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Kitobni o'qish: «Lucrezia Floriani», sahifa 11

Shrift:

«Les enfants élevés au milieu d'un danger le connaissent fort bien, répondit-elle; et quand il en tombe quelqu'un dans notre lac, c'est toujours un enfant étranger, qui y est venu en promenade, et qui ne sait pas se préserver. Célio nage comme un poisson, et Stella, toute folle qu'elle est ce soir, veillera comme une mère sur sa petite sœur. D'ailleurs, nous les suivrons et ne les perdrons pas de vue.»

Karol ne put venir à bout de se tranquilliser. Il ressentait l'angoisse des sollicitudes paternelles malgré lui, et, depuis qu'il avait vu Célio se faire une blessure, il avait la tête remplie de catastrophes imprévues. Enfin, sa paix était troublée au moral et au physique, à partir de ce jour néfaste, où il ne s'était pourtant rien passé de marquant pour les autres, mais où l'habitude et le besoin de souffrir s'étaient réveillés en lui.

La promenade fut pourtant très-paisible. Le lac était superbe aux reflets du couchant; les enfants s'étaient calmés et prenaient un plaisir sérieux à voir tendre les filets du grand-père dans une petite anse fleurie et embaumée. Salvator ne parlait plus de Venise, et, par un heureux hasard, le nom de Boccaferri ne venait plus sur ses lèvres. La Floriani cueillit des nénuphars, et, sautant d'une barque dans l'autre, avec une légèreté et une adresse qu'on n'eût pas attendues d'une personne un peu lourde en apparence dans ses formes, mais qui rappelaient ses habitudes de jeunesse, elle orna de ces belles fleurs la tête de ses filles.

Karol commençait à se radoucir intérieurement. Le vieux Menapace guidait la barque avec un aplomb et une expérience consommés à travers les rochers et les troncs d'arbres entassés au rivage. Aucun enfant ne se noyait, et Karol s'habituait à les voir courir d'un bord à l'autre, diriger le gouvernail et se pencher sur l'eau, sans tressaillir à chacun de leurs mouvements.

La brise du soir s'élevait suave et charmante, apportant le parfum de la vigne en fleurs et de la fève à odeur de vanille.

Mais il était écrit que cette journée finirait l'extase tranquille de Karol et marquerait pour lui le commencement d'une série de petites souffrances inexprimables. Salvator trouva que les nénuphars étaient si beaux que la Floriani devait en mettre aussi dans ses cheveux noirs. Elle s'y refusa, disant qu'elle avait assez subi au théâtre le poids des coiffures et des ornements, et qu'elle était heureuse de ne plus sentir sur sa tête la gêne d'une seule épingle. Mais Karol partageait le désir de son ami, et elle consentit à ce qu'il passât quelques fleurs dans ses tresses splendides.

Tout allait bien, excepté la coiffure que Karol arrangeait sans art et sans adresse, tant il craignait de faire tomber un seul cheveu de cette tête chérie. Salvator eut la malheureuse idée de s'en mêler. Il défit l'ouvrage du prince, et, prenant à deux mains la riche chevelure de la Floriani, il la roula sans façon et l'entremêla de roseaux et de fleurs, selon son goût. Il réussit fort bien, car il avait de l'habileté pour ce qu'on appelle trivialement le tripotage, expression trop familière, mais difficile à remplacer. Il entendait bien la statuaire au point de vue de l'ornementation.

Il fit à la Floriani une coiffure digne d'une naïade antique, en lui disant: «Est-ce que tu ne te souviens pas qu'à Milan, quand je me trouvais dans ta loge pendant ta toilette, j'y mettais toujours la dernière main?

– C'est vrai, répondit-elle, je l'avais oublié; tu avais un don particulier pour donner du caractère aux ornements, pour trouver l'assortiment heureux des couleurs, et je t'ai souvent consulté pour mes costumes.

– Tu n'y crois pas, Karol? repris Salvator en s'adressant à son ami, qui avait fait le mouvement d'un homme qui reçoit un coup d'épingle; regarde-la, comme elle est belle! Tu n'aurais jamais trouvé comme moi ce qui convenait à la ligne de son front, au volume de sa tête et à la puissance de sa nuque. Tu ne la dégageais pas assez. Elle avait l'air d'une madone avec ta coiffure, et ce n'est point là le caractère de sa beauté. Elle est déesse maintenant. Prosternons-nous, faibles mortels, et adorons la nymphe du lac!»

En parlant ainsi, Salvator pressa d'un lourd baiser les genoux de la Floriani, et Karol tressaillit comme un homme qui reçoit un coup de poignard.

XX

Le pauvre enfant avait oublié que Salvator était aussi amoureux que lui, dans un sens, de la Floriani; qu'il lui avait sacrifié de grand cœur ses prétentions, mais non sans effort et sans regret. Comme Karol ne comprenait rien à ce genre d'amour, il ne s'était pas rendu compte de ce que son ami avait pu souffrir en le voyant devenir maître des biens qu'il convoitait. Il s'était dit que la première belle femme que Salvator rencontrerait lui ferait oublier ce désir insensé.

Ou plutôt, il ne s'était rien dit du tout, il n'aurait pas eu le courage d'examiner le côté scabreux d'une telle situation. Il avait écarté le souvenir de la première nuit passée à la villa Floriani, des tentations et des tentatives de Salvator, et même des embrassades du lendemain matin, lorsqu'il avait cru dire à Lucrezia un long adieu. La crise de la maladie et le miracle du bonheur avaient tout effacé de l'esprit du prince. Il s'était habitué en un jour, en un instant, à ne plus rien juger, à ne plus rien comprendre; et de même, en un jour, en un instant, il recommençait à trop juger, à trop comprendre, c'est-à-dire à tout commenter avec excès et à souffrir de tout.

Certes, Salvator Albani avait renoncé de bonne foi à voir la Floriani avec d'autres yeux que ceux d'un frère. Mais il y avait en lui un fonds de sensualité italienne qui l'empêchait d'arriver jusqu'à la chasteté d'un moine. S'il eût eu deux sœurs, une belle et une laide, il eût, sans nul doute, et sans se rendre compte de son propre instinct, préféré la belle, eût-elle été moins aimable et moins bonne que l'autre. Enfin, entre deux sœurs également belles, mais dont l'une aurait connu l'amour, et l'autre la vertu seulement, il aurait été bien plus l'ami de celle qui eût compris le mieux ses faiblesses et ses passions.

L'amour était son Dieu, et toute belle femme au cœur tendre en était la prêtresse. Il pouvait l'aimer avec désintéressement, mais non la voir sans émotion. L'amour de la Floriani pour son ami ne le dérangeait donc point dans son admiration et dans son plaisir, lorsqu'il la contemplait et respirait son haleine. Il aimait tout autant qu'auparavant à toucher ses bras, ses cheveux, et jusqu'à son vêtement, et l'on comprend bien que Karol était jaloux de ces choses-là, presque autant que du cœur de sa maîtresse.

La Floriani, qui le croirait? était d'une nature aussi chaste que l'âme d'un petit enfant. C'est fort étrange, j'en conviens, de la part d'une femme qui avait beaucoup aimé, et dont la spontanéité n'avait pas su faire plusieurs parts de son être pour les objets de sa passion. C'était probablement une organisation très-puissante par les sens, quoiqu'elle parût glacée aux regards des hommes qui ne lui plaisaient point. C'est qu'en dehors de son amour, où elle se plongeait tout entière, elle ne voyait pas, n'imaginait pas et ne sentait pas. Dans les rares intervalles où son cœur avait été calme, son cerveau avait été oisif; et si on l'eût séparée éternellement de la vue de l'autre sexe, elle eût été une excellente religieuse, tranquille et fraîche. C'est dire qu'il n'y avait rien de plus pur que ses pensées dans la solitude, et, quand elle aimait, tout ce qui n'était pas son amant était pour elle, sous le rapport des sens, la solitude, le vide, le néant.

Salvator pouvait bien l'embrasser, lui dire qu'elle était belle, et frémir un peu en pressant son bras contre le sien: elle s'en apercevait encore moins que le jour où, ne prévoyant pas que Karol l'aimait déjà, il avait été forcé de lui parler clairement et hardiment pour lui faire comprendre ses désirs.

Toute femme comprend pourtant bien le regard et l'inflexion de voix qui lui parlent d'amour d'une manière détournée. Les femmes du monde ont, à cet égard, une pénétration qui va souvent au delà de la vérité, et, souvent aussi, leur empressement à se défendre, avant qu'on les attaque sérieusement, est une provocation de leur part et un encouragement à l'audace. La Floriani, au contraire, dans son expressive bienveillance, mettait tout sur le compte de la sympathie qu'elle avait excitée comme artiste, ou de l'amitié qu'elle inspirait comme femme. Elle était brusque et ennuyée avec les hommes qui lui inspiraient de la défiance et de l'éloignement; mais, avec ceux qu'elle estimait, elle avait le cœur sur la main; elle eût cru manquer à la sainteté de l'amitié en se tenant trop sur ses gardes. Elle savait bien que quelque mauvaise pensée pouvait leur passer par la tête. Mais elle avait pour règle de ne pas paraître s'en apercevoir, et, tant qu'on ne la forçait point à se montrer sévère, elle était douce et abandonnée. Elle pensait que les hommes sont comme des enfants, avec lesquels il faut plus souvent détourner la conversation et distraire l'imagination que répondre et discuter sur des sujets délicats et dangereux.

Karol, qui aurait dû comprendre la solidité de ce caractère simple et droit, ne le connaissait pourtant pas. Sa folie avait commis l'erreur gigantesque de se figurer qu'elle devait avoir l'austérité de manières et le maintien glacial d'une vierge, avec tout autre qu'avec lui. Il n'en voulut pas démordre, comprendre la réalité de cette nature, et l'aimer pour ce qu'elle était. Pour l'avoir placée trop haut dans les fantaisies de son cerveau, voilà qu'il était tout prêt à la placer trop bas, et à croire qu'entre le sensualisme invincible de Salvator et les instincts secrets de la Floriani, il y avait de funestes rapprochements à craindre.

Ils revenaient à la villa avec le lever de Vesper, qui montait blanc comme un gros diamant dans le ciel encore rose. Ils glissaient sur la surface limpide de ce lac que la Floriani aimait tant, et que Karol recommençait à détester. Il gardait le silence; Béatrice s'était endormie dans les bras de sa mère; Célio gouvernait la barque de Menapace, qui s'était assis, dans une muette contemplation; Stella, svelte et blanche, rêvait aux étoiles, ses patronnes, et Salvator Albani chantait d'une belle voix fraîche, que la sonorité de l'onde portait au loin. Personne autre que Karol, le plus pur et le plus irréprochable de tous, peut-être, ne songeait à mal. Il leur tournait le dos, à tous, pour ne point voir ce qui n'existait pas, ce à quoi personne ne songeait; et, au lieu des Ondines du lac, il se sentait poussé par les Euménides.

Ne l'avait-on pas trompé? Salvator ne s'était-il pas grossièrement joué de lui en lui disant que jamais il n'avait été l'amant de la Floriani? Avec tous les beaux raisonnements spécieux qu'il lui avait maintes fois entendu faire sur l'amitié qu'on peut avoir pour les femmes, et dans laquelle il entrait toujours, selon Salvator, un peu d'amour, étouffé ou déguisé; avec les ménagements dont il le supposait capable pour lui laisser goûter le bonheur sans se faire conscience d'un mensonge, il pouvait bien avoir été heureux la nuit de leur arrivée, et l'avoir nié avec aplomb l'instant d'après. La Floriani ne lui devait rien alors, et Karol s'imaginait être bien généreux en prenant la résolution de ne jamais l'interroger à cet égard.

Et puis, en supposant qu'elle eût résisté cette fois-là, était-il probable que, dans cette vie abandonnée à toutes les émotions, lorsque Salvator assistait à sa toilette dans sa loge, et portait même les mains sur sa parure, lorsque, toute palpitante des fatigues ou des triomphes de la scène, elle venait se jeter près de lui sur un sofa, seule avec lui peut-être… était-il possible qu'il n'eût pas cherché à profiter d'un instant de désordre dans son esprit et d'excitation dans ses nerfs? Salvator était si ardent et si audacieux avec les femmes! N'avait-il pas encouru la disgrâce de la princesse Lucie pour avoir osé lui dire qu'elle avait une belle main? Et de quoi n'était pas capable, avec la Lucrezia, un homme qui n'était pas demeuré tremblant et muet auprès de Lucie?

Alors le terrible parallèle, si longtemps écarté, commença à s'établir dans l'esprit du prince: une princesse, une vierge, un ange! – Une comédienne, une femme sans mœurs, une mère qui pouvait compter trois pères à ses quatre enfants, sans jamais avoir été mariée, et sans savoir où étaient maintenant ces hommes-là!

L'horrible réalité se levait devant ses yeux effarés, comme une Gorgone prête à le dévorer. Un tremblement convulsif agitait ses membres, sa tête éclatait. Il croyait voir des serpents venimeux ramper à ses pieds, sur le plancher de la barque, et sa mère remonter vers les étoiles, en se détournant de lui avec horreur.

La Floriani sommeillait dans son rêve d'éternel bonheur; et quand elle lui prit la main pour descendre sur le rivage, sans réveiller sa fille, elle remarqua seulement qu'il avait froid, quoique la soirée fût tiède.

Elle s'inquiéta un peu de sa physionomie lorsqu'elle le revit aux lumières; mais il fit de grands efforts pour paraître gai. La Floriani ne l'avait jamais vu gai, elle ne savait même pas si, avec cette haute et poétique intelligence, il avait de l'esprit. Elle s'aperçut qu'il en avait prodigieusement; c'était une finesse subtile, moqueuse, point enjouée au fond; mais, comme il n'y avait place en elle que pour l'engouement, elle s'émerveilla de lui découvrir un charme de plus. Salvator savait bien que cette petite gaieté mignarde et persifleuse de son ami n'était pas le signe d'un grand contentement. Mais, dans cette circonstance, il ne savait que penser. Peut-être l'amour avait-il renouvelé entièrement le caractère du prince; peut-être prenait-il désormais la vie sous un aspect moins austère et moins sombre. Salvator profita de l'occasion pour être gai tout à son aise avec lui, et crut pourtant apercevoir de temps en temps quelque chose d'amer et de sec au fond de ses heureuses reparties.

Karol ne dormit pas; cependant il ne fut point malade. Il reconnut dans cette longue et cruelle insomnie, qu'il avait plus de forces pour souffrir qu'il ne s'en était jamais attribué. L'engourdissement d'une fièvre lente ne vint pas, comme autrefois, amortir l'inquiétude de ses pensées. Il se leva comme il s'était couché, en proie à une lucidité affreuse, sans éprouver aucun malaise physique, et obsédé de l'idée fixe que Salvator le trahissait, l'avait trahi, ou songeait à le trahir.

«Il faut pourtant prendre un parti, se dit-il. Il faut rompre ou dominer, abandonner la partie ou chasser l'ennemi. Serai-je assez fort pour la lutte? Non, non, c'est horrible! Il vaut mieux fuir.»

Il sortit avec le jour, ne sachant où il allait, mais ne pouvant résister au besoin de marcher d'un pas rapide. Le sentier du parc le plus direct et le mieux battu, celui qu'il suivit machinalement, conduisait à la chaumière du pêcheur.

Il allait s'en détourner lorsqu'il entendit prononcer son nom. Il s'arrêta; on répéta le mot prince à plusieurs reprises. Karol s'approcha, perdu sous les branches éplorées des vieux saules, et il écouta.

– Bah! un prince! un prince! disait le vieux Menapace dans son dialecte, que le prince était arrivé à très-bien comprendre. Il n'en a pas la mine! J'ai vu le prince Murat dans ma jeunesse; il était gros, fort, de bonne mine, et portait des habits superbes, de l'or, des plumes. C'était là un prince! Mais celui-ci, il n'a l'air de rien du tout, et je n'en voudrais pas pour tenir mes avirons.

– Je vous assure que c'est un vrai prince, père Menapace, répondait Biffi. J'ai entendu son domestique qui appelait mon prince, sans voir que j'étais là tout auprès.

– Je te dis que c'est un prince comme ma fille était une princesse là-bas. Ils s'appellent tous comme cela au théâtre. L'autre, l'Albani, est celui qui faisait les comtes dans la comédie; mais c'est un chanteur, voilà tout!

– C'est vrai qu'il chante toute la journée, dit Biffi. Alors ce sont d'anciens camarades à la signora. Est-ce qu'ils vont rester longtemps ici?

– Voilà ce que je me demande. Il me semble que le prince, comme ils l'appellent, se trouve bien de la locanda gratis. Et si l'autre reste aussi deux mois à ne rien faire que manger, dormir et marcher tout doucement au bord de l'eau, nous ne sommes pas au bout!

– Bah, cela ne nous gêne pas. Qu'est-ce que cela nous fait?

– Cela me gêne, moi! dit Menapace en élevant la voix. Je n'aime pas à voir des paresseux et des indiscrets manger le bien de mes petits-enfants. Tu vois bien que ce sont des histrions sans cœur et sans ouvrage, qui sont venus là se refaire. Ma fille, qui est bonne, en a pitié: mais si elle recueille comme cela tous ses anciens amis, nous verrons de belles affaires! Ah! pauvre petit Célio! pauvres enfants! si je ne songeais pas à eux, ils auraient un jour le même sort que ces prétendus seigneurs-là! Allons, Biffi, es-tu prêt? Partons, va détacher la barque.

Si Salvator avait entendu cette ridicule conversation, il en eût ri aux éclats pendant huit jours. Il eût même imaginé quelque folle mystification pour aggraver les soupçons charitables du vieux pêcheur. Mais Karol fut navré. L'idée de rien de semblable ne lui eût paru possible dans sa vie. Être pris pour un histrion, pour un mendiant, et méprisé par ce vieil avare! C'était marcher dans la boue, lui qui ne trouvait que les nuages assez moelleux et assez purs pour le porter. Il faut être très-fort ou très-insouciant pour ne pas se trouver accablé d'un rôle absurde et pour n'en voir que le côté risible. D'ailleurs, on ne rit peut-être jamais de bien bon cœur de soi-même, et Karol fut si outré, qu'il sortit du parc, n'emportant pas même de l'argent sur lui, et fuyant au hasard dans la campagne, résolu, du moins il le croyait, à ne jamais remettre les pieds chez la Floriani.

Quoique sa santé eût pris, depuis sa maladie, un développement qu'elle n'avait jamais eu, il n'était pas encore très-bon marcheur, et au bout d'une demi-lieue, il fut forcé de ralentir le pas. Alors le poids de ses pensées l'accabla, et il ne se traîna plus qu'avec effort dans la direction sans but qu'il avait prise.

Si j'entendais le roman suivant les règles modernes, en coupant ici ce chapitre, je te laisserais jusqu'à demain, cher lecteur, dans l'incertitude, présumant que tu te demanderais toute la nuit prochaine, au lieu de dormir: «Le prince Karol partira-t-il ou ne partira-t-il pas?» Mais la haute idée que j'ai toujours de ta pénétration m'interdit cette ruse savante, et t'épargnera ces tourments. Tu sais fort bien que mon roman n'est pas assez avancé pour que mon héros le tranche ici brusquement et malgré moi. D'ailleurs, sa fuite serait fort invraisemblable, et tu ne croirais point qu'on puisse rompre, du premier coup, les chaînes d'un violent amour.

Sois donc tranquille, vaque à tes occupations, et que le sommeil te verse ses pavots blancs et rouges. Nous ne sommes point encore au dénouement.

XXI

Karol en était à s'adresser la même question: «Partirai-je? Est-ce que je pourrai partir? Dans un quart d'heure, ne serai-je pas forcé de revenir sur mes pas? S'il en doit être ainsi, pourquoi me fatiguer à faire un chemin inutile?

«Je partirai, s'écria-t-il en se jetant sur le gazon encore humide de rosée.» Là, son indignation se ralluma et ses forces revinrent. Il se remit en route, mais bientôt la fatigue ramena encore le doute et le découragement.

Des regrets amers remplissaient de larmes ses yeux fatigués de l'éclat du soleil levant, qui semblait venir à sa rencontre, et lui dire: «Nous marchons en sens inverse; tu vas donc me fuir et entrer dans la nuit éternelle?» Il se rappelait son bonheur de la veille, lorsqu'à pareille heure, il avait vu la Floriani entrer dans sa chambre, ouvrir elle-même sa fenêtre pour lui faire entendre le chant des oiseaux et respirer le parfum des chèvrefeuilles, s'arrêter près de son lit pour lui sourire, et, avant de lui donner le premier baiser, l'envelopper de cet ineffable regard d'amour et d'adoration plus éloquent que toutes les paroles, plus ardent que toutes les caresses. Oh! qu'il était heureux encore, à ce moment-là! Rien que le trajet du soleil autour des horizons, et tout était détruit! Il ne verrait plus jamais cette femme si tendre l'enivrer de son regard profond, et mettre, à la place des visions de la nuit, son image tranquille et radieuse devant lui! Cette main qui, en passant doucement à travers ses cheveux, semblait lui donner une vie nouvelle, ce cœur, dont le feu ne s'était jamais épuisé en fécondant le sien, ce souffle, dont la puissance entretenait en lui une sérénité jusque-là inconnue, ces douces attentions de tous les instants, cette constante sollicitude, plus assidue et plus ingénieuse encore que ne l'avait été celle de sa mère; cette maison claire et riante, où l'atmosphère semblait assouplie et réchauffée par une influence magnétique, ce silence du parc, ces fleurs du jardin, ces enfants à la voix mélodieuse qui chantaient avec les oiseaux, tout, jusqu'au chien de Célio, qui courait si gracieusement dans les herbes, poursuivant les papillons pour imiter son jeune ami: enfin, cet ensemble de choses qu'il se représentait et se détaillait pour la première fois, au moment de s'en séparer, tout cela était donc fini pour lui!

Et justement, comme il pensait au chien de Célio, ce bel animal s'élança vers lui, et, pour la première fois, le caressa avec tendresse. Il n'avait pourtant pas suivi Karol, et celui-ci crut d'abord que Célio n'était pas loin. Mais, ne le voyant pas paraître, il se rappela que la veille, Laërtes (c'était le nom du chien) avait fait une pointe sur la rive où les barques s'étaient arrêtées; qu'on l'avait rappelé en vain, et qu'en rentrant à la maison, Célio s'était inquiété de ne pas l'y trouver. On l'avait sifflé et appelé encore, pensant qu'il aurait côtoyé le lac et serait revenu par les prés; mais on s'était couché sans le retrouver; Lucrezia avait consolé son fils en lui disant que le chien avait déjà passé plusieurs fois la nuit dehors, et qu'il était trop intelligent pour ne pas retrouver, dès qu'il le voudrait, le chemin de sa demeure.

Le jeune et beau Laërtes, entraîné par l'ardeur de la chasse, avait donc guetté et poursuivi quelque lièvre pour son propre compte, jusqu'au point du jour, et soit qu'il eût perdu sa piste, ou qu'il eût réussi à l'atteindre et à le dévorer, il songeait à ce moment à Célio, qui le faisait jouer, à la Floriani qui lui donnait elle-même sa nourriture, au petit Salvator qui lui tirait les oreilles, à son frais coussin et à son déjeuner. Il se rendait très-bien compte de l'heure et se disait qu'il fallait rentrer pour n'être point grondé de sa trop longue absence. Il est bien possible même qu'il poussât la finesse jusqu'à se flatter qu'on ne s'en serait pas aperçu.

En voyant Karol, il s'imagina que celui-ci n'était venu aussi loin que pour le chercher; et, se sentant coupable, ne voulant pas aggraver ses torts, il vint à sa rencontre d'un air affectueux et modeste, balayant la terre de sa longue queue soyeuse, et se donnant toutes sortes de grâces, pour se faire pardonner son escapade.

Le prince ne put résister à ses avances, et se décida à le toucher un peu sur la tête: «Et toi aussi, pensait-il, tu as voulu rompre ta chaîne et essayer de ta liberté! Et voilà que tu hésites entre la servitude d'hier et l'effroi d'aujourd'hui!»

Karol ne pouvait plus envisager qu'avec terreur la solitude de son passé. Il se disait qu'il valait mieux souffrir les tortures d'un amour troublé par le doute et la honte, que de ne vivre d'aucune façon. Qu'allait-il retrouver, en se replongeant dans l'isolement? L'image de sa mère et celle de Lucie ne viendraient plus le visiter que pour lui faire d'amers reproches. Il essaya de les évoquer, elles n'obéissaient plus à son appel. Il n'avait jamais pu se persuader que sa mère fût morte, il le sentait à présent, la tombe ne rendait plus sa proie. Les traits de Lucie étaient tellement effacés de sa mémoire, qu'il s'efforçait en vain de se les représenter. Ils étaient couverts d'un épais nuage. Maintenant que Karol avait bu à la coupe de la vie, la société de ces ombres l'épouvantait au lieu de le charmer. Vivre! il faut donc vivre malgré soi, il faut donc aimer la vie en la méprisant, et s'y plonger en dépit de la peur et du dégoût qu'elle inspire? pensait-il en se débattant contre lui-même. Est-ce la volonté de Dieu? Est-ce la tentation d'un esprit de vertige et de ténèbres?

«Mais trouverai-je la vie désormais auprès de Lucrezia? Ne sera-ce point la mort, que cet attachement dont les circonstances me font rougir, et que le doute va empoisonner? Néant pour néant, ne vaudrait-il pas mieux languir et dépérir, avec le sentiment de son propre courage, que dans celui de son indignité?»

Il ne trouvait point d'issue à ses incertitudes. Il se levait, faisait un pas vers l'exil, et regardait derrière lui. Son cœur se déchirait et se brisait à la pensée de ne plus voir sa maîtresse, et il le sentait physiquement s'éteindre, comme si cette femme en était le moteur unique.

Il était presque vaincu déjà, et cherchait dans quelque augure, dans quelque hasard providentiel, dernière ressource de la faiblesse, l'indice du chemin qu'il devait suivre. Laërtes vint à son secours. Laërtes était décidé à rentrer. Lorsque Karol tournait le dos à la villa, le chien s'arrêtait et le regardait d'un air étonné; puis, lorsque le prince revenait vers lui, il bondissait d'un air joyeux, et lui disait avec ses yeux brillants d'expression et d'intelligence: «C'est par ici, en effet, vous vous trompiez, suivez-moi donc!»

Karol trouva un faux-fuyant digne d'un enfant. Il se dit que la Floriani tenait beaucoup à ce chien, que Célio était capable de pleurer un jour entier, s'il ne le retrouvait point; que l'animal était bien jeune, bien fou, et se laisserait peut-être tenter par quelque nouvelle proie avant de rentrer; qu'enfin il pouvait se perdre ou se laisser emmener par quelque chasseur, et que son devoir, à lui, était de le ramener à la maison.

Il appela donc Laërtes, veilla puérilement sur lui, et regagna la villa Floriani sans le perdre de vue. Pourtant, l'on peut dire que jamais aveugle ne fut plus littéralement conduit par un chien.

En voyant la porte du parc ouverte, Laërtes prit sa course, et, enchanté de rentrer, il devança Karol et gagna la maison, la chambre de Célio, où il se blottit sous le lit, en attendant son réveil. Le prétexte du chien manquait dès lors à Karol, il n'était pas obligé de franchir la grille du parc, et il allait néanmoins la franchir, lorsque ses yeux rencontrèrent une inscription tracée au pinceau sur une pierre latérale. C'étaient les fameux vers du Dante:

 
Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell'eterno dolore,
Per me si va tra la perduta gente…
… Lasciate ogni speranza, voi, ch'entrate!
 

Et plus bas:

Avis aux voyageurs! CÉLIO FLORIANI.

Karol se souvint que, peu de jours auparavant, Célio, qui venait d'apprendre par cœur ce passage classique de la Divine Comédie, et qui le répétait à tout propos avec ce mélange d'admiration et de parodie qui est propre aux enfants, s'était amusé à l'écrire sur le montant de la porte du parc, en l'accompagnant d'un avertissement facétieux aux passants. Comme la villa n'était située sur aucune route de passage, il y avait peu d'inconvénients à laisser subsister l'inscription de Célio jusqu'à la première pluie; la Floriani n'avait fait qu'en rire, et Karol à qui ces vers lugubres n'offraient aucun sens, à ce moment-là, ne s'en était point alarmé. Il était repassé plusieurs fois par cette porte sans y prendre garde; il n'y aurait plus jamais songé, sans la révolution qui s'était opérée en lui. Au premier abord, les mots de perduta gente lui parurent offrir une allusion affreuse et peut-être quelque peu vraie, car il se hâta de l'effacer. Puis, en relisant, malgré lui, le dernier vers, il fut saisi d'une terreur superstitieuse, en songeant que les enfants prophétisent souvent sans le savoir, et disent en riant d'effroyables vérités. Il cueillit une poignée d'herbe et en frotta la muraille; mais, par un hasard fort simple, le dernier vers, portant sur une pierre moins polie que les autres, ne s'effaça pas entièrement et resta visible malgré tous les efforts de Karol.

– Eh bien! dit-il en s'élançant dans le parc, cela est écrit ainsi au livre de ma destinée. Pourquoi mes yeux en seraient-ils offensés? O Lucrezia, tu ne m'avais donné que du bonheur; à présent que je vais souffrir par toi et pour toi, je vois à quel point je t'aime!

La Floriani était déjà très-inquiète, elle avait cherché Karol dans tout le parc, ne concevant pas que, contrairement à ses habitudes, il se fût levé avant elle et qu'il eût été se promener sans elle. Elle était dans la chaumière du pêcheur lorsqu'elle vit le prince effacer l'inscription et rentrer précipitamment comme si, de même que Laërtes, il eût craint d'être grondé. Elle courut après lui, et, l'enlaçant dans ses bras: «Vous trouvez donc, lui dit-elle, que ce serait un grave mensonge?»

Karol n'avait guère l'esprit présent; il ne songeait pas qu'elle eût pu le voir effacer les vers du Dante; il ne pensait déjà plus à ces vers, mais bien à la trahison possible de Salvator. Il crut qu'elle répondait à ses secrètes pensées, qu'elle avait deviné ses angoisses, épié son essai de fuite; que sais-je? tout ce qu'il y avait de plus invraisemblable lui vint à l'esprit, et il répondit d'un air effaré: «Soyez-en juge vous-même, il ne m'appartient pas de répondre pour vous.»

Lucrezia fut un peu étonnée et commença à redouter quelque accès d'excentricité. Salvator l'en avait prévenue à diverses reprises avant qu'elle donnât son cœur au prince. Mais elle n'avait pu y croire, parce que, depuis sa maladie, Karol était toujours été ravi au septième ciel et ne lui avait jamais causé un instant d'effroi. Elle se demanda s'il était bien guéri, s'il n'était pas menacé d'une rechute imminente, ou bien si, réellement, son cerveau était faible et tourmenté d'idées fantasques. Elle l'interrogea. Il ne voulut point répondre, et lui baisa la main à plusieurs reprises, en lui demandant pardon. Mais pardon de quoi? Voilà ce qu'elle ne put jamais savoir, malgré les investigations de sa tendresse. Ses manières étaient aussi changées que sa figure et son langage. Il s'était dit que, s'il se décidait à rentrer chez elle, il devait prendre avec lui-même l'engagement de ne lui faire aucune question, aucun reproche, de ne point avilir son propre amour par des paroles blessantes de part ou d'autre; enfin, il se raidissait pour ainsi dire dans une sorte de religion chevaleresque et dans un redoublement de respect extérieur, comme s'il eût cru réparer par là le tort qu'il lui avait fait dans son âme en la soupçonnant.

Yosh cheklamasi:
12+
Litresda chiqarilgan sana:
28 sentyabr 2017
Hajm:
300 Sahifa 1 tasvir
Mualliflik huquqi egasi:
Public Domain

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