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Kitobni o'qish: «Lucrezia Floriani», sahifa 17

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XXIX

Le jour qui suivit le départ de Salvator, avant que le prince fût sorti de sa chambre, Lucrezia était sortie de la maison. Elle s'était jetée seule dans une barque, et retrouvant, pour se diriger elle-même, la vigueur de ses jeunes années, elle avait traversé le lac. En face de la villa, sur la rive opposée, il y avait un petit bois d'oliviers qui rappelait à la Floriani des souvenirs d'amour et de jeunesse. C'est là qu'elle avait, quinze ans auparavant, donné de fréquents rendez-vous à son premier amant, Memmo Ranieri. C'est là qu'elle lui avait dit, pour la première fois, qu'elle l'aimait, c'est là qu'elle avait, plus tard, concerté avec lui sa fuite. C'est là aussi qu'elle s'était mainte fois cachée pour éviter la surveillance de son père ou les poursuites de Mangiafoco.

Depuis son retour au pays, elle n'avait pas voulu retourner dans ce bosquet que son premier amant avait nommé, dans son jeune enthousiasme, le bois sacré. On le voyait des fenêtres de la villa. Parfois, dans les commencements, les regards de la Lucrezia s'y étaient arrêtés par mégarde; mais, ne voulant pas réveiller ses propres souvenirs, elle les en avait détournés aussitôt qu'elle avait eu conscience de sa rêverie. Depuis qu'elle aimait Karol, elle avait souvent regardé le bois et admiré le développement des arbres, sans se souvenir de Memmo et de l'ivresse de ses premières amours. Cependant, par un instinct de délicatesse, elle n'y avait jamais conduit les promenades de son nouvel amant.

En quittant sa maison, quelques heures après le brusque départ d'Albani, en s'aventurant au hasard sur le lac, elle n'avait pas formé le dessein d'aller visiter le bois sacré. Elle souffrait, elle avait la fièvre, elle éprouvait le besoin de se retremper dans l'air du matin, et de fortifier son âme défaillante par le mouvement du corps. Ce fut un instinct non raisonné, mais irrésistible qui la força à faire glisser sa nacelle dans cette petite crique ombragée. Elle l'y laissa dans les broussailles, et, sautant sur la rive, elle s'enfonça dans l'épaisseur mystérieuse du bois.

Les oliviers avaient grandi, les ronces avaient poussé, les sentiers étaient plus étroits et plus sombres que par le passé. Plusieurs avaient été envahis par la végétation. Lucrezia eut peine à se reconnaître, à retrouver les chemins où jadis elle eût marché les yeux fermés. Elle chercha bien longtemps un gros arbre sous lequel son amant avait coutume de l'attendre, et qui portait encore ses initiales creusées par lui avec un couteau. Ces caractères étaient désormais bien difficiles à reconnaître; elle les devina plutôt qu'elle ne les vit. Enfin, elle s'assit sur l'herbe, au pied de cet arbre, et se plongea dans ses réflexions. Elle repassa dans sa mémoire les détails et l'ensemble de sa première passion, et les compara avec ceux de la dernière, non pour établir un parallèle entre deux hommes qu'elle ne songeait pas à juger froidement, mais pour interroger son propre cœur sur ce qu'il pouvait encore ressentir de passion et supporter de souffrances. Insensiblement elle se représenta avec suite et lucidité toute l'histoire de sa vie, tous ses essais de dévouement, tous ses rêves de bonheur, toutes ses déceptions et toutes ses amertumes. Elle fut effrayée du récit qu'elle se faisait de sa propre existence, et se demanda si c'était bien elle qui avait pu se tromper tant de fois, et s'en apercevoir sans mourir ou sans devenir folle.

Il est peu d'instants dans la vie où une personne de ce caractère ait une faculté aussi nette de se consulter et de se résumer.

Les âmes dépourvues d'égoïsme et d'orgueil n'ont pas une vision bien nette d'elles-mêmes. A force d'être capables de tout, elles ne savent pas bien de quoi elles sont capables. Toujours remplies de l'amour des autres et préoccupées du soin de les servir, elles arrivent à s'oublier jusqu'à s'ignorer. Il n'était peut-être pas arrivé à la Floriani de s'examiner et de se définir trois fois en sa vie.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne l'avait encore jamais fait aussi complétement et avec une si entière certitude. Ce fut aussi la dernière fois qu'elle le fit, tout le reste de sa vie étant la conséquence prévue et acceptée de ce qu'elle put constater en ce moment solennel.

– «Voyons, se dit-elle, mon dernier amour est-il aussi ardent que le premier? Il l'a été davantage, mais il ne l'est déjà plus. Karol a détruit presque aussi vite que Memmo les illusions du bonheur.

«Mais ce dernier amour, déjà privé d'espérance, est-il moins profond et moins durable? Je le sens encore si tendre, si dévoué, si maternel, qu'il ne m'est point possible d'en prévoir la fin, et en cela il diffère du premier. Car je m'étais dit que si Memmo me trompait, je cesserais de l'aimer, au lieu que je me sens désabusée aujourd'hui sans pouvoir me convaincre que je pourrai guérir. Il est vrai que j'ai pardonné beaucoup et longtemps à Memmo; mais je me rendais compte, chaque fois, d'une diminution sensible dans mon affection, au lieu qu'aujourd'hui l'affection persiste et ne diminue point en raison de ma souffrance.

«D'où vient cela? Était-ce la faute de Memmo ou la mienne, si, plus jeune et plus forte, je me détachais de lui plus aisément que je ne puis le faire aujourd'hui de Karol? C'était peut-être un peu sa faute, mais je pense que c'était encore plus la mienne.

«C'était surtout la faute de la jeunesse. L'amour était lié alors en nous au sentiment et au besoin d'être heureux. Je me croyais aveuglément dévouée, et dans toutes mes actions, je me sacrifiai; mais si l'amour ne résista point à des sacrifices trop grands et trop répétés, c'est qu'à mon insu j'avais un fonds de personnalité. N'est-ce point le fait et le droit de la jeunesse? Oui, sans doute, elle aspire au bonheur, elle se sent des forces pour le chercher, et croit qu'elle en aura pour le retenir. Elle ne serait point l'âge de l'énergie, de l'inquiétude et des grands efforts, si elle n'était mue par l'ambition des grandes victoires et l'appétit des grandes félicités.

«Aujourd'hui, que me reste-t-il de mes illusions successives! la certitude qu'elles ne pouvaient pas et ne devaient pas se réaliser. C'est ce qu'on appelle la raison, triste conquête de l'expérience! Mais comme il n'est pas plus facile de chasser la raison quand elle vient habiter en nous, que de l'appeler quand nous ne sommes pas assez forts pour la recevoir, il serait vain et coupable, peut-être, de maudire ses froids bienfaits, ses durs conseils. Allons, voici le jour de te saluer et de t'accepter, sagesse sans pitié, jugement sans appel!

«Que veux-tu de moi? parle, éclaire; dois-je m'abstenir d'aimer? Ici tu me renvoies à mon instinct; suis-je encore capable d'aimer? Oui, plus que jamais, puisque c'est l'essence de ma vie, et que je me sens vivre avec intensité par la douleur; si je ne pouvais plus aimer, je ne pourrais plus souffrir. Je souffre, donc j'aime et j'existe.

«Alors, à quoi faut-il renoncer? à l'espérance du bonheur? Sans doute; il me semble que je ne peux plus espérer; et pourtant l'espérance, c'est le désir, et ne pas désirer le bonheur, c'est contraire aux instincts et aux droits de l'humanité. La raison ne peut rien prescrire qui soit en dehors des lois de la nature!»

Ici, Lucrezia fut embarrassée. Elle rêva longtemps, se perdit dans des divagations apparentes, dans des souvenirs qui semblaient n'avoir rien de commun avec sa recherche laborieuse. Mais tout sert de fil conducteur aux âmes droites et simples. Elle se retrouva au milieu de ce dédale, et reprit ainsi son raisonnement. Patience, lecteur, si tu es encore jeune, il te servira peut-être à toi-même.

«C'est, pensa-t-elle, qu'il s'agirait de définir le bonheur. Il y en a de plusieurs sortes, il y en a pour tous les âges de la vie. L'enfance songe à elle-même, la jeunesse songe à se compléter par un être associé à ses propres joies; l'âge mûr doit songer que, bien ou mal fournie, sa carrière personnelle va finir, et qu'il faut s'occuper exclusivement du bonheur d'autrui. Je m'étais dit cela avant l'âge, je l'avais senti, mais pas aussi complétement que je peux et que je dois le croire et le sentir aujourd'hui. Mon bonheur, je ne le puiserai plus dans les satisfactions qui auront mon moi pour objet. Est-ce que j'aime mes enfants à cause du plaisir que j'ai à les voir et à les caresser? Est-ce que mon amour pour eux diminue quand ils me font souffrir? C'est quand je les vois heureux que je le suis moi-même. Non, vraiment, à un certain âge, il n'y a plus de bonheur que celui qu'on donne. En chercher un autre est insensé. C'est vouloir violer la loi divine, qui ne nous permet plus de régner par la beauté et de charmer par la candeur.

«J'essaierai donc plus que jamais de rendre heureux ceux que j'aime, sans m'inquiéter, sans seulement m'occuper de ce qu'ils me feront souffrir. Par cette résolution, j'obéirai au besoin d'aimer que j'éprouve encore et aux instincts de bonheur que je puis satisfaire. Je ne demanderai plus l'idéal sur la terre, la confiance et l'enthousiasme à l'amour, la justice et la raison à la nature humaine. J'accepterai les erreurs et les fautes, non plus avec l'espoir de les corriger et de jouir de ma conquête, mais avec le désir de les atténuer et de compenser, par ma tendresse, le mal qu'elles font à ceux qui s'y abandonnent. Ce sera la conclusion logique de toute ma vie. J'aurai enfin dégagé cette solution bien nette des nuages où je la cherchais.»

Avant de quitter le bois d'oliviers, la Floriani rêva encore pour se reposer d'avoir pensé. Elle se représenta l'illusion récente de son bonheur avec Karol et de celui qu'elle avait cru pouvoir lui donner. Elle se dit que c'était une faute de sa part d'avoir caressé un si beau rêve, après tant de déceptions et d'erreurs, et elle se demanda si elle devait s'en humilier devant Dieu ou se plaindre à lui d'avoir été soumise à une si dévorante épreuve.

Elle avait été si brillante et si suave, cette courte phase de sa dernière ivresse! c'était la plus complète, la plus pure de sa vie, et elle était déjà finie pour jamais! Elle sentait bien qu'il serait inutile d'en chercher une semblable avec un autre amant, car il n'y avait pas sur la terre une seconde nature aussi exclusive et aussi passionnée que celle de Karol, une âme aussi riche en transports, aussi puissante pour l'extase et le sentiment de l'adoration.

– «Eh bien, n'est-il plus le même? se disait-elle. Quand le démon qui le tourmente s'endort, ne redevient-il pas ce qu'il était auparavant? Ne semble-t-il pas, au contraire, qu'il soit plus ardent et plus enivré que dans les premiers jours? Pourquoi ne m'habituerais-je pas à souffrir des jours et des semaines, pour oublier tout, dans ces heures de célestes ravissements?»

Mais là elle était arrêtée dans sa chimère par la lumière funeste qui s'était faite en elle. Elle sentait que son esprit, plus juste et plus logique que celui de Karol, n'avait pas la faculté d'oublier en un instant ses propres tortures. Elle se rappelait, dans ses bras, l'affront que sa jalousie venait de lui infliger, elle ne pouvait comprendre ce don terrible et bizarre qu'ont certains êtres de mépriser ce qu'ils adorent et d'adorer ce qu'ils méprisent. Elle ne pouvait plus croire au bonheur, elle ne le sentait plus. Elle en avait perdu la puissance.

– «Pardonne-moi, mon Dieu, s'écria-t-elle dans son cœur, de donner un dernier regret à cette joie parfaite que tu m'as laissé connaître si tard et que tu me retires si vite! Je ne blasphémerai point contre ton bienfait; je ne dirai pas que tu t'es joué de moi. Tu as voulu briser ma raison, je ne me suis pas défendue. J'ai cédé naïvement, comme toujours, au délire, et maintenant, dans ma détresse, je n'oublie pas que cette folie était le bonheur. Sois donc béni, ô mon Dieu! et, avec toi, la main qui caresse et qui terrasse!»

Alors la Floriani fut saisie d'une immense douleur en disant un éternel adieu à ses chères illusions. Elle se roula par terre, noyée de larmes. Elle exhala les sanglots qui se pressaient dans sa poitrine en cris étouffés. Elle voulut donner cours à une faiblesse qu'elle sentait devoir être la dernière, et à des pleurs qui ne devaient plus couler.

Quand elle fut apaisée par une fatigue accablante, elle dit adieu au vieux olivier, témoin de ses premières joies et de ses derniers combats. Elle sortit du bois, et elle n'y revint jamais; mais elle souhaita toujours d'exhaler son dernier soupir sous cet ombrage tutélaire; et, chaque fois qu'elle se sentit faiblir, des fenêtres de sa villa elle regarda le bois sacré, songeant au calice d'amertume qu'elle y avait épuisé, et cherchant dans le souvenir de cette dernière crise un instinct de force pour se défendre et de l'espérance et du désespoir.

XXX

Me voici arrivé, cher lecteur, au terme que je m'étais proposé, et le reste ne sera plus de ma part qu'un acte de complaisance pour ceux qui veulent absolument un dénouement quelconque.

Toi, lecteur sensé, je gage que tu es de mon avis, et que tu trouves les dénouements fort inutiles. Si je suivais en ce point ma conviction et ma fantaisie, aucun roman ne finirait, afin de mieux ressembler à la vie réelle. Quelles sont donc les histoires d'amour qui s'arrêtant d'une manière absolue par la rupture ou par le bonheur, par l'infidélité ou par le sacrement? Quels sont les événements qui fixent notre existence dans des conditions durables? Je conviens qu'il n'y a rien de plus joli au monde que l'antique formule de conclusion: «Ils vécurent beaucoup d'années et furent toujours heureux.» Cela se disait dans la littérature antéhistorique, dans les temps fabuleux. Heureux temps, si l'on croyait à de si doux mensonges!

Mais aujourd'hui nous ne croyons plus à rien, nous rions quand nous lisons cette ritournelle charmante.

Un roman n'est jamais qu'un épisode dans la vie. Je viens de vous raconter ce qui pouvait offrir unité de temps et de lieu dans les amours du prince de Roswald et de la comédienne Lucrezia. Maintenant, est-ce que vous voulez savoir le reste? Est-ce que vous ne pourriez pas me le raconter vous mêmes? Est-ce que vous ne voyez pas mieux que moi où vont les caractères de mes personnages? Est-ce que vous tenez à savoir les faits?

Si vous l'exigez, je ne serai pas long, et je ne vous causerai aucune surprise, puisque je m'y suis engagé. Ils s'aimèrent longtemps et vécurent très-malheureux. Leur amour fut une lutte acharnée, à qui absorberait l'autre. La seule différence entre eux, c'est que la Floriani eût voulu modifier le caractère et calmer l'esprit de Karol pour le rendre heureux comme tout le monde, tandis que lui eût voulu renouveler entièrement l'être qu'il adorait pour se l'assimiler et goûter avec lui un bonheur impossible.

Certes, si l'on voulait tout suivre et tout analyser, il y aurait encore dix volumes à faire, un pour chaque année qu'ils subirent attachés au même boulet. Ces dix volumes pourraient être instructifs, mais risqueraient de devenir encore un peu plus monotones que les deux que voici. En somme, la Floriani supporta toutes les injustices de son amant avec une persévérance inouïe, et Karol méconnut le dévouement et la loyauté de sa maîtresse avec une obstination inconcevable. Rien ne put le guérir de sa jalousie, parce qu'il n'était pas dans la nature de sa passion de s'éclairer et de s'adoucir. Jamais femme ne fut plus ardemment aimée, et, en même temps, plus calomniée et plus avilie dans le cœur de son amant.

Elle avait toujours demandé à Dieu de lui faire rencontrer une âme exclusivement livrée à l'amour comme la sienne. Elle fut trop exaucée; celle de Karol lui versa des torrents d'amour et de fiel, intarissables.

Ce que Salvator leur avait prédit se réalisa à certains égards. Le monde découvrit la retraite de la Floriani et vint l'y saluer. Ses anciens amis accoururent; il y en eut de toutes sortes. Boccaferri eut son tour, et, par parenthèse, il se trouva que Boccaferri avait soixante-dix ans. Aucun ne causa le plus léger motif de jalousie à Karol: tous furent l'objet de sa mortelle jalousie et de son irréconciliable aversion. La Floriani combattit avec bravoure pour préserver la dignité de ceux qui méritaient des égards. Elle en abandonna, en riant, quelques-uns à la férule de Karol, et se préserva du plus grand nombre. Elle ne voulut pourtant pas être lâche, et chasser, pour lui complaire, des êtres malheureux et dignes d'intérêt ou de pitié. Il lui en fit des crimes irrémissibles, et, dix ans après, quand leur nom revenait dans la conversation, il s'écriait avec une conviction qui eût été comique si elle n'eût été déplorable: «Je ne pourrai jamais oublier le mal que m'a fait cet homme-là!» Et tout ce mal consistait à n'avoir pas été mis à la porte, sans motif, par la Floriani.

Elle essaya de le distraire, de le faire voyager, de le quitter même pendant quelques moments de l'année. Il traînait sa jalousie partout, il abhorrait les postillons et les aubergistes, et ne fermait pas l'œil en voyage, pensant qu'on allait toujours lui dérober son trésor. Il jetait l'argent à pleines mains; mais, en amour, il était avare jusqu'à la frénésie. Quand il était séparé de Lucrezia pendant quelques semaines, dévoré des mêmes inquiétudes, il tombait malade, parce qu'il ne voulait les confier à personne et ne pouvait en faire retomber l'amertume sur celle qui les causait innocemment. Elle était forcée de le rappeler. Il reprenait la santé et la vie dès qu'il pouvait la faire souffrir.

Il l'aimait tant, il était si fidèle, si absorbé, si enchaîné, il parlait d'elle avec tant de respect, que c'eût été une gloire pour une femme vaine. Mais la Floriani ne détestait personne assez pour lui souhaiter ce genre de bonheur.

Il finit par triompher, comme il arrive toujours aux volontés acharnées à un but unique. Il ramena la Floriani à la villa, qui était encore le lieu le plus retiré qu'ils pussent trouver, et là il réussit à la séquestrer et à l'isoler si bien, qu'elle passa pour morte longtemps avant de l'être.

Elle s'éteignit comme une flamme privée d'air. Son supplice fut lent, mais sans relâche. Il faut des années pour détruire à coups d'épingles un être robuste au moral et au physique. Elle s'habituait à tout; personne ne savait renoncer comme elle aux satisfactions de la vie. Elle céda toujours, tout en ayant l'air de se défendre; elle n'eût résisté qu'à des caprices qui eussent fait le malheur de ses enfants. Mais Karol, malgré ce qu'il souffrait de ce partage, n'essaya jamais de les éloigner un seul instant de leur mère. Il employa tout ce qu'il possédait d'empire sur lui-même à ne leur jamais laisser voir qu'elle était sa victime et qu'il s'arrogeait sur elle un droit de propriété absolue.

La comédie fut si bien jouée, et Lucrezia fut si calme et si résignée, que personne ne se douta de son malheur; les enfants étaient arrivés à aimer le prince, excepté Célio, qui était poli avec lui et ne lui parlait jamais.

La Floriani, mise ainsi au secret, ne regrettait pas le monde et ses amis. Elle les avait quittés volontairement, une première fois, elle les quittait encore, par complaisance il est vrai, mais sans amertume. Elle aimait la retraite, le travail, la campagne. Elle se consacrait exclusivement à l'éducation de ses enfants, et enseignait à Célio l'art du théâtre, pour lequel il montrait une vocation passionnée.

Mais Karol, privé enfin de sujets de jalousie, trouva le moyen de lutter contre les idées, les études et les opinions de la Floriani. Il la persécutait poliment et gracieusement sur toutes choses; il n'était de son goût et de son avis sur aucune. L'inaction le dévorait; ayant consacré à la possession d'une femme toutes les puissances de sa volonté et toutes les minutes de son existence, il était, au moral, le despote le plus acharné, comme, au physique, il était le geôlier le plus vigilant. La pauvre Floriani vit sa dernière consolation empoisonnée, lorsque l'esprit de contradiction et l'âpreté d'une controverse puérile et irritante la poursuivirent jusque dans le sanctuaire de sa vie le plus respectable et le plus pur. «Elle avait tort de consentir à ce que Célio fût comédien; c'était un métier infâme. Elle avait tort d'enseigner le chant à Béatrice, et la peinture à Stella; des femmes ne doivent point être trop artistes. Elle avait tort de laisser le père Menapace amasser de l'argent; enfin, elle avait tort de ne pas contrarier la vocation et les instincts de tous les siens, outre qu'elle avait tort d'aimer les animaux, de faire cas des scabieuses, de préférer le bleu au blanc, que sais-je! elle avait toujours tort.»

Un beau jour, la Floriani eut quarante ans. Elle n'était plus belle; condamnée à une inaction contraire à ses besoins d'activité, elle avait pourtant perdu son embonpoint. Elle était jaune, et, sans ses beaux yeux calmes et profonds, sans sa distinction et sa grâce tranquille, sans la franchise de sa physionomie souriante, elle eût fait peine à voir, après avoir été la plus belle femme de l'Italie. Il est vrai que le prince la trouvait toujours plus séduisante et plus dangereuse pour le repos des humains, à mesure qu'il la faisait vieillir et enlaidir. Il était aussi amoureux que le premier jour; il ne pouvait se persuader que les jeunes gens ne deviendraient pas épris d'elle jusqu'à la folie, si par malheur ils la voyaient.

Quant à elle, elle se sentit tout à coup lasse d'arriver aux souffrances et aux infirmités d'une vieillesse prématurée, sans en recueillir les fruits, sans inspirer de confiance à son amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cessé d'être aimée de lui comme une maîtresse et non comme une amie. Elle soupira, en se disant qu'elle avait travaillé en vain dans sa jeunesse pour inspirer l'amour, et dans son âge mûr pour inspirer le respect. Elle sentait pourtant qu'à ces différents âges elle avait mérité ce qu'elle cherchait. Elle embrassa ses enfants, un soir, en leur disant avec un accent qui les fit tressaillir au milieu de leur sérénité habituelle: «Vous êtes tout pour moi, et si je désire vivre encore quelques années, c'est pour vous seuls.»

En effet, elle n'aimait plus Karol, il avait comblé la mesure, avec une goutte d'eau sans doute, mais la coupe débordait; le vase trop plein et comprimé se brise. La Floriani garda le silence, même avec Salvator, qui était venu enfin la voir, sans pouvoir toutefois se réconcilier bien cordialement avec le prince. Elle sentit qu'elle se brisait, mais elle était brave et ne voulait point croire la mort prochaine. Elle voulait au moins faire débuter Célio, marier Stella; la veille de sa mort, elle fit avec eux les plus beaux projets du monde; mais hélas! l'amour était sa vie: en cessant d'aimer, elle devait cesser de vivre.

Le matin, elle alla s'asseoir dans la chaumière de son père. Célio l'avait accompagnée; elle paraissait mieux portante, parce que sa figure était gonflée; elle ne se plaignait jamais, de peur d'inquiéter ses enfants. Elle plaisanta Biffi sur sa toilette du dimanche. Puis, elle se leva en entendant sonner le déjeuner. Tout à coup, elle fit un grand cri, étreignit avec force le cou de son fils, et retomba en souriant sur la même chaise, où, petite paysanne, elle avait filé tant de fois sa quenouille chargée de lin.

Célio avait vingt deux ans alors, il était grand, beau et robuste; il prit sa mère dans ses bras la croyant évanouie. Il marcha ainsi vers le parc; mais, au moment de franchir la grille, il se trouva en face de Karol et de Salvator Albani, qui venaient de chercher la Lucrezia pour déjeuner. Karol ne comprit pas, et resta comme une statue. Salvator comprit tout de suite, et sans pitié pour lui, car il avait bien deviné que la mort de Lucrezia était son œuvre incessante, il lui dit à voix basse en le poussant en arrière: «Courez aux autres enfants, emmenez-les, cela les tuerait. Leur mère est morte!»

Ce dernier mot frappa au cœur de Célio. Il regarda le visage de sa mère, il vit qu'elle était morte en effet, quoiqu'elle eût encore l'œil ouvert et tranquille et la bouche souriante. Il tomba évanoui avec le cadavre sur le seuil du parc.

Karol ne vit rien de ce qui se passait. Une heure après, il était seul, toujours debout devant la grille, pétrifié, hébété. Il lisait sur une pierre qui se trouvait en face de lui, un vers que le temps et la pluie n'avaient jamais pu effacer:

Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate!

Il le relisait et cherchait à se rappeler en quelle circonstance il l'avait déjà remarqué. Il avait perdu le sentiment de la douleur.

En mourut-il ou devint-il fou? Il serait trop facile d'en finir ainsi avec lui; je n'en dirai plus rien… à moins qu'il ne me prenne envie de recommencer un roman où Célio, Stella, les deux Salvator, Béatrice, Menapace, Biffi, Tealdo Soavi, Vandoni et même Boccaferri, joueront leur rôle autour du prince Karol. C'est bien assez de tuer le personnage principal, sans être forcé de récompenser, de punir ou de sacrifier un à un tous les autres.

FIN DE LUCREZIA FLORIANI