Kitobni o'qish: «Julia de Trécoeur»
I
Tous ceux qui, comme nous, ont connu Raoul de Trécoeur dans sa première jeunesse le croyaient destiné à une grande renommée. Il avait reçu des dons très-remarquables; il reste de lui deux ou trois esquisses et quelques centaines de vers qui promettaient un maître; mais il était fort riche et avait été fort mal élevé: il tourna vite au dilettantisme. Parfaitement étranger, comme la plupart des hommes de sa génération, au sentiment du devoir, il se laissa emporter à toutes guides par ses instincts, qui étaient, heureusement pour les autres, plus vifs que malfaisants. Aussi le plaignit-on généralement quand il mourut en pleine jeunesse, pour avoir aimé sans discrétion tout ce qui lui était agréable. Le pauvre garçon, disait-on, n'avait fait de mal qu'à lui; – ce qui, d'ailleurs, n'était pas exact.
Trécoeur avait épousé à vingt-cinq ans sa cousine Clodilde-Andrée de Pers, honnête et gracieuse personne qui n'avait d'une mondaine que les élégances. Madame de Trécoeur avait vécu avec son mari dans une région de tempêtes malsaines où elle se sentait dépaysée et comme dégradée. Il la tourmentait de ses remords presque autant que de ses fautes. Il la regardait avec raison comme un ange et pleurait à ses pieds quand il l'avait trahie, se désespérant d'être indigne d'elle, d'être victime de son tempérament et d'avoir vu le jour dans un siècle sans croyances. Il menaça un jour de se tuer dans le boudoir de sa femme, si elle ne lui pardonnait; elle lui pardonna, naturellement. Toute cette partie dramatique troublait Clodilde dans sa vie résignée. Elle eût préféré un malheur plus tranquille et sans phrases.
Tous les amis de son mari avaient été amoureux d'elle et avaient fondé de grandes espérances sur son abandon; mais les maris infidèles ne font pas toujours les femmes coupables. C'est même souvent le contraire, tant ce pauvre monde est peu soumis aux lois de la logique. Bref, madame de Trécoeur, après la mort de son mari, demeura sur la rive, épuisée et brisée, mais sans tache.
De cette triste union était née une fille, nommée Julia, que son père, malgré toutes les résistances de Clodilde, avait gâtée à outrance. On connaissait l'idolâtrie de M. de Trécoeur pour sa fille, et le monde, avec sa mollesse de jugement habituelle, lui pardonnait volontiers sa vie scandaleuse en faveur de ce mérite, qui n'en est pas toujours un. Il n'est pas très-difficile, en effet, d'aimer ses enfants; il suffit de n'être pas un monstre. L'amour qu'on leur porte n'est pas en lui-même une vertu: c'est une passion qui, comme toutes les autres, est bonne ou mauvaise, suivant qu'on en est le maître ou le valet. On peut même penser qu'il n'est point de passion qui puisse être plus que celle-là féconde pour le bien ou pour le mal.
Julia paraissait magnifiquement douée; mais son naturel ardent et précoce s'était développé, grâce à l'éducation paternelle, comme en pleine forêt vierge, à tort et à travers. C'était une petite personne brune et pâle, souple, élancée, avec de grands yeux bleus, pleins de feu, des cheveux noirs en broussailles et des sourcils d'un arc superbe. Son air habituel était réservé et hautain; cependant, elle déposait en famille ces apparences majestueuses pour faire la roue sur le tapis. Elle avait des jeux qu'elle inventait. Elle traduisait ses leçons d'histoire en petits drames mêlés de discours au peuple, de dialogues, de musique et particulièrement de courses de chars. Malgré sa mine sérieuse, elle était bouffonne à ses heures, et parodiait cruellement les gens qui ne lui plaisaient pas.
Elle montrait pour son père une prédilection passionnée, bizarrement combattue par les sentiments de pitié attendrie qu'inspiraient à son jeune coeur les tristesses de sa mère. Elle la voyait souvent pleurer; elle se jetait alors à ses pieds en peloton, et demeurait là pendant des heures, immobile et muette, la regardant d'un oeil humide et buvant de temps en temps une larme sur sa joue. Elle ne lui demandait jamais pourquoi elle pleurait. Elle avait apparemment saisi, comme beaucoup d'enfants, quelques échos de douleurs du foyer. Sans nul doute, sa vive intelligence se rendait compte des torts de son père; mais son père, ce beau cavalier, spirituel, généreux et fou, elle l'adorait, elle était fière d'être sa fille, elle palpitait de joie quand il la tenait sur son coeur. Elle ne pouvait ni le juger, ni le blâmer. C'était un être supérieur. Elle se contentait de plaindre et de consoler de son mieux cette créature douce et charmante qui était sa mère et qui souffrait.
Dans le cercle des relations de madame de Trécoeur, Julia passait simplement pour une petite peste. Les chères madames, comme elle les appelait, qui ornaient les jeudis de sa mère, se contaient les unes aux autres avec amertume les scènes d'imitation comique dont l'enfant faisait suivre leur entrée et leur sortie. Les hommes se regardaient comme favorisés quand ils n'emportaient pas un chiffon de soie dans le dos. Tout cela divertissait fort M. de Trécoeur. Quand sa fille exécutait, avec une demi-douzaine de chaises, quelqu'une de ces courses olympiques qui faussaient tous les pianos du voisinage:
– Julia! criait-il, tu ne fais pas assez de bruit… Casse un vase!
Et elle cassait un vase; sur quoi, son père l'embrassait avec enthousiasme.
Cette méthode d'éducation prit un caractère plus grave à mesure que l'enfant grandit et devint une fillette. La tendresse de son père se nuança d'une sorte de galanterie. Il la menait avec lui au Bois, aux courses, au spectacle. Elle n'avait pas une fantaisie qu'il ne prévînt et ne comblât. Elle eut à treize ans ses chevaux, son groom, une voiture à son chiffre. Déjà malade et se sentant peut-être mortellement atteint, ce malheureux homme accablait cette fille chère des gages de sa funeste affection. Il éteignait ainsi tous ses goûts par une satiété précoce, comme s'il eût voulu ne lui laisser que le goût du fruit défendu.
Julia le pleura avec des transports furieux, et conserva pour sa mémoire un culte ardent. Elle avait un appartement particulier, qu'elle remplit des portraits de son père et de mille souvenirs intimes autour desquels elle entretenait des fleurs.
Madame de Trécoeur, comme la plupart des cousines qui épousent leur cousin, s'était mariée fort jeune. Elle resta veuve à vingt-huit ans, et sa mère, la baronne de Pers, qui vivait encore, et qui était même des plus vivantes, ne tarda pas à lui suggérer discrètement la convenance d'un second mariage. Après avoir épuisé les raisons pratiques, et fort sensées d'ailleurs, qui semblaient lui conseiller de prendre ce parti, la baronne en venait aux raisons sentimentales:
– De bonne foi, ma pauvre fille, disait-elle, tu n'as pas eu jusqu'ici ta part de bonheur terrestre… Je ne voudrais pas dire du mal de ton mari, puisqu'il est mort; mais, entre nous, c'était un fier animal… Mon Dieu, délicieux par instants, je te l'accorde, – j'y ai été prise moi-même, – comme tous les mauvais sujets!.. d'ailleurs, monstrueux… monstrueux!.. Eh bien, certes, je ne dirai pas que le mariage soit jamais un état de pure félicité;… néanmoins, c'est encore ce qu'on a trouvé de mieux jusqu'ici pour jouir honnêtement de la vie entre gens comme il faut… Tu es à la fleur de l'âge… tu es fort agréable à voir… fort agréable!.. et tu ne perdras rien, par parenthèse, quand tu seras juponnée un peu plus haut par derrière, avec un pouf convenable; car tu ne sais même plus ce qui se porte, ma pauvre chatte… Tiens, vois! ce sont des horreurs… Enfin, que veux-tu, il ne faut pas se faire remarquer… Bref, je voulais te dire que tu as encore tout ce qu'il faut et même plus qu'il ne faut pour fixer un mari, – si tant est qu'il y en ait de fixes, – ce que j'aime à croire… Il faudrait, d'ailleurs, désespérer absolument de la Providence, si elle ne nous réservait pas quelques compensations après toutes nos épreuves… C'est déjà un signe manifeste de sa bonté que tu aies repris ton embonpoint, ma pauvre mignonne! Embrasse ta mère… Voyons, quand marions-nous cette jolie femme?
Il n'y avait nulle exagération maternelle dans les compliments que la baronne adressait à Clodilde. Tout Paris avait pour elle les yeux de sa mère. Elle n'avait jamais été si attrayante, et elle l'avait toujours été infiniment. Sa personne, reposée dans la paix de son deuil, avait alors l'éclat d'un beau fruit mûr et frais. Ses yeux noirs d'une tendresse timide, son front pur encadré dans des nattes magnifiques et vivaces, ses épaules de marbre rose, sa grâce spéciale de jeune matrone à la fois belle, aimante et chaste, tout cela, joint à une réputation intacte et à soixante mille francs de rente, ne pouvait manquer de susciter des prétendants. Il en surgissait effectivement une légion. La raison, l'opinion même, qui avait rendu justice à son mari et à elle, la poussaient à de secondes noces. Ses sentiments particuliers, quelle qu'en fût la délicatesse naturelle, ne semblaient pas devoir être un obstacle, car il n'y avait rien que de vrai dans son coeur. Elle avait été fidèle à son mari, elle avait donné des larmes amères à ce triste compagnon de sa jeunesse; mais il avait fatigué et usé son affection, et, sans jamais s'associer aux récriminations posthumes de sa mère contre M. de Trécoeur, elle sentait qu'elle n'avait plus d'autre devoir envers lui que la prière.
Il y avait cependant de longs mois qu'elle était veuve, et elle continuait d'opposer aux sollicitations de la baronne une résistance dont celle-ci cherchait vainement la raison mystérieuse. Elle crut un jour l'avoir découverte.
– Avoue la vérité, lui dit-elle: tu as peur de contrarier Julia. Ah! pour ceci, ma fille, ce serait de la folie pure… Tu ne peux avoir de ce côté aucun scrupule sérieux. Julia sera très-riche de son chef et n'aura aucun besoin de ta fortune. Elle se mariera elle-même dans trois ou quatre ans (je souhaite bien du plaisir à son mari, par parenthèse!); et vois un peu dans quelle jolie situation tu te trouveras… Mais, mon Dieu, nous n'en aurons donc jamais fini? Après le père, voilà la fille maintenant… Eh! mon Dieu, qu'elle fabrique des chapelles avec les portraits et les éperons de son père tant qu'elle voudra, ça la regarde; ce n'est pas moi qui lui ferai concurrence, bien certainement; au moins, qu'elle nous laisse vivre! Comment! tu ne pourrais pas disposer de toi sans lui demander la permission? Alors, si tu es son esclave, ma chère petite, mets-moi à la porte! tu ne saurais rien faire qui lui soit plus agréable, car elle ne peut pas me sentir, ta fille!.. Et puis enfin, de bonne foi, qu'est-ce que ça peut lui faire que tu te remaries? Un beau-père n'est pas une belle-mère… c'est tout à fait différent. Eh! mon Dieu, son beau-père sera charmant pour elle… tous les hommes seront charmants pour elle… je lui prédis cela: elle peut être tranquille!.. Enfin conviens-en, c'est là ce qui t'arrête?
– Je vous assure que non, ma mère, dit Clodilde.
– Je vous assure que si, ma fille… Eh bien, voyons, veux-tu que je parle à Julia, moi, que j'essaie de lui faire entendre raison?.. J'aimerais mieux lui donner le fouet, mais enfin!..
– Ma pauvre chère maman, reprit Clodilde, faut-il tout vous dire?
Elle vint se mettre à genoux devant la baronne.
– Certainement, ma fillette, dis-moi tout;… mais ne me fais pas pleurer, je t'en supplie!.. Est-ce très-triste, ce que tu as à me dire?
– Pas très-gai.
– Mon Dieu!.. Enfin, dis toujours.
– D'abord, ma mère, je vous avoue que je n'éprouverais personnellement aucun scrupule à me remarier…
– Je crois bien… Comment donc! Il ne manquerait plus que cela!
– Quant à Julia, que j'adore, qui m'aime bien et qui vous aime bien aussi, quoi que vous en disiez…
– Persuadée du contraire, dit la baronne. N'importe. Poursuis.
– Quant à Julia, j'ai plus de confiance que vous dans son bon sens et dans son bon coeur;… malgré la tendresse exaltée qu'elle conserve pour son père, je suis sûre qu'elle comprendrait, qu'elle respecterait ma détermination, et qu'elle ne m'en aimerait pas moins, surtout si son beau-père ne lui était pas personnellement antipathique; car vous connaissez la violence de ses sympathies et de ses antipathies…
– Si je la connais! dit amèrement la baronne. Eh bien, il faut lui donner une liste de ces messieurs, à cette chère petite, et elle fera elle-même ton choix.
– C'est inutile, ma bonne mère, dit Clodilde. Le choix est fait par la principale intéressée, et je suis certaine qu'il ne serait pas désagréable à Julia.
– Eh bien, alors, ma mignonne, cela va tout seul!
– Hélas! non. Je vais vous dire une chose qui me couvre de confusion… Parmi tous les hommes que nous connaissons, le seul que… le seul qui me plaise enfin, est aussi le seul qui n'ait jamais été amoureux de moi.
– Alors, c'est un sauvage! ça ne peut être qu'un sauvage!..
Enfin, qui est-ce?
– Je vous l'ai dit, ma pauvre mère, le seul de nos amis quine soit pas amoureux de moi…
– Bah! qui ça?.. Ton cousin Pierre?
– Non… mais vous brûlez.
– M. de Lucan! s'écria la baronne. Ça devait être! c'est la fleur des pois! Mon Dieu, ma chère petite, que nous avons donc les mêmes goûts toutes deux! Il est charmant… Embrasse-moi… Ne cherche plus, ne cherche plus; voilà notre affaire positivement!
– Mais, ma mère, puisqu'il ne veut pas de moi!
– Bon! il ne veut pas de toi à présent… Quelle histoire! qu'en sais-tu? Lui as-tu demandé? D'ailleurs, c'est impossible, ma chère petite… vous êtes faits l'un pour l'autre de toute éternité. Il est charmant, distingué, comme il faut, riche, spirituel, tout enfin, tout!
– Excepté amoureux, ma mère.
La baronne se récriant de nouveau contre une si forte invraisemblance, Clodilde lui mit sous les yeux une série de faits et de détails qui ne laissait point de place aux illusions. La mère consternée dut se résigner à cette conviction douloureuse, qu'il se trouvait, en effet, dans le monde un homme d'assez mauvais goût pour n'être pas amoureux de sa fille, et que cet homme était malheureusement M. de Lucan.
Elle regagna son hôtel en méditant sur ce mystère inouï, dont elle ne devait pas, du reste, attendre longtemps l'explication.
II
George-René de Lucan était intimement lié avec le comte Pierre de Moras, cousin de Clodilde. Tous deux étaient compagnons d'enfance, de jeunesse, de voyage et même de bataille; car, le hasard les ayant conduits aux Etats-Unis quand la guerre civile y éclata, ils avaient trouvé l'occasion bonne pour recevoir le baptême du feu. Leur amitié s'était encore plus solidement trempée dans ces dangers de guerre soutenus fraternellement loin de leur patrie. Cette amitié avait, d'ailleurs, depuis longtemps un caractère rare de confiance, de délicatesse et de force. Ils s'estimaient mutuellement très-haut, et ils avaient raison. Ils ne se ressemblaient d'ailleurs sous aucun rapport. Pierre de Moras était d'une grande taille, blond comme un Scandinave, beau et fort comme un lion, mais comme un lion bon enfant. Lucan était brun, mince, élégant, grave. Il y avait dans son regard fier et un peu sombre, dans son accent froid et doux, dans sa démarche même, une grâce mêlée d'autorité qui imposait et charmait.
Ils n'étaient pas moins dissemblables au point de vue moral: l'un bon vivant, sceptique absolu et paisible, possesseur insouciant d'une danseuse; l'autre toujours troublé malgré son calme extérieur, romanesque, passionné, tourmenté d'amour et de théologie. Pierre de Moras, à leur retour d'Amérique, avait présenté Lucan chez sa cousine Clodilde, et, dès ce moment, il y eut du moins deux points sur lesquels ils furent parfaitement d'accord: une profonde estime pour Clodilde et une profonde antipathie pour son mari. Ils appréciaient, d'ailleurs, chacun à sa manière le caractère et la conduite de M. de Trécoeur. Pour le comte Pierre, Trécoeur était simplement un être malfaisant; pour M. de Lucan, c'était un criminel.
– Pourquoi criminel? disait Pierre. Est-ce sa faute s'il est né avec toutes les flammes de l'enfer dans les moelles? Je conviens que je lui casserais volontiers la tête, quand je vois les yeux rouges de Clodilde; mais je n'y mettrais pas plus de colère que si j'écrasais un serpent. Puisque c'est sa nature, à cet homme!
– Vous me faites horreur, reprenait Lucan. Ce petit système-là supprime simplement le mérite, la volonté, la liberté, – le monde moral en un mot… Si nous ne sommes pas maîtres de nos passions, du moins dans une large mesure, et si ce sont nos passions qui nous maîtrisent fatalement, si un homme est nécessairement bon ou mauvais, honnête ou fripon, traître ou loyal, au gré de ses instincts, dites-moi donc un peu, je vous prie, pourquoi vous m'honorez de votre estime et de votre amitié? Je n'y ai pas plus de droits que le premier venu, que Trécoeur lui même.
– Pardon, mon ami, dit gravement Pierre: dans l'ordre végétal, je préfère une rose à un chardon; dans l'ordre moral, je vous préfère à Trécoeur. Vous êtes né galant homme; je m'en réjouis, et j'en profite.
– Eh bien, mon cher, vous êtes dans une complète erreur, reprenait Lucan. J'étais né, au contraire, avec de détestables instincts, avec les germes de tous les vices.
– Comme Socrate.
– Comme Socrate, parfaitement. Et si mon père ne m'avait pas fouetté à propos, si ma mère n'avait pas été une sainte, si enfin je n'avais mis moi-même très-énergiquement ma volonté au service de ma conscience, je serais un scélérat sans foi ni loi.
– Mais rien ne dit que vous ne serez pas un jour un scélérat, mon ami. Il n'y a personne qui ne puisse devenir un scélérat à son heure. Tout dépend de la force de la tentation… Vous-même, quels que soient vos instincts d'honneur et de dignité, êtes-vous bien sûr de ne jamais rencontrer une tentation qui les domine?.. Ne pouvez-vous concevoir, par exemple, telle circonstance où vous aimeriez assez une femme pour commettre un crime?
– Non, dit Lucan; et vous?
– Moi… je n'ai aucun mérite… je n'ai pas de passions… J'en suis désolé, mais je n'en ai pas. Je suis né exemplaire… Vous vous rappelez mon enfance: j'étais un petit modèle. Maintenant, je suis un grand modèle, voilà la seule différence… et ça ne me coûte pas du tout… Allons-nous chez Clodilde?
– Allons!
Et ils allaient chez Clodilde, bien digne elle-même de l'amitié de ces deux braves gens. Ils y étaient reçus avec une considération marquée, même par mademoiselle Julia, qui paraissait subir à un certain degré le prestige de ces natures élevées. Tous deux avaient, d'ailleurs, dans leur tenue et dans leur langage une correction élégante qui satisfaisait apparemment le goût fin de l'enfant et ses instincts d'artiste. Dans les premiers temps de son deuil, l'humeur de Julia avait pris une teinte un peu farouche; quand sa mère recevait des visites, elle quittait brusquement le salon et allait s'enfermer chez elle, non sans manifester contre les indiscrets un mécontentement hautain. Le cousin Pierre et son ami avaient seuls le privilége d'un bon accueil; elle daignait même sortir de son appartement pour venir les rejoindre auprès de sa mère, quand elle les savait là.
Clodilde avait donc de bonnes raisons de supposer que sa préférence pour M. de Lucan obtiendrait l'agrément de sa fille; elle en avait malheureusement de meilleures encore pour douter que les dispositions de M. de Lucan répondissent aux siennes. Non seulement, en effet, il s'était toujours tenu vis-à-vis d'elle dans les termes de l'amitié la plus réservée, mais, depuis qu'elle était veuve, cette réserve s'était sensiblement aggravée. Les visites de Lucan s'espaçaient de plus en plus; il paraissait même éviter avec un soin particulier les occasions de se retrouver seul avec Clodilde, comme s'il eût pénétré les sentiments secrets de la jeune femme, et qu'il eût affecté de les décourager. Tels étaient les symptômes tristement significatifs dont Clodilde avait fait confidence à sa mère.
Le jour même où la baronne recevait, rue Tronchet, ces pénibles renseignements, un entretien avait lieu sur le même sujet, rue d'Aumale, entre le comte de Moras et George de Lucan. Ils avaient fait ensemble le matin une promenade au Bois, et Lucan s'était montré plus silencieux que de coutume. Au moment où ils se séparaient:
– A propos, Pierre, dit-il, je m'ennuie… Je vais voyager.
– Voyager! où ça?
– Je vais en Suède. J'ai toujours eu envie de voir la Suède.
– Quelle drôle de chose!.. Vous serez longtemps?
– Deux ou trois mois.
– Quand partez-vous?
– Demain.
– Seul?
– Entièrement. Je vous reverrai ce soir au cercle, n'est-ce pas?
L'étrange réserve de ce dialogue laissa dans l'esprit de M. de Moras une impression d'étonnement et d'inquiétude. Il n'y put tenir, et, deux heures après, il arrivait chez Lucan. Il vit en entrant des apprêts de départ. Lucan écrivait dans son cabinet.
– Ah çà! mon cher, lui dit le comte, si je suis indiscret, vous allez me le dire franchement; mais ce voyage bâclé ne ressemble à rien… Sérieusement, qu'y a-t-il? Est-ce que vous allez vous battre hors frontières?
– Bah!.. Je vous emmènerais, vous savez bien!
– Une femme, alors?
– Oui, dit sèchement Lucan.
– Pardon de mon importunité, et adieu.
– Je vous ai blessé, mon ami? dit Lucan en le retenant.
– Oui, dit le comte. Je ne prétends certes pas entrer dans vos secrets;… mais je ne comprends absolument pas le ton de contrainte, presque d'hostilité, sur lequel vous me répondez au sujet de ce voyage… Ce n'est pas, d'ailleurs, le premier symptôme de cette nature qui me frappe et m'afflige; depuis quelque temps, vous êtes visiblement embarrassé avec moi, il semble que je vous gêne, que notre amitié vous pèse;… et j'ai l'idée cruelle que ce voyage est une façon d'y mettre un terme.
– Grand Dieu! murmura Lucan. – Eh bien, poursuivit-il avec un peu d'agitation dans la voix, il faut donc vous dire la vérité. J'espérais que vous l'auriez devinée… c'était si simple!..Votre cousine Clodilde est veuve depuis deux ans bientôt… c'est, je crois, le terme consacré par l'usage… Je connais vos sentiments pour elle, vous pouvez maintenant l'épouser, et vous aurez grandement raison… Rien ne me paraît plus juste, plus naturel, plus digne d'elle et de vous… Je vous atteste que mon amitié vous restera fidèle et entière; mais je vous prie de trouver bon que je m'absente pendant quelque temps. Voilà tout.
M. de Moras semblait avoir une peine infinie à saisir le sens de ce discours: il demeura plusieurs secondes, après que Lucan eut cessé de parler, la mine étonnée et le regard tendu, comme s'il eût cherché le mot d'une énigme; puis, se levant brusquement et saisissant les deux mains de Lucan:
– Ah! c'est gentil, cela! dit-il avec une gravité émue.
Et, après une nouvelle étreinte cordiale, il ajouta gaiement:
– Mais, si vous comptez rester en Suède jusqu'à ce que j'aie épousé Clodilde, vous pouvez y bâtir et même y planter, car je vous jure que vous y resterez longtemps!
– Est-il possible que vous ne l'aimiez pas? dit Lucan à demi-voix.
– Je l'aime extrêmement, au contraire; je l'apprécie, je l'admire;… mais c'est une soeur pour moi, purement une soeur… Ce qu'il y a de délicieux, mon cher, c'est que mon rêve a toujours été de vous marier, Clodilde et vous; seulement, vous me paraissiez si froid, si peu empressé, si réfractaire, et dans ces derniers temps surtout… Mon Dieu, comme vous êtes pâle, George!
Le résultat final de cet entretien fut que M. de Lucan, au lieu de partir pour la Suède, se rendit peu d'instants plus tard chez la baronne de Pers, à laquelle il exposa ses voeux, et qui se crut, en l'écoutant, le jouet d'un songe enchanteur. Elle avait toutefois, sous ses airs évaporés, un trop vif sentiment de sa dignité et de celle de sa fille pour laisser éclater devant M. de Lucan la joie dont elle était oppressée. Quelque désir qu'elle éprouvât de serrer immédiatement sur son coeur ce gendre idéal, elle ajourna cette satisfaction et se contenta de lui exprimer ses sympathies personnelles. S'associant, d'ailleurs, à la juste impatience de M. de Lucan, elle lui conseilla de se présenter le soir même chez madame de Trécoeur, dont elle ignorait les sentiments particuliers, mais qui accueillerait tout au moins sa démarche avec l'estime et la considération dues à un homme de son mérite. Demeurée seule, la baronne s'épancha dans un monologue mêlé de larmes: elle se fit, d'ailleurs, une exquise petite fête maternelle de ne pas prévenir Clodilde et de lui laisser tout entière la saveur de cette surprise.
Le coeur des femmes est un organe indéfiniment plus délicat que le nôtre. L'exercice incessant qu'elles lui donnent y développe des facultés d'une finesse et d'une subtilité auxquelles la sèche intelligence n'atteint jamais; c'est ce qui explique leurs pressentiments, moins rares et plus sûrs que les nôtres. Il semble que leur sensibilité, toujours tendue et vibrante, soit avertie par des courants mystérieux, et qu'elle devine avant de comprendre. Clodilde, lorsqu'on lui annonça M. de Lucan, fut comme traversée par une de ces électricités secrètes, et, malgré toutes les objections contraires dont son esprit était obsédé, elle sentit qu'elle était aimée et qu'on allait le lui dire. Elle s'assit dans son grand fauteuil, en ramenant des deux mains la soie de sa robe, avec un geste d'oiseau qui bat des ailes.