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Kitobni o'qish: «Lucrezia Floriani», sahifa 5

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Demeuré seul, il essaya de se recueillir et de se calmer. Mais il ne put retrouver la placidité de ses pensées habituelles. Il semblait qu'une influence brutale en eût profondément troublé la source. Il résolut de se coucher et de s'endormir; mais il soupira et s'agita en vain dans ce lit délicieux. Le sommeil ne vint pas, et il entendit sonner minuit sans avoir fermé l'œil. Salvator ne venait pas non plus.

VIII

Salvator Albani était cependant un grand dormeur. Comme tous les hommes dispos, robustes, actifs et insouciants, il mangeait comme quatre, se fatiguait tout le jour, et ne se faisait pas prier pour s'endormir aussi vite que le prince, à qui des habitudes régulières et une petite santé imposaient l'obligation de ne pas veiller.

Si par hasard pourtant, depuis qu'ils étaient en voyage tête à tête, Salvator prolongeait un peu sa soirée, il ne manquait point d'aller deux ou trois fois s'assurer que son enfant (comme il l'appelait) dormait tranquillement. Il avait l'instinct paternel, et quoiqu'il n'eût que quatre ou cinq ans de plus que Karol, il le soignait comme il eût fait pour un fils, tant il avait besoin de servir et d'aider aux êtres plus faibles que lui. En cela, il avait quelque ressemblance avec la Floriani, et pouvait apprécier mieux que personne l'amour profond qu'elle portait à sa progéniture.

Malgré tout, Salvator oublia, cette fois, sa sollicitude accoutumée, et la Floriani, qui ne savait pas à quels ménagements et à quels soins le prince était habitué de sa part, ne lui fit pas songer à le rejoindre.

– Ton ami nous a déjà quittés, lui dit-elle après que Célio eut rempli son message. Il paraît souffrant. Comment l'appelles-tu? Depuis quand voyagez-vous ensemble? On dirait qu'il a du chagrin?..

Quand Salvator eut répondu à toutes ces questions:

– Pauvre enfant! reprit la Floriani, il m'intéresse. C'est beau d'aimer ainsi sa mère et de la pleurer si longtemps! Sa figure et ses manières m'ont été au cœur. Ah! si mon pauvre Célio me perdait, il serait bien à plaindre! Qui l'aimerait comme moi?

– Il faut adorer ses enfants et vivre pour eux comme tu le fais, dit Salvator; mais il ne faut pas trop les habituer à vivre pour eux-mêmes ou pour la tendre mère qui se consacre à eux. Il y a des dangers et des inconvénients graves à ne pas donner à leur esprit tout le développement dont il est susceptible, et mon ami en est un exemple: c'est un être adorable, mais malheureux.

– Comment cela? pourquoi? explique-moi cela? Quand il s'agit d'enfants, de caractères, d'éducation, je suis toujours prête à écouter et à réfléchir.

– Oh! mon ami est un étrange caractère, et je ne saurais te le définir; mais, en deux mots, je te dirai qu'il prend tout avec excès, l'affection et l'éloignement, le bonheur et la peine.

– Eh bien, c'est une nature d'artiste.

– Tu l'as dit; mais on ne l'a pas assez développé dans ce sens; il a une passion vive, mais trop générale pour l'art. Il est exclusif dans ses goûts, mais il n'est pas dominé par une spécialité qui l'occupe et le contraigne à se distraire de la vie réelle.

– Eh bien, c'est une nature de femme.

– Oui; mais pas comme la tienne, ma Floriani. Quoiqu'il soit capable d'autant de passion, de dévouement, de délicatesse, d'enthousiasme, que la femme la plus tendre…

– En ce cas, il est bien à plaindre, car il cherchera toute sa vie sans trouver un cœur qui lui réponde parfaitement.

– Ah! c'est que tu n'as pas bien cherché, Lucrezia; si tu voulais, tu trouverais sans aller bien loin!

– Parle-moi de ton ami…

– Non, ce n'est pas de lui, c'est de moi que je te parle.

– J'entends bien, je te répondrai tout à l'heure; mais je n'aime pas à changer de propos à chaque instant. Réponds-moi d'abord: pourquoi dis-tu qu'il est si différent de moi, ton ami, malgré les rapports que tu prétends établir?

– C'est qu'il y a mille nuances dans ton esprit et qu'il n'y en a pas dans le sien. Le travail, les enfants, l'amitié, la campagne, les fleurs, la musique, tout ce qui est bon et beau, tu le sens si vivement que tu peux toujours te distraire et te consoler.

– C'est vrai. Et lui?

– Il aime tout cela par rapport à l'être qu'il aime, mais rien de tout cela par soi-même. L'objet de son amour mort ou absent, rien n'existe plus pour lui. Le désespoir et l'ennui l'accablent, et son âme n'a pas assez de vigueur pour recommencer la vie à cause d'un nouvel amour.

– C'est beau, cela! dit la Floriani saisie d'une naïve admiration. Si j'avais rencontré une âme pareille quand j'ai aimé pour la première fois, je n'aurais eu qu'un amour dans ma vie.

– Tu me fais peur, Lucrezia. Est-ce que tu vas aimer mon petit prince?

– Je n'aime pas les princes, répondit-elle d'un air ingénu. Je n'ai jamais pu aimer que de pauvres diables. D'ailleurs, ton petit prince serait mon fils!

– Folle que tu es! tu as trente ans, et il en a vingt-quatre!

– Ah! J'aurais cru qu'il n'en avait que seize ou dix-huit; il a l'air d'un adolescent! Et quant à moi, je me sens si vieille et si sage, que je me figure que j'en ai cinquante.

– C'est égal, je ne suis pas tranquille; il faut que j'emmène mon prince demain.

– Tu peux être fort tranquille, Salvator, je n'aurai plus d'amour. Tiens, dit-elle en lui prenant la main et en la plaçant sur son cœur, il y a là une pierre désormais. Mais non, ajouta-t-elle en plaçant la main de Salvator sur son front, l'amour des enfants et la charité habitent encore dans le cœur; mais le principal siège de l'amour est là, vois-tu, dans la tête, et ma tête est pétrifiée. Je sais qu'on le place dans les sens; ce n'est pas vrai pour les femmes intelligentes. Il suit chez elles une marche progressive; il s'empare du cerveau d'abord, il frappe à la porte de l'imagination. Sans cette clef d'or, il n'entre point. Quand il s'en est rendu maître, il descend dans les entrailles, il s'insinue dans toutes nos facultés, et nous aimons alors l'homme qui nous domine comme un Dieu, comme un enfant, comme un frère, comme un mari, comme tout ce que la femme peut aimer. Il excite et subjugue toutes nos fibres vitales, j'en conviens, et les sens y jouent un grand rôle à leur tour. Mais la femme qui peut connaître le plaisir sans l'enthousiasme est une brute, et je te déclare que l'enthousiasme est mort en moi. J'ai eu trop de déceptions, j'ai trop d'expérience, et par-dessus tout cela, je suis trop fatiguée. Tu sais comme je me suis dégoûtée du théâtre tout à coup, par lassitude, quoique je fusse dans toute ma force physique. Mon imagination était rassasiée, épuisée. Je ne trouvais plus dans le répertoire universel un seul rôle qui me parût vrai, et quand j'essayais d'en faire un à mon gré, je m'apercevais, après l'avoir joué une seule fois, que je n'avais pas rendu mon sentiment en l'écrivant. Je ne le disais pas bien, parce qu'il n'était pas bon, ce rôle, et je n'étais pas dupe de moi-même quand le public essayait de me tromper en applaudissant. Eh bien, je suis arrivée au même point pour l'amour: j'ai usé trop vite les cordes de l'illusion.

«L'amour est un prisme, continua la Floriani. C'est un soleil que nous portons au front et par lequel notre être intérieur s'illumine. Qu'il s'éteigne, et tout retombe dans la nuit! Maintenant, je vois la vie et les hommes tels qu'ils sont. Je ne peux plus aimer que par charité; c'est ce que j'ai fait pour Vandoni, mon dernier amant. Je n'avais plus d'enthousiasme, j'étais reconnaissante de son affection, touchée de sa souffrance, je me dévouais; je n'étais pas heureuse, je n'avais pas même d'ivresse. C'était une immolation perpétuelle, insensée, contre nature. Tout à coup, cette situation me fit horreur, je me trouvai avilie. Je ne pus supporter le reproche de mes amours passés, parce que, de tous ces amours où je m'étais jetée naïvement et aveuglément, aucun ne me paraissait aussi coupable que celui que j'essayais de faire durer en dépit de moi-même… Oh! que de choses j'aurais à vous dire là-dessus, mon ami! mais vous êtes encore trop jeune, vous ne me comprendriez pas.

– Parle! parle! s'écria Salvator, qui était devenu pensif; et, retenant fortement la main de Lucrezia dans la sienne: Fais que je te connaisse bien, lui dit-il, afin que je continue à t'aimer comme ma sœur, ou que j'aie le courage de t'aimer autrement. Vois, je suis calme, parce que je suis attentif.

– Aime-moi comme ta sœur, et non autrement, reprit-elle; car moi je ne puis voir en toi qu'un frère. C'est ainsi que j'aimais Vandoni, et depuis des années. Je l'avais connu au théâtre, où il ne brillait pas par son talent, mais où il se rendait utile par son activité, son dévouement et sa bonté. Un soir… à la campagne, près de Milan, un beau soir d'été, comme celui-ci! il me faisait raconter l'histoire de ma rupture avec le chanteur Tealdo Soavi, le père de ma chère petite Béatrice. Celui-là, je l'avais aimé avec passion; mais c'était une âme lâche et perverse. Il prétendait vouloir m'épouser, et il était marié! Je ne tenais point au mariage; mais, à la vérité, je ne pus apprendre sans horreur qu'il savait mentir si longtemps et si habilement. Je fus amère et emportée dans mes reproches; il me quitta au moment où j'allais devenir mère. Je n'aurais pas eu le courage de le chasser, mais j'eus celui de ne pas le rappeler.

«Béatrice n'avait encore qu'un an lorsque le pauvre Vandoni, qui s'était fait mon serviteur, mon cavalier-servant, mon âme damnée, et qui m'aimait depuis bien longtemps sans oser me le dire, en écoutant le récit de mes chagrins, se jeta à mes pieds: – «Aime-moi, me dit-il, et je te consolerai de tout. Je réparerai, j'effacerai tout le mal qu'on t'a fait. Je sais bien que tu n'auras pas de passion pour moi; mais cède à la mienne, et peut-être que l'amour qui me consume se communiquera à ton cœur. D'ailleurs, avec ton amitié et ta confiance, je serai encore le plus heureux, le plus reconnaissant des hommes.»

«Je résistai longtemps. J'avais tant d'amitié pour lui, en effet, que l'amour m'était impossible. Je voulus l'éloigner; il voulut sérieusement se tuer. J'essayai de vivre chastement près de lui; il devint comme fou. Je cédai; je crus que je commettais un inceste, tant j'eus de honte, de douleur et de larmes, au lieu d'ivresse, dans ses bras.

«Ses transports pourtant m'attendrirent, et, pendant quelque temps, j'eus avec lui une existence assez douce. Mais il avait compté que son exaltation serait à la fin partagée. Quand il vit qu'il s'était trompé et que je n'étais pour lui qu'une compagne douce et dévouée, il n'eut pas la modestie de se dire que je le connaissais trop pour avoir de l'enthousiasme, et que, plus je le connaîtrais, moins l'enthousiasme pourrait venir. Il était jeune, beau, plein de cœur; il ne manquait ni d'esprit ni d'instruction; il ne concevait pas qu'il ne pût exercer sur moi aucun prestige… Ni toi non plus, peut-être, Salvator? Je vais te dire pourquoi il n'en exerçait point.

«Ce n'est pas au mérite de l'être aimé qu'il faut mesurer la puissance de l'amour que nous éprouvons. L'amour vit de sa propre flamme pendant un certain temps, et même il s'allume en nous sans consulter notre expérience et notre raison. Ce que je te dis là est banal dans l'exemple, et tous les jours on voit des êtres sublimes ne rencontrer qu'ingratitude et trahison, tandis que des âmes perverses ou misérables inspirent des passions violentes et tenaces.

«On le voit, on le constate et l'on s'en étonne toujours, parce qu'on n'en recherche pas la cause, parce que l'amour est un sentiment de nature mystérieuse, que tout le monde subit sans le comprendre. Ce sujet est si profond qu'il est effrayant d'y penser, et pourtant, ne pourrait-on essayer sérieusement ce qui n'a été qu'aperçu d'une manière vague? Ne pourrait-on l'étudier, l'analyser, le comprendre et le connaître jusqu'à un certain point, ce sentiment délicieux et terrible, le plus grand que l'espèce humaine ressente, celui auquel nul ne se soustrait, et qui, pourtant, prend autant de formes et d'aspects différents qu'il existe d'individualités sur la terre? Ne pourrait-on du moins saisir son essence métaphysique, découvrir la loi de son idéal, et savoir ensuite, en s'interrogeant soi-même, si c'est un amour noble et juste, ou bien un amour funeste et insensé qu'on porte en soi?

– Voilà de grandes préoccupations, Lucrezia! dit Salvator, et, puisque tu en es à ce point de méditation, je vois bien que tu n'es plus sous l'empire des passions.

– Ce ne serait pas une raison, reprit-elle. On peut éprouver de grandes émotions et s'en rendre compte. C'est peut-être un malheur; mais j'ai cette faculté, je l'ai toujours eue; et, au milieu des plus grands orages de ma jeunesse, ma pensée se dévorait elle-même pour voir clair dans la tempête qui la bouleversait; je ne conçois même pas que, dans la passion, on ait une autre contention d'esprit que celle-là. Je sais bien qu'elle n'aboutit pas; que, plus on cherche à voir clair en soi, plus la vue se trouble; mais cela vient, comme je te l'ai dit, de ce que la loi de l'amour n'est pas connue, et de ce que le catéchisme de nos affections est encore à faire.

– Ainsi, dit Salvator, tu as beaucoup cherché, toi, et tu n'as pas trouvé le mot de l'énigme!

– Non, mais je pressens quelque chose, c'est qu'il est dans l'Évangile.

– L'amour dont nous parlons ici n'est pas dans l'Évangile, ma pauvre amie. Jésus l'a proscrit, il l'a ignoré. Celui qu'il nous enseigne s'étend à l'humanité collective, et ne se concentre pas sur un seul être.

– Je n'en sais rien, répondit-elle; mais il me semble que tout ce que Jésus a dit et pensé n'est pas assez compris dans l'Évangile, et je jurerais qu'il n'était pas aussi ignorant sur l'amour qu'on veut bien le dire. Qu'il ait vécu vierge, je le veux bien, il n'en a que mieux saisi le côté métaphysique de l'amour. Qu'il soit Dieu, je le veux bien encore; je vois alors, dans son incarnation, un mariage avec la matière, une alliance avec la femme, qui ne me laisse pas de doutes sur la pensée divine. Ne te moque donc pas de moi quand je te dis que Jésus a mieux compris l'amour que qui que ce soit; remarque bien sa conduite avec la femme adultère, avec la Samaritaine, avec Marthe et Marie, avec Madeleine; sa parabole des ouvriers de la douzième heure, si sublime et si profonde! Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il pense, tend à nous montrer l'amour plus grand dans sa cause que dans son objet, faisant bon marché de l'imperfection des êtres, et s'excitant à être d'autant plus vaste et plus ardent que l'humanité est plus coupable, plus faible et moins digne de ce généreux amour.

– Oui, tu fais là la peinture de la charité chrétienne.

– Eh bien, l'amour, le grand, le véritable amour, n'est-il pas la charité chrétienne appliquée et comme concentrée sur un seul être?

– Utopie! l'amour est le plus égoïste des sentiments, le plus inconciliable avec la charité chrétienne.

– L'amour, tel que vous l'avez fait, misérables hommes! s'écria la Lucrezia avec feu; mais l'amour que Dieu nous avait donné, celui qui, de son sein, aurait dû passer, pur et brûlant, dans le nôtre, celui que je comprends, moi, que j'ai rêvé, que j'ai cherché, que j'ai cru saisir et posséder quelquefois dans ma vie (hélas! le temps de faire un rêve et de s'éveiller en sursaut), celui pourtant auquel je crois comme à une religion, bien que j'en sois peut-être le seul adepte et que je sois morte à la peine de le poursuivre… celui-là est calqué sur l'amour que Jésus-Christ a ressenti et manifesté pour les hommes. C'est un reflet de la charité divine, il obéit aux mêmes lois; il est calme, doux, et juste avec les justes. Il n'est inquiet, ardent, impétueux, passionné en un mot, que pour les pécheurs. Quand tu verras deux époux, excellents l'un pour l'autre, s'aimer d'une manière paisible, tendre et fidèle, dis que c'est de l'amitié; mais quand tu te sentiras, toi, noble et honnête homme, violemment épris d'une misérable courtisane, sois certain que ce sera de l'amour, et n'en rougis pas! C'est ainsi que le Christ a chéri ceux qui l'ont sacrifié!

«C'est ainsi que, moi, j'ai aimé Tealdo Soavi. Je le savais bien égoïste, vaniteux, ambitieux, ingrat, mais j'en étais folle! Quand je le connus infâme, je le maudis, mais je l'aimais encore. Je l'ai pleuré avec une amertume si âcre que, depuis ce temps-là, j'ai perdu la faculté d'aimer un autre homme. J'ai paru vite consolée, et, maintenant, je le suis certainement; mais le coup a été si violent, la blessure si profonde, que je n'aimerai plus!»

La Floriani essuya une larme qui coulait lentement sur sa joue pâle et calme. Sa figure n'exprimait aucune irritation, mais sa tranquillité avait quelque chose d'effrayant.

IX

– Ainsi, c'est à cause d'un scélérat que tu n'as pu aimer un honnête homme? dit Salvator ému: tu es une étrange femme, Lucrezia!

– Et quel besoin cet homme avait-il de mon amour? reprit-elle. N'était-il pas assez heureux par lui-même, de se sentir juste, bien organisé, sage, en paix avec sa conscience et avec les autres? Il demandait mon amitié pour récompense d'une bonne vie et d'un long dévouement. Il l'eut, et ne voulut pas s'en contenter. Il demanda de la passion; il lui fallait de l'inquiétude, des tourments. Il ne dépendait pas de moi d'être malheureuse à cause de lui. Il ne put me pardonner de vouloir le rendre heureux.

– Voilà bien des paradoxes, mon amie, j'en suis épouvanté! Tu dis de fort belles choses, mais si l'on voulait te résumer, ce serait difficile. L'amour, dis-tu, est généreux, sublime et divin. Le Christ lui-même nous l'a enseigné indirectement en nous enseignant la charité. C'est la compassion poussée jusqu'à l'emportement, le dévouement jusqu'au délire. Cela, par conséquent, n'entre que dans les grands cœurs. Alors les grands cœurs sont condamnés à l'enfer dès cette vie, puisqu'ils ne brûlent de ce feu sacré que pour les méchants et les ingrats.

– Mais cela est certain! s'écria la Floriani, l'énigme de la vie n'a pas d'autre mot: sacrifice, torture et lassitude. Voilà pour la jeunesse, pour la force de l'âge et pour la vieillesse.

– Et les justes ne connaîtront pas le bonheur d'être aimés, par conséquent?

– Non, tant que le monde ne changera pas, et avec lui le cœur humain. Si Jésus revient dans d'autres temps, comme il l'a promis, il donnera, j'espère, de plus douces lois à une nouvelle race d'hommes; mais aussi cette race vaudra mieux que nous.

– Ainsi, point d'amour partagé, point d'ivresse pure pour nos générations?

– Non, non, trois fois non!

– Tu me fais peur, âme désespérée!

– C'est que tu veux voir le bonheur dans l'amour: il n'y est point. Le bonheur, c'est le calme, c'est l'amitié; l'amour, c'est la tempête, c'est le combat.

– Eh bien! moi, je vais te définir un autre amour: l'amitié, par conséquent le calme, uni à la volupté; c'est-à-dire, la jouissance, le bonheur.

– Oui, c'est là l'idéal du mariage. Je ne le connais pas, bien que je l'aie rêvé et poursuivi.

– Et de ce que tu l'ignores, tu le nies?

– Salvator, as-tu jamais rencontré deux amants ou deux époux qui s'aimassent absolument de la même manière, avec autant de force ou de calme l'un que l'autre?

– Je ne sais pas… je ne crois pas!

– Moi, je suis bien sûre que non. Dès que la passion s'empare de l'un des deux (et c'est inévitable!) l'autre s'attiédit, la souffrance arrive, et le bonheur est troublé, sinon perdu. Dans la jeunesse, on cherche à s'aimer, dans l'âge fait, on s'aime en se torturant, dans l'âge mûr, on s'aime, mais l'amour est parti!

– Eh bien, dans l'âge mûr, tu te marieras, je le vois; tu feras un mariage de raison, de douce sympathie, et tu vivras heureuse par l'amitié conjugale. C'est là ton rêve, n'est-ce pas?

– Non, Salvator, l'âge mûr est venu pour moi. Mon cœur a cinquante ans, mon cerveau en a le double, et je ne crois pas que l'avenir me rajeunisse. Il aurait fallu n'aimer qu'un seul homme, traverser avec lui toutes les vicissitudes, souffrir avec lui, pour lui, et lui conserver le dévouement angélique que le Christ nous a enseigné. Cette vertu aurait pu alors compter sur sa récompense. La vieillesse serait venue tout guérir, et je me serais endormie doucement auprès du compagnon de ma vie, sûre d'avoir accompli mon devoir jusqu'au bout, et de lui avoir consacré un dévouement utile.

– Que ne l'as-tu fait? Tu avais tant pardonné à ton premier amant! Quand je t'ai connue, tu semblais résolue à pardonner éternellement au second!

– J'ai manqué de patience, la foi m'a abandonnée; j'ai obéi à la faiblesse de la nature humaine, au découragement, à la folle espérance d'être heureuse par un autre. Je me suis trompée. Les hommes ne peuvent nous savoir gré de l'héroïsme que nous avons eu pour d'autres que pour eux; ils nous en font un crime et un reproche, au contraire, et plus nous nous sommes dévouées avant de les connaître, plus ils nous jugent incapables de nous dévouer pour eux.

– N'est-ce pas vrai?

– Cela devient vrai après un certain nombre d'erreurs et d'entraînements. L'âme s'épuise, l'imagination se glace, le courage s'en va, les forces nous abandonnent. C'est là où j'en suis! Si je disais maintenant à un homme que je suis capable d'aimer, je mentirais effrontément.

– Ah! tu n'as jamais été coquette, ma pauvre Floriani, et je vois que tu ne pourrais devenir galante!

– Tu me plains donc à cause de cela?

– Je me plains, moi! car, malgré tout ce que tu me dis là, et peut-être à cause de cela même, je me sens éperdument amoureux de toi.

– En ce cas, bon soir, mon bon Salvator, tu partiras demain.

– Tu le veux? Ah! si tu pouvais le vouloir!

– Qu'est-ce à dire?

– Que je resterais malgré toi, et que j'aurais de l'espoir.

– Tu t'imaginerais que je te crains? Tu n'étais pas fat, et tu l'es devenu.

– Non, je ne suis pas devenu fat; mais je ne sais pourquoi tu veux me faire croire que tu es devenue invulnérable. N'as-tu jamais eu de caprices?

– Jamais!

– Ah! par exemple!

– Ecoute, j'ai eu des entraînements violents, aveugles, coupables! je ne le nie pas; mais ce n'étaient pas des caprices. On appelle ainsi une intrigue de plaisir qui dure huit jours… Mais il y a aussi des passions de huit jours!..

– Il y a même des passions d'une heure! s'écria Salvator avec emportement.

– Oui, répondit-elle, des illusions si soudaines et si puissantes qu'elles font place à l'aversion et à l'épouvante en se dissipant. Les passions les plus courtes ont pu être les mieux senties; on les pleure et on en rougit toute la vie.

– Pourquoi donc en rougir si elles sont sincères? On peut être bien sûr au moins que celles-là sont partagées.

– On n'en est pas plus sûr que des autres.

– Ce qui est spontané, irrésistible, est légitime et de droit divin.

– Le droit du plus fort n'est pas le droit divin, répondit la Floriani en se dégageant des bras de Salvator. Mon ami, pourquoi viens-tu m'outrager dans ma demeure? Je n'ai pas d'enthousiasme pour toi.

– Lucrèce! Lucrèce! tu ne te tuerais pas demain matin?

– Lucrèce eut tort de se tuer. Sextus ne l'avait point possédée! Celui-là même qui a surpris les sens d'une femme n'a pas été son amant.

– Ah! tu as raison, ma chère Floriani, dit Salvator en se mettant à ses genoux. Veux-tu me pardonner?

– Oui, sans doute, dit-elle en souriant. Nous sommes seuls et il est minuit. Je n'ai pas d'amant, et je t'ai reçu. Ce qui se passe en toi n'est pas ta faute, mais la mienne. Il faudra donc que je renonce, pendant dix ans encore, à voir mes amis! c'est triste.

– Oh! ma chère Floriani, vous pleurez, je vous ai offensée!

– Non, pas offensée. Ma vie n'a pas été assez chaste pour que j'aie le droit de m'offenser d'un désir exprimé brutalement.

– Ne parle pas ainsi, je te respecte et je t'adore.

– C'est impossible. Tu es homme et tu es jeune, voilà tout.

– Foule-moi aux pieds, mais ne dis pas que je n'ai que des sens auprès de toi. Mon cœur est ému, ma tête exaltée, et ton refus, loin de m'irriter, augmente encore mon respect et mon affection. Oublie que je t'ai fait de la peine. Mon Dieu! comme te voilà pâle et triste! Malheureux fou que je suis, j'ai réveillé le souvenir de toutes tes douleurs! Ah! tu pleures, tu pleures amèrement! Tu me donnes envie de me tuer, tant je me méprise!

– Pardonne-toi, comme je te pardonne, dit la Floriani avec douceur, en se levant et en lui tendant la main. J'ai tort de m'affecter d'un hasard que j'aurais dû prévoir. J'en aurais ri autrefois! Si j'en pleure aujourd'hui, c'est que je croyais être déjà entrée pour toujours dans une vie de calme et de dignité. Mais il n'y a pas assez longtemps que j'ai rompu avec la faiblesse et la folie pour qu'on me croie sage et forte. Ces entretiens sur l'amour, ces épanchements, ces confidences entre un homme et une femme, la nuit, sont dangereux, et si tu as eu de mauvaises pensées, tout le tort en est à mon imprudence. Mais ne prenons pas cela trop au sérieux, dit-elle en essuyant ses yeux et en souriant à son ami avec une admirable mansuétude. Je dois accepter cette mortification en expiation de mes fautes passées, quoique je n'en aie jamais commis de ce genre. Peut-être aurais-je mieux fait d'être galante que d'être passionnée! Je n'aurais nui qu'à moi-même, au lieu que ma passion a brisé d'autres cœurs que le mien. Mais que veux-tu, Salvator? Je n'étais pas née pour les mœurs philosophiques, comme on les appelait autrefois… ni toi non plus, mon ami, tu vaux mieux que cela. Ah! par respect pour toi-même, ne demande pas aux femmes du plaisir sans amour! autrement, tu cesseras d'être jeune avant d'être vieux, et c'est la pire de toutes les existences morales.

– Lucrezia, tu es un ange, dit Salvator; je t'ai outragée, et tu me parles comme une mère à son fils… Laisse-moi embrasser tes pieds, je ne suis plus digne d'embrasser ton front. Je ne l'oserai plus jamais, je crois!

– Viens embrasser des fronts plus purs, lui dit-elle en passant son bras sous celui de Salvator. Viens dans ma chambre.

– Dans ta chambre! dit-il tout tremblant.

– Oui, dans ma chambre, reprit-elle avec un rire franc où il ne restait plus aucune amertume; et, lui faisant traverser un boudoir, elle l'entraîna dans une pièce tendue de blanc, où quatre petits lits couleur de rose entouraient une sorte de hamac piqué suspendu par des cordons de soie. Les quatre enfants de la Floriani reposaient dans ce sanctuaire et formaient comme un rempart autour de sa couche volante.

– J'étais très-voluptueuse pour mon sommeil autrefois, lui dit-elle, et j'avais de la peine à me réveiller dans la nuit pour soigner mes enfants après les fatigues du théâtre et du monde. Depuis que je goûte le bonheur de vivre pour eux et avec eux, à toutes les heures du jour et de la nuit, je me suis faite à des habitudes plus vigilantes; je perche comme un oiseau sur la branche à côté de son nid, et mes enfants ne font pas un mouvement que je n'entende et que je ne surveille. Tu vois! pour deux heures que je les ai quittés, j'ai été punie, j'ai eu du chagrin. Si je m'étais couchée à dix heures avec eux, comme de coutume, je ne me serais pas souvenue du passé… Ah! le passé, c'est mon ennemi!

– Ton passé, ton présent, ton avenir sont adorables, Lucrezia, et je donnerais toute ma vie pour avoir été toi un seul jour. J'en serais fier, et ce jour ferait l'orgueil et le bonheur de ma mémoire. Adieu! nous partirons, mon ami et moi, à la pointe du jour. Permets que j'embrasse tous tes enfants, et donne-moi ta bénédiction. Elle me sanctifiera, et quand nous nous reverrons, je serai digne de toi.

Quand Salvator Albani entra dans sa chambre, il était près d'une heure du matin. Il y pénétra avec précaution, et s'approcha de son lit sur la pointe du pied, dans la crainte de réveiller son ami, dont le silence et l'immobilité lui faisaient croire qu'il dormait.

Cependant, avant d'éteindre sa lumière, le jeune comte alla doucement, selon son habitude, entr'ouvrir un peu le rideau du prince, afin de s'assurer qu'il dormait paisiblement. Il fut surpris de lui voir les yeux ouverts et fixés sur lui, comme s'il interrogeait tous ses mouvements.

– Tu ne dors pas, mon bon Karol? Je t'ai éveillé, lui dit-il.

– Je n'ai pas dormi, répondit le prince d'un ton où perçait une sorte de tristesse et de reproche. J'étais inquiet de toi.

– Inquiet! dit Salvator, feignant de ne pas comprendre: sommes-nous dans un repaire de brigands? Tu oublies que nous avons fait halte dans une bonne villa, chez des personnes amies.

– Nous avons fait halte! dit Karol avec un soupir étrange: c'est ce que je craignais!

– Oh! oh! ton pressentiment n'est pas dissipé? Eh bien, tu en seras bientôt délivré. La halte ne sera pas longue. Je vais me jeter pendant deux heures sur mon lit, et nous partirons encore avant le lever du soleil.

– Se retrouver et se quitter ainsi! reprit le prince en s'agitant sur son chevet avec angoisse: c'est étrange… c'est affreux!

– Comment! comment! que dis-tu là? Tu désires que nous restions!

– Non, certes, pas pour moi; mais pour toi, je suis effrayé d'une telle facilité de séparation, après une telle facilité de rapprochement.

– Voyons, mon bon Karol, tu divagues, s'écria Salvator en s'efforçant de rire; je comprends tes soupçons et tes accusations un peu hasardées… un peu dures… Tu t'imagines que je sors d'un tête-à-tête enivrant, et que, satisfait d'une agréable et facile aventure, je m'apprête à partir sans saluer la compagnie, sans regrets, sans amour, en un mot? Grand merci!

– Salvator, je n'ai rien dit de tout cela; tu me fais parler pour me chercher querelle.

– Non, non, ne nous querellons pas; ce n'est pas le moment, dormons. Bonsoir!

Et en gagnant son lit, où il se jeta avec un peu d'humeur, Salvator murmura entre ses dents: Comme tu y vas, toi! Que ces gens vertueux sont donc charitables! Ah! ah! c'est très-plaisant, cela!

Mais il ne riait pas de bien bon cœur. Il sentait qu'il était coupable, et que si la Floriani eût voulu être aussi folle que lui, l'accusation du prince n'eût porté que trop juste.

Yosh cheklamasi:
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28 sentyabr 2017
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Ushbu kitob bilan o'qiladi