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Kitobni o'qish: «Consuelo», sahifa 31

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– Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai point de cette éducation. Ce que j’ai entendu dans la grotte est si beau, si grand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravier dans une source de cristal et de diamant. Ô Albert! je vois bien que vous en savez plus que moi-même en musique. Mais maintenant, ne me direz-vous rien de cette musique profane dont je suis forcée de faire profession? Je crains de découvrir que, dans celle-là comme dans l’autre, j’ai été jusqu’à ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la même ignorance ou la même légèreté.

– Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre rôle comme sacré; et comme votre profession est la plus sublime qu’une femme puisse embrasser, votre âme est la plus digne d’en remplir le sacerdoce.

– Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce que je vous ai parlé souvent du couvent où j’ai appris la musique, et de l’église où j’ai chanté les louanges du Seigneur, vous en concluez que je m’étais destinée au service des autels, ou aux modestes enseignements du cloître. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidèle à son origine, était vouée au hasard dès son enfance, et que toute son éducation a été un mélange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonté portait une égale ardeur, insouciante d’aboutir au monastère ou au théâtre…

– Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu’il t’a vouée à la sainteté dès le ventre de ta mère, je m’inquiéterais fort peu pour toi du hasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois être sainte sur le théâtre aussi bien que dans le cloître.

– Eh quoi! l’austérité de vos pensées ne s’effraierait pas du contact d’une comédienne!

– À l’aurore des religions, reprit-il, le théâtre et le temple sont un même sanctuaire. Dans la pureté des idées premières, les cérémonies du culte sont le spectacle des peuples; les arts prennent naissance au pied des autels; la danse elle-même, cet art aujourd’hui consacré à des idées d’impure volupté, est la musique des sens dans les fêtes des dieux. La musique et la poésie sont les plus hautes expressions de la foi, et la femme douée de génie et de beauté est prêtresse, sibylle et initiatrice. À ces formes sévères et grandes du passé ont succédé d’absurdes et coupables distinctions: la religion romaine a proscrit la beauté de ses fêtes, et la femme de ses solennités; au lieu de diriger et d’ennoblir l’amour, elle l’a banni et condamné. La beauté, la femme et l’amour, ne pouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont élevé d’autres temples qu’ils ont appelés théâtres et où nul autre dieu n’est venu présider. Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres de corruption? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s’inquiéter de l’accueil que recevront ses chefs-d’œuvre parmi les hommes, vous avait formée pour briller entre toutes les femmes, et pour répandre sur le monde les trésors de la puissance et du génie. Le cloître et le tombeau sont synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons de la Providence. Vous avez dû chercher votre essor dans un air plus libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le vœu de la nature les y pousse irrésistiblement; et la volonté de Dieu à cet égard est si positive, qu’il leur retire les facultés dont il les avait douées, dès qu’elles en méconnaissent l’usage. L’artiste dépérit et s’éteint dans l’obscurité, comme le penseur s’égare et s’exaspère dans la solitude absolue, comme tout esprit humain se détériore et se détruit dans l’isolement et la claustration. Allez donc au théâtre, Consuelo, si vous voulez, et subissez-en l’apparente flétrissure avec la résignation d’une âme pieuse, destinée à souffrir, à chercher vainement sa patrie en ce monde d’aujourd’hui, mais forcée de fuir les ténèbres qui ne sont pas l’élément de sa vie, et hors desquelles le souffle de l’Esprit saint la rejette impérieusement.»

Albert parla longtemps ainsi avec animation, entraînant Consuelo à pas rapides sous les ombrages de la garenne. Il n’eut pas de peine à lui communiquer l’enthousiasme qu’il portait dans le sentiment de l’art, et à lui faire oublier la répugnance qu’elle avait eue d’abord à retourner à la grotte. En voyant qu’il le désirait vivement, elle se mit à désirer elle-même de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendre les idées que cet homme ardent et timide n’osait émettre que devant elle. C’étaient des idées bien nouvelles pour Consuelo, et peut-être l’étaient-elles tout à fait dans la bouche d’un patricien de ce temps et de ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme une formule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Dévote et comédienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelain damner sans rémission les histrions et les baladins ses confrères. En se voyant réhabilitée, comme elle croyait avoir droit de l’être, par un homme sérieux et pénétré, elle sentit sa poitrine s’élargir et son cœur y battre plus à l’aise, comme s’il l’eût fait entrer dans la véritable région de sa vie. Ses yeux s’humectaient de larmes, et ses joues brillaient d’une vive et sainte rougeur, lorsqu’elle aperçut au fond d’une allée la chanoinesse qui la cherchait.

Ah! ma prêtresse! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce bras enlacé au sien, vous viendrez prier dans mon église!

– Oui, lui répondit-elle, j’irai certainement.

– Et quand donc?

– Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force à entreprendre ce nouvel exploit?

– Oui; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une route moins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d’être levée demain avec l’aube et de franchir les portes aussitôt qu’elles seront ouvertes? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d’ici au flanc de la colline, là où vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai de guide.

– Eh bien, je vous le promets, répondit Consuelo non sans un dernier battement de cœur.

– Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade», dit la chanoinesse en les abordant.

Albert ne répondit rien; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne se sentait pas troublée par le genre d’émotion qu’elle éprouvait, passa hardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna un gros baiser sur l’épaule. Wenceslawa eût bien voulu lui battre froid; mais elle subissait malgré elle l’ascendant de cette âme droite et affectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une prière pour sa conversion.

LII. Plusieurs jours s’écoulèrent pourtant sans que le vœu d’Albert put être exaucé…

Plusieurs jours s’écoulèrent pourtant sans que le vœu d’Albert put être exaucé. Consuelo fut surveillée de si près par la chanoinesse, qu’elle eut beau se lever avec l’aurore et franchir le pont-levis la première, elle trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de l’esplanade, et de là, observant tout le terrain découvert qu’il fallait traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de se promener seule à portée de leurs regards, et de renoncer à rejoindre Albert, qui, de sa retraite ombragée, distingua les vedettes ennemies, fit un grand détour dans le fourré, et rentra au château sans être aperçu.

Vous avez été vous promener de grand matin, signora Porporina, dit à déjeuner la chanoinesse; ne craignez-vous pas que l’humidité de la rosée vous soit contraire?

– C’est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseillé à la signora de respirer la fraîcheur du matin, et je ne doute pas que ces promenades ne lui soient très favorables.

– J’aurais cru qu’une personne qui se consacre à la musique vocale, reprit la chanoinesse avec un peu d’affectation, ne devait pas s’exposer à nos matinées brumeuses; mais si c’est d’après votre ordonnance…

– Ayez donc confiance dans les décisions d’Albert, dit le comte Christian; il a assez prouvé qu’il était aussi bon médecin que bon fils et bon ami.»

La dissimulation à laquelle Consuelo fut forcée de se prêter en rougissant, lui parut très pénible. Elle s’en plaignit doucement à Albert, quand elle put lui adresser quelques paroles à la dérobée, et le pria de renoncer à son projet, du moins jusqu’à ce que la vigilance de sa tante fût assoupie. Albert lui obéit, mais en la suppliant de continuer à se promener le matin dans les environs du parc, de manière à ce qu’il put la rejoindre lorsqu’un moment favorable se présenterait.

Consuelo eût bien voulu s’en dispenser. Quoiqu’elle aimât la promenade, et qu’elle éprouvât le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette enceinte de murailles et de fossés où sa pensée était comme étouffée sous le sentiment de la captivité, elle souffrait de tromper des gens qu’elle respectait et dont elle recevait l’hospitalité. Un peu d’amour lève bien des scrupules; mais l’amitié réfléchit, et Consuelo réfléchissait beaucoup. On était aux derniers beaux jours de l’été; car plusieurs mois s’étaient écoulés déjà depuis qu’elle habitait le château des Géants. Quel été pour Consuelo! le plus pâle automne de l’Italie avait plus de lumière et de chaleur. Mais cet air tiède, ce ciel souvent voilé par de légers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur genre de beautés. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait qu’augmentait peut-être aussi le peu d’empressement qu’elle avait à revoir le souterrain. Malgré la résolution qu’elle avait prise, elle sentait qu’Albert eût levé un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse; et lorsqu’elle n’était plus sous l’empire de son regard suppliant et de ses paroles enthousiastes, elle se prenait à bénir secrètement la tante de la soustraire à cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y apportait.

Un matin, elle vit, des bords du torrent qu’elle côtoyait, Albert penché sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d’elle. Malgré la distance qui les séparait, elle se sentait presque toujours sous l’œil inquiet et passionné de cet homme, par qui elle s’était laissé en quelque sorte dominer. «Ma situation est fort étrange, se disait-elle; tandis que cet ami persévérant m’observe pour voir si je suis fidèle au dévouement que je lui ai juré, sans doute, de quelque autre point du château, je suis surveillée, pour que je n’aie point avec lui des rapports que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se passe dans l’esprit des uns et des autres. La baronne Amélie ne revient pas. La chanoinesse semble se méfier de moi, et se refroidir à mon égard. Le comte Christian redouble d’amitié, et prétend redouter le retour du Porpora, qui sera probablement le signal de mon départ. Albert paraît avoir oublié que je lui ai défendu d’espérer mon amour. Comme s’il devait tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l’avenir, et n’abjure point cette passion qui a l’air de le rendre heureux en dépit de mon impuissance à la partager. Cependant me voici comme une amante déclarée, l’attendant chaque matin à son rendez-vous, auquel je désire qu’il ne puisse venir, m’exposant au blâme, que sais-je! au mépris d’une famille qui ne peut comprendre ni mon dévouement, ni mes rapports avec lui, puisque je ne les comprends pas moi-même et n’en prévois point l’issue. Bizarre destinée que la mienne! serais-je donc condamnée à me dévouer toujours sans être aimée de ce que j’aime, ou sans aimer ce que j’estime?»

Au milieu de ces réflexions, une profonde mélancolie s’empara de son âme. Elle éprouvait le besoin de s’appartenir à elle-même, ce besoin souverain et légitime, véritable condition du progrès et du développement chez l’artiste supérieur. La sollicitude qu’elle avait vouée au comte Albert lui pesait comme une chaîne. Cet amer souvenir, qu’elle avait conservé d’Anzoleto et de Venise, s’attachait à elle dans l’inaction et dans la solitude d’une vie trop monotone et trop régulière pour son organisation puissante.

Elle s’arrêta auprès du rocher qu’Albert lui avait souvent montré comme étant celui où, par une étrange fatalité, il l’avait vue enfant une première fois, attachée avec des courroies sur le dos de sa mère, comme la balle d’un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans appréhension de la vieillesse menaçante et de la misère inexorable. Ô ma pauvre mère! pensa la jeune Zingarella; me voici ramenée, par d’incompréhensibles destinées, aux lieux que tu traversas pour n’en garder qu’un vague souvenir et le gage d’une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle, et, sans doute tu rencontras bien des gîtes où l’amour t’eût reçue, où la société eût pu t’absoudre et te transformer, où enfin la vie dure et vagabonde eût pu se fixer et s’abjurer dans le sein du bien-être et du repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c’était la contrainte, et ce repos, l’ennui, mortel aux âmes d’artiste. Tu avais raison, je le sens bien; car me voici dans ce château où tu n’as voulu passer qu’une nuit comme dans tous les autres; m’y voici à l’abri du besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur à mes pieds… Et pourtant la contrainte m’y étouffe, et l’ennui m’y consume.

Consuelo, saisie d’un accablement extraordinaire, s’était assise sur le rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant, avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d’un brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l’avait si longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la pluie. Elle l’avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. «Et nous aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins; mais nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre chère liberté!»

En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui, s’élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin? pensait-elle; c’est le symbole et l’image d’une vie active et variée. Que d’idées riantes s’attachent pour moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux qu’il traverse, et que pourtant j’ai traversés jadis. Mais qu’ils doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles nuances d’or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d’or brûlant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu’à regarder les grandes lignes sèches d’un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout d’abord? au lieu que le libre chemin qui s’enfuit et se cache à demi dans les bois m’invite et m’appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses mystères. Et puis ce chemin, c’est le passage de l’humanité, c’est la route de l’univers. Il n’appartient pas à un maître qui puisse le fermer ou l’ouvrir à son gré. Ce n’est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l’horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que la vue peut s’étendre, le chemin est une terre de liberté. À droite, à gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose; aussi comme il l’aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu’on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin! Ô ma mère! ma mère! tu le savais bien; tu me l’avais bien dit! Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l’algue des lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes épaules et me porter là-bas, là-bas où vole l’hirondelle vers les collines bleues, où le souvenir du passé et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre l’artiste aux pieds légers qui voyage plus vite qu’eux, et met chaque jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa liberté! Pauvre mère! que ne peux-tu encore me chérir et m’opprimer, m’accabler tour à tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantôt caresse et tantôt renverse les jeunes blés sur la plaine, pour les relever et les coucher encore à sa fantaisie! Tu étais une âme mieux trempée que la mienne, et tu m’aurais arrachée, de gré ou de force, aux liens où je me laisse prendre à chaque pas!

Au milieu de sa rêverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappée par le son d’une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fût posé sur son cœur. C’était une voix d’homme, qui partait du ravin assez loin au-dessous d’elle, et fredonnait en dialecte vénitien le chant de l’Écho, l’une des plus originales compositions du Chiozzetto6. La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration semblait entrecoupée par la marche. Elle lançait une phrase, au hasard, comme si elle eût voulu se distraire de l’ennui du chemin, et s’interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenait sa chanson, répétant plusieurs fois la même modulation comme pour s’exercer, et recommençait à parler, en se rapprochant toujours du lieu où Consuelo, immobile et palpitante, se sentait défaillir. Elle ne pouvait entendre les discours du voyageur à son compagnon, il était encore trop loin d’elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l’empêchait de plonger dans la partie du ravin où il était engagé. Mais pouvait-elle méconnaître un instant cette voix, cet accent qu’elle connaissait si bien, et les fragments de ce morceau qu’elle-même avait enseigné et fait répéter tant de fois à son ingrat élève!

Enfin les deux voyageurs invisibles s’étant rapprochés, elle entendit l’un des deux, dont la voix lui était inconnue, dire à l’autre en mauvais italien et avec l’accent du pays:

Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas vous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent. Voyez! la route est devant nous, et l’endroit que vous prenez est un sentier pour les piétons.»

La voix que Consuelo connaissait si bien parut s’éloigner et redescendre, et bientôt elle l’entendit demander, quel était ce beau château qu’on voyait sur l’autre rive.

C’est Riesenburg, comme qui dirait il castello dei giganti», répondit le guide; car c’en était un de profession.

Et Consuelo commençait à le voir au bas de la colline, à pied et conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais état du chemin, dévasté récemment par le torrent, avait forcé les cavaliers de mettre pied à terre. Le voyageur suivait à quelque distance, et enfin Consuelo put l’apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protégeait. Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa tournure et jusqu’à sa démarche. Si elle n’eût entendu sa voix, elle eût crû que ce n’était pas lui. Mais il s’arrêta pour regarder le château, et, ôtant son large chapeau, il s’essuya le visage avec son mouchoir. Quoiqu’elle ne le vît qu’en plongeant d’en haut sur sa tête, elle reconnut cette abondante chevelure dorée et bouclée, et le mouvement qu’il avait coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et sur sa nuque lorsqu’il avait chaud.

Ce château a l’air très respectable, dit-il; et si j’en avais le temps, j’aurais envie d’aller demander à déjeuner aux géants qui l’habitent.

– Oh! n’y essayez pas, répondit le guide en secouant la tête. Les Rudolstadt ne reçoivent que les mendiants ou les parents.

– Pas plus hospitaliers que cela? Le diable les emporte!

– Écoutez donc! c’est qu’ils ont quelque chose à cacher.

– Un trésor, ou un crime?

– Oh! rien; c’est leur fils qui est fou.

– Le diable l’emporte aussi, en ce cas! Il leur rendra service.»

Le guide se mit à rire. Anzoleto se remit à chanter.

Allons, dit le guide en s’arrêtant, voici le mauvais chemin passé; si vous voulez remonter à cheval, nous allons faire un temps de galop jusqu’à Tusta. La route est magnifique jusque-là; rien que du sable. Vous trouverez là la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.

– Alors, dit Anzoleto en rajustant ses étriers, je pourrai dire: Le diable t’emporte aussi! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi, commencez à m’ennuyer singulièrement.»

En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonça ses deux éperons dans le ventre, et, sans s’inquiéter de son guide qui le suivait à grand-peine, il partit comme un trait dans la direction du nord, soulevant des tourbillons de poussière sur ce chemin que Consuelo venait de contempler si longtemps, et où elle s’attendait si peu à voir passer comme une vision fatale l’ennemi de sa vie, l’éternel souci de son cœur.

Elle le suivit des yeux dans un état de stupeur impossible à exprimer. Glacée par le dégoût et la crainte, tant qu’il avait été à portée de sa voix, elle s’était tenue cachée et tremblante. Mais quand elle le vit s’éloigner, quand elle songea qu’elle allait le perdre de vue et peut-être pour toujours, elle ne sentit plus qu’un horrible désespoir. Elle s’élança sur le rocher, pour le voir plus longtemps; et l’indestructible amour qu’elle lui portait se réveillant avec délire, elle voulut crier vers lui pour l’appeler. Mais sa voix expira sur ses lèvres; il lui sembla que la main de la mort serrait sa gorge et déchirait sa poitrine: ses yeux se voilèrent; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles; et, en retombant épuisée au bas du rocher, elle se trouva dans les bras d’Albert, qui s’était approché sans qu’elle prît garde à lui, et qui l’emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus caché de la montagne.

6.Jean Croce, de Chioggia, seizième siècle.
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30 avgust 2016
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