Kitobni o'qish: «Un Cadet de Famille, v. 2/3»
XLVII
– Vous devez comprendre, reprit de Ruyter, que le pauvre niais de Torra fut vendu par son frère, qui, étant l'aîné de la famille, avait non-seulement des droits de père sur son cadet, mais encore le pouvoir de vendre tous ses parents. Sa vieille mère avait voulu mettre un obstacle à cet odieux trafic, et elle avait trouvé la mort dans les tentatives d'une vaine opposition. Torra fut envoyé en esclavage à Rodrigues, et sa mère ainsi que ses sœurs furent expédiées à l'île de France. Vous connaissez déjà la fin tragique de l'histoire de Torra; il n'y a rien à y ajouter que ceci: Hier matin, après notre débarquement, Torra a traversé la rivière à la nage pour se joindre à vos hommes.
– C'est vrai, mon cher de Ruyter, et quand nous avons dû franchir le ravin, entreprise que l'obscurité rendait très-difficile et très-dangereuse, il nous a guidés en nous montrant un endroit plus bas et plus praticable; en outre, il nous a conduits à la porte de la ville.
Pour vous dire la vérité, son empressement était si grand, que j'ai craint un instant qu'il ne voulût nous jouer un mauvais tour; en conséquence, je guettai tous ses gestes; mais, quand le signal de l'attaque eut été donné, mes soupçons se dissipèrent: le gaillard était le plus actif de nous tous; sa fureur m'étonnait, mais vous m'avez fait comprendre le sentiment de vengeance qui le faisait agir avec une si implacable cruauté.
Pendant les premières minutes de notre entrée dans la ville, je fis la rencontre d'un homme dont je saisis la gorge pour l'empêcher de donner l'alarme. Torra agit, lui, avec plus de promptitude et surtout plus d'efficacité, car il imposa silence à trois Marratti en les tuant dans leur sommeil. Après m'avoir aidé à forcer l'entrée qui conduisait dans l'intérieur de la ville, il s'éloigna de moi, et je le revis une heure après couvert de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, se précipitant de hutte en hutte.
Partout où se trouvait Torra, l'air était rempli par des hurlements de rage, par des râles de mort. J'ai cru un instant que ce massacreur était fou, tellement que je fus obligé de lui envoyer une balle dans les jambes, car il était inutile de lui parler, il n'entendait pas. J'arrêtai donc, en le blessant, ses furieux cris de guerre.
– Mais, demanda Aston à de Ruyter, vous ne nous parlez pas de la rencontre de Torra avec son frère.
– Ah! s'écria de Ruyter, son récit a été vraiment touchant, et je l'avais cependant oublié. Torra est un rêveur, il a des visions; comme je ne me rappelle jamais de mes propres rêves, vous ne devez pas être étonné que je mette un instant en oubli ceux de mon ami Torra. Par Jupiter! son rêve est miraculeux et il mérite d'être enregistré dans les annales des songes. Écoutez donc le rêve de Torra, il a décidé le dénoûment de sa vie.
« – J'étais dans la ville des Marratti et je fouillais inutilement toutes les huttes pour trouver mon mauvais frère; cette recherche infructueuse m'agitait tellement, que mon sang bouillonnait dans mes veines comme une lave enflammée. Je tuais tous les êtres que je rencontrais; ils fuyaient ou tombaient sous mes coups, mais aucun ne voulait se battre avec moi. Les lâches avaient peur de Torra, et Torra n'avait qu'un seul couteau à opposer à leurs lances, à leurs mousquets, à leurs épées. Si par hasard un fer me frappait, il ne me faisait pas de mal; les fusils ne blessent point Torra.
»Je rentrai malade à bord du grab, et j'allai me coucher dans les filets des hamacs du gaillard d'avant, mais non pas pour dormir, je souffrais trop. Je me reposais en regardant la mer, quand tout à coup je vis mon vieux père sortir lentement de la profondeur des eaux. Il était assis dans une grande coquille et tenait son filet de pêche à la main. Mon père s'arrêta en face de moi, me regarda avec une fixité étrange, et me dit d'un ton sombre:
» – Torra, mon fils?
»J'essayai de répondre à cet appel, mais la terreur paralysait ma langue.
» – Où est ta mère, Torra? Où sont tes sœurs, mon fils?
» – Mon père, elles sont esclaves chez les hommes blancs.
» – Non, Torra, elles sont libres. Regarde, c'est toi qui es un esclave, mais ta mère et tes sœurs sont avec moi; regarde, regarde.
»J'obéis à mon père, et je vis ma mère et mes sœurs dans la coquille.
» – Où est ton frère, Torra? demanda mon père.
» – Je ne sais pas, murmurai-je d'une voix tremblante.
»Au même instant un vieillard blanc parut dans les sombres nuages qui obscurcissaient la nuit; il tenait à la main une lance couleur de feu, et, se faisant l'écho de mon père, il répéta:
» – Où est ton frère?
» – Où est-il? redit mon père en secouant son filet de pêche; Torra, tu es un mauvais fils, un mauvais frère, puisque tu n'as pas envoyé à l'esprit du mal le parricide et le parjure. L'esprit m'a ordonné de jeter mon filet pour y recevoir ton frère, et nous n'aurons, tant qu'il vivra, ni bonheur ni repos. Nous sommes condamnés à le suivre. Je sais qu'il se trouve sur le vaisseau où tu es esclave; je sais que dans cet instant il dort. Tu as donc oublié ou renié la loi du pays, Torra: du sang pour du sang, dit le juste. J'attends, j'attends!
»Mon père jeta son filet dans la mer, le retira vide, le rejeta encore, tandis que le démon blanc des nuages agitait sa lance en appelant mon frère: – Brondoo, Brondoo!
»Je regardai attentivement sur le pont, et j'aperçus mon frère: il dormait à quelques pas de moi.
»Je descendis de mon hamac et je tuai Brondoo. À travers le sabord, je vis le filet de mon père se fermer sur l'âme du mort, que le démon blanc prit du bout de sa lance. Après avoir accompli la tâche imposée par l'esprit du mal, mon père poussa un cri de joie. Mes sœurs frappèrent leurs mains l'une contre l'autre, la coquille s'enfonça dans la mer, et le démon disparut.»
Voilà la vision de Torra; qu'en pensez-vous? Je vous assure maintenant que ce nègre est un garçon d'un esprit sérieux; mais il croit si fermement aux hallucinations de ce délire, qu'il me supplie de le laisser aller rejoindre son père; je m'y oppose, car je trouve que la coquille paternelle est déjà bien assez chargée.
– Pauvre garçon! dit Aston, le sort a été cruel envers lui, et le malheur a éteint le peu d'intelligence qu'il possédait.
– Par le ciel! m'écriai-je, vous êtes injuste, mon cher Aston, le plus sage des hommes aurait perdu l'esprit dans une pareille situation. Quant au crime d'avoir tué son frère, et le mot crime est une expression que j'emploie non pour qualifier, mais pour désigner la faute qu'on reproche à Torra; eh bien! ce crime n'en est pas un, et s'il avait massacré une myriade de pareils hommes, il mériterait de magnifiques récompenses.
– Vous avez raison, Trelawnay, me répondit de Ruyter, mais il faut que les préjugés des hommes pèsent dans les balances de la justice. Notre équipage se révolterait si je faisais grâce à Torra. Étant l'aîné, je vous l'ai déjà dit, son frère avait sur lui des droits patriarcaux, et il pouvait vendre tous ses parents. L'ordre du père, quoique illusoire, peut justifier le crime de Torra, mais, comme ce père n'est pas ici pour témoigner de l'innocence relative de son fils, il faut que le sang de Torra paye pour celui qu'il a versé.
– Comment, de Ruyter? Mais votre intention, je l'espère, n'est pas de punir ce malheureux visionnaire.
– Non, mais il faut que nous fassions semblant de rendre justice. Quand nous serons près de terre, je saisirai un moment favorable pour sauver Torra.
La bonne intention de de Ruyter fut perdue, car deux jours après la nuit du meurtre, Torra, enchaîné, sauta sur la proue du vaisseau, regarda la mer en s'écriant:
– Le voilà, il m'attend!
De la proue Torra bondit dans la mer et le vaisseau passa sur son corps. Il était inutile de faire un effort pour le sauver, le poids des menottes précipita le pauvre nègre dans les profondeurs de l'Océan.
Le souvenir de ce malheureux nous attrista pendant quelques jours. Aston, qui avait une foi de marin dans les rêves et dans les présages, prit la peine, dès notre arrivée à l'île de France, de s'informer si les particularités de la vision relative à la sœur et à la mère de Torra étaient vraies. Il s'adressa donc à un bureau du gouvernement, qui tient enregistrée la mort des esclaves, et il apprit qu'en se rendant à l'île Bourbon les trois femmes s'étaient jetées dans la mer. Cet événement avait eu lieu la nuit même du rêve de Torra. Je n'ai pas besoin d'ajouter que cet étrange coïncidence des faits affermit la foi d'Aston dans les rêves, les présages, les pressentiments et les visions.
XLVIII
Nous nous trouvions sous les vents alizés de l'ouest, et nous hâtâmes gaiement notre course, accompagnés par la corvette. De Ruyter décida que nous rentrerions au port Bourbon, dans l'île Maurice, sur le côté sud-est, puisque les frégates anglaises bloquaient le port au nord-ouest.
– Le port Bourbon, dit de Ruyter, est le meilleur port pour entrer dans l'île, mais il est le plus difficile pour en sortir. Cependant, c'est un havre magnifique, et nous serons obligés d'y rester jusqu'à ce que la mousson du nord-ouest, qui va bientôt commencer, soit tout à fait tombée. D'ailleurs, nous serons plus près de mon pays, et surtout plus tranquilles, car il n'y a guère de vaisseaux au port Bourbon, le commerce n'étant suivi qu'à côté, sous le vent de Port-Louis.
Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis notre conquête de Saint-Sébastien, et je pensai qu'il était temps de faire une visite à ma petite captive. Malgré mon apparent abandon, je n'avais point négligé de l'entourer de soins, car elle habitait ma propre cabine, et j'avais ordonné au bon vieux rais de trouver, parmi les gens que nous avions à bord du vaisseau, ceux qui étaient de la même tribu que Zéla ou qui avaient été ses domestiques.
Privilégié par son âge et par son rang, le rais put aller voir la jeune fille, lui parler, et l'assurer qu'elle ne manquerait de rien. Le rais me dit que trois femmes qui avaient été avec Zéla sur le vaisseau de son père étaient déjà auprès d'elle, et qu'il avait donné à ces femmes toutes les choses dont elles avaient eu besoin. Par respect pour le père de Zéla, qui avait été non-seulement un Arabe, mais encore scheik d'une tribu dans le golfe Persique, près de sa propre patrie, le vieux rais avait prévenu tous mes désirs.
– Il faut, me dit-il, que je traite cette jeune fille comme je traiterais ma propre enfant, car nous sommes tous des frères.
De Ruyter, qui se trouvait auprès de moi et qui entendait notre conversation, se tourna vers le rais.
Lorsque de Ruyter parlait au vieillard, il lui donnait le nom de père, car c'était ainsi que tous les marins nommaient le commandeur des Arabes. De Ruyter consultait toujours le rais dans les décisions qu'il devait prendre lorsqu'elles étaient relatives à ses hommes; de plus, il ne s'opposait jamais à l'accomplissement des cérémonies des sectateurs de Mahomet. Pendant ses voyages secrets aux ports anglais, le commandement du vaisseau était confié au vieil Arabe, et de Ruyter prenait alors le caractère d'un marchand arménien, persan ou américain.
– Mon père, dit de Ruyter, j'ai dit à ce garçon que la jeune fille arabe était légitimement sa femme, et cela de la manière la plus sacrée selon les coutumes de votre pays. N'ai-je pas dit la vérité?
Les hommes qui avaient été témoins de la mort du père de Zéla en avaient raconté tous les détails.
– Certainement, malek, où est la personne qui pourrait en douter? La chose cependant me paraît étrange; car, tout vieux que je suis, c'est la première fois que j'entends dire qu'un scheik arabe, dont les générations sont innombrables comme les grains de sable dans le grand désert, donne sa fille et mêle le sang des ancêtres de sa race à celui d'un infidèle d'un pays si nouvellement découvert, d'un pays que nos pères ne connaissaient pas; le père même qui a donné sa fille ne pouvait admettre l'existence d'un giaour (chien).
– Bah! répondit de Ruyter, le père savait que Trelawnay était un Arabe; il est certain qu'il le savait et qu'il lui était impossible de craindre une erreur. Ce garçon a-t-il l'air d'un chrétien? n'a-t-il pas le Coran dans sa cabine? Allons, mon fils, récitez votre namaz.
– Vous êtes savant, malek, dit le rais, cela est bien vrai, il n'est donc point extraordinaire alors que le père ait pris Trelawnay pour un Arabe. Je suis un homme ignorant, mais si son père n'est pas Arabe ou descendant d'un Arabe, je serai surpris, car je n'ai jamais vu aucun homme de l'Ouest avoir le teint basané et les traits du visage caractérisés comme ceux de ce garçon. Il est honnête et brave, il aime notre peuple, il se bat avec nos armes, il a les mêmes habitudes que nous, il est donc Arabe. Sa véritable nature se révélera maintenant que, par la grâce divine de Mahomet, notre saint prophète, il possède une femme arabe. J'espère qu'il cherchera la tribu de ses ancêtres, qu'il s'établira au milieu d'elle en déplorant que l'auteur de ses jours ait fait la folie d'aller loin de son pays natal habiter les rochers blancs de la mer.
Le rais dit tout cela si sérieusement, que de Ruyter ne parvint qu'avec peine à réprimer une violente envie de rire. Pour compléter la comédie, il conversa si savamment sur le sujet, que je finis par avoir des doutes sur ma propre identité.
Avec la conviction que j'étais Arabe, le rais s'appuya encore, pour consolider mon mariage, sur les ordres donnés par le père de Zéla, qui avait joint nos mains avant de mourir.
– Au moment suprême où s'opère la séparation de l'âme avec le corps, dit le rais, si les objets éloignés deviennent indistincts, les choses que le regard embrasse sont miraculeusement développées. En conséquence, continua le rais, le père ne s'est pas trompé; il a vu dans le passé, dans le présent et dans l'avenir, et cela d'un seul regard par l'analyse d'une chose visible, la physionomie. Il savait donc dans quelles mains il confiait sa fille, les espérances de sa maison et le soin de ses enfants.
– Quels enfants? demanda Aston. A-t-il d'autres enfants?
Je commençais déjà à réfléchir à l'embarras de la situation dans laquelle m'avait placé ma sympathie pour Zéla, une femme, des enfants, et quoi encore…
– Des enfants, reprit le rais, oh! oui, mais pas beaucoup, car c'était un brave et intrépide guerrier, et la moitié de sa tribu a été exterminée dans des guerres contre des gens semblables aux Marratti, qui ont pillé son village et tué presque tous les habitants; il lui reste donc à peine une trentaine d'enfants.
– Trente! s'écria Aston, c'est bien assez, je vous assure.
– Je trouve aussi que c'est un joli nombre, dit de Ruyter en imitant la manière de parler de Louis, et vous aussi, n'est-ce pas?
En écoutant cette conversation, en apparence des plus sérieuses, je suppose que ma figure n'était pas très-animée, et peut-être était-elle aussi triste que celle d'une des vigoureuses tortues de Louis après qu'il lui avait coupé la gorge. Cependant, je fus un peu consolé en découvrant que les enfants de l'Arabe, tombés pour la plupart sous le poignard de ses ennemis, n'étaient qu'une famille fictive, c'est-à-dire les fils de sa tribu.
De Ruyter m'assura sur son honneur et en mettant toute plaisanterie à part que les paroles du vieux rais étaient aussi vraies que le Coran. – Mais, ajouta-t-il, le Coran n'est rien pour vous, et la loi arabe n'est point la vôtre.
– C'est vrai, mais la jeune fille, de Ruyter, que pensera-t-elle?
– Que, fiancée à vous par son père, elle doit vous regarder comme son mari. Ainsi votre devoir aussi bien que votre honneur exigent que vous preniez soin d'elle, que vous la conduisiez avec sa suite dans son pays natal. Je sais que vous avez autant de générosité que d'honneur, et que vous ne faillirez point à vos obligations; je n'ai jamais donné d'officieux conseils, mon cher enfant, car pour les digérer il faut un estomac aussi fort que celui d'une autruche. D'ailleurs vous n'êtes pas de ceux qui s'arrogent exclusivement à eux-mêmes leur secte et leur patrie (comme le font beaucoup de compatriotes) et toute la beauté et toute la vertu qui existent sous le soleil. La lumière n'est que plus brillante sur les sables de ces sauvages enfants du désert; car elle n'est pas obscurcie par ce que l'on appelle faussement la civilisation. Quoiqu'ils ne soient pas échauffés ou affranchis par le même été ou par le même hiver, dit le vieux Shylock, les juifs, les mahométans et les chrétiens sont tous des hommes; si vous les piquez ils saignent, et ainsi de suite… Vous me comprenez?..
– Descendons, et, après avoir discuté cette grave question, discutons celle bien moins grave d'un verre de claret.
– Quel parti allez-vous prendre relativement à Zéla? me demanda Aston.
– Quel parti je vais prendre, mon ami? comment! vous n'avez donc pas entendu? Mon parti est pris; tout est terminé.
– Quelle est donc la chose terminée?
– Mon mariage, sans bans ni chuchoteries. Ce n'est que pareil à la première secousse qu'on ressent en se baignant: les timides souffrent le plus en entrant dans l'eau peu à peu; les courageux s'y plongent la tête la première et ne sentent pas la douloureuse sensation que fait éprouver l'étreinte de l'eau. Je ne suis pas craintif; s'il faut que je plonge, donnez-moi de l'eau profonde et une hauteur pour sauter dedans.
– Mais, mon garçon, réfléchissez, dit Aston. Zéla n'est qu'une enfant, et vous l'avez à peine vue.
– Bien. Mais quel Arabe voit une femme avant de l'avoir épousée?
– Comment pourrez-vous l'emmener en Angleterre? Votre intention n'est pas de passer votre vie avec des Arabes?
– Pourquoi pas? Je n'ai pas de patrie, pas de foyer domestique. Le vieux père rais dit que mon pays est ici. Je l'admets, car je l'aime. Je préfère le soleil à la neige. Allons, Aston, ne froncez pas le visage comme le fronce un curé dans sa chaire en exhortant ses paroissiens à obéir à l'appel de sa cloche. Allons, allons, effacez les rides de votre front, videz ce verre de vin de Bordeaux. N'avez-vous pas entendu dire qu'on célébrait ce soir la confirmation de mon mariage? Faisons-le gaiement. Je déteste les sermons et j'aime le vin: buvons!
Nous passâmes la soirée à fumer et à vider des bouteilles. De Ruyter et Aston me plaisantèrent, mais mon humeur était trop joyeuse pour s'attrister d'une bagatelle aussi insignifiante qu'un mariage. Je le traitais légèrement en ce temps-là.
Quand Louis apprit la nouvelle, il vint auprès de moi et me dit:
– Moi aussi j'ai une femme, mais elle ne vaut pas grand'chose. Quand j'allais sur mer, elle buvait tout mon gin et je ne pouvais jamais garder une seule goutte de bon skédam dans la maison, je n'aimais pas cela; l'auriez-vous? Tout à coup, elle devint très-grosse et tout le monde disait: «Cette femme est enceinte.» Moi, je riais, car je savais mieux que les commères que si ma femme avait là quelque chose, c'était des caques de gin. Les médecins pensaient la même chose, et ils voulurent lui faire rendre ce qu'elle avait conservé là; mais ma femme aimait trop les liqueurs pour y consentir, elle ne leur donna que de l'eau. Je fus saisi de surprise, de l'eau! Je ne lui en avais jamais vu boire une seule goutte, l'auriez-vous? Elle détestait l'eau, parce que, disait-elle, l'eau enrhume l'estomac.
Fatigué de ma femme, je la laissai, et je partis sur un vaisseau; la mer lui faisait peur, j'étais donc bien sûr d'être débarrassé d'elle. Après mon départ, elle devint triste, chagrine, pauvre femme! et cela parce qu'elle n'avait plus de gin, car j'avais emporté toute la cave avec moi.
XLIX
Van Scolpvelt descendit, tenant dans ses mains la liste des malades et des blessés. Il était toujours si occupé que nous ne l'apercevions presque jamais, à l'exception toutefois de sa tête, qu'il avançait de temps en temps hors de l'écoutille pour prendre l'air, absolument comme le fait une baleine en haussant sa tête au-dessus de l'eau. Le docteur nous expliqua la loi relative aux assassins, dont les corps, dans tous les pays civilisés, étaient disséqués. – En faisant du bien à la science, ajouta-t-il, les assassins sont peu coupables, et il est vraiment dommage que de nos jours il y ait si peu de meurtres. Après avoir émis cette belle réflexion, Van Scolpvelt nous accusa de l'indigne pensée de vouloir paralyser l'essor de la science, les tentatives des hommes studieux, non-seulement en mettant l'obstacle de notre défense à l'amputation des membres, mais encore en le privant d'une dissection après la mort. – Si vous aviez agi avec discernement, vous auriez pendu Torra, qui était un magnifique sujet, et vous m'auriez donné son corps. Je le croyais un honnête homme, mais je vois aujourd'hui qu'il ressemblait aux autres; il conspirait également pour tromper mes espérances, car il m'a trahi en se jetant aux poissons. Ne m'appartenait-il pas légitimement?
Le docteur prit un verre, le remplit de vin, le vida avec gravité et se rendit auprès de ses malades.
– Si je ne voyais pas le docteur boire de temps en temps, dit Louis, je le prendrais pour un démon; mais cependant aucun homme ne peut vivre d'un liquide seul, quelles que soient sa force et sa saveur. Ne le pensez-vous pas?
– Cela suffirait avec l'addition d'une tortue, dis-je en riant; je crois que je pourrais vivre avec ces deux choses. Pensez-vous, Louis, qu'il y ait des tortues au ciel?
– Je suis sûr qu'il y en a, répondit Louis; sans cela, quelle est la personne raisonnable qui désirerait y aller? Le désireriez-vous? Le ciel ne serait pas un paradis sans les tortues, n'est-ce pas? Puis, il y a beaucoup d'eau dans la lune, d'où aurions-nous la pluie, s'il n'en était pas ainsi? De sorte qu'il faut encore qu'il y ait du gin pour chasser l'humidité.
Je montai sur le pont pour la première faction. De Louis et de ses tortues, mes pensées se dirigèrent vers ma petite tourterelle en cage.
Je vis alors les choses sous un aspect plus favorable à mes désirs, tout me parut joyeux, et je me trouvai grandi au moral autant qu'au physique. Mes pensées furent presque semblables à celles d'Alnaschar le bavard, frère du barbier, le marchand de verres; comme la sienne, mon imagination était étourdie. Je pris la résolution d'être d'abord un mari doux et aimant, puis austère et bourru, puis enfin cruel et bienveillant tour à tour. Pendant une heure entière, je me plongeai à plaisir dans les rêveries les plus folles et les plus absurdes, sans qu'une pensée raisonnable vînt un seul instant en obscurcir la lumière. La cloche sonna minuit, et un autre prit ma place. Les soucis de la vie conjugale ne troublèrent pas mon sommeil; je suis encore étonné d'avoir dormi aussi profondément.
Je fus éveillé par le docteur, qui secouait ma jambe. Je me jetai vivement en bas du lit, car j'eus l'horrible crainte que Van ne se fût permis d'opérer sur ma jambe pendant mon sommeil.
– Qu'est-il donc arrivé? lui demandai-je.
– Un des prisonniers, un Arabe, est mourant, et il désire vous voir.
Je plongeai ma tête dans un seau d'eau de mer et je suivis le docteur.
Malgré Louis, qui voulut m'arrêter pour me faire déjeuner, en me disant qu'il était dangereux d'entrer dans une chambre de malade l'estomac vide, je me rendis en toute hâte auprès du prisonnier.
Sérieusement blessé, l'Arabe désirait me recommander d'être bon pour l'enfant de son père, et, en même temps, obtenir la permission de voir Zéla avant de mourir, afin de prendre le message qu'elle voulait envoyer à son père, auprès duquel le mourant allait bientôt se trouver. – Car, ajouta-t-il, je vois l'ange de la mort voltiger sur mon lit, et il est impatient de s'élancer vers le ciel. Soyez un père pour mes deux femmes et pour mes cinq enfants, continua le moribond, et dites-leur qu'il faut, ish Allah (s'il plaît à Dieu), qu'ils continuent la guerre commencée contre les Marratti, parce que, pendant qu'il en restera sur la terre, l'âme de leur père ne pourra pas entrer au ciel.
La dernière prière de l'Arabe fut pour me demander qu'on respectât son corps, qui devait être enseveli dans la mer avec toutes les cérémonies habituelles de son pays. Il me supplia encore de ne pas permettre à l'Indien blanc au long couteau (il désigna Van Scolpvelt) de le scalper ou de lui fracturer les membres. – Car, ajouta l'Arabe, s'il coupe un morceau de mon corps pour le manger, je ne serai pas capable d'être un guerrier dans l'autre monde.
Van Scolpvelt fronça les sourcils, et sa figure exprima un mélange d'horreur, d'étonnement et de férocité; il rugit comme une hyène en fureur. La colère du médecin effraya le malade et hâta sa mort, car il rendit le dernier soupir pendant que j'essayais de calmer l'irritable Van.
Je remis le corps entre les mains des Arabes; ils l'enveloppèrent dans de la toile et répétèrent les cérémonies que j'ai déjà racontées. Seulement je me trouvai dans l'obligation de participer à leurs mystères.
Voici donc un nonchalant garçon de l'Ouest, sans lien ni famille, transformé en scheik de mer, en Arabe, en musulman, et marié. Pour donner l'idée combien ces changements (du moins le dernier, qui gouverne les autres) pesaient peu sur mon esprit, je n'aurais même pas reconnu ma femme au milieu d'un groupe de jeunes filles. Tout occupé de son père, je n'avais point remarqué ses traits. Je ne savais même pas son nom, quoique je l'aie employé ici pour faciliter ma narration. Je possédais un Coran, mais j'ignorais où était le pays que désormais je devais considérer comme le mien.
La première démarche que je fis pour me rapprocher de Zéla fut, je crois, excellente, car cette démarche tendait à obtenir des renseignements sur la dame. En conséquence et pour bien commencer, j'appris d'abord son nom. Ce nom, faiblement gravé dans ma mémoire à cette époque, sera trouvé profondément imprimé sur mon cœur lorsque j'aurai cessé de vivre. Si par hasard un Van Scolpvelt désire disséquer mon corps, je le lui permets volontiers, plus volontiers encore j'accorde cette faveur à l'estimable Van, s'il existe. Il verra bien que je n'ai pas pour la science cette haine sans bornes qu'il m'a si souvent reprochée. Il trouvera joint un codicille à mon dernier testament, et ce codicille exprime le désir que mon corps, enseveli dans un tonneau de vrai skédam, soit envoyé à Amsterdam (ville natale de Van Scolpvelt): l'un sera pour le scientifique docteur, l'autre pour la femme du bon munitionnaire, si toutefois elle a eu l'esprit de faire passer son hydropisie.
Après avoir déjeuné et satisfait la dernière demande de l'Arabe mourant, dont le corps fut jeté dans la mer, mes pensées s'envolèrent vers l'asile de mon épouse vierge. J'avais appris, quoique avec peine, la gutturale prononciation de son nom, tâche fort difficile, car j'avais été obligé d'en répéter cent fois les deux syllabes avant que la vieille duègne fût satisfaite de ma sifflante aspiration. Après cette première étude, la bonne femme me dit:
– Il ne faut ni toucher le voile de lady Zéla, ni effleurer ses vêtements; il ne faut pas beaucoup parler, et ne rester auprès d'elle que pendant quelques minutes, car les pensées de lady Zéla conversent avec l'âme de son père; toutes ses joies de jeune fille sont mortes avec le bon vieillard. Ses yeux, qui autrefois étaient plus brillants que les étoiles, sont maintenant ternes et sans regards; sa figure, plus belle que la lune, est obscurcie par les sombres nuages de l'affliction; ses lèvres, rouges comme du henné, sont blanches de chagrin. Toute sa beauté est cachée sous une éclipse, car les larmes sont sa seule nourriture. La paix et le sommeil ont abandonné la jeune fille, depuis que l'âme de son père l'a laissée seule dans un monde inconnu. Ô étranger, soyez bon pour elle, et le bonheur sera votre récompense.