Kitobni o'qish: «La terre promise»
PRÉFACE
i un pareil titre n'eût point paru trop ambitieux, ce livre se serait appelé: le Droit de l'Enfant. Le problème particulier qui s'y trouve posé se rattache en effet à cet autre plus général: Jusqu'à quel point le fait d'avoir donné volontairement la vie à un autre être nous engage-t-il envers cet être? Dans quelle mesure notre personnalité est-elle obligée d'abdiquer l'indépendance de son développement devant cette existence nouvelle? Ne vous y trompez pas. Cette question si vague devient terriblement précise dans la pratique, et la portée en est infinie. Suivant la réponse que vous y ferez, vous serez pour ou contre le divorce, pour ou contre les seconds mariages des veufs et des veuves, pour ou contre l'éducation par l'internat, pour ou contre la recherche de la paternité, pour ou contre l'absolution des féroces vengeances conjugales qualifiées si complaisamment de crimes passionnels. Ces quelques exemples peuvent être multipliés à son gré par le lecteur qu'intéressent ces sortes d'études. Ils suffisent à montrer la complexité singulière de ce problème de l'enfant qui ne résume rien moins que toute la moralité de l'amour. C'est dire que les cas de conscience qui en découlent sont innombrables. Celui qui fait la matière de Terre promise est probablement un des plus communs, un de ceux aussi que l'honnêteté courante résout avec le moins d'hésitation. Un homme a été l'amant d'une femme mariée à un autre. Il a eu de cette femme un enfant inscrit sous le nom de cet autre. Mais il ne saurait douter, il ne doute pas qu'il ne soit le véritable père. Garde-t-il des devoirs envers cet enfant, et quels devoirs? Garde-t-il des droits, et quels droits? Est-il coupable de continuer sa vie propre sans en tenir aucun compte? Le lien mystérieux du sang implique-t-il nécessairement une obligation, latente, si l'on peut dire, et que telle ou telle circonstance découvrira? Je ne crois pas exagérer en affirmant que neuf hommes sur dix feront à cette série de nouvelles questions une réponse négative. C'est pour le dixième qu'est écrit ce roman, pour celui dans le cœur duquel les passions et l'expérience n'ont pas entièrement aboli le noble sens du scrupule, et à qui ce n'est point assez, pour s'estimer tout à fait, d'avoir concilié son intérêt avec les convenances et son plaisir avec la correction mondaine ou bourgeoise. Peut-être celui-là jugera-t-il que ce drame de la paternité dans l'adultère demeure un des plus tragiques et des plus humains parmi ceux que présente quotidiennement la vie réelle, et qu'il vaut toujours la peine d'en étudier de plus près les données et les péripéties.
J'ai adopté, une fois de plus, pour traiter ce problème, cette forme de roman très ancienne dans la tradition française que nos pères appelaient le roman d'analyse, d'un terme très simple, très clair et très exact, auquel les contemporains ont substitué le nom beaucoup plus pédantesque et assez équivoque de psychologique. Je dis équivoque, – car cette appellation semble revendiquer l'étude de l'âme humaine au nom d'une école spéciale, tandis que cette étude est commune à la littérature tout entière que M. Taine a si profondément définie: une psychologie vivante. Même la description du paysage la plus résolument plastique n'est-elle pas une transcription d'un état de l'âme, et, pareillement, le drame le plus emmêle d'aventures ne comporte-t-il pas à un degré quelconque des sentiments et des sensations, par conséquent de l'âme encore? Balzac, dans des pages de critique trop peu connues, – car elles sont d'une portée supérieure, comme tous les fragments de théorie ébauchés par ce grand esprit d'un don philosophique égal à son don évocateur, – avait plus finement dénommé les romans d'analyse des romans d'idées, signifiant par là que leurs auteurs sont surtout préoccupés des phénomènes de la vie intérieure. Là encore pourtant l'équivoque apparaît, car ce terme de romans d'idées convient également au livre à thèse, et c'est toujours la vieille formule, celle dont se contentait Sainte-Beuve, qui me paraît la plus juste, d'autant mieux qu'elle rattache cette sorte de livres à la série des œuvres correspondantes parmi les autres espèces littéraires. Il y a en effet un théâtre d'analyse, dont Racine dans la tragédie et Marivaux dans la comédie, pour ne citer que des classiques, sont les maîtres. Il y a une poésie d'analyse qu'ont exécutée ce même Sainte-Beuve dans son admirable Joseph Delorme, Baudelaire, Sully Prudhomme. Il y a des mémoires d'analyse dont les Confessions de saint Augustin demeurent le type vénérable, et les Souvenirs de M. Renan le type ironique. Toutes ces œuvres offrent ce trait commun de s'appliquer surtout à la notation des petits faits de conscience, dont l'ensemble se manifeste au dehors sous l'aspect de passions complètes, de volontés déterminées, d'actions définies. Les intelligences très inégales et très diverses de ces écrivains apparaissent comme douées également d'une faculté de réflexion qui leur permet d'apercevoir, dans un détail extrêmement ténu, tout l'obscur travail caché des plus minuscules ressorts intimes. C'est la mise à nu de ces ressorts qui les intéresse plus peut-être que le résultat du mouvement de ces ressorts. La sonnerie de la pendule les préoccupe moins que l'agencement des pièces dont le jeu délicat aboutit à cette sonnerie. C'est à la décomposition des phénomènes de la vie morale ou sentimentale qu'ils s'ingénient – sans même le vouloir, comme le grand évêque Africain dont l'unique ambition était de s'humilier dans un coupable passé et non pas d'étonner des lecteurs profanes par la subtilité de sa vision intérieure.
Il était naturel que cet esprit d'analyse, inné à certains tempéraments comme la disposition dramatique l'est à d'autres, trouvât de quoi s'exercer dans le roman plus encore que dans la tragédie, la comédie ou le poème lyrique. Quelques-uns des chefs-d'œuvre de ce genre sont en effet de purs travaux d'analyse: la Princesse de Clèves, Robinson Crusoe, les Liaisons dangereuses, Adolphe, les Affinités électives, le Rouge et le Noir, Volupté, le Lys dans la vallée, Louis Lambert, La Muse du département, Mademoiselle de Maupin, Dominique. Cette liste, dressée au hasard du souvenir et qui comprend des œuvres si diverses qu'elle semble incohérente, suffit à prouver la souplesse et la vitalité de cette forme d'art. La besogne d'observation qu'elle représente complète la besogne d'observation qu'accomplit le roman de mœurs. L'enquête sur la vie intérieure et morale doit fonctionner parallèlement à l'enquête sur la vie extérieure et sociale, – l'une éclairant, approfondissant, corrigeant l'autre. – Aussi était-il à prévoir qu'à côté de la grande et féconde poussée du roman de mœurs issue de Balzac à travers Flaubert, qui s'est appelée le naturalisme, une autre poussée se produirait dans le sens de ce roman d'analyse, d'autant plus que la science moderne de l'esprit fournit aux curieux de l'anatomie mentale des documents et des méthodes d'une incomparable supériorité. C'est aussi le phénomène littéraire qui s'est accompli, mais au milieu d'une malveillance de la critique et de l'opinion, si constante depuis quelques années qu'il est impossible qu'elle ne repose pas sur des motifs très sérieux. Quand un grand nombre de personnes distinguées se rencontrent dans une antipathie manifestée hautement pour une certaine tentative d'art, elle peuvent certes se méprendre, – et il me semble que c'est ici le cas, – mais leur opinion, même erronée, n'est pas négligeable, et c'est pourquoi, sans relever des épigrammes par trop évidemment partiales, ou des reproches par trop certainement iniques, je voudrais essayer de répondre aux deux ou trois des objections les plus habituellement soulevées contre le genre lui-même par-dessus et à travers ses adeptes.
Du point de vue purement esthétique, ses adversaires paraissent surtout persuadés que les diverses qualités qui donnent à un récit imaginaire la couleur de la vie sont inconciliables avec l'analyse poussée un peu loin. Ils raisonnent à peu près ainsi: «Vous prétendez copier les passions. Or le premier caractère des passions est précisément d'abolir dans celui qu'elles dominent le reploiement sur soi. Un homme qui aime vraiment pense à ce qu'il aime et non pas à son amour. Un homme qui désire pense à l'objet de son désir et non pas à son désir. On l'a dit souvent aux psychologues de l'école de Jouffroy, et le mot est encore plus juste appliqué aux psychologues du roman: on ne se met pas à la fenêtre pour se voir passer dans la rue. Quand vous dénombrez minutieusement les états d'âme qui préparent les actes de vos personnages, vous vous substituez à eux sans vous en apercevoir, puisque vous peignez d'eux ce qu'ils ne peuvent eux-mêmes ni constater ni discerner. La vie comporte une demi-obscurité des cœurs, un sourd et continuel travail de l'instinct aveugle, un jaillissement et un mouvement de spontanéité incompatibles avec cette anatomie continue qui est votre but et votre méthode. Tout ce que l'on dissèque est mort.» Je ne crois pas avoir diminué l'objection en la formulant. Elle est très spécieuse. Son grand défaut est qu'elle s'applique à toute espèce de procédé littéraire aussi bien qu'au procédé analytique. Un romancier de l'école impersonnelle, Flaubert, par exemple, – je choisis le plus indiscuté de tous, – peint un paysage autour de Madame Bovary ou de Frédéric Moreau. Ne montre-t-il pas ce paysage tel qu'il le voit, lui, avec ses yeux d'artiste? Lui serait-il possible de reconstituer autrement que par la plus invérifiable hypothèse, ce que les yeux de la jeune femme ou du jeune homme ont pu réellement saisir, et, par conséquent, le contre-coup que leur sensibilité a pu en recevoir? Toute narration d'un fait extérieur n'est jamais que la copie de l'impression que nous produit ce fait, et toujours une part d'interprétation individuelle s'insinue dans le tableau le plus systématiquement objectif. C'est le dosage de cette part qui constitue le principal effort de l'artiste soucieux de ne pas trop déformer la réalité. Admettons donc que tous les thèmes ne sont pas également propres à être traités, ni tous les caractères à être étudiés par la méthode du roman d'analyse. Mais de ce qu'il y a une évidente limite à cet outil très incomplet, s'ensuit-il que son emploi ne soit pas légitime et nécessaire dans telle ou telle occasion? Si la vie se présente chez certains êtres et dans certaines crises comme un instinct et comme une spontanéité, elle se présente aussi chez certains autres avec des phénomènes contraires, et elle n'en est pas moins la vie. Quand Phèdre est rongée d'un criminel désir qu'elle n'ose avouer, quand Adolphe se débat entre l'élan féroce de sa jeune indépendance et sa pitié pour Ellénore, quand Amaury, à vingt-deux ans, hésite devant les mondes soudain révélés de l'action, de la croyance et de l'amour, quand Mme de Mortsauf console les soupirs de sa chimère étouffée par les trompeuses douceurs d'une amitié toujours troublée, toujours jalouse, ce sont bien pourtant des états humains, ce sont des crises de la vie vivante, et dont le roman d'analyse peut seul noter les nuances et décrire les détours. Si la critique était entièrement équitable, c'est la première question qu'elle se poserait à propos des livres de ce genre: l'instrument a-t-il été employé à son vrai service? Et elle se réjouirait qu'il y ait une forme d'art restreinte, – mais efficace, quand elle est dirigée par des mains ingénieuses, – pour reproduire les mille tragédies taciturnes et secrètes du cœur, pour étudier la genèse, l'éclosion et la décadence de certains sentiments inexprimés, pour reconnaître et pour raconter les situations d'exception, les caractères singuliers, enfin tout un détail, inatteignable par le roman de mœurs lequel doit, pour rester fidèle à son rôle, éviter précisément ce domaine de la nuance et poursuivre le type à travers les individualités, les vastes lois d'ensemble à travers les faits particuliers. Ce dernier roman est à l'autre ce que la fresque est au portrait. Les analystes ne demandent pas que l'on préfère la toile où il ne se trouve qu'un ou deux visages copiés à la loupe aux puissantes et hardies évocations de foules nombreuses parmi des scènes chaudement et largement vivantes. Ils ont le droit, modestes ouvriers dans un genre illustré par des chefs-d'œuvre et pratiqué par des maîtres, de demander qu'on n'étende pas à ce genre lui-même les réserves que leurs défauts à eux peuvent mériter.
J'arrive à un autre reproche, plus sévère, celui-là, qui est souvent adressé au roman psychologique. Partant de ce principe que l'esprit d'analyse est funeste à la volonté, certains critiques ont considéré l'influence de ce roman comme énervante et dissolvante, particulièrement sur les jeunes gens. L'égoïsme et le scepticisme leur ont paru être le résultat nécessaire de ce travail de reploiement intérieur. «Trop penser à ses propres joies et à ses propres douleurs,» vont-ils répétant, «c'est trop penser à soi-même, c'est donc hypertrophier peu à peu ce sentiment du moi, que le premier principe de la morale est au contraire de subordonner. C'est aussi paralyser sa propre énergie, car l'abus de la pensée, qui aboutit à la multiplication extrême des points de vue, a pour conséquence l'incertitude dans la décision. Tel est le double et inévitable effet de la littérature d'analyse chez ceux qui s'attardent à cette dangereuse discipline…» Et de là à flétrir éloquemment ces soi-disant professeurs de défaillances, il n'y a que la distance de quelques métaphores. Le malheur est que cette objection-ci repose sur une de ces formules que l'on oublie de contrôler, tant elles sont courantes. Cette antithèse entre l'esprit d'analyse et l'action est en effet un de ces lieux communs, si chers aux essayistes contemporains que nous l'avons tous plus ou moins admise sans la vérifier. Quelques exemples célèbres sont encore venus la confirmer, entre autres celui d'Amiel, cet Hamlet intellectuel qui ne put jamais prendre parti même vis-à-vis de ses propres facultés. Mais d'autres exemples, moins souvent cités, ne serviraient-ils pas à prouver la thèse exactement contraire, à savoir que l'analyse a été chez des personnages beaucoup plus significatifs encore que l'auteur du Journal Intime une multiplicatrice d'énergie? Ouvrez le premier volume des Mémoires de Mme de Rémusat et lisez ces lignes: «Les habitudes géométriques de son esprit l'ont toujours porté à analyser jusqu'à ses émotions. Il est l'homme qui a le plus médité sur les pourquoi qui régissent les actions humaines… Pour tirer parti de son caractère, il semblait quelquefois qu'il n'eût pas craint de le soumettre à la plus exacte analyse… Quand on veut essayer de le peindre, il faudrait employer les formes analytiques pour lesquelles il a tant de goût…» À propos de qui cette femme si clairvoyante est-elle amenée à prononcer trois fois en six pages le mot d'analyse, sinon de Bonaparte, c'est-à-dire du plus volontaire des hommes du siècle et peut-être de tous les siècles? Voilà qui donne un démenti bien inattendu à la théorie du grand hésitant de Genève sur les conséquences paralysantes de cette faculté souveraine. Un autre, et non moins frappant, a été donné par Stendhal. C'est, je crois, M. Jules Lemaître qui a remarqué, très justement, que l'auteur du Rouge fut avant tout un homme d'action et d'une énergie égale à celle des plus braves. – Il l'a bien prouvé en Allemagne et à la retraite de Russie. – Homme d'action également, et de quelle action, à la fois politique et militaire, l'analyste des Liaisons. Homme d'action et d'une inflexible rigueur dans sa volonté, l'analyste des Affinités. Homme d'action et d'une puissance qui n'a pas encore épuisé son énergie, cet analyste d'un tout autre ordre, mais un analyste tout de même, ce saint Ignace de Loyola dont les Exercices spirituels attestent quelle minutieuse étude il avait faire du mécanisme intérieur de sa propre volonté. L'extrême disparate de ces différents noms n'est-elle pas plus concluante que tous les raisonnements?
L'expérience démontre donc que l'esprit d'analyse n'est par lui-même ni un poison ni un tonique de la volonté. C'est une faculté neutre, comme toutes les autres, capable d'être dirigée ici ou là, dans le sens de notre amélioration ou de notre corruption. Quand on cherche à se rendre compte de son essence, on trouve qu'elle réside surtout dans un grossissement assez analogue à celui qui s'accomplit sous le microscope. L'esprit d'analyse amplifie, en les immobilisant sous notre réflexion, tous les faits de conscience, importants ou minimes, qui foisonnent en nous comme une végétation changeante, frémissante et toujours renouvelée de la flore intérieure. S'il arrive que de regarder ainsi et de constater des états coupables de notre âme ne nous procure aucun repentir et aucun désir d'amendement, la faute n'en est pas à ce regard. Si Amiel s'est complu à détailler indéfiniment les nuances de sa paresse intellectuelle au lieu d'en poursuivre et d'en éliminer les moindres traces, ce n'est point cette analyse seule qui en fut la cause, ce fut surtout la vanité timide et ombrageuse du demi-écrivain qui, se sentant inférieur à son idéal, s'abstient de tenter une œuvre qu'il n'est pas assuré de réussir. L'esprit d'analyse a, d'ailleurs, un autre nom hors de la langue littéraire: il s'appelle l'examen de conscience, et, bien loin d'être l'opposé de la moralité, c'en est le principe même, à la condition qu'une fois cet examen fini, d'autres facultés entrent en jeu. Concluons-en que ce péché de psychologie dont les romanciers d'analyse ont été si souvent incriminés, ne mérite pas certaines colères. La critique, préoccupée de questions morales, eût été plus juste en rappelant seulement aux romanciers de cette école que leur responsabilité est peut-être plus grande que celle des romanciers de mœurs, car ils parlent plus directement à ces consciences qu'ils prétendent anatomiser, et c'est à propos des œuvres de ce type que l'on a le droit de dire, quand elles sont réussies, le mot de Bossuet sur le théâtre, si éloquent et si sévère dans son raccourci: «que le spectateur du dehors est au dedans un acteur muet.» Peut-être en examinant avec plus de soin beaucoup de livres, jugés et suspectés un peu légèrement, aurait-on reconnu que la plupart des romanciers de ce groupe n'ont jamais cessé d'avoir un sentiment très vif de cette responsabilité.
Paris, 5 octobre 1892.
I
EN PLEIN RÊVE
La comtesse Louise Scilly avait dit à sa fille Henriette et à Francis Nayrac, le fiancé de cette jolie enfant: – «Marchez un peu et ne vous inquiétez pas de moi, je vous attendrai ici. Je ne veux pas que ma vieille figure vous gâte ce beau matin…» Et elle s'était assise sur un banc de marbre sculpté, auprès d'un buisson de roses, de ces roses frêles, à peine parfumées, qui fleurissent tout l'hiver les haies de cette douce Sicile. On était vers la fin de novembre, et une lumière d'une divine transparence, si légèrement, si puissamment réchauffante, enveloppait, baignait, caressait ce jardin, cette oasis plutôt de la villa Tasca, – fantaisie de grand seigneur hospitalier bien connue de ceux que le caprice du voyage ou le souci d'une santé compromise ont exilés quelques mois à Palerme. C'était, ce dernier cas, celui de la comtesse. Venue de Paris dès les premiers brouillards d'automne pour achever de guérir les suites d'une fluxion de poitrine quasi mortelle, une demi-rechute l'avait aussitôt emprisonnée trois semaines durant dans sa chambre. Elle ne recommençait guère de sortir que depuis cinq ou six jours. Aussi laissait-elle avec délices ce soleil de onze heures vibrer autour de sa faiblesse. Son visage creusé se ranimait de sa pâleur. La vague griserie de la convalescence rajeunissait ses joues maigrissantes, ses paupières fatiguées, son front jauni. Les reflets blonds mêlés dans ses cheveux aux reflets d'argent semblaient plus dorés, comme si, dans la femme de cinquante ans, prématurément épuisée par les chagrins et par la maladie, un peu de la grâce d'autrefois allait reparaître. Sa bouche desséchée de fièvre s'ouvrait à cet air attiédi, où flottait, avec l'arome des roses, la senteur des arbres d'essence rare dont les bosquets étaient plantés. Ses yeux bleus, d'un bleu trop brillant, comme de quelqu'un dont la vie a été atteinte dans ses sources profondes, erraient sur ces beaux arbres, pins d'Italie ou cèdres gigantesques, autour desquels un fouillis de végétation tropicale révélait l'approche de l'Afrique. Dans les massifs, des aloès pâlissants tordaient leurs poignards barbelés. Des dattiers remuaient lentement leurs palmes d'un vert sombre. Des cactus tendaient leurs raquettes épineuses où pointaient des fruits violets. De blanches statues brillaient dans l'interstice des verdures, et la villa elle-même, toutes fenêtres closes, semblait, parmi cette paix et cette clarté de la matinée, retenir, derrière sa façade peinte de couleurs tendres, un rêve de félicité.
Dans ce décor de solitude, animé uniquement par le frisson des feuillages ou par le vol d'un cygne dont les ailes mutilées rasaient l'eau dormante d'un invisible étang, les yeux de la mère revenaient sans cesse vers la portion du vaste et lumineux jardin où se promenaient les deux fiancés. Leur pas lent, incertain, distrait, – ce pas d'un couple heureux et dont les moindres mouvements s'harmonisent, s'épousent pour ainsi dire d'un inconscient accord, – les éloignait tour à tour et les rapprochait. Ils disparaissaient, puis reparaissaient au tournant des allées. Ils marchaient, s'arrêtaient, marchaient de nouveau. Ils se regardaient, parlaient, se taisaient, si délicieusement exaltés et ravis par ce ciel bleu, cette clarté du jour, ces arbres, ces eaux, ces fleurs, par eux-mêmes surtout, par cette magie de la présence aimée, qui mettrait le printemps là où règne l'hiver; et, ajoutée à l'enchantement d'une heure enchantée, peu s'en faut qu'elle ne dépasse les forces de l'âme! Henriette et Francis avaient autour de leurs personnes ce mystérieux rayonnement que projette l'extrême bonheur. Ils étaient comme soutenus, comme soulevés par cet intime esprit de félicité que révèle chaque geste de deux êtres qui se chérissent entièrement, absolument. Jamais la taille souple de la jeune fille n'avait été plus souple, son fin sourire plus fin, jamais son visage plus délicat, ses yeux plus bleus, sa joue plus rosée, sa bouche plus spirituelle, l'or de ses cheveux plus soyeux et plus brillant. Jamais non plus la physionomie, volontiers concentrée et réfléchie, de Francis, ne s'était éclairée d'une pensée plus radieuse. La flamme noire de ses prunelles s'adoucissait pour contempler celle qui serait bientôt sa femme, dans des regards follement caressants. À la manière dont il lui donnait le bras pour la soutenir, tout le génie protecteur d'un dévouement d'homme se devinait. Elle était si jeune, si mince, si fragile, malgré ses vingt-trois ans, qui en paraissaient à peine dix-huit, au lieu que ses trente-quatre ans à lui étaient bien marqués sur son masque bistré et creusé, si mélancolique parfois au repos, et transfiguré à cette minute par un magnétisme de félicité. C'était comme une vision d'un rêve réalisé que cette promenade, pour le tendre témoin qui contemplait les deux fiancés, pour cette mère qu'ils n'oubliaient pas même dans leur extase, car, à chaque passage près du banc de marbre, Henriette la saluait d'un sourire et d'un regard. Elle n'eût pas détourné sa blonde tête que Mme Scilly ne lui en eût certes pas voulu. Mais que sa fille lui gardât une place dans son bonheur, cette évidence lui était aussi réchauffante que ce soleil méridional aux rayons duquel son pauvre corps se caressait, pour y reprendre un peu de force, quelques années de vie encore, et elle songeait:
– «Comme il l'aime, et comme il a raison de l'aimer! Comme elle est devenue celle que promettait son enfance! Si son père vivait, qu'il serait fier d'elle et fier de lui!.. Il me dirait qu'il est content de moi, j'en suis sûre. Il me le dira un jour, bientôt… Que ce ne soit pas trop tôt, cependant!»
En prononçant mentalement cette parole, la pauvre femme reculait de quinze ans en arrière, jusqu'à l'automne, si terrible pour elle, de 1871. Au lieu du vert et silencieux jardin où passaient et repassaient ses deux enfants, – comme elle les appelait en les bénissant ensemble dans son cœur, – elle revoyait une chambre de malade, par un matin de novembre aussi, mais d'un novembre parisien, froid, sinistre et noir. Elles étaient là toutes deux, Henriette et elle-même, agenouillées au pied d'un lit sur l'oreiller duquel se détachait une face douloureuse et pâle, celle du commandant Scilly, qui venait de mourir. Après des mois et des mois de souffrance, il avait succombé aux suites des blessures reçues dans un des combats sous Metz. Il s'était conduit là en digne petit-neveu du fameux comte Scilly, le héros de Leipsick, celui qui avait mérité d'être lieutenant dans un de ces régiments d'officiers sans régiments, que Napoléon forma en Russie avec le titre d'escadrons sacrés. Quoique tous les Scilly aient été dans l'armée depuis ce héros du premier Empire jusqu'à l'actuel divisionnaire de ce nom, et qu'une femme de soldat doive être préparée à ces cruels sacrifices, la comtesse avait cru devenir folle d'inquiétudes dès les premiers jours qui avaient suivi la déclaration de guerre. Puis, ayant rejoint son mari en Allemagne, elle l'avait ramené à Paris pour le disputer à la mort avec une passion qui l'avait, en quelques semaines, vieillie de dix ans. À ce chevet du lit de mort du seul homme qu'elle eût aimé, elle n'avait repris le courage de vivre qu'en embrassant sa fille, l'unique enfant qui lui restât des cinq qu'elle avait eus, pauvre petite créature si fragile, si sensible, si consciente déjà de son sort de demi-orpheline! Ses larmes le disaient assez, et ses soupirs, et l'étreinte désespérée dont elle saisissait sa mère en lui criant: «Ah! garde-moi, garde-moi!..» La veuve avait rendu ses baisers à Henriette, en se jurant, en jurant au souvenir du père, de la garder en effet, de lui remplacer l'absent, et une vie avait commencé tout de suite, – pour durer des années, – de retraite, de mélancolie et pourtant de douceur. Une vie de retraite, car la comtesse se trouvait brouillée avec toute la famille de son mari, y compris le général Scilly, pour des raisons personnelles au père du mort, mais elle les acceptait par scrupule de fidélité morale comme le commandant les avait acceptées lui-même, et, d'autre part, ses relations de monde se trouvaient réduites, par le grand deuil qu'elle ne cessa de porter que bien tard, à la plus stricte intimité. Une vie de mélancolie, car elle voulut que rien ne fût changé autour d'elle, et le petit hôtel du boulevard des Invalides, choisi jadis par l'officier comme plus voisin de la rue Saint-Dominique et de l'École Militaire, commença de revêtir cette physionomie un peu passée et fanée des choses que les mains touchent pieusement, tristement, pour les caresser et ne pas s'en servir. Une vie de douceur, car la petite fille qui allait et venait, toujours en noir, elle aussi, de son pas à peine appuyé d'enfant sage, à travers ces meubles dont chacun était une relique, ne faisait pas un geste, ne disait pas un mot qui ne trahît la plus jolie délicatesse de nature. Mme Scilly en jouissait avec ce mélange de délices et de souci dont est faite la félicité douloureuse des mères. Elles les savent si comptés, les jours où elles ont leur enfant auprès d'elles, tout à elles. Tandis qu'Henriette s'occupait paisiblement au travail de ses leçons, celle-ci avait pris l'habitude de mesurer la fuite de ces douces années au verdoiement ou au jaunissement des arbres du jardin de l'archevêché, aperçus par les hautes fenêtres des chambres du premier étage. Tantôt ces arbres frémissaient au renouveau, secouant au vent d'avril des grappes de fleurs, et la mère calculait combien de printemps reviendraient encore avant que sa fille eût ses dix-neuf ans. D'autres fois, le vent chassait le long des allées les débris épars de l'automne, et elle comptait les saisons écoulées depuis que le père était mort. Elle se perdait devant la petite dans des contemplations infinies, charmée tout ensemble et troublée par l'accroissement de sa taille, par la métamorphose de l'enfant en jeune fille, de la jeune fille presque en jeune femme, admirant sa grâce, son esprit, sa bonté, respirant tous les parfums de cette adorable et virginale fleur qu'elle seule connaissait, et elle prévoyait, avec une anxiété si généreusement préparée cependant au sacrifice, le moment où il lui faudrait se séparer d'elle.
– «Penser,» se disait-elle, «qu'il existe, celui qui doit me la prendre, qu'il respire, qu'il marche, que nous l'avons peut-être rencontré hier, aujourd'hui, dans notre promenade! C'est pour lui que j'aurai orné ce gracieux esprit d'idées fines, pour lui ce tendre cœur de sentiments nobles… Si je pouvais l'élever, lui, pour elle, comme je l'élève, elle, pour lui?.. Son père répétait toujours: Elle épousera quelqu'un qu'elle aime. Il était un homme, il savait la vie, il aurait jugé celui qui se présentera, au lieu que moi?..»
C'est par milliers que la veuve inconsolée avait prononcé tout bas de ces monologues de sollicitude maternelle plus fréquents et plus pressés à mesure que le temps avance. Ils aboutissent alors à des projets caressés complaisamment, puis déjoués par une de ces rencontres non prévues à la suite desquelles un hôte nouveau entre en scène, l'inattendu, l'irrésistible amour. La comtesse Scilly avait, durant ces années trop courtes à son gré, déployé son soin le plus constant à entourer Henriette d'amies irréprochables et pieuses comme elle-même. Elle s'était appliquée à graduer de son mieux la prudente reprise de ses relations de monde. Elle avait voulu que pas une des habitudes de fine aristocratie qu'elle pratiquait à l'époque de ses jeunes élégances ne fût perdue pour sa fille, et elle avait appelé à elle tout le secours de son expérience première pour étudier avec une sollicitude passionnée les quelques jeunes gens mêlés à leur petit cercle de société. Puis ce fut d'un inconnu que son enfant se trouva éprise, de ce Francis Nayrac au bras duquel la mère la regardait se promener à présent avec une confiance si émue, presque si reconnaissante, – et dix petits mois plus tôt elle ne connaissait ce nom que pour l'avoir entendu mentionner par la générale de Jardes, qui était une parente éloignée du jeune homme. C'était aussi chez Mme de Jardes que la présentation avait eu lieu, par hasard, à une visite d'où Francis était sorti si troublé du charme d'Henriette, qu'il était retourné le lendemain en parler à sa parente. Des incidents avaient suivi, d'un ordre bien simple, bien banal, pareils à tous ceux dont s'accompagne un mariage ainsi commencé sur le subit enthousiasme d'un garçon lassé de sa solitude, et auquel servent de complices la secrète sympathie de la jeune fille d'une part, de l'autre la bienveillance d'une commune amie enchantée de ce rôle d'intermédiaire. C'est un lieu commun d'observation que toutes les femmes s'y complaisent, qu'il s'agisse d'un amour légitime ou illégitime! De nouvelles rencontres plus ou moins adroitement préparées, le constant et long éloge de Francis fait par Mme de Jardes, la présence du jeune homme dans tous les endroits où il pouvait s'approcher de Mlle Scilly sans que personne commentât ses assiduités, un changement plus marqué dans les manières d'Henriette, si visiblement préoccupée et bouleversée, – tels avaient été les ingénus, les naïfs épisodes de ce petit roman. Chacun représentait pour la mère une émotion profonde, et une suprême, l'entretien qu'elle s'était décidée enfin à provoquer avec sa fille. Cette dernière avait avoué le secret nouveau de son cœur, sans hésiter, mais tremblante comme en ce moment tremblaient au-dessus du banc de marbre les feuilles d'un frêne pleureur agité doucement par la faible brise. Elle aimait Francis. Hé quoi! sans rien savoir de lui davantage? Sans qu'un mot d'entente eût été échangé entre eux? Par quelle mystérieuse correspondance de sentiments?.. Mme Scilly se rappelait s'être posé ces questions avec effroi dans la nuit qui avait suivi cet aveu, et devant cette première émotion de sa fille qui n'était plus à elle seule, elle avait éprouvé une de ces jalousies morales, si profondes, si passionnées, – plaies saignantes des plus nobles mères, et si profondes qu'elles sont impossibles à guérir, sinon par la vue de la félicité absolue de leur enfant. Oh! Comme la comtesse avait prié cette nuit-là! Comme elle avait demandé un secours d'en haut qui lui marquât son devoir! Avec quelle prudence et quel tremblement intérieur, elle aussi, elle avait, sur le conseil du père Juvigny, le vieux Dominicain, son directeur, procédé à une enquête comme tous les parents en ont fait de tous les temps. Hélas! S'il fallait une preuve pour démontrer combien le sort des plus prudents est dominé par un pouvoir incompréhensible et ingouvernable, où la trouverait-on mieux que dans cette incapacité d'un père et d'une mère, même bien vigilants, à connaître avec exactitude la vie et le caractère de celui qui doit faire tout le bonheur ou tout le malheur d'une enfant idolâtrée et préservée pendant des années? Mme Scilly s'adressa de droite, de gauche, dans des visites qui furent comme les intermèdes comiques de ce drame sentimental. N'est-ce pas un drame en effet et de l'intérêt le plus poignant qui se joue dans ces entretiens où d'un mot prononcé à la légère dépendront deux avenirs dont l'un est si dépourvu de défense? Et voici le type des réponses obtenues après d'infinis détours de causerie: