercher mon fou. (Entre Oswald.) – Eh! vous, l'ami, où est ma fille?

OSWALD. – Avec votre permission…

(Il sort.)

LEAR. – Qu'est-ce qu'il a dit là? Rappelez-moi ce manant. – Où est mon fou? Holà! je crois que tout dort ici. – Eh bien! où est-il donc ce métis?

UN CHEVALIER. – Il dit, seigneur, que votre fille ne se porte pas bien.

LEAR. – Pourquoi ce gredin-là n'est-il pas revenu sur ses pas quand je l'ai appelé?

LE CHEVALIER. – Seigneur, il m'a déclaré tout bonnement qu'il ne le voulait pas.

LEAR. – Qu'il ne le voulait pas!

LE CHEVALIER. – Seigneur, je ne sais pas quelle en est la raison; mais, à mon avis, Votre Grandeur n'est pas accueillie avec cette affection respectueuse qu'on avait coutume de vous montrer. J'aperçois une grande diminution de bienveillance chez tous les gens de la maison, aussi bien que chez le duc lui-même et chez votre fille.

LEAR. – Vraiment! le penses-tu?

LE CHEVALIER. – Je vous prie de me pardonner, seigneur, si je me suis trompé; mais mon devoir ne peut se taire quand je crois Votre Majesté offensée.

LEAR. – Tu ne fais que me rappeler mes propres idées. Je me suis bien aperçu depuis peu de beaucoup de négligence; mais j'étais disposé plutôt à m'accuser moi-même d'une exigence trop soupçonneuse, qu'à y voir une conduite et une intention désobligeantes. J'y regarderai de plus près. – Mais où est mon fou? Je ne l'ai pas vu depuis deux jours.

LE CHEVALIER. – Depuis que ma jeune maîtresse est partie pour la France, seigneur, votre fou a bien dépéri.

LEAR. – En voilà assez là-dessus. Je l'ai bien remarqué. Allez, et dites à ma fille que je veux lui parler. (Sort un chevalier.)– Vous, allez me chercher mon fou. (Sort un chevalier; rentre Oswald.) – Eh! vous, l'ami! l'ami! approchez. Qui suis-je, s'il vous plaît?

OSWALD. – Le père de ma maîtresse.

LEAR. – Le père de ma maîtresse! et vous le valet de votre maître. Chien de bâtard! esclave! mâtin!

OSWALD. – Je ne suis rien de tout cela: je vous demande pardon, seigneur.

LEAR. – Je crois que tu t'avises de me regarder en face, insolent!

(Il le frappe.)

OSWALD. – Je ne veux pas être battu, seigneur.

KENT. – Ni donner du nez en terre non plus, mauvais joueur de ballon8.

(Il le prend par les jambes et le renverse.)

LEAR. – Je te remercie, ami; tu me rends service, et je t'aimerai.

KENT. – Allons, relevez-vous, mon maître, et dehors. Je vous apprendrai votre place. Hors d'ici! hors d'ici! Si vous voulez prendre encore la mesure d'un lourdaud, restez ici. Mais, dehors! allons, y pensez-vous? Dehors!

(Il pousse Oswald dehors.)

LEAR. – Tu es un garçon dévoué; je te remercie. Voilà les arrhes de ton service.

(Il lui donne de l'argent.)
(Entre le fou.)

LE FOU, à Lear. – Laisse-moi le prendre aussi à mes gages. – Tiens, voici ma cape9.

(Il donne à Kent son bonnet.)

LEAR. – Eh bien! pauvre petit, comment vas-tu?

LE FOU, à Kent. – Tu ferais bien de prendre ma cape.

KENT. – Pourquoi, fou?

LE FOU. – Pourquoi? parce que tu prends le parti de celui qui est dans la disgrâce. Vraiment, si tu ne sais pas sourire du côté où le vent souffle, tu auras bientôt pris froid. Allons, mets ma cape. – Eh! oui, cet homme a éloigné de lui deux de ses filles, et a rendu la troisième heureuse bien malgré lui. Si tu t'attaches à lui, il faut de toute nécessité que tu portes ma cape. —(A Lear.) Ma foi, noncle10, je voudrais avoir deux capes et deux filles.

LEAR. – Pourquoi, mon garçon?

LE FOU. – Si je leur donnais tout mon bien, je garderais pour moi mes deux capes. Mais tiens, voilà la mienne; demandes-en une autre à tes filles.

LEAR. – Prends garde au fouet, petit drôle.

LE FOU. – La vérité est le dogue qui doit se tenir au chenil, et qu'on chasse à coups de fouet; pendant que Lady, la chienne braque, peut venir nous empester au coin du feu.

LEAR. – C'est une peste pour moi que ce coquin-là.

LE FOU. – Mon cher, je veux t'enseigner une sentence.

LEAR. – Voyons.

LE FOU. – Écoute bien, noncle.

 
Aie plus que tu ne montres;
Parle moins que tu ne sais;
Prête moins que tu n'as;
Va plus à cheval qu'à pied;
Apprends plus de choses que tu n'en crois;
Parie pour un point plus bas que celui qui te vient;
Quitte ton verre et ta maîtresse,
Et tiens-toi coi dans ta maison;
Et tu auras alors
Plus de deux dizaines à la vingtaine.
 

LEAR. – Cela ne signifie rien, fou.

LE FOU. – C'est, en ce cas, comme la harangue d'un avocat sans salaire: vous ne m'avez rien donné pour cela. Est-ce que vous ne savez pas tirer parti de rien, noncle?

LEAR. – Non, en vérité, mon enfant; on ne peut rien faire de rien.

LE FOU, à Kent. – Je t'en prie, dis-lui que c'est à cela que se monte le revenu de ses terres; il n'en voudrait pas croire un fou.

LEAR. – Tu es un fou bien mordant.

LE FOU. – Sais-tu, mon garçon, la différence qu'il y a entre un fou mordant et un fou débonnaire?

LEAR. – Non, petit; apprends-le moi.

LE FOU.

 
Ce lord qui t'a conseillé
De te dépouiller de tes domaines,
Viens, place-le ici près de moi;
Ou bien toi, prends sa place.
Le fou débonnaire et le fou mordant
Seront aussitôt en présence:
L'un ici en habit bigarré,
Et on trouvera l'autre là.
 

LEAR. – Est-ce que tu m'appelles fou, petit?

LE FOU. – Tu as cédé tous les autres titres que tu avais apportés en naissant.

KENT. – Ceci n'est pas tout à fait de la folie, seigneur.

LE FOU. – Non, en vérité; les lords et les grands personnages ne veulent rien me concéder. Si j'avais un monopole, il leur en faudrait leur part, et aux dames aussi: elles ne me laisseront pas les sottises à moi tout seul, elles en tireront leur lopin. – Donne-moi un oeuf, noncle, et je te donnerai deux couronnes.

LEAR. – Qu'est-ce que ce sera que ces deux couronnes?

LE FOU. – Voilà, quand j'aurai coupé l'oeuf par le milieu et mangé tout ce qui est dedans, je te donnerai les deux couronnes de l'oeuf11. Lorsque tu as fendu ta couronne par le milieu, et que tu as donné à droite et à gauche les deux moitiés, tu as porté ton âne sur ton dos, au milieu de la fange. Tu n'avais guère de cervelle dans la couronne chauve de ton crâne, lorsque tu as laissé aller ta couronne d'or. Si je parle ici comme un fou que je suis, que le premier qui le trouvera soit fouetté.

(Il chante.)
 
Jamais les fous n'ont eu moins de vogue que cette année;
Car les sages sont devenus des écervelés;
Ils ne savent que faire de leur bon sens,
Tant leur conduite est baroque.
 

LEAR. – Et depuis quand, je vous en prie, êtes-vous si bien fourni de chansons, maraud?

LE FOU. – C'est mon usage, noncle, depuis que par ta grâce tes filles sont devenues ta mère, quand tu leur as donné les verges et que tu as mis bas tes culottes.

(Il chante.)
 
Alors, saisies de joie, elles ont pleuré;
Et moi, j'ai chanté dans mon chagrin
De ce qu'un roi tel que toi jouait à cligne-musette,
Et s'allait mettre avec les fous.
 

Je t'en prie, noncle, prends un maître qui puisse enseigner à ton fou à mentir: je voudrais bien apprendre à mentir.

LEAR. – Si vous mentez, vaurien, vous serez fouetté.

LE FOU. – Je me demande quelle parenté tu as avec tes filles. Elles veulent qu'on me fouette quand je dis la vérité, et toi tu veux me faire fouetter si je mens; et quelquefois encore je suis fouetté pour n'avoir rien dit. J'aimerais mieux être tout autre chose qu'un fou, et cependant je ne voudrais pas être toi, noncle: tu as rogné ton bon sens des deux côtés, sans rien laisser au milieu. – Tiens, voilà une des rognures.

(Entre Gonerille.)

LEAR. – Eh bien! ma fille, pourquoi as-tu mis ton bonnet de travers12? Depuis quelques jours, je vous trouve un peu trop refrognée.

LE FOU. – Tu étais un joli garçon, quand tu n'avais pas besoin de t'inquiéter si elle fronçait le sourcil; mais aujourd'hui te voilà un zéro en chiffres: je vaux mieux que toi maintenant; je suis un fou, et toi tu n'es rien. – Allons, par ma foi, je vais tenir ma langue. (A Gonerille.) Car votre figure me l'ordonne, quoique vous ne disiez rien, chut! chut!

 
Celui qui ne garde ni mie ni croûte,
Las de tout se trouvera pourtant manquer de quelque chose.
 

(Montrant Lear.) C'est une gousse de pois écossés.

GONERILLE. – Seigneur, ce n'est pas seulement votre fou à qui tout est permis, mais d'autres encore de votre insolente suite, qui censurent et se plaignent à toute heure, élevant sans cesse d'indécents tumultes qui ne sauraient se supporter. J'avais pensé que le plus sûr remède était de vous faire bien connaître ce qui se passe; mais je commence à craindre, d'après ce que vous avez tout récemment dit et fait vous-même, que vous ne protégiez cette conduite, et que vous ne l'encouragiez par votre approbation: si cela était, un pareil tort ne pourrait échapper à la censure, ni laisser dormir les moyens de répression. Peut-être dans l'emploi qu'on en ferait pour le rétablissement d'un ordre salutaire, vous arriverait-il de recevoir quelque offense dont on aurait honte dans tout autre cas, mais qu'on serait alors forcé de regarder comme une mesure de prudence.

LE FOU. – Car vous savez, noncle,

 
Que le moineau nourrit si longtemps le coucou,
Qu'il eut la tête enlevée par les petits.
 

Ainsi la chandelle s'est éteinte, et nous sommes restés dans l'obscurité.

LEAR, à Gonerille. – Êtes-vous notre fille?

GONERILLE. – Allons, seigneur, je voudrais vous voir user de cette raison solide dont je sais que vous êtes pourvu, et vous défaire de ces humeurs qui depuis quelque temps vous rendent tout autre que ce que vous êtes naturellement.

LE FOU. – Un âne ne peut-il pas savoir quand c'est la charrette qui traîne le cheval? – Dia, hue! cela va bien.

LEAR. – Quelqu'un me connaît-il ici? Ce n'est point là Lear. Lear marche-t-il ainsi? parle-t-il ainsi? Que sont devenus ses yeux? Ou son intelligence est affaiblie, ou son discernement est en léthargie. – Suis-je endormi ou éveillé? – Ah! sûrement il n'en est pas ainsi. – Qui pourra me dire qui je suis? – L'ombre de Lear? Je voudrais le savoir, car ces marques de souveraineté, ma mémoire, ma raison, pourraient à tort me persuader que j'ai eu des filles.

LE FOU. – Qui feront de vous un père obéissant.

LEAR. – Votre nom, ma belle dame?

GONERILLE. – Allons, seigneur, cet étonnement est tout à fait du genre de vos autres nouvelles facéties. Je vous conjure, prenez mes intentions en bonne part: vieux et respectable comme vous l'êtes, vous devriez être sage. Vous gardez ici cent chevaliers et écuyers, tous gens si désordonnés, si débauchés et si audacieux, que notre cour, corrompue par leur conduite, ressemble à une auberge de tapageurs: leurs excès et leur libertinage lui donnent l'air d'une taverne ou d'un mauvais lieu13, beaucoup plus que du palais royal. La décence elle-même demande un prompt remède: laissez-vous donc prier, par une personne qui pourrait bien autrement prendre ce qu'elle demande, de consentir à diminuer un peu votre suite; et que ceux qui continueront à demeurer à votre service soient des gens qui conviennent à votre âge, et qui sachent se conduire et vous respecter.

LEAR. – Ténèbres et démons! – Sellez mes chevaux. Appelez ma suite. – Bâtarde dégénérée, je ne te causerai plus d'embarras. – Il me reste encore une fille.

GONERILLE. – Vous frappez mes gens, et votre canaille désordonnée veut se faire servir par ceux qui valent mieux qu'elle.

(Entre Albanie.)

LEAR. – Malheur à celui qui se repent trop tard! (A Albanie.)– Ah! vous voilà, monsieur! Sont-ce là vos intentions? parlez, monsieur. – Qu'on prépare mes chevaux. – Ingratitude! démon au coeur de marbre, plus hideuse quand tu te montres dans un enfant que ne l'est le monstre de la mer14!

ALBANIE. – De grâce, seigneur, modérez-vous.

LEAR, à Gonerille. – Vautour détesté, tu mens: les gens de ma suite sont des hommes choisis et du plus rare mérite, soigneusement instruits de leurs devoirs, et de la dernière exactitude à soutenir la dignité de leur nom. – Oh! combien tu me parus laide à voir, faute légère de Cordélia, qui, semblable à la géhenne15, fis tout sortir dans la structure de mon être de la place qui lui était assignée, retiras tout amour de mon coeur, et vins grossir en moi le fiel. O Lear, Lear, Lear! (Se frappant le front.) Frappe à cette porte, qui a laissé échapper la raison et entrer la folie. – Partons, partons, mes amis.

ALBANIE. – Seigneur, je suis aussi innocent qu'ignorant de ce qui vous a mis en colère.

LEAR. – Cela se peut, seigneur. – Entends-moi, ô nature! entends-moi, divinité chérie, entends-moi! Suspens tes desseins, si tu te proposais de rendre cette créature féconde: porte dans son sein la stérilité, dessèche en elle les organes de la reproduction, et qu'il ne naisse jamais de son corps dégénéré un enfant pour lui faire honneur! – Ou s'il faut qu'elle produise, fais naître d'elle un enfant de tristesse; qu'il vive pervers et dénaturé pour être son tourment; qu'il imprime dès la jeunesse des rides sur son front; que les larmes qu'il lui fera répandre creusent leurs canaux sur ses joues; que toutes les douleurs de sa mère, tous ses bienfaits, soient tournés par lui en dérision et en mépris, afin qu'elle puisse sentir combien la dent du serpent est moins cruelle que la douleur d'avoir un enfant ingrat! – Allons, partons, partons.

(Il sort.)

ALBANIE. – Mais, au nom des dieux que nous adorons, d'où vient donc tout ceci?

GONERILLE. – Ne vous tourmentez pas à en savoir la cause, et laissez-le radoter en pleine liberté au gré de son humeur.

(Rentre Lear.)

LEAR. – Comment! cinquante de mes chevaliers d'un seul coup, et cela au bout de quinze jours?

ALBANIE. – De quoi s'agit-il, seigneur?

LEAR. – Je te le dirai. – Mort et vie! (A Gonerille.) Je rougis que tu puisses à ce point ébranler ma force d'homme, et que tu sois digne encore de ces larmes brûlantes qui m'échappent malgré moi. Que les tourbillons et les brouillards t'enveloppent! que les incurables blessures de la malédiction d'un père frappent tous tes sens! Yeux d'un vieillard trop prompt à s'attendrir, encore des pleurs pour un pareil sujet, je vous arrache, et vous irez avec les larmes que vous laissez échapper amollir la dureté de la terre. – Ah! en sommes-nous venus là? – Eh bien! soit; il me reste encore une fille qui, j'en suis sûr, est tendre et secourable: quand elle apprendra ce que tu as fait, de ses ongles elle déchirera ton visage de louve; tu me verras reparaître sous cette forme dont tu crois que je me suis dépouillé pour jamais; tu le verras, je t'en réponds.

5.Il paraîtrait qu'on accordait aux dissonances en musique une sorte d'influence magique, ou au moins mystérieuse. Les moines qui, dans le moyen âge, ont écrit sur la musique, ont dit: Mi contra fa est diabolicus.
6.As flatterieswhen they are seen abused. Les commentateurs n'ont pu s'accorder sur ce passage, et aucun ne paraît l'avoir entendu dans son vrai sens, que je crois être mot à mot celui-ci: puisque les flatteries ou les caresses, quand ils les voient ils en abusent. Cette version serait incontestable s'il y avait un second tiret entre seen et abused: —when they are seen– se trouverait ainsi entre deux tirets formant parenthèse; mais le mot are, qui s'applique en même temps à seen et à abused, n'aura probablement pas permis d'isoler ainsi cette partie de la phrase où il se trouve contenu. Le vague des constructions et des expressions dans le Roi Lear oblige souvent de décider sur le sens d'après les vraisemblances morales, plutôt que d'après aucune règle ou même aucune habitude grammaticale.
7.And to eat no fish. Manger du poisson était en Angleterre, du temps d'Élisabeth, un signe de catholicisme, et par conséquent réprouvé par l'opinion. La phrase populaire pour désigner un vrai patriote était: C'est un honnête homme, il ne mange pas de poisson. Il fallut, pour soutenir les pêcheries, qu'un acte du parlement ordonnât pendant quelques mois l'usage du poisson: cela s'appela le carême de Cécil (Cecil's fast). Dans l'Énéide travestie, la sibylle dit à Caron, pour l'engager à passer Énée, qu'il est Point Mazarin, fort honnête homme.
8.Base foot-ball player. Allusion aux mauvais joueurs de ballon, à qui le pied manque en courant.
9.Coxcomb, nom du bonnet que portaient les fous, parce qu'il était surmonté d'une crête de coq, cock's comb.
10.Nuncle, par contraction pour mine uncle, oncle à moi.
11.Les extrémités de la coquille de l'oeuf se nomment, en anglais, the crowns of the egg, les couronnes de l'oeuf.
12.What makes frontlet on? Que fait là ce bandeau sur ton front? Frontlet servait, à ce qu'il paraît, métaphoriquement pour exprimer l'air de mauvaise humeur.
13.A brothel.
14.Sea monster, hippopotame.
15.Like an engine. Engine (engin, machine) était le nom de l'instrument ordinaire de la torture. Géhenne vient de la même source.
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