Kitobni o'qish: «Aventures de Baron de Münchausen»
PRÉFACE
Les Aventures du baron de Münchhausen jouissent en Allemagne d'une célébrité populaire qu'elles ne sauraient manquer, nous l'espérons du moins, d'acquérir bientôt en France, malgré leur forte saveur germanique, et peut-être à cause même de cela: le génie des peuples se révèle surtout dans la plaisanterie. Comme les œuvres sérieuses chez toutes les nations ont pour but la recherche du beau qui est un de sa nature, elles se ressemblent nécessairement davantage, et portent moins nettement imprimé le cachet de l'individualité ethnographique. Le comique, au contraire, consistant dans une déviation plus ou moins accentuée du modèle idéal, offre une multiplicité singulière de ressources: car il y a mille façons de ne pas se conformer à l'archétype. La gaieté française n'a aucun rapport avec l'humour britannique; le witz allemand diffère de la bouffonnerie italienne, et le caractère de chaque nationalité s'y montre dans son libre épanchement. Le baron de Münchhausen, en dépit de ses hâbleries incroyables, n'a nul lien de parenté avec le baron de Crac, autre illustre menteur. La blague française, qu'on nous pardonne d'employer ce mot, lance sa fusée, pétille et mousse comme du vin de Champagne, mais bientôt elle s'éteint, laissant à peine au tond de la coupe deux ou trois perles de liqueur. Cela serait trop léger pour des gosiers allemands habitués aux fortes bières et aux après vins du Rhin: il leur faut quelque chose de plus substantiel, de plus épais, de plus capiteux. La plaisanterie, pour faire impression sur ces cerveaux pleins d'abstractions, de rêves et de fumée, a besoin de se faire un peu lourde; il faut qu'elle insiste, qu'elle revienne à la charge, et ne se contente pas de demi-mots qui ne seraient pas compris. Le point de départ de la plaisanterie allemande est cherché, peu naturel, d'une bizarrerie compliquée, et demande beaucoup d'explications préalables assez laborieuses; mais la chose une fois posée, vous entrez dans un monde étrange, grimaçant, fantasque, d'une originalité chimérique dont vous n'aviez aucune idée. C'est la logique de l'absurde poursuivie avec une outrance qui ne recule devant rien. Des détails d'une vérité étonnante, des raisons de l'ingéniosité la plus subtile, de attestations scientifiques d'un sérieux parfait servent à rendre probable l'impossible. Sans doute, on n'arrive pas à croire les récits du baron de Münchhausen, mais à peine a-t-on entendu deux ou trois de ses aventures de terre ou de mer, qu'on se laisse aller à la candeur honnête et minutieuse de ce style, qui ne serait pas autre, s'il avait à raconter une histoire vraie. Les inventions les plus monstrueusement extravagantes prennent un certain air de vraisemblance, déduites avec cette tranquillité naïve et cet aplomb parfait. La connexion intime de ces mensonges qui s'enchaînent si naturellement les uns aux autres finit par détruire chez le lecteur le sentiment de la réalité, et l'harmonie du faux y est poussée si loin qu'elle produit une illusion relative semblable à celle que font éprouver les voyages de Gulliver à Lilliput et à Brobdignag, ou bien encore l'Histoire véritable de Lucien, type antique de ces récits fabuleux tant de fois imités depuis. Ici, le crayon de Gustave Doré augmente encore le prestige; personne mieux que cet artiste, qui semble avoir cet œil visionnaire dont parle Victor Hugo dans sa pièce à Albert Durer, ne sait faire vivre d'une vie mystérieuse et profonde les chimères, les rêves, les cauchemars, les formes insaisissables noyées de lumière et d'ombre, les silhouettes drôlatiquement caricaturales, et tous les monstres de la fantaisie; il a commenté les aventures du baron de Münchhausen de dessins qui semblent les planches d'un voyage de circumnavigation par leur fidélité caractéristique et leur exotique bizarrerie. On dirait que, peintre de l'expédition, il a croqué d'après nature tout ce que décrit le facétieux baron allemand, et le texte en acquiert une valeur de bouffonnerie froide plus germanique encore.
THÉOPHILE GAUTIER.
CHAPITRE PREMIER
VOYAGE EN RUSSIE ET A SAINT-PÉTERSBOURG
J'entrepris mon voyage en Russie au milieu de l'hiver, ayant fait ce raisonnement judicieux que, par le froid et la neige, les routes du nord de l'Allemagne, de la Pologne, de la Courlande et de la Livonie, qui, selon les descriptif des voyageurs, sont plus impraticables encore que le chemin du temple de la vertu, s'améliorent sans qu'il en coûte rien à la sollicitude des gouvernements. Je voyageais à cheval, ce qui est assurément le plus agréable mode de transport, pourvu toutefois que le cavalier et la bête soient bons: de cette façon, on n'est pas exposé à avoir d'affaires d'honneur avec quelque honnête maître de poste allemand, ni forcé de séjourner devant chaque cabaret, à la merci d'un postillon altéré. J'étais légèrement vêtu, ce dont je me trouvai assez mal, à mesure que j'avançais vers le nord-est.
Représentez-vous maintenant, par ce temps âpre, sous ce rude climat, un pauvre vieillard gisant sur le bord désolé d'une route de Pologne, exposé à un vent glacial, ayant à peine de quoi couvrir sa nudité.
L'aspect de ce pauvre homme me navra l'âme: et, quoi qu'il fît un froid à me geler le cœur dans la poitrine, je lui jetai mon manteau. Au même instant, une voix retentit dans le ciel, et, me louant de ma miséricorde, me cria: «Le diable m'emporte, mon fils, si cette bonne action reste sans récompense.»
Je continuai mon voyage, jusqu'à ce que la nuit et les ténèbres me surprissent. Aucun signe, aucun bruit, qui m'indiquât la présence d'un village: le pays tout entier était enseveli sous la neige, et je ne savais pas la route.
Harassé, n'en pouvant plus, je me décidai à descendre de cheval; j'attachai ma bête à une sorte de pointe d'arbre qui surgissait de la neige. Je plaçai, par prudence, un de mes pistolets sous mon bras, et je m'étendis sur la neige. Je fis un si bon somme, que, lorsque je rouvris les yeux, il faisait grand jour. Quel fut mon étonnement lorsque je m'aperçus que je me trouvais au milieu d'un village, dans le cimetière! Au premier moment, je ne vis point mon cheval, quand, après quelques instants, j'entendis hennir au-dessus de moi. Je levai la tête, et je pus me convaincre que ma bête était suspendue au coq du clocher. Je me rendis immédiatement compte de ce singulier événement: j'avais trouvé le village entièrement recouvert par la neige; pendant la nuit, le temps s'était subitement adouci, et, tandis que je dormais, la neige, en fondant, m'avait descendu tout doucement jusque sur le sol; ce que, dans l'obscurité, j'avais pris pour une pointe d'arbre, n'était autre chose que le coq du clocher. Sans m'embarrasser davantage, je pris un de mes pistolets, je visai la bride, je rentrai heureusement par ce moyen en possession de mon cheval, et poursuivis mon voyage.
Tout alla bien jusqu'à mon arrivée en Russie, où l'on n'a pas l'habitude d'aller à cheval en hiver. Comme mon principe est de me conformer toujours aux usages des pays où je me trouve, je pris un petit traîneau à un seul cheval, et me dirigeai gaiement vers Saint-Pétersbourg.
Je ne sais plus au juste si c'était en Esthonie ou en Ingrie, mais je me souviens encore parfaitement que c'était au milieu d'une effroyable forêt, que je me vis poursuivi par un énorme loup, rendu plus rapide encore par l'aiguillon de la faim. Il m'eut bientôt rejoint; il n'était plus possible de lui échapper: je m'étendis machinalement au fond du traîneau, et laissai mon cheval se tirer d'affaire et agir au mieux de mes intérêts. Il arriva ce que je présumais, mais que je n'osais espérer. Le loup, sans s'inquiéter de mon faible individu, sauta par-dessus moi, tomba furieux sur le cheval, déchira et dévora d'un seul coup tout l'arrière-train de la pauvre bête, qui, poussée par la terreur et la douleur, n'en courut que plus vite encore. J'étais sauvé! Je relevai furtivement la tête, et je vis que le loup s'était fait jour à travers le cheval à mesure qu'il le mangeait: l'occasion était trop belle pour la laisser échapper; je ne lis ni une ni deux, je saisis mon fouet, et je me mis à cingler le loup de toutes mes forces: ce dessert inattendu ne lui causa pas une médiocre frayeur; il s'élança en avant de toute sa vitesse, le cadavre de mon cheval tomba à terre et – voyez la chose étrange! – mon loup se trouva engagé à sa place dans le harnais. De mon côté, je n'en fouettai que de plus belle, de sorte que, courant de ce train-là, nous ne tardâmes pas à atteindre sains et saufs Saint-Pétersbourg, contre notre attente respective, et au grand étonnement des passants.
Je ne veux pas, messieurs, vous ennuyer de bavardages sur les coutumes, les arts, les sciences et autres particularités de la brillante capitale de la Russie: encore moins vous entretiendrai-je des intrigues et des joyeuses aventures qu'on rencontre dans la société élégante, où les dames offrent aux étrangers une si large hospitalité. Je préfère arrêter votre attention sur des objets plus grands et plus nobles, sur les chevaux et les chiens, par exemple, que j'ai toujours eus en grande estime; puis sur les renards, les loups et les ours, dont la Russie, si riche déjà en toute espèce de gibier, abonde plus qu'aucun autre pays de la terre; vous parler, enfin, de ces parties de plaisir, de ces exercices chevaleresques, de ces actions d'éclat qui habillent mieux un gentilhomme qu'un méchant bout de latin et de grec, ou que ces sachets d'odeur, ces grimaces et ces cabrioles des beaux esprits français.
Comme il se passa quelque temps avant que je pusse entrer au service, j'eus, pendant une couple de mois, le loisir et la liberté complète de dépenser mon temps et mon argent de la plus noble façon. Je passai mainte nuit à jouer, mainte nuit à choquer les verres. La rigueur du climat et les mœurs de la nation ont assigné à la bouteille une importance sociale des plus hautes, qu'elle n'a pas dans notre sobre Allemagne, et j'ai trouvé en Russie des gens qui peuvent passer pour des virtuoses accomplis dans ce genre d'exercice; mais tous n'étaient que de pauvres hères à côté d'un vieux général à la moustache grise, à la peau cuivrée, qui dînait avec nous à table d'hôte. Ce brave homme avait perdu, dans un combat contre les Turcs, la partie supérieure du crâne; de sorte que chaque fois qu'un étranger se présentait, il s'excusait le plus courtoisement du monde de garder son chapeau à table. Il avait coutume d'absorber, en mangeant, quelques bouteilles d'eau-de-vie et, pour terminer, de vider un flacon d'arak, doublant parfois la dose, suivant les circonstances; malgré cela, il était impossible de saisir en lui le moindre signe d'ivresse.
La chose vous dépasse, sans doute; elle me fit également le même effet: je fus longtemps avant de pouvoir me l'expliquer, jusqu'au jour où je trouvai, par hasard, la clef de l'énigme. Le général avait l'habitude de soulever de temps en temps son chapeau; j'avais souvent remarqué ce mouvement, sans m'en inquiéter autrement. Rien d'étonnant à ce qu'il eût chaud au front, et encore moins à ce que sa tête eût besoin d'air. Je finis cependant par voir qu'en même temps que son chapeau, il soulevait une plaque d'argent qui y était fixée et lui servait de crâne, et qu'alors les fumées des liqueurs spiritueuses qu'il avait absorbées s'échappaient en légers nuages. L'énigme était résolue. Je racontai ma découverte à deux de mes amis, et m'offris à leur en démontrer l'exactitude. J'allai me placer, avec ma pipe, derrière le général, et, au moment où il soulevait son chapeau, je mis avec un morceau de papier le feu à la fumée: nous pûmes jouir alors d'un spectacle aussi neuf qu'admirable. J'avais transformé en colonne de feu la colonne de fumée qui s'élevait au-dessus du général; et les vapeurs qui se trouvaient retenues par la chevelure du vieillard formaient un nimbe bleuâtre, comme il n'en brilla jamais autour de la tête du plus grand saint. Mon expérience ne put rester cachée au général; mais il s'en fâcha si peu qu'il nous permit plusieurs fois de répéter un exercice qui lui donnait un air si vénérable.
CHAPITRE II
HISTOIRES DE CHASSE
Je passe sous silence maintes joyeuses scènes dont nous fûmes acteurs ou témoins dans des circonstances analogues, parce que je veux vous raconter différentes histoires cynégétiques beaucoup plus merveilleuses et plus intéressantes que tout cela.
Je n'ai pas besoin de vous dire, messieurs, que ma société de prédilection se composait de ces braves compagnons qui savent apprécier le noble plaisir de la chasse. Les circonstances qui entourèrent toutes mes aventures, le bonheur qui guida tous mes coups, resteront parmi les plus beaux souvenirs de ma vie.
Un matin je vis, de la fenêtre de ma chambre à coucher, un grand étang, qui se trouvait dans le voisinage, tout couvert de canards sauvages. Décrochant immédiatement mon fusil, je descendis à la hâte l'escalier avec tant de précipitation que je heurtai du visage contre la porte: je vis trente-six chandelles, mais cela ne me fit pas perdre une seconde. J'allais tirer, lorsqu'au moment où j'ajustais je m'aperçus, à mon grand désespoir, que le violent coup que je m'étais donné à la figure avait en même temps fait tomber la pierre de mon fusil. Que faire? Je n'avais pas de temps à perdre. Heureusement, je me rappelai ce que j'avais vu quelques instants auparavant. J'ouvris le bassinet, je dirigeai mon arme dans la direction du gibier et je m'envoyai le poing dans l'un de mes yeux. Ce coup vigoureux en fit sortir un nombre d'étincelles suffisant pour allumer la poudre; le fusil partit, et je tuai cinq couples de canards, quatre sarcelles et deux poules d'eau. Cela prouve que la présence d'esprit est l'âme des grandes actions. Si elle rend d'inappréciables services au soldat et au marin, le chasseur lui doit aussi plus d'un heureux coup.
Ainsi, par exemple, je me souviens qu'un jour je vis sur un lac, au bord duquel m'avait amené une de mes excursions, quelques douzaines de canards sauvages, trop disséminés pour qu'il me fût permis d'espérer en atteindre d'un seul coup un nombre suffisant. Pour comble de malheur, ma dernière charge était dans mon fusil, et j'aurais précisément voulu les rapporter tous, ayant à traiter chez moi nombre d'amis et de connaissances.
Je me souvins alors que j'avais encore dans ma carnassière un morceau de lard, reste des provisions dont je m'étais muni en partant. J'attachai ce morceau de lard à la laisse de mon chien que je dédoublai et dont j'attachai les quatre fils bout à bout; puis je me blottis dans les joncs du bord, lançai mon appât, et j'eus bientôt la satisfaction de voir un premier canard s'en approcher vivement et l'avaler. Les autres accoururent derrière le premier, et comme, l'onctuosité du lard aidant, mon appât eut bientôt traversé le canard dans toute sa longueur, un second l'avala, puis un troisième, et ainsi de suite. Au bout de quelques instants mon morceau de lard avait voyagé à travers tous les canards, sans se séparer de sa ficelle: il les avait enfilés comme des perles. Je revins tout joyeux sur le bord, je me passai cinq ou six fois la ficelle autour du corps et sur les épaules, et m'en retournai à la maison.
Comme j'avais encore un bon bout de chemin à faire, et que cette quantité de canards m'incommodait singulièrement, je commençai à regretter d'en avoir tant pris. Mais sur ces entrefaites il survint un événement qui, au premier moment, me causa quelque inquiétude. Les canards étaient encore tous vivants: revenus peu à peu de leur premier étourdissement, ils se mirent à battre de l'aile et à m'enlever en l'air avec eux. Tout autre que moi eût assurément été fort embarrassé. Mais moi j'utilisai cette circonstance à mon profit, et, me servant des basques de mon habit comme de rames, je me guidai vers ma demeure. Arrivé au-dessus de la maison, lorsqu'il s'agit de parvenir à terre sans me rien casser, je tordis successivement le cou à mes canards, et je descendis par le tuyau de la cheminée, et, à la grande stupéfaction de mon cuisinier, je tombai sur le fourneau qui par bonheur n'était pas allumé.
J'eus une aventure à peu près semblable avec une compagnie de perdreaux. J'étais sorti pour essayer un nouveau fusil, et j'avais épuisé ma provision de petit plomb, lorsque, contre toute attente, je vis se lever sous mes pieds une compagnie de perdreaux. Le désir d'en voir le soir même figurer quelques-uns sur ma table m'inspira un moyen que, sur ma parole, messieurs, je vous conseille d'employer en pareille circonstance. Dès que j'eus remarqué la place où le gibier s'était abattu, je chargeai rapidement mon arme et j'y glissai en guise de plomb ma baguette, dont je laissai dépasser l'extrémité hors du canon.
Je me dirigeai vers les perdreaux, je tirai au moment où ils prenaient leur vol, et, à quelques pas de là, ma baguette retomba ornée de sept pièces, qui durent être fort surprises de se trouver si subitement mises à la broche; ce qui justifie le proverbe qui dit: «Aide-toi, le ciel t'aidera.»
Une autre fois, je rencontrai dans une des grandes forêts de la Russie un magnifique renard bleu. C'eût été grand dommage de trouer cette précieuse fourrure d'une balle ou d'une décharge de plomb. Maître renard était tapi derrière un arbre. Je retirai aussitôt la balle du canon et la remplaçai par un bon clou: je fis feu, et si habilement, que la queue du renard se trouva fichée à l'arbre. Alors je m'avançai tranquillement vers lui, je pris mon couteau de chasse et lui lis sur la face une double entaille en forme de croix; je pris ensuite mon fouet et le chassai si joliment hors de sa peau que c'était plaisir à voir.
Le hasard et la chance se chargent souvent de réparer nos fautes; en voici un exemple. Un jour, je vois dans une épaisse forêt une laie et un marcassin qui courent sur moi. Je tire, et les manque. Mais voilà le marcassin qui continue sa route, et la laie qui s'arrête immobile comme fichée au sol. Je m'approche pour chercher la cause de cette immobilité, et je m'aperçois que j'avais affaire à une laie aveugle, qui tenait entre ses dents la queue du marcassin, lequel, dans sa piété filiale, lui servait de guide. Ma balle, ayant passé entre les deux bêtes, avait coupé le fil conducteur, dont la vieille laie conservait encore une extrémité: ne se sentant plus tirée par son guide, elle s'était arrêtée. Je saisis aussitôt ce fragment de queue, et je ramenai chez moi, sans peine et sans résistance, la pauvre bête infirme.
Si dangereux que soit cet animal, le sanglier est encore plus redoutable et plus féroce. J'en rencontrai un jour un dans une forêt, dans un moment où je n'étais préparé ni à la défense ni à l'attaque. J'avais à peine eu le temps de me réfugier derrière un arbre, que l'animal se jeta sur moi de tout son élan, pour me donner un coup de côté; mais, au lieu de m'entrer dans le corps, ses défenses pénétrèrent si profondément dans le tronc, qu'il ne put les retirer pour fondre une seconde fois sur moi.
– Ha, ha! pensai-je, à nous deux maintenant!
Je pris une pierre, et je cognai de toutes mes forces sur ses défenses, de façon qu'il lui fût absolument impossible de se dégager. Il n'avait qu'à attendre que je décidasse de son sort: j'allai chercher des cordes et un chariot au village voisin, et le rapportai fortement garrotté et vivant à la maison.
Vous avez assurément entendu parler, messieurs, de saint Hubert, le patron des chasseurs et des tireurs, ainsi que du cerf qui lui apparut dans une forêt, portant la sainte croix entre ses cors. Je n'ai jamais manqué de fêter chaque année ce saint en bonne compagnie, et j'ai bien souvent vu son cerf représenté en peinture dans les églises, ainsi que sur la poitrine des chevaliers de l'ordre qui porte son nom; aussi, en mon âme et conscience, sur mon honneur de brave chasseur, je n'oserais pas nier qu'il n'y ait eu autrefois des cerfs coiffés de croix, et même qu'il n'en existe pas encore aujourd'hui. Mais, sans entrer dans cette discussion, permettez-moi de vous raconter ce que j'ai vu de mes propres yeux. Un jour que je n'avais plus de plomb, je donnai, par un hasard inespéré, sur le plus beau cerf du monde. Il s'arrêta et me regarda fixement, comme s'il eût su que ma poire à plomb était vide. Aussitôt je mis dans mon fusil une charge de poudre, et j'y insinuai une poignée de noyaux de cerises, que j'avais aussi vite que possible débarrassés de leur chair. Je lui envoyai le tout sur le front, entre les deux cors. Le coup l'étourdit: il chancela, puis il se remit et disparut.
Un ou deux ans après, je repassais dans la même forêt, et voilà, ô surprise! que j'aperçois un magnifique cerf portant entre les cors un superbe cerisier, haut de dix pieds, pour le moins. Je me souvins alors de ma première aventure, et, considérant l'animal comme une propriété depuis longtemps mienne, d'une balle je l'étendis à terre, de sorte que je gagnai à la fois le rôti et le dessert; car l'arbre était chargé de fruits, les meilleurs et les plus délicats que j'eusse mangés de ma vie. Qui peut dire, après cela, que quelque pieux et passionné chasseur, abbé ou évêque, n'ait pas semé de la même façon la croix entre les cors du cerf de saint Hubert? Dans les cas extrêmes, un bon chasseur a recours à n'importe quel expédient, plutôt que de laisser échapper une belle occasion, et je me suis trouvé moi-même maintes fois obligé de me tirer par ma seule habileté des passes les plus périlleuses.
Que dites-vous, par exemple, du cas suivant?
Je me trouvais, à la tombée de la nuit, à bout de munitions, dans une forêt de Pologne. Je m'en retournais à la maison, lorsqu'un ours énorme, furieux, la gueule ouverte, prêt à me dévorer, me barre le passage. En vain je cherche dans toutes mes poches de la poudre et du plomb. Je ne trouve rien que deux pierres à fusil, que j'ai l'habitude d'emporter par précaution. J'en lance violemment une dans la gueule de l'animal, qui pénètre jusqu'au fond de son gosier. Ce traitement n'étant pas du goût du monstre, ma bête fait demi-tour, ce qui me permet de jeter une seconde pierre contre sa porte de derrière. – L'expédient réussit admirablement. Non-seulement le second silex arriva à son adresse, mais il rencontra le premier: le choc produisit du feu, et l'ours éclata avec une explosion terrible. Je suis sûr qu'un argument à priori lancé ainsi contre un argument à posteriori ferait, au moral, un effet analogue sur plus d'un savant.
Il était écrit que je devais être attaqué par les bêtes les plus terribles et les plus féroces, précisément dans les moments où j'étais le moins en état de leur tenir tête, comme si leur instinct les eût averties de ma faiblesse. C'est ainsi qu'une fois que je venais de dévisser la pierre de mon fusil pour la raviver, un monstre d'ours s'élance en hurlant vers moi.
Tout ce que je pouvais faire, c'était de me réfugier sur un arbre, afin de me préparer à la défense. Malheureusement, en grimpant, je laissai tomber mon couteau, et je n'avais plus rien que mes doigts, ce qui était insuffisant, pour visser ma pierre. L'ours se dressait au pied de l'arbre, et je m'attendais à être dévoré d'un moment à l'autre.
J'aurais pu allumer mon amorce en tirant du feu de mes yeux, comme je l'avais fait dans une circonstance précédente; mais cet expédient ne me tentait que médiocrement: il m'avait occasionné un mal d'yeux dont je n'étais pas encore complètement guéri. Je regardais désespérément mon couteau piqué droit dans la neige; mais tout mon désespoir n'avançait pas les choses d'un cran. Enfin il me vint une idée aussi heureuse que singulière. Vous savez tous par expérience que le vrai chasseur porte toujours, comme le philosophe, tout son bien avec lui: quant à moi, ma gibecière est un véritable arsenal qui me fournit des ressources contre toutes les éventualités. J'y fouillai et en tirai d'abord une pelote de ficelle, puis un morceau de fer recourbé, puis une boîte pleine de poix: la poix étant durcie par le froid, je la plaçai contre ma poitrine pour la ramollir. J'attachai ensuite à la corde le morceau de fer que j'enduisis abondamment de poix, et le laissai rapidement tomber à terre. Le morceau de fer enduit de poix se fixa au manche du couteau d'autant plus solidement que la poix, se refroidissant à l'air, formait comme un ciment; je parvins de la sorte, en manœuvrant avec précaution, à remonter le couteau. A peine avais-je revissé ma pierre, que maître Martin se mit en devoir d'escalader l'arbre.
– Parbleu, pensai-je, il faut être ours pour choisir si bien son moment!
Et je l'accueillis avec une si belle décharge, qu'il perdit du coup l'envie de plus jamais monter aux arbres.
Une autre fois je fus serré de si près par un loup que je n'eus, pour me défendre, d'autre ressource que de lui plonger mon poing dans la gueule. Poussé par l'instinct de ma conservation, je l'enfonçai toujours de plus en plus profondément, de façon que mon bras se trouva engagé jusqu'à l'épaule. Mais que faire après cela? Pensez un peu à ma situation: nez à nez avec un loup! Je vous assure que nous ne nous faisions pas les yeux doux: si je retirais mon bras, la bête me sautait dessus infailliblement; je lisais clairement son intention dans son regard flamboyant. Bref, je lui empoignai les entrailles, les tirai à moi, retournai mon loup comme un gant, et le laissai mort sur la neige.
Je n'aurais assurément pas employé ce procédé à l'égard d'un chien enragé qui me poursuivit un jour dans une ruelle de Saint-Pétersbourg.
– Cette fois, me dis-je, tu n'as qu'à prendre tes jambes à ton cou!
Pour mieux courir, je jetai mon manteau et me réfugiai au plus vite chez moi. J'envoyai ensuite mon domestique chercher mon manteau, qu'il replaça dans l'armoire avec mes autres habits. Le lendemain, j'entendis un grand tapage dans la maison, et Jean qui venait vers moi en s'écriant:
– Au nom du ciel, monsieur le baron, votre manteau est enragé!
Je m'élance aussitôt, et je vois tous mes vêtements déchirés et mis en pièces. Le drôle avait dit vrai, mon manteau était enragé: j'arrivai juste au moment où le furibond se ruait sur un bel habit de gala tout neuf, et le secouait, et le dépeçait de la façon la plus impitoyable.