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La comtesse de Rudolstadt

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– Hélas! Madame, dit tristement la Porporina, vous croyez donc qu'il faut des menaces et des promesses avec moi? Je vous plains d'avoir cette pensée!»

Brisée de fatigue après les émotions violentes qu'elle venait de partager, et malade encore de sa propre émotion de la veille, la Porporina se mit pourtant au clavecin, et commençait à chanter, lorsqu'une porte s'ouvrit derrière elle si doucement, qu'elle ne s'en aperçut pas; et tout à coup, elle vit dans la glace à laquelle touchait l'instrument la figure du roi se dessiner à côté d'elle. Elle tressaillit et voulut se lever; mais le roi, appuyant le bout de ses doigts secs sur son épaule, la contraignit de rester assise et de continuer. Elle obéit avec beaucoup de répugnance et de malaise. Jamais elle ne s'était sentie moins disposée à chanter, jamais la présence de Frédéric ne lui avait semblé plus glaciale et plus contraire à l'inspiration musicale.

«C'est chanté dans la perfection, dit le roi lorsqu'elle eut fini son morceau, pendant lequel elle avait remarqué avec terreur qu'il était allé sur la pointe du pied écouter derrière la porte entr'ouverte de la chambre à coucher de sa sœur. Mais je remarque avec chagrin, ajouta-t-il, que cette belle voix est un peu altérée ce matin. Vous eussiez dû vous reposer, au lieu de céder à l'étrange caprice de la princesse Amélie, qui vous fait venir pour ne pas vous écouter.

– Son Altesse royale s'est trouvée subitement indisposée, répondit la jeune fille effrayée de l'air sombre et soucieux du roi, et on m'a ordonné de continuer à chanter pour la distraire.

– Je vous assure que c'est peine perdue, et qu'elle ne vous écoute pas du tout, reprit le roi sèchement. Elle est là dedans qui chuchote avec madame de Kleist, comme si de rien n'était; et puisque c'est ainsi, nous pouvons bien chuchoter ensemble ici, sans nous soucier d'elles. La maladie ne me paraît pas grave. Je crois que votre sexe va très-vite en ce genre d'un excès à l'autre. On vous croyait morte hier au soir; qui se serait douté que vous fussiez ici ce matin à soigner et à divertir ma sœur? Auriez-vous la bonté de me dire par quel hasard vous vous êtes fait présenter ici de but en blanc?»

La Porporina, étourdie de cette question, demanda au ciel de l'inspirer.

«Sire, répondit-elle en s'efforçant de prendre de l'assurance, je n'en sais trop rien moi-même. On m'a fait demander ce matin la partition que voici. J'ai pensé qu'il était de mon devoir de l'apporter moi-même. Je croyais déposer mes livres dans l'antichambre et m'en retourner bien vite. Madame de Kleist m'a aperçue. Elle m'a nommée à Son Altesse, qui a eu apparemment la curiosité de me voir de près. On m'a forcée d'entrer. Son Altesse a daigné m'interroger sur le style de divers morceaux de musique; puis se sentant malade, elle m'a ordonné de lui faire entendre celui-ci pendant qu'elle se mettrait au lit. Et maintenant, je pense qu'on daignera me permettre d'aller à la répétition…

– Ce n'est pas encore l'heure, dit le roi: je ne sais pas pourquoi les pieds vous grillent de vous sauver quand je veux causer avec vous.

– C'est que je crains toujours d'être déplacée devant Votre Majesté.

– Vous n'avez pas le sens commun, ma chère.

– Raison de plus, Sire!

– Vous resterez,» reprit-il en la forçant de se rasseoir devant le piano, et en se plaçant debout vis-à-vis d'elle.

Et il ajouta en l'examinant d'un air moitié père, moitié inquisiteur:

«Est-ce vrai, tout ce que vous venez de me conter là!»

La Porporina surmonta l'horreur qu'elle avait pour le mensonge. Elle s'était dit souvent qu'elle serait sincère sur son propre compte avec cet homme terrible, mais qu'elle saurait mentir s'il s'agissait jamais du salut de ses victimes. Elle se voyait arrivée inopinément à cet instant de crise où la bienveillance du maître pouvait se changer en fureur. Elle en eût fait volontiers le sacrifice plutôt que de descendre à la dissimulation; mais le sort de Trenck et celui de la princesse reposaient sur sa présence d'esprit et sur son intelligence. Elle appela l'art de la comédienne à son secours, et soutint avec un sourire malin le regard d'aigle du roi: c'était plutôt celui du vautour dans ce moment-là.

«Eh bien, dit le roi, pourquoi ne répondez-vous pas?

– Pourquoi Votre Majesté veut-elle m'effrayer en feignant de douter de ce que je viens de dire?

– Vous n'avez pas l'air effrayé du tout. Je vous trouve, au contraire, le regard bien hardi ce matin.

– Sire, on n'a peur que de ce qu'on hait. Pourquoi voulez-vous que je vous craigne?»

Frédéric hérissa son armure de crocodile pour ne pas être ému de cette réponse, la plus coquette qu'il eût encore obtenue de la Porporina. Il changea aussitôt de propos, suivant sa coutume, ce qui est un grand art, plus difficile qu'on ne pense.

«Pourquoi vous êtes-vous évanouie, hier soir, sur le théâtre?

– Sire, c'est le moindre souci de Votre Majesté, et c'est mon secret à moi.

– Qu'avez-vous donc mangé à votre déjeuner pour être si dégagée dans votre langage avec moi, ce matin?

– J'ai respiré un certain flacon qui m'a remplie de confiance dans la bonté et dans la justice de celui qui me l'avait apporté.

– Ah! vous avez pris cela pour une déclaration! dit Frédéric d'un ton glacial et avec un mépris cynique.

– Dieu merci, non! répondit la jeune fille avec un mouvement d'effroi très-sincère.

– Pourquoi dites-vous Dieu merci?

– Parce que je sais que Votre Majesté ne fait que des déclarations de guerre, même aux dames.

– Vous n'êtes ni la czarine, ni Marie-Thérèse; quelle guerre puis-je avoir avec vous?

– Celle que le lion peut avoir avec le moucheron.

– Et quelle mouche vous pique, vous, de citer une pareille fable? Le moucheron fit périr le lion à force de le harceler.

– C'était sans doute un pauvre lion, colère et par conséquent faible. Je n'ai donc pu penser à cet apologue.

– Mais le moucheron était âpre et piquant. Peut-être que l'apologue vous sied bien!

– Votre Majesté le pense?

– Oui.

– Sire, vous mentez?»

Frédéric prit le poignet de la jeune fille, et le serra convulsivement jusqu'à le meurtrir. Il y avait de la colère et de l'amour dans ce mouvement bizarre. La Porporina ne changea pas de visage, et le roi ajouta en regardant sa main rouge et gonflée: «Vous avez du courage!

– Non, Sire, mais je ne fais pas semblant d'en manquer comme tous ceux qui vous entourent.

– Que voulez-vous dire?

– Qu'on fait souvent le mort pour n'être pas tué. A votre place, je n'aimerais pas qu'on me crût si terrible.

– De qui êtes-vous amoureuse? dit le roi changeant encore une fois de propos.

– De personne, Sire.

– Et en ce cas, pourquoi avez-vous des attaques de nerfs?

– Cela n'intéresse point le sort de la Prusse, et par conséquent le roi ne se soucie pas de le savoir.

– Croyez-vous donc que ce soit le roi qui vous parle?

– Je ne saurais l'oublier.

– Il faut pourtant vous y décider. Jamais le roi ne vous parlera; ce n'est pas au roi que vous avez sauvé la vie, Mademoiselle.

– Mais je n'ai pas retrouvé ici le baron de Kreutz.

– Est-ce un reproche? Il serait injuste. Le roi n'eût pas été hier s'informer de votre santé. Le capitaine Kreutz y a été.

– La distinction est trop subtile pour moi, monsieur le capitaine.

– Eh bien tâchez de l'apprendre. Tenez, quand je mettrai mon chapeau sur ma tête, comme cela, un peu à gauche, je serai le capitaine; et quand je le mettrai comme ceci, à droite, je serai le roi; et selon ce que je serai, vous serez Consuelo, ou mademoiselle Porporina.

– J'entends, Sire; eh bien, cela me sera impossible. Votre Majesté est libre d'être deux, d'être trois, d'être cent; moi je ne sais être qu'une.

– Vous mentez! vous ne me parleriez pas sur le théâtre devant vos camarades comme vous me parlez ici.

– Sire, ne vous y fiez pas!

– Ah ça, vous avez donc le diable au corps aujourd'hui?

– C'est que le chapeau de Votre Majesté n'est ni à droite ni à gauche, et que je ne sais pas à qui je parle.»

Le roi, vaincu par l'attrait qu'il éprouvait, dans ce moment surtout, auprès de la Porporina, porta la main à son chapeau d'un air de bonhomie enjouée, et le mit sur l'oreille gauche avec tant d'exagération, que sa terrible figure en devint comique. Il voulait faire le simple mortel et le roi en vacances autant que possible; mais tout d'un coup, se rappelant qu'il était venu là, non pour se distraire de ses soucis, mais pour pénétrer les secrets de l'abbesse de Quedlimburg, il ôta son chapeau tout à fait, d'un mouvement brusque et chagrin; le sourire expira sur ses lèvres, son front se rembrunit, et il se leva en disant à la jeune fille:

«Restez ici, je viendrai vous y reprendre.»

Et il passa dans la chambre de la princesse, qui l'attendait en tremblant. Madame de Kleist, l'ayant vu causer avec la Porporina, n'avait osé bouger d'auprès du lit de sa maîtresse. Elle avait fait de vains efforts pour entendre cet entretien; et, n'en pouvant saisir un mot à cause de la grandeur des appartements, elle était plus morte que vive.

De son côté, la Porporina frémit de ce qui allait se passer. Ordinairement grave et respectueusement sincère avec le roi, elle venait de se faire violence pour le distraire, par des coquetteries de franchise un peu affectées, de l'interrogatoire dangereux qu'il commençait à lui faire subir. Elle avait espéré le détourner tout à fait de tourmenter sa malheureuse sœur. Mais Frédéric n'était pas homme à s'en départir, et les efforts de la pauvrette échouaient devant l'obstination du despote. Elle recommanda la princesse Amélie à Dieu; car elle comprit fort bien que le roi la forçait à rester là, afin de confronter ses explications avec celles qu'on préparait dans la pièce voisine. Elle n'en douta plus en voyant le soin avec lequel, en y passant, il ferma la porte derrière lui. Elle resta donc un quart d'heure dans une pénible attente, agitée d'un peu de fièvre, effrayée de l'intrigue où elle se voyait enveloppée, mécontente du rôle qu'elle était forcée de jouer, se retraçant avec épouvante ces insinuations qui commençaient à lui venir de tous côtés de la possibilité de l'amour du roi pour elle, et l'espèce d'agitation que le roi lui-même venait de trahir à cet égard dans ses étranges manières.

 

VI

Mais, mon Dieu! l'habileté du plus terrible dominicain qui ait jamais fait les fonctions de grand inquisiteur peut-elle lutter contre celle de trois femmes, quand l'amour, la peur et l'amitié inspirent chacune d'elles dans le même sens? Frédéric eut beau s'y prendre de toutes les manières, par l'amabilité caressante et par la provocante ironie, par les questions imprévues, par une feinte indifférence, par des menaces détournées, rien ne lui servit. L'explication de la présence de Consuelo dans les appartements de la princesse se trouva absolument conforme, dans la bouche de madame de Kleist et dans les affirmations d'Amélie, à celle que la Porporina avait si heureusement improvisée. C'était la plus naturelle, la plus vraisemblable. Mettre tout sur le compte du hasard est le meilleur moyen. Le hasard ne parle pas et ne donne pas de démentis.

De guerre lasse, le roi abandonna la partie, ou changea de tactique; car il s'écria tout d'un coup:

«Et la Porporina, que j'oublie là dedans! Chère petite sœur, puisque vous vous trouvez mieux, faites-la rentrer, son caquet nous amusera.

– J'ai envie de dormir, répondit la princesse, qui redoutait quelque piège.

– Eh bien, souhaitez-lui le bonjour, et congédiez-la vous-même.»

En parlant ainsi, le roi, devançant madame de Kleist, alla lui-même ouvrir la porte et appela la Porporina.

Mais, au lieu de la congédier, il entama sur-le-champ une dissertation sur la musique allemande et la musique italienne; et lorsque le sujet fut épuisé, il s'écria tout d'un coup:

«Ah! signora Porporina, une nouvelle que j'oubliais de vous dire, et qui va vous faire plaisir certainement: Votre ami, le baron de Trenck, n'est plus prisonnier.

– Quel baron de Trenck, Sire? demanda la jeune fille avec une habile candeur: j'en connais deux, et tous deux sont en prison.

– Oh! Trenck le Pandoure périra au Spielberg. C'est Trenck le prussien qui a pris la clef des champs.

– Eh bien, Sire, répondit la Porporina, pour ma part, je vous en rends grâces. Votre Majesté a fait là un acte de justice et de générosité.

– Bien obligé du compliment, Mademoiselle. Qu'en pensez-vous, ma chère sœur?

– De quoi parlez-vous donc? dit la princesse. Je ne vous ai pas écouté, mon frère, je commençais à m'endormir.

– Je parle de votre protégé, le beau Trenck, qui s'est enfui de Glatz par-dessus les murs.

– Ah! Il a bien fait, répondit Amélie avec un grand sang-froid.

– Il a mal fait, reprit sèchement le roi. On allait examiner son affaire, et il eût pu se justifier peut-être des charges qui pèsent sur sa tête. Sa fuite est l'aveu de ses crimes.

– S'il en est ainsi, je l'abandonne, dit Amélie, toujours impassible.

– Mademoiselle Porporina persisterait à le défendre, j'en suis certain, reprit Frédéric; je vois cela dans ses yeux.

– C'est que je ne puis croire à la trahison, dit-elle.

– Surtout quand le traître est un si beau garçon? Savez-vous, ma sœur, que mademoiselle Porporina est très-liée avec le baron de Trenck?

– Grand bien lui fasse! dit Amélie froidement. Si c'est un homme déshonoré, je lui conseille pourtant de l'oublier. Maintenant, je vous souhaite le bonjour, Mademoiselle, car je me sens très-fatiguée. Je vous prie de vouloir bien revenir dans quelques jours pour m'aider à lire cette partition, elle me paraît fort belle.

– Vous avez donc repris goût à la musique? dit le roi. J'ai cru que vous l'aviez abandonnée tout à fait.

– Je veux essayer de m'y remettre, et j'espère, mon frère, que vous voudrez bien venir m'aider. On dit que vous avez fait de grands progrès, et maintenant vous me donnerez des leçons.

– Nous en prendrons tous deux de la signora. Je vous l'amènerai.

– C'est cela. Vous me ferez grand plaisir.»

Madame de Kleist reconduisit la Porporina jusqu'à l'antichambre, et celle-ci se trouva bientôt seule dans de longs corridors, ne sachant trop par où se diriger pour sortir du palais, et ne se rappelant guère par où elle avait passé pour venir jusque-là.

La maison du roi étant montée avec la plus stricte économie, pour ne pas dire plus, on rencontrait peu de laquais dans l'intérieur du château. La Porporina n'en trouva pas un seul de qui elle put se renseigner, et se mit à errer à l'aventure dans ce triste et vaste manoir.

Préoccupée de ce qui venait de se passer, brisée de fatigue, à jeun depuis la veille, la Porporina se sentait la tête très-affaiblie; et, comme il arrive quelquefois en pareil cas, une excitation maladive soutenait encore sa force physique. Elle marchait au hasard, plus vite qu'elle n'eût fait en état de santé; et poursuivie par une idée toute personnelle, qui depuis la veille la tourmentait étrangement, elle oublia complètement en quel lieu elle se trouvait, s'égara, traversa des galeries, des cours, revint sur ses pas, descendit et remonta des escaliers, rencontra diverses personnes, ne songea plus à leur demander son chemin, et se trouva enfin, comme au sortir d'un rêve, à l'entrée d'une vaste salle remplie d'objets bizarres et confus, au seuil de laquelle un personnage grave et poli la salua avec beaucoup de courtoisie, et l'invita à entrer.

La Porporina reconnut le très-docte académicien Stoss, conservateur du cabinet de curiosités et de la bibliothèque du château. Il était venu plusieurs fois chez elle pour lui faire essayer de précieux manuscrits de musique protestante, des premiers temps de la réformation, trésors calligraphiques dont il avait enrichi la collection royale. En apprenant qu'elle cherchait une issue pour sortir du palais, il s'offrit aussitôt à la reconduire chez elle; mais il la pria si instamment de jeter un coup d'œil sur le précieux cabinet confié à ses soins, et dont il était fier à juste titre, qu'elle ne put refuser d'en faire le tour, appuyée sur son bras. Facile à distraire comme toutes les organisations d'artiste, elle y prit bientôt plus d'intérêt qu'elle ne s'était crue disposée à le faire, et son attention fut absorbée entièrement par un objet que lui fit particulièrement remarquer le très-digne professeur.

«Ce tambour, qui n'a rien de particulier au premier coup d'œil, lui dit-il, et que je soupçonne même d'être un monument apocryphe, jouit pourtant d'une grande célébrité. Ce qu'il y a de certain, c'est que la partie résonnante de cet instrument guerrier est une peau humaine, ainsi que vous pouvez l'observer vous-même par l'indice du renflement des pectoraux. Ce trophée, enlevé à Prague par Sa Majesté dans la glorieuse guerre qu'elle vient de terminer, est, dit-on, la peau de Jean Ziska du Calice, le célèbre chef de la grande insurrection des Hussites au quinzième siècle. On prétend qu'il avait légué cette dépouille sacrée à ses compagnons d'armes, leur promettant que là où elle serait, là serait aussi la victoire. Les Bohémiens prétendent que le son de ce redoutable tambour mettait en fuite leurs ennemis, qu'il évoquait les ombres de leurs chefs morts en combattant pour la sainte cause, et mille autres merveilles… Mais outre que, dans le brillant siècle de raison où nous avons le bonheur de vivre, de semblables superstitions ne méritent que le mépris, M. Lenfant, prédicateur de Sa Majesté la reine mère, et auteur d'une recommandable histoire des Hussites, affirme que Jean Ziska été enterré avec sa peau, et que par conséquent… Il me semble, Mademoiselle, que vous pâlissez… Seriez-vous souffrante, ou la vue de cet objet bizarre vous causerait-elle du dégoût? Ce Ziska était un grand scélérat et un rebelle bien féroce…

– C'est possible, Monsieur, répondit la Porporina; mais j'ai habité la Bohème, et j'y ai entendu dire que c'était un bien grand homme; son souvenir y est encore aussi vivant que celui de Louis XIV peut l'être en France, et on l'y considère comme le sauveur de sa patrie.

– Hélas! c'est une patrie bien mal sauvée, répondit en souriant M. Stoss, et j'aurais beau faire résonner la poitrine sonore de son libérateur, je ne ferais pas même apparaître son ombre honteusement captive dans le palais du vainqueur de ses descendants.»

En parlant ainsi, d'un ton pédant, le recommandable M. Stoss promena ses doigts sur le tambour, qui rendit un son mat et sinistre, comme celui que produisent ces instruments voilés de deuil, lorsqu'on les bat sourdement dans les marches funèbres. Mais le savant conservateur fut brusquement interrompu dans ce divertissement profane, par un cri perçant de la Porporina, qui se jeta dans ses bras, et se cacha le visage sur son épaule, comme un enfant épouvanté de quelque objet bizarre ou terrible.

Le grave M. Stoss regarda autour de lui pour chercher la cause de cette épouvante soudaine, et vit, arrêtée au seuil de la salle, une personne dont l'aspect ne lui causa qu'un sentiment de dédain. Il allait faire signe à cette personne de s'éloigner, mais elle avait passé outre, avant que la Porporina, cramponnée à lui, lui eût laissé la liberté de ses mouvements.

«En vérité, Mademoiselle, lui dit-il en la conduisant à une chaise où elle se laissa tomber anéantie et tremblante, je ne comprends pas ce qui vous arrive. Je n'ai rien vu qui put motiver l'émotion que vous ressentez.

– Vous n'avez rien vu, vous n'avez vu personne? lui dit la Porporina d'une voix éteinte et d'un air égaré. Là, sur cette porte… vous n'avez pas vu un homme arrêté, qui me regardait avec des yeux effrayants?

– J'ai vu parfaitement un homme qui erre souvent dans le château et qui voudrait peut-être se donner des airs effrayants comme vous dites fort bien; mais je vous confesse qu'il m'intimide peu, et que je ne suis pas de ses dupes.

– Vous l'avez vu? ah! Monsieur, il était donc là, en effet? Je ne l'ai pas rêvé? Mon Dieu, mon Dieu! qu'est-ce que cela signifie?

– Cela signifie qu'en vertu de la protection spéciale d'une aimable et auguste princesse qui s'amuse, je crois, de ses folies plus qu'elle n'y ajoute foi, il est entré dans le château et se rend aux appartements de Son Altesse Royale.

– Mais qui est-il? comment le nommez-vous?

– Vous l'ignorez! d'où vient donc que vous avez peur?

– Au nom du ciel, Monsieur, dites-moi quel est cet homme?

– Eh mais, c'est Trismégiste, le sorcier de la princesse Amélie! un de ces charlatans qui font le métier de prédire l'avenir et de révéler les trésors cachés, de faire de l'or, et mille autres talents de société qui ont été fort de mode ici avant le glorieux règne de Frédéric le Grand. Vous n'êtes pas sans avoir entendu dire, signora, que l'abbesse de Quedlimburg conserve le goût…

– Oui, oui, Monsieur, je sais qu'elle étudie la cabale, par curiosité sans doute…

– Oh! certainement. Comment supposer qu'une princesse si éclairée, si instruite, s'occupe sérieusement de pareilles extravagances?

– Enfin, Monsieur, vous connaissez cet homme!

– Oh! depuis longtemps; il y a bien quatre ans qu'on le voit paraître ici au moins une fois tous les six ou huit mois. Comme il est fort paisible et ne se mêle point d'intrigues, Sa Majesté, qui ne veut priver sa sœur chérie d'aucun divertissement innocent, tolère sa présence dans la ville et même son entrée libre dans le palais. Il n'en abuse pas, et n'exerce sa prétendue science dans ce pays-ci qu'auprès de Son Altesse. M. de Golowkin le protège et répond de lui. Voilà tout ce que je puis vous en dire; mais en quoi cela peut-il vous intéresser si vivement, Mademoiselle?

– Cela ne m'intéresse nullement, Monsieur, je vous assure; et pour que vous ne me croyiez pas folle, je dois vous dire que cet homme m'a semblé avoir, c'est sans doute une illusion, une ressemblance frappante avec une personne qui m'a été chère, et qui me l'est encore; car la mort ne brise pas les liens de l'affection, n'est-il pas vrai, Monsieur?

– C'est un noble sentiment que vous exprimez là, Mademoiselle, et bien digne d'une personne de votre mérite. Mais vous avez été très-émue, et je vois que vous pouvez à peine vous soutenir. Permettez-moi de vous reconduire.»

En arrivant chez elle, la Porporina se mit au lit, et y resta plusieurs jours, tourmentée par la fièvre et par une agitation nerveuse extraordinaire. Au bout de ce temps, elle reçut un billet de madame de Kleist qui l'engageait à venir faire de la musique chez elle, à huit heures du soir. Cette musique n'était qu'un prétexte pour la conduire furtivement au palais. Elles pénétrèrent, par des passages dérobés, chez la princesse, qu'elles trouvèrent dans une charmante parure, quoique son appartement fût à peine éclairé, et toutes les personnes attachées à son service congédiées pour ce soir-là, sous prétexte d'indisposition. Elle reçut la cantatrice avec mille caresses; et, passant familièrement son bras sous le sien, elle la conduisit à une jolie petite pièce en rotonde, éclairée de cinquante bougies, et dans laquelle était servi un souper friand avec un luxe de bon goût. Le rococo français n'avait pas encore fait irruption à la cour de Prusse. On affichait d'ailleurs, à cette époque, un souverain mépris pour la cour de France, et on s'en tenait à imiter les traditions du siècle de Louis XIV, pour lequel Frédéric, secrètement préoccupé de singer le grand roi, professait une admiration sans bornes. Cependant, la princesse Amélie était parée dans le dernier goût, et, pour être plus chastement ornée que madame de Pompadour n'avait coutume de l'être, elle n'en était pas moins brillante. Madame de Kleist avait revêtu aussi les plus aimables atours; et pourtant il n'y avait que trois couverts, et pas un seul domestique.

 

«Vous êtes ébahie de notre petite fête, dit la princesse en riant. Eh bien, vous le serez davantage quand vous saurez que nous allons souper toutes les trois, en nous servant nous-mêmes; comme déjà nous avons tout préparé nous-mêmes, madame de Kleist et moi. C'est nous deux qui avons mis le couvert et allumé les bougies, et jamais je ne me suis tant amusée. Je me suis coiffée et habillée toute seule pour la première fois de ma vie, et je n'ai jamais été mieux arrangée, du moins à ce qu'il me semble. Enfin, nous allons nous divertir incognito! Le roi couche à Potsdam, la reine est à Charlottenburg, mes sœurs sont chez la reine mère, à Montbijou; mes frères, je ne sais où; nous sommes seules dans le château. Je suis censée malade, et je profite de cette nuit de liberté pour me sentir vivre un peu, et pour fêter avec vous deux (les seules personnes au monde auxquelles je puisse me fier) l'évasion de mon cher Trenck. Aussi nous allons boire du champagne à sa santé, et si l'une de nous se grise, les autres lui garderont le secret. Ah! les beaux soupers philosophiques de Frédéric vont être effacés par la splendeur et la gaieté de celui-ci!»

On se mit à table, et la princesse se montra sous un jour tout nouveau à la Porporina. Elle était bonne, sympathique, naturelle, enjouée, belle comme un ange, adorable en un mot ce jour-là, comme elle l'avait été aux plus beaux jours de sa première jeunesse. Elle semblait nager dans le bonheur, et c'était un bonheur pur, généreux, désintéressé. Son amant fuyait loin d'elle, elle ignorait si elle le reverrait jamais; mais il était libre, il avait cessé de souffrir, et cette amante radieuse bénissait la destinée.

«Ah! que je me sens bien entre vous deux! disait-elle à ses confidentes qui formaient avec elle le plus beau trio qu'une coquetterie raffinée ait jamais dérobé aux regards des hommes: je me sens libre comme Trenck l'est à cette heure; je me sens bonne comme il l'a toujours été, lui, et comme je croyais ne plus l'être! Il me semblait que la forteresse de Glatz pesait à toute heure sur mon âme: la nuit elle était sur ma poitrine comme un cauchemar. J'avais froid dans mon lit d'édredon, en songeant que celui que j'aime grelottait sur les dalles humides d'un sombre caveau. Je ne vivais plus, et ne pouvais plus jouir de rien. Ah! chère Porporina, imaginez-vous l'horreur qu'on éprouve à se dire: Il souffre tout cela pour moi! c'est mon fatal amour qui le précipite tout vivant dans un tombeau?»

Cette pensée changeait tous les aliments en fiel comme le souffle des harpies.

«Verse-moi du vin de champagne, Porporina: je ne l'ai jamais aimé, il y a deux ans que je ne bois que de l'eau. Eh bien, il me semble que je bois de l'ambroisie. La clarté des bougies est riante, ces fleurs sentent bon, ces friandises sont recherchées, et surtout vous êtes belles comme deux anges, de Kleist et toi. Oh! oui, je vois, j'entends, je respire; je suis devenue vivante, de statue, de cadavre que j'étais. Tenez, portez avec moi la santé de Trenck d'abord, et puis celle de l'ami qui s'est enfui avec lui; ensuite, nous porterons celle des braves gardiens qui l'ont laissé fuir, et puis enfin celle de mon frère Frédéric, qui n'a pas pu l'en empêcher. Non, aucune pensée amère ne troublera ce jour de fête. Je n'ai plus d'amertume contre personne; il me semble que j'aime le roi. Tiens! à la santé du roi, Porporina; vive le roi!»

Ce qui ajoutait au bien-être que la joie de cette pauvre princesse communiquait à ses deux belles convives, c'était la bonhomie de ses manières et l'égalité parfaite qu'elle faisait régner entre elles trois. Elle se levait, changeait les assiettes quand son tour venait, découpait elle-même, et servait ses compagnes avec un plaisir enfantin et attendrissant.

«Ah! si je n'étais pas née pour la vie d'égalité, du moins l'amour me l'a fait comprendre, disait-elle, et le malheur de ma condition m'a révélé l'imbécillité de ces préjugés du rang et de la naissance. Mes sœurs ne sont pas comme moi. Ma sœur d'Anspach porterait sa tête sur l'échafaud plutôt que de faire la première révérence à une Altesse non régnante. Ma sœur de Bareith, qui fait la philosophe et l'esprit fort avec M. Voltaire, arracherait les yeux à une duchesse qui se permettrait d'avoir un pouce d'étoffe de plus qu'elle à la queue de sa robe. C'est qu'elles n'ont jamais aimé, voyez-vous! Elles passeront leur vie dans cette machine pneumatique qu'elles appellent la dignité de leur rang. Elles mourront embaumées dans leur majesté comme des momies; elles n'auront pas connu mes amères douleurs, mais aussi elles n'auront pas eu, dans toute leur vie d'étiquette et de gala, un quart d'heure de laisser-aller, de plaisir et de confiance comme celui que je savoure dans ce moment! Mes chères petites, il faut que vous rendiez la fête complète, il faut que vous me tutoyiez ce soir. Je veux être Amélie pour vous; plus d'Altesse; Amélie tout court. Ah! tu fais mine de refuser, toi, de Kleist? La cour t'a gâtée, mon enfant; malgré toi tu en as respiré l'air malsain: mais toi, chère Porporina, qui, bien que comédienne, sembles un enfant de la nature, tu céderas à mon innocent désir.

– Oui, ma chère Amélie, je le ferai de tout mon cœur pour t'obliger, répondit la Porporina en riant.»

– Ah! ciel! s'écria la princesse, si tu savais quel effet cela me fait d'être tutoyée, et de m'entendre appeler Amélie! Amélie! oh! comme il disait bien mon nom, lui! Il me semblait que c'était le plus beau nom de la terre, le plus doux qu'une femme ait jamais porté, quand il le prononçait.

Peu à peu la princesse poussa le ravissement de l'âme jusqu'à s'oublier elle-même pour ne plus s'occuper que de ses amies; et dans cet essai d'égalité, elle se sentit devenir si grande, si heureuse et si bonne, qu'elle dépouilla instinctivement l'âpre personnalité développée en elle par la passion et la souffrance. Elle cessa de parler d'elle exclusivement, elle ne songea plus à se faire un petit mérite d'être si aimable et si simple; elle interrogea madame de Kleist sur sa famille, sa position et ses sentiments, ce qu'elle n'avait pas fait depuis qu'elle était absorbée par ses propres chagrins. Elle voulut aussi connaître la vie d'artiste, les émotions du théâtre, les idées et les affections de la Porporina. Elle inspirait la confiance en même temps qu'elle la ressentait, et elle goûta un plaisir infini à lire dans l'âme d'autrui, et à voir enfin, dans ces êtres différents d'elle jusque là, des êtres semblables dans leur essence, aussi méritants devant Dieu, aussi bien doués de la nature, aussi importants sur la terre qu'elle s'était longtemps persuadé devoir l'être de préférence aux autres.