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Kitobni o'qish: «Lélia», sahifa 2

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III

Que t’importe cela, jeune poëte? Pourquoi veux-tu savoir qui je suis et d’où je viens?.. Je suis née comme toi dans la vallée des larmes, et tous les malheureux qui rampent sur la terre sont mes frères. Est-elle donc si grande, cette terre qu’une pensée embrasse, et dont une hirondelle fait le tour dans l’espace de quelques journées? Que peut-il y avoir d’étrange et de mystérieux dans une existence humaine? Quelle si grande influence supposez-vous à un rayon de soleil plus ou moins vertical sur nos têtes? Allez! ce monde tout entier est bien loin de lui; il est bien froid, bien pâle, et bien étroit. Demandez au vent combien il lui faut d’heures pour le bouleverser d’un pôle à l’autre.

Fussé-je née à l’autre extrémité, il y aurait encore peu de différence entre toi et moi. Tous deux condamnés à souffrir, tous deux faibles, incomplets, blessés par toutes nos jouissances, toujours inquiets, avides d’un bonheur sans nom, toujours hors de nous, voilà notre destinée commune, voilà ce qui fait que nous sommes frères et compagnons sur la terre d’exil et de servitude.

Vous demandez si je suis un être d’une autre nature que vous! Croyez-vous que je ne souffre pas? J’ai vu des hommes plus malheureux que moi par leur condition, qui l’étaient beaucoup moins par leur caractère. Tous les hommes n’ont pas la faculté de souffrir au même degré. Aux yeux du grand artisan de nos misères, ces variétés d’organisation sont bien peu de chose sans doute. Pour nous dont la vue est si bornée, nous passons la moitié de notre vie à nous examiner les uns les autres, et à tenir note des nuances que subit l’infortune en se révélant à nous. Tout cela qu’est-ce devant Dieu? Ce qu’est devant nous la différence entre les brins d’herbe de la prairie.

C’est pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demanderais-je? Qu’il change ma destinée? Il se rirait de moi. Qu’il me donne la force de lutter contre mes douleurs? Il l’a mise en moi, c’est à moi de m’en servir.

Vous demandez si j’adore l’esprit du mal! L’esprit du mal et l’esprit du bien, c’est un seul esprit, c’est Dieu; c’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés. Le bien et le mal, ce sont des distinctions que nous avons créées. Dieu ne les connaît pas plus que le bonheur et l’infortune. Ne demandez donc ni au ciel ni à l’enfer le secret de ma destinée. C’est à vous que je pourrais reprocher de me jeter sans cesse au-dessus et au-dessous de moi-même. Poëte, ne cherchez pas en moi ces profonds mystères; mon âme est sœur de la vôtre, vous la contristez, vous l’effrayez en la sondant ainsi. Prenez-la pour ce qu’elle est, pour une âme qui souffre et qui attend. Si vous l’interrogez si sévèrement, elle se repliera sur elle-même, et n’osera plus s’ouvrir à vous.

IV

L’âpreté de mes sollicitudes pour vous, je l’ai trop franchement exprimée; Lélia; j’ai blessé la sublime pudeur de votre âme. C’est qu’aussi, Lélia, je suis bien malheureux! Vous croyez que je porte sur vous l’œil curieux d’un philosophe, et vous vous trompez. Si je ne sentais pas que je vous appartiens, que désormais mon existence est invinciblement liée à la vôtre, si en un mot je ne vous aimais pas avec passion, je n’aurais pas l’audace de vous interroger.

Ainsi ces doutes, ces inquiétudes que j’ai osé vous dire, tous ceux qui vous ont vue les partagent. Ils se demandent avec étonnement si vous êtes une existence maudite ou privilégiée, s’il faut vous aimer ou vous craindre, vous accueillir ou vous repousser; le grossier vulgaire même perd son insouciance pour s’occuper de vous. Il ne comprend pas l’expression de vos traits ni le son de votre voix, et, à entendre les contes absurdes dont vous êtes l’objet, on voit que ce peuple est également prêt à se mettre à deux genoux sur votre passage, ou à vous conjurer comme un fléau. Les intelligences plus élevées vous observent attentivement, les unes par curiosité, les autres par sympathie; mais aucune ne se fait comme moi une question de vie et de mort de la solution du problème; moi seul j’ai le droit d’être audacieux et de vous demander qui vous êtes; car, je le sens intimement, et cette sensation est liée à celle de mon existence: je fais désormais partie de vous, vous vous êtes emparée de moi, à votre insu peut-être, mais enfin me voilà asservi, je ne m’appartiens plus, mon âme ne peut plus vivre en elle-même. Dieu et la poésie ne lui suffisent plus; Dieu et la poésie, c’est vous désormais, et sans vous il n’y a plus de poésie, il n’y a plus de Dieu, il n’y a plus rien.

Dis moi donc, Lélia, puisque tu veux que je te prenne pour une femme et que je te parle comme à mon égale, dis-moi si tu as la puissance d’aimer, si ton âme est de feu ou de glace, si en me donnant à toi, comme j’ai fait, j’ai traité de ma perte ou de mon salut; car je ne le sais pas, et je ne regarde pas sans effroi la carrière inconnue où je vais te suivre. Cet avenir est enveloppé de nuages, quelquefois brillants comme ceux qui montent à l’horizon au lever du soleil, quelquefois sombres comme ceux qui précèdent l’orage et recèlent la foudre.

Ai-je commencé la vie avec toi, ou l’ai-je quittée pour te suivre dans la mort? Ces années de calme et d’innocence qui sont derrière moi, vas-tu les faner ou les rajeunir? Ai-je connu le bonheur et vais-je le perdre, ou, ne sachant ce que c’est, vais-je le goûter? Ces années furent bien belles, bien fraîches, bien suaves! mais aussi elles furent bien calmes, bien obscures, bien stériles! Qu’ai-je fait, que rêver et attendre, et espérer, depuis que je suis au monde? Vais-je produire enfin? Feras-tu de moi quelque chose de grand ou d’abject? Sortirai-je de cette nullité, de ce repos qui commence à me peser? En sortirai-je pour monter, ou pour descendre?

Voilà ce que je me demande chaque jour avec anxiété, et tu ne me réponds rien, Lélia, et tu sembles ne pas te douter qu’il y a une existence en question devant toi, une destinée inhérente à la tienne, et dont tu dois désormais rendre compte à Dieu! Insoucieuse et distraite, tu as saisi le bout de ma chaîne, et à chaque instant tu l’oublies, tu la laisses tomber!

Il faut qu’à chaque instant, effrayé de me voir seul et abandonné, je t’appelle et te force à descendre de ces régions inconnues où tu t’élances sans moi. Cruelle Lélia! que vous êtes heureuse d’avoir ainsi l’âme libre et de pouvoir rêver seule, aimer seule, vivre seule! Moi je ne le peux plus, je vous aime. Je n’aime que vous. Tous ces gracieux types de la beauté, tous ces anges vêtus en femmes qui passaient dans mes rêves, me jetant des baisers et des fleurs, ils sont partis. Ils ne viennent plus ni dans la veille ni dans le sommeil. C’est vous désormais, toujours vous, que je vois pâle, calme et silencieuse, à mes côtés ou dans mon ciel.

Je suis bien misérable! ma situation n’est pas ordinaire; il ne s’agit pas seulement pour moi de savoir si je suis digne d’être aimé de vous. J’en suis à ne pas savoir si vous êtes capable d’aimer un homme, et – je ne trace ce mot qu’avec effort tant il est horrible – je crois que non!

O Lélia! cette fois répondrez-vous? A présent je frémis de vous avoir interrogée. Demain j’aurais pu vivre encore de doutes et de chimères. Demain peut-être il ne me restera rien ni à craindre ni à espérer.

V

Enfant que vous êtes! A peine vous êtes né, et déjà vous êtes pressé de vivre! car il faut vous le dire, vous n’avez pas encore vécu, Sténio.

Pourquoi donc tant vous hâter? Craignez-vous de ne pas arriver à ce but maudit où nous échouons tous? Vous viendrez vous y briser comme les autres. Prenez donc votre temps, faites l’école buissonnière, et franchissez le plus tard que vous pourrez le seuil de l’école où l’on apprend la vie.

Heureux enfant, qui demande où est le bonheur, comment il est fait, s’il l’a goûté déjà, s’il est appelé à le goûter un jour! O profonde et précieuse ignorance! Je ne te répondrai pas, Sténio.

Ne crains rien, je ne te flétrirai pas au point de te dire une seule des choses que tu veux savoir. Si j’aime, si je puis aimer, si je te donnerai du bonheur, si je suis bonne ou perverse, si tu seras fait grand par mon amour, ou anéanti par mon indifférence: tout cela, vois-tu, c’est une science téméraire que Dieu refuse à ton âge et qu’il me défend de te donner. Attends!

Je te bénis, jeune poëte, dors en paix. Demain viendra beau comme les autres jours de ta jeunesse, paré du plus grand bienfait de la Providence, le voile qui cache l’avenir.

VI

Voilà comme vous répondez toujours! Eh bien! votre silence me fait pressentir de telles douleurs, que je suis réduit à vous remercier de votre silence. Pourtant cet état d’ignorance que vous croyez si doux, il est affreux, Lélia; vous le traitez avec une dédaigneuse légèreté, c’est que vous ne le connaissez pas. Votre enfance a pu s’écouler comme la mienne; mais la première passion qui s’alluma dans votre sein n’y fut pas en lutte, j’imagine, avec les angoisses qui sont en moi. Sans doute, vous fûtes aimée avant d’aimer vous-même. Votre cœur, ce trésor que j’implorerais encore à genoux si j’étais roi de la terre, votre cœur fut ardemment appelé par un autre cœur; vous ne connûtes pas les tourments de la jalousie et de la crainte; l’amour vous attendait, le bonheur s’élançait vers vous, et il vous a suffi de consentir à être heureuse, à être aimée. Non, vous ne savez pas ce que je souffre, sans cela vous en auriez pitié, car enfin vous êtes bonne, vos actions le prouvent, en dépit de vos paroles qui le nient. Je vous ai vue adoucir de vulgaires souffrances, je vous ai vue pratiquer la charité de l’Évangile avec votre méchant sourire sur les lèvres; nourrir et vêtir celui qui était nu et affamé, tout en affichant un odieux scepticisme. Vous êtes bonne, d’une bonté native, involontaire, et que la froide réflexion ne peut pas vous ôter.

Si vous saviez comme vous me rendez malheureux, vous auriez compassion de moi; vous me diriez s’il faut vivre ou mourir; vous me donneriez tout de suite le bonheur qui enivre ou la raison qui console.

VII

Quel est donc cet homme pâle que je vois maintenant apparaître comme une vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes? Que vous veut-il? d’où vous connaît-il? où vous a-t-il vue? D’où vient que, le premier jour qu’il parut ici, il traversa la foule pour vous regarder, et qu’aussitôt vous échangeâtes avec lui un triste sourire?

Cet homme m’inquiète et m’effraie. Quand il m’approche, j’ai froid; si son vêtement effleure le mien, j’éprouve comme une commotion électrique. C’est, dites-vous un grand poète qui ne se livre point au monde. Son vaste front révèle en effet le génie; mais je n’y trouve pas cette pureté céleste, ce rayon d’enthousiasme qui caractérise le poëte. Cet homme est morne et désolant comme Hamlet, comme Lara, comme vous, Lélia, quand vous souffrez. Je n’aime point à le voir sans cesse à vos côtés, absorbant votre attention, accaparant, pour ainsi dire tout ce que vous réserviez de bienveillance pour la société et d’intérêt pour les choses humaines.

Je sais que je n’ai pas le droit d’être jaloux. Aussi, ce que je souffre parfois, je ne vous le dirai pas. Mais je m’afflige (cela m’est permis) de vous voir entourée de cette lugubre influence. Vous, déjà si triste, si découragée, vous qu’il ne faudrait entretenir que d’espoir et de douces promesses, vous voilà sous le contact d’une existence flétrie et désolée. Car cet homme est desséché par le souffle des passions; aucune fraîcheur de jeunesse ne colore plus ses traits pétrifiés, sa bouche ne sait plus sourire, son teint ne s’anime jamais; il parle, il marche, il agit par habitude, par souvenir. Mais le principe de la vie est depuis longtemps éteint dans sa poitrine. Je suis sûr de cela, madame; j’ai beaucoup observé cet homme, j’ai percé le mystère dont il s’enveloppe. S’il vous dit qu’il vous aime, il ment! Il ne peut plus aimer.

Mais celui qui ne sent rien ne peut-il rien inspirer? C’est une terrible question que je débats depuis longtemps, depuis que je vis, depuis que je vous aime. Je ne puis me décider à croire que tant d’amour et de poésie émane de vous sans que votre âme en recèle le foyer. Cet homme jette tant de froid par tous les pores, il imprime à tout ce qui l’approche une telle répulsion, que son exemple me console et m’encourage. Si vous aviez le cœur mort comme lui, je ne vous aimerais pas, j’aurais horreur de vous, comme j’ai horreur de lui.

Et cependant, oh! dans quel inextricable dédale ma raison se débat! vous ne partagez pas l’horreur qu’il m’inspire. Vous semblez, au contraire, attirée vers lui par une invincible sympathie. Il y a des instants où, le voyant passer avec vous au milieu de nos fêtes, vous deux si pâles, si graves, si distraits au milieu de la danse qui tournoie, des femmes qui rient, et des fleurs qui volent, il me semble que, seuls parmi nous tous, vous pouvez vous comprendre. Il me semble qu’une douloureuse ressemblance s’établit entre vos sensations et même entre les traits de votre visage. Est-ce le sceau du malheur qui imprime à vos sombres fronts cet air de famille; ou cet étranger, Lélia, serait-il vraiment votre frère? Tout, dans votre existence, est si mystérieux que je suis prêt à toutes les suppositions.

Oui, il y a des jours où je me persuade que vous êtes sa sœur. Eh bien! je veux le dire, pour que vous compreniez que ma jalousie n’est ni étroite ni puérile, je ne souffre pas moins avec cette idée. Je ne suis pas moins blessé de la confiance que vous lui montrez et de l’intimité qui règne entre lui et vous, vous si froide, si réservée, si méfiante parfois, et qui ne l’êtes jamais pour lui. S’il est votre frère, Lélia, quel droit a-t-il de plus que moi sur vous? Croyez-vous que je vous aime moins purement que lui? Croyez-vous que je pourrais vous aimer avec plus de tendresse, de sollicitude et de respect, si vous étiez ma sœur? Oh! que ne l’êtes-vous! vous n’auriez de moi nulle défiance, vous ne méconnaîtriez pas à chaque instant le sentiment chaste et profond que vous m’inspirez! N’aime-t-on pas sa sœur avec passion, quand on a l’âme passionnée et une sœur comme vous, Lélia! Les liens du sang, qui ont tant de poids sur les natures vulgaires, que sont-ils au prix de ceux que nous forge le ciel dans le trésor de ses mystérieuses sympathies?

Non, s’il est votre frère, il ne vous aime pas mieux que moi, et vous ne lui devez pas plus de confiance qu’à moi. Qu’il est heureux, le maudit, si vous vous plaisez à lui dire vos souffrances, et s’il a le pouvoir de les adoucir! Hélas! vous ne m’accordez pas seulement le droit de les partager! Je suis donc bien peu de chose! Mon amour a donc bien peu de prix! Je suis donc un enfant bien faible et bien inutile encore, puisque vous avez peur de me confier un peu de votre fardeau! Oh! je suis malheureux, Lélia! car vous l’êtes, vous, et vous n’avez jamais versé une larme dans mon sein. Il y a des jours où vous vous efforcez d’être gaie avec moi, comme si vous aviez peur de m’être à charge en vous livrant à votre humeur. Ah! c’est une délicatesse bien insultante, Lélia, et qui m’a fait souvent bien du mal! Avec lui vous n’êtes jamais gaie. Voyez si j’ai sujet d’être jaloux!

VIII

J’ai montré votre lettre à l’homme qu’on nomme ici Trenmor, et dont moi seule connais le vrai nom. Il a pris tant d’intérêt à votre souffrance, et c’est un homme dont le cœur est si compatissant (ce cœur que vous croyez mort!) qu’il m’a autorisée à vous confier son secret. Vous allez voir que l’on ne vous traite pas comme un enfant, car ce secret est le plus grand qu’un homme puisse confier à un autre homme.

Et d’abord sachez la cause de l’intérêt que j’éprouve pour Trenmor. C’est que cet homme est le plus malheureux que j’aie encore rencontré; c’est que, pour lui, il n’est point resté au fond du calice une goutte de lie qu’il n’ait fallu épuiser; c’est qu’il a sur vous une immense, une incontestable supériorité, celle du malheur.

Savez-vous ce que c’est que le malheur, jeune enfant? Vous entrez à peine dans la vie, vous en supportez les premières agitations, vos passions se soulèvent, accélèrent les mouvements de votre sang, troublent la paix de votre sommeil, éveillent en vous des sensations nouvelles, des inquiétudes, des tourments, et vous appelez cela souffrir! Vous croyez avoir reçu le grand, le terrible, le solennel baptême du malheur! Vous souffrez, il est vrai, mais quelle noble et précieuse souffrance que celle d’aimer! De combien de poésie n’est-elle pas la source! Qu’elle est chaleureuse, qu’elle est productive, la souffrance qu’on peut dire et dont on peut être plaint!

Mais celle qu’il faut renfermer sous peine de malédiction, celle qu’il faut cacher au fond de ses entrailles comme un amer trésor, celle qui ne vous brûle pas, mais qui vous glace; qui n’a pas de larmes, pas de prières, pas de rêveries; celle qui toujours veille froide et paralytique au fond du cœur! celle que Trenmor a épuisée, c’est celle-là dont il pourra se vanter devant Dieu au jour de la justice! car devant les hommes il faut s’en cacher. Écoutez l’histoire de Trenmor.

Il entra dans la vie sous de funestes auspices, quoique aux yeux des hommes son destin fût digne d’envie. Il naquit riche, mais riche comme un prince, comme un favori, comme un juif. Ses parents s’étaient enrichis par l’abjection du vice; son père avait été l’amant d’une reine galante; sa mère avait été la servante de sa rivale; et comme ces turpitudes étaient habillées de pompeuses livrées, comme elles étaient revêtues de titres pompeux, ces courtisans abjects avaient causé beaucoup plus d’envie que de mépris.

Trenmor aborda donc le monde de bonne heure et sans obstacle: mais, à l’âge où une sorte de honte naïve et de crainte modeste fait hésiter au seuil, son âme sans jeunesse s’approchait du banquet sans trouble et sans curiosité; c’était une âme inculte, ignorante, et déjà pleine d’insolents paradoxes et d’aveuglements superbes. On ne lui avait pas donné la connaissance du bien et du mal: sa famille s’en fût bien gardée, dans la crainte d’être par lui méprisée et reniée. On lui avait appris comment on dépense l’or en plaisirs frivoles, en ostentation stupide. On lui avait créé tous les faux besoins, enseigné tous les faux devoirs qui causent et alimentent la misère des riches. Mais si on put le tromper sur les vertus nécessaires à l’homme, on ne put du moins changer la nature de ses instincts. Là le travail démoralisateur fut forcé de s’arrêter; là le souffle humain de la corruption vint échouer contre la divine immortalité de la création intellectuelle. Le sentiment de la fierté, qui n’est autre que le sentiment de la force, se révolta contre les faits extérieurs. Trenmor vit le spectacle de la servitude, et il ne put le souffrir, parce que tout ce qui était faible lui faisait horreur. Forcé d’accepter l’ignorance de toute vertu, il trouva en lui-même de quoi repousser tout ce qui sentait le mensonge et la peur. Nourri dans les faux biens, il n’apprit que la débauche et la vanité qui servent à les perdre; il ne comprit ni ne toléra l’infamie qui les amasse et les renouvelle.

La nature a ses mystérieuses ressources, ses trésors inépuisables. De la combinaison des plus vils éléments elle fait sortir souvent ses plus riches productions. Malgré l’avilissement de sa famille, Trenmor était né grand, mais âpre, rude et terrible comme une force destinée à la lutte, comme un de ces arbres du désert qui se défendent des orages et des tourbillons, grâce à leur écorce rugueuse, à leurs racines obstinées. Le ciel lui donna l’intelligence; l’instinct divin était en lui. Les influences domestiques s’efforcèrent d’anéantir cet instinct de spiritualité, et, chassant par la raillerie les fantômes célestes errant autour de son berceau, lui enseignèrent à chercher le sentiment de l’existence dans les satisfactions matérielles. On développa en lui l’animal dans toute sa fougue sauvage, on ne put pas faire autre chose. L’animal même était noble dans cette puissante créature: Trenmor était tel, que les amusements désordonnés produisaient plutôt chez lui l’exaltation que l’énervement. L’ivresse brutale lui causait une souffrance furieuse, un besoin inextinguible des joies de l’âme: joies inconnues et dont il ne savait même pas le nom! C’est pourquoi tous ses plaisirs tournaient aisément à la colère, et sa colère à la douleur. Mais quelle douleur était-ce? Trenmor cherchait vainement la cause de ces larmes qui tombaient au fond de sa coupe dans le festin, comme une pluie d’orage dans un jour brûlant. Il se demandait pourquoi, malgré l’audace et l’énergie d’une large organisation, malgré une santé inaltérable, malgré l’âpreté de ses caprices et la fermeté de son despotisme, aucun de ses désirs n’était apaisé, aucun de ses triomphes ne comblait le vide de ses journées.

Il était si éloigné de deviner les vrais besoins et les vraies facultés de son être, qu’il avait dès son enfance une étrange folie. Il s’imaginait qu’une fatalité haineuse pesait sur lui, que le moteur inconnu des événements l’avait pris en aversion dans le sein de sa mère, et qu’il était destiné à expier des fautes dont il n’était pas coupable. Il rougissait de devoir la naissance à des courtisans, et il disait quelquefois que la seule vertu qu’il eût, la fierté, était une malédiction, parce que cette fierté serait fatalement brisée un jour par la haine du destin. Ainsi l’effroi et le blasphème étaient les seuls reflets qu’il eût gardés des lueurs célestes: reflets affreux, ouvrage des hommes, maladie d’un cerveau vaste et noble qu’on avait comprimé sous le diadème étroit et lourd de la mollesse. Les esprits vulgaires qui ont assisté à la catastrophe de Trenmor ont été frappés de l’espèce de prophétie qu’il avait eue sur les lèvres et qui s’est réalisée. Ils n’ont pu accepter comme un ordre naturel des choses, comme un pressentiment et une fin inévitables, cette histoire tragique et douloureuse dont ils n’ont vu que les faces externes, le palais et le cachot; l’un qui n’avait montré que la prospérité bruyante, l’autre qui ne révéla pas l’angoisse cachée.

Dompter des chevaux, dresser des piqueurs, s’entourer sans discernement et sans appréciation des œuvres d’art les plus hétérogènes, nourrir avec luxe une livrée vicieuse et fainéante, avec moins de soin et d’amour pourtant qu’une meute féroce; vivre dans le bruit et dans la violence, dans les hurlements des limiers à la gueule sanglante, dans les chants de l’orgie et dans l’affreuse gaieté des femmes esclaves de son or; parier sa fortune et sa vie pour faire parler de soi: tels furent d’abord les amusements de ce riche infortuné. Sa barbe n’était pas encore poussée que ces amusements l’avaient lassé déjà. Le bruit ne chatouillait plus son oreille, le vin n’échauffait plus son palais, le cerf aux abois n’était plus un spectacle assez émouvant pour ses instincts de cruauté, instincts qui sont chez tous les hommes, et qui se développent et grandissent avec les satisfactions qu’une certaine position indépendante et forte semble placer à l’abri des lois et de la honte. Il aimait à battre ses chiens, bientôt il battit ses prostituées. Leurs chansons et leurs rires ne l’animaient plus, leurs injures et leurs cris le réveillèrent un peu. A mesure que l’animal se développait dans son cerveau appesanti, le dieu s’éteignait dans tout son être. L’intelligence inactive sentait des forces sans but, le cœur se rongeait dans un ennui sans terme, dans une souffrance sans nom. Trenmor n’avait rien à aimer. Autour de lui tout était vil et corrompu: il ne savait pas où il eût pu trouver des cœurs nobles, il n’y croyait pas. Il méprisait ce qui était pauvre, on lui avait dit que la pauvreté engendre l’envie; et il méprisait l’envie, parce qu’il ne comprenait pas qu’elle supportât la pauvreté sans se révolter. Il méprisait la science, parce qu’il était trop tard pour qu’il en comprît les bienfaits; il n’en voyait que les résultats applicables à l’industrie, et il lui paraissait plus noble de les payer que de les vendre. Les savants lui faisaient pitié, et il eût voulu les enrichir pour leur donner les jouissances de la vie. Il méprisait la sagesse, parce qu’il avait des forces pour le désordre et qu’il prenait l’austérité pour de l’impuissance; et, au milieu de toute cette vénération pour la richesse, de tout cet amour du scandale, il y avait une inconséquence inexplicable; car le dégoût était venu le chercher au sein de ses fêtes. Tous les éléments de son être étaient en guerre les uns contre les autres. Il détestait les hommes et les choses qui lui étaient devenus nécessaires; mais il repoussait tout ce qui eût pu le détourner de ses voies maudites et calmer ses angoisses secrètes. Bientôt il fut pris d’une sorte de rage, et il sembla que son temple d’or, que son atmosphère de voluptés lui fussent devenus odieux. On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu de ses orgies et les jeter par les fenêtres au peuple ameuté. On le vit souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que de s’en débarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange et jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnées de fleurs. Leurs larmes lui plaisaient un instant, et quand il les maltraitait il croyait trouver l’expression de l’amour dans celle d’une douleur cupide et d’une crainte abjecte; mais, bientôt revenu à l’horreur de la réalité, il fuyait épouvanté de tant de solitude et de silence au milieu de tant d’agitation et de rumeur. Il s’enfuyait dans ses jardins déserts, dévoré du besoin de pleurer; mais il n’avait plus de larmes, parce qu’il n’avait plus de cœur; de même qu’il n’avait pas d’amour parce qu’il n’avait pas de Dieu; et ces crises affreuses se terminaient, après des convulsions frénétiques, par un sommeil pire que la mort.

Je m’arrête ici pour aujourd’hui. Votre âge est celui de l’intolérance, et vous seriez trop violemment étourdi si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression: demain je vous dirai le reste.