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La comtesse de Rudolstadt

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IV

Le lendemain, la Porporina, en sortant fort accablée d'un pénible sommeil, trouva sur son lit deux objets que sa femme de chambre venait d'y déposer. D'abord, un flacon de cristal de roche avec un fermoir d'or sur lequel était gravée une F, surmontée d'une couronne royale, et ensuite un rouleau cacheté. La servante interrogée raconta comme quoi le roi était venu en personne, la veille au soir, apporter ce flacon; et, en apprenant les circonstances d'une visite si respectueuse et si délicatement naïve, la Porporina fut attendrie. Homme étrange! pensa-t-elle. Comment concilier tant du bonté dans la vie privée, avec tant de dureté et de despotisme dans la vie publique? Elle tomba dans la rêverie, et peu à peu, oubliant le roi, et songeant à elle-même, elle se retraça confusément les événements de la veille et se remit à pleurer.

«Eh quoi! Mademoiselle, lui dit la soubrette qui était une bonne créature passablement babillarde, vous allez encore sangloter comme hier soir en vous endormant? Cela fendait le cœur, et le roi, qui vous écoutait à travers la porte, en a secoué la tête deux ou trois fois comme un homme qui a du chagrin. Pourtant, Mademoiselle, votre sort ferait envie à bien d'autres. Le roi ne fait pas la cour à tout le monde; on dit même qu'il ne la fait à personne, et il est bien certain que le voilà amoureux de vous!

– Amoureux! que dis-tu là, malheureuse? s'écria la Porporina en tressaillant; ne répète jamais une parole si inconvenante et si absurde. Le roi amoureux de moi, grand Dieu!

– Eh bien, Mademoiselle, quand cela serait?

– Le ciel m'en préserve! mais cela n'est pas et ne sera jamais. Qu'est-ce que ce rouleau, Catherine?

– Un domestique l'a apporté de grand matin.

– Le domestique de qui?

– Un domestique de louage, qui d'abord n'a pas voulu me dire de quelle part il venait, mais qui a fini par m'avouer qu'il était employé par les gens d'un certain comte de Saint-Germain, arrivé ici d'hier seulement.

– Et pourquoi avez-vous interrogé cet homme?

– Pour savoir. Mademoiselle!

– C'est naïf! laisse-moi.»

Dès que la Porporina fut seule, elle ouvrit le rouleau et y trouva un parchemin couvert de caractères bizarres et indéchiffrables. Elle avait entendu beaucoup parler du comte de Saint-Germain, mais elle ne le connaissait pas. Elle retourna le manuscrit dans tous les sens; et n'y pouvant rien comprendre, ne concevant pas pourquoi ce personnage avec lequel elle n'avait jamais eu de relations, lui envoyait une énigme à deviner, elle en conclut, avec bien d'autres, qu'il était fou; cependant en examinant cet envoi, elle lut sur un petit feuillet détaché: «La princesse Amélie de Prusse s'occupe beaucoup de la science divinatoire et des horoscopes. Remettez-lui ce parchemin, et vous pouvez être assurée de sa protection et de ses bontés.» Ces lignes n'étaient pas signées. L'écriture était inconnue, et le rouleau ne portait point d'adresse. Elle s'étonna que le comte de Saint-Germain, pour parvenir jusqu'à la princesse Amélie, se fût adressé à elle, qui ne l'avait jamais approchée; et pensant que le domestique avait commis une erreur en lui apportant ce paquet, elle se prépara à le rouler et à le renvoyer. Mais en touchant la feuille de gros papier blanc qui enveloppait le tout, elle remarqua que sur le verso intérieur était de la musique gravée. Un souvenir se réveilla en elle. Chercher au coin du feuillet une marque convenue, la reconnaître pour avoir été tracée fortement au crayon par elle-même, dix-huit mois auparavant, constater que la feuille de musique se rapportait très-bien au morceau complet qu'elle avait donné comme signe de reconnaissance, tout cela fut l'affaire d'un instant; et l'attendrissement qu'elle éprouva en recevant ce souvenir d'un ami absent et malheureux lui fît oublier ses propres chagrins. Restait à savoir ce qu'elle avait à faire du grimoire, et dans quelle intention on la chargeait de le remettre à la princesse de Prusse. Était-ce pour lui assurer, en effet, la faveur et la protection de cette dame? La Porporina n'en avait ni souci, ni besoin; était-ce pour établir entre la princesse et le prisonnier des rapports utiles au salut ou au soulagement de ce dernier? La jeune fille hésita; elle se rappela le proverbe: «Dans le doute, abstiens-toi.» Puis elle pensa qu'il y a de bons et mauvais proverbes, les uns à l'usage de l'égoïsme prudent, les autres à celui du dévouement courageux. Elle se leva en se disant:

«Dans le doute, agis, lorsque tu ne compromets que toi-même, et que tu peux espérer être utile à ton ami, à ton semblable.»

Elle achevait à peine sa toilette, qu'elle faisait un peu lentement, car elle était très-affaiblie et brisée par la crise de la veille, et tout en nouant ses beaux cheveux noirs, elle songeait au moyen de faire parvenir promptement et d'une manière sûre le grimoire à la princesse, lorsqu'un grand laquais galonné vint s'informer si elle était seule, et si elle pouvait recevoir une dame qui ne se nommait pas et qui désirait lui parler. La jeune cantatrice maudissait souvent cette sujétion où les artistes de ce temps-là vivaient à l'égard des grands; elle fut tentée, pour renvoyer la dame importune, de faire répondre que messieurs les chanteurs du théâtre étaient chez elle; mais elle pensa que si c'était un moyen d'effaroucher la pruderie de certaines dames, c'était le plus sûr pour attirer plus vite certaines autres. Elle se résigna donc à recevoir la visite, et madame de Kleist fut bientôt près d'elle.

La grande dame bien stylée avait résolu d'être charmante avec la cantatrice et de lui faire oublier toutes les distances du rang; mais elle était gênée, parce que, d'une part, on lui avait dit que cette jeune fille était très-fière, et que de l'autre, étant fort curieuse pour son propre compte, madame de Kleist eût bien voulu la faire causer et pénétrer le fond de ses pensées. Quoiqu'elle fût bonne et inoffensive, cette belle dame avait donc, dans ce moment, quelque chose de faux et de forcé dans toute sa contenance qui n'échappa point à la Porporina. La curiosité est si voisine de la perfidie, qu'elle peut enlaidir les plus beaux visages.

La Porporina connaissait très-bien la figure de madame de Kleist, et son premier mouvement, en voyant chez elle la personne qui lui apparaissait tous les soirs d'opéra dans la loge de la princesse Amélie, fut de lui demander, sous prétexte de nécromancie, dont elle la savait très-friande, une entrevue avec sa maîtresse. Mais n'osant pas se fier à une personne qui avait la réputation d'être un peu extravagante et un peu intrigante par-dessus le marché, elle résolut de la voir venir, et se mit de son côté à l'examiner avec cette tranquille pénétration de la défensive, si supérieure aux attaques de l'inquiète curiosité.

Enfin la glace étant rompue, et la dame ayant présenté la supplique musicale de la princesse, la cantatrice, dissimulant un peu la satisfaction que lui causait cet heureux concours de circonstances, courut chercher plusieurs partitions inédites. Alors se sentant inspirée tout à coup:

«Ah! madame, s'écria-t-elle, je mettrai avec joie tous mes petits trésors aux pieds de Son Altesse, et je serais bien heureuse, si elle me faisait la grâce de les recevoir de moi-même.

– En vérité, ma belle enfant, dit madame de Kleist, vous désirez de parler à Son Altesse royale?

– Oui madame, répondit la Porporina; je me jetterais à ses pieds et je lui demanderais une grâce, que, j'en suis certaine, elle ne me refuserait pas; car elle est, dit-on, grande musicienne, et elle doit protéger les artistes. On dit aussi qu'elle est aussi bonne qu'elle est belle. J'ai donc l'espérance que si elle daignait m'entendre, elle m'aiderait à obtenir de Sa Majesté le rappel de mon maître, l'illustre Porpora, qui, ayant été appelé à Berlin, du consentement du roi, en a été chassé et comme banni en mettant le pied sur la frontière, sous prétexte d'un défaut de forme dans son passe-port; sans que depuis, malgré les assurances et les promesses de Sa Majesté, j'aie pu obtenir le résultat de cette interminable affaire. Je n'ose plus importuner le roi d'une requête qui ne peut l'intéresser que médiocrement et qu'il a toujours oubliée, j'en suis certaine; mais si la princesse daignait dire un mot aux administrateurs chargés d'expédier cette formalité, j'aurais le bonheur d'être enfin réunie à mon père adoptif, à mon seul appui dans ce monde.

– Ce que vous me dites là m'étonne infiniment, s'écria madame de Kleist. Quoi! la belle Porporina, que je croyais toute puissante sur l'esprit du monarque, est obligée de recourir à la protection d'autrui pour obtenir une chose qui parait si simple? Permettez-moi de croire, en ce cas, que Sa Majesté redoute dans votre père adoptif, comme vous l'appelez, un surveillant trop sévère, ou un conseil trop influent contre lui.

– Je fais de vains efforts, madame, pour comprendre ce que vous me faites l'honneur de me dire, répondit la Porporina avec une gravité qui déconcerta madame de Kleist.

– C'est qu'apparemment je me suis trompée sur l'extrême bienveillance et l'admiration sans bornes que le roi professe pour la plus grande cantatrice de l'univers.

– Il ne convient pas à la dignité de madame de Kleist, reprit la Porporina, de se moquer d'une pauvre artiste inoffensive et sans prétentions.

– Me moquer! Qui pourrait songer à se moquer d'un ange tel que vous? vous ignorez vos mérites, mademoiselle, et votre candeur me pénètre de surprise et d'admiration. Tenez, je suis sûre que vous ferez la conquête de la princesse: c'est une personne de premier mouvement. Il ne lui faudra que vous voir de près, pour raffoler de votre personne, comme elle raffole déjà de votre talent.

– On m'avait dit, au contraire, madame, que Son Altesse royale avait toujours été fort sévère pour moi; que ma pauvre figure avait eu le malheur de lui déplaire, et qu'elle désapprouvait hautement ma méthode de chant.

 

– Qui a pu vous faire de pareils mensonges?

– C'est le roi qui en a menti, en ce cas! répondit la jeune fille avec un peu de malice.

– C'était un piège, une épreuve tentée sur votre modestie et votre douceur, reprit madame de Kleist; mais comme je tiens à vous prouver que, simple mortelle, je n'ai pas le droit de mentir comme un grand roi très-malin, je veux vous emmener à l'heure même dans ma voiture, et vous présenter avec vos partitions chez la princesse.

– Et vous pensez, madame, qu'elle me fera un bon accueil?

– Voulez-vous vous fier à moi?

– Et si cependant vous vous trompez, madame, sur qui retombera l'humiliation?

– Sur moi seule; je vous autoriserai à dire partout que je me vante de l'amitié de la princesse, et qu'elle n'a pour moi ni estime ni déférence.

– Je vous suis, madame, dit la Porporina, en sonnant pour prendre son manchon et son mantelet. Ma toilette est fort simple; mais vous me prenez à l'improviste.

– Vous êtes charmante ainsi, et vous allez trouver notre chère princesse dans un négligé encore plus simple. Venez!»

La Porporina mit le rouleau mystérieux dans sa poche, chargea de partitions la voiture de madame de Kleist, et la suivit résolument, en se disant: Pour un homme qui a exposé sa vie pour moi, je puis bien m'exposer à faire antichambre pour rien chez une petite princesse.

Introduite dans un cabinet de toilette, elle y resta cinq minutes pendant lesquelles l'abbesse et sa confidente échangèrent ce peu de mots dans la pièce voisine:

«Madame, je vous l'amène; elle est là.

– Déjà? admirable ambassadrice! Comment faut-il la recevoir? comment est-elle?

– Réservée, prudente ou niaise, profondément dissimulée ou admirablement bête.

– Oh! nous verrons bien! s'écria la princesse, dont les yeux brillèrent du feu d'un esprit exercé à la pénétration et à la méfiance. Qu'elle entre!»

Pendant cette courte station dans le cabinet, la Porporina avait observé avec surprise le plus étrange attirail qui ait jamais décoré le sanctuaire des atours d'une belle princesse: sphères, compas, astrolabes, cartes astrologiques, bocaux remplis de mixtures sans nom, têtes de mort, enfin tout le matériel de la sorcellerie. «Mon ami ne se trompe pas, pensa-t-elle, et le public est bien informé des secrets de la sœur du roi. Il ne me paraît même pas qu'elle en fasse mystère, puisqu'on me laisse apercevoir ces objets bizarres. Allons, du courage.

L'abbesse de Quedlimburg était alors âgée de vingt-huit à trente ans. Elle avait été jolie comme un ange; elle l'était encore le soir aux lumières et à distance; mais en la voyant de près, au grand jour, la Porporina s'étonna de la trouver flétrie et couperosée. Ses yeux bleus, qui avaient été les plus beaux du monde, désormais cernés de rouge comme ceux d'une personne qui vient de pleurer, avaient un éclat maladif et une transparence profonde qui n'inspirait point la confiance. Elle avait été adorée de sa famille et de toute la cour; et, pendant longtemps, elle avait été la plus affable, la plus enjouée, la plus bienveillante et la plus gracieuse fille de roi dont le portrait ait jamais été tracé dans les romans à grands personnages de l'ancienne littérature patricienne. Mais, depuis quelques années, son caractère s'était altéré comme sa beauté. Elle avait des accès d'humeur, et même de violence, qui la faisaient ressembler à Frédéric par ses plus mauvais côtés. Sans chercher à se modeler sur lui, et même en le critiquant beaucoup en secret, elle était comme invinciblement entraînée à prendre tous les défauts qu'elle blâmait en lui, et à devenir maîtresse impérieuse et absolue, esprit sceptique et amer, savante, étroite et dédaigneuse. Et pourtant, sous ces travers affreux qui l'envahissaient chaque jour fatalement, on voyait encore percer une bonté native, un sens droit, une âme courageuse, un cœur passionné. Que se passait-il donc dans l'âme de cette malheureuse princesse? Un chagrin terrible la dévorait, et il fallait qu'elle l'étouffât dans son sein, qu'elle le portât stoïquement et d'un air enjoué devant un monde curieux, malveillant ou insensible. Aussi, à force de se farder et de se contraindre, avait-elle réussi à développer en elle deux êtres bien distincts: un qu'elle n'osait révéler presque à personne, l'autre qu'elle affichait avec une sorte de haine et de désespoir. On remarquait qu'elle était devenue plus vive et plus brillante dans la conversation; mais cette gaieté inquiète et forcée était pénible à voir, et on ne pouvait s'en expliquer l'effet glacial et presque effrayant. Tour à tour sensible jusqu'à la puérilité, et dure jusqu'à la cruauté, elle étonnait les autres et s'étonnait elle-même. Des torrents de pleurs éteignaient les feux de sa colère, et puis tout à coup une ironie féroce, un dédain impie l'arrachaient à ces abattements salutaires qu'il ne lui était pas permis de nourrir et de montrer.

La première remarque que fit la Porporina, en l'abordant, fut celle de cette espèce de dualité dans son être. La princesse avait deux aspects, deux visages: l'un caressant, l'autre menaçant; deux voix: l'une douce et harmonieuse, qui semblait lui avoir été donnée par le ciel pour chanter comme un ange; l'autre rauque et âpre, qui semblait sortir d'une poitrine brûlante, animée d'un souffle diabolique. Notre héroïne, pénétrée de surprise devant un être si bizarre, partagée entre la peur et la sympathie, se demanda si elle allait être envahie et dominée par un bon ou par un mauvais génie.

De son côté, la princesse trouva la Porporina beaucoup plus redoutable qu'elle ne se l'était imaginé. Elle avait espéré que, dépouillée de ses costumes de théâtre et de ce fard qui enlaidit extrêmement les femmes, quoi qu'on en puisse dire, elle justifierait ce que madame de Kleist lui en avait dit pour la rassurer, qu'elle était plutôt laide que belle. Mais ce teint brun-clair, si uni et si pur, ces yeux noirs si puissants et si doux, cette bouche si franche, cette taille souple, aux mouvements si naturels et si aisés, tout cet ensemble d'une créature honnête, bonne et remplie du calme ou tout au moins de la force intérieure que donnent la droiture et la vraie sagesse, imposèrent à l'inquiète Amélie une sorte de respect et même de honte, comme si elle eût pressenti une âme inattaquable dans sa loyauté.

Les efforts qu'elle fit pour cacher son malaise furent remarqués de la jeune fille, qui s'étonna, comme on peut le croire, de voir une si haute princesse intimidée devant elle. Elle commença donc, pour ranimer une conversation qui tombait d'elle-même à chaque instant, à ouvrir une de ses partitions, où elle avait glissé la lettre cabalistique; et elle s'arrangea de manière à ce que ce grand papier et ces gros caractères frappassent les regards de la princesse. Dès que l'effet fut produit, elle feignit de vouloir retirer cette feuille, comme si elle eût été surprise de la trouver là; mais l'abbesse s'en empara précipitamment, en s'écriant:

«Qu'est-ce cela, mademoiselle? Au nom du ciel, d'où cela vous vient-il?

– S'il faut l'avouer à Votre Altesse, répondit la Porporina d'un air significatif, c'est une opération astrologique que je me proposais de lui présenter, lorsqu'il lui plairait de m'interroger sur un sujet auquel je ne suis pas tout à fait étrangère.

La princesse fixa ses yeux ardents sur la cantatrice, les reporta sur les caractères magiques, courut à l'embrasure d'une fenêtre, et, ayant examiné le grimoire un instant, elle fit un grand cri, et tomba comme suffoquée dans les bras de madame de Kleist, qui s'était élancée vers elle en la voyant chanceler.

«Sortez, mademoiselle, dit précipitamment la favorite à la Porporina; passez dans le cabinet, et ne dites rien; n'appelez personne, personne, entendez-vous?

– Non, non, qu'elle ne sorte pas… dit la princesse d'une voix étouffée, qu'elle vienne ici… ici, près de moi. Ah! mon enfant, s'écria-t-elle dès que la jeune fille fut auprès d'elle, quel service vous m'avez rendu!»

Et saisissant la Porporina dans ses bras maigres et blancs, animés d'une force convulsive, la princesse la serra sur son cœur et couvrit ses joues de baisers saccadés et pointus dont la pauvre enfant se sentit le visage tout meurtri et l'âme toute consternée.

«Décidément, ce pays-ci rend fou, pensa-t-elle; j'ai cru plusieurs fois le devenir, et je vois bien que les plus grands personnages le sont encore plus que moi. Il y a de la démence dans l'air.»

La princesse lui détacha enfin ses bras du cou, pour les jeter autour de celui de madame de Kleist, en criant et en pleurant, et en répétant de sa voix la plus étrange:

«Sauvé! sauvé! il est sauvé! mes amies, mes bonnes amies! Trenck s'est enfui de la forteresse de Glatz; il se sauve, il court, il court encore!..»

Et la pauvre princesse tomba dans un accès de rire convulsif, entrecoupé de sanglots qui faisaient mal à voir et à entendre.

«Ah! madame, pour l'amour du ciel, contenez votre joie! dit madame de Kleist; prenez garde qu'on ne vous entende!»

En ramassant la prétendue cabale, qui n'était autre chose qu'une lettre en chiffres du baron de Trenck, elle aida la princesse à en poursuivre la lecture, que celle-ci interrompit mille fois par les éclats d'une joie fébrile et quasi forcenée.

V

«Séduire, grâce aux moyens que mon incomparable amie m'en a donnés, les bas officiers de la garnison, m'entendre avec un prisonnier aussi friand que moi de sa liberté, donner un grand coup de poing à un surveillant, un grand coup de pied à un autre, un grand coup d'épée à un troisième, faire un saut prodigieux au bas du rempart, en précipitant devant moi mon ami qui ne se décidait pas assez vite, et qui se démit le pied en tombant, le ramasser, le prendre sur mes épaules, courir ainsi pendant un quart d'heure, traverser la Neiss dans l'eau jusqu'à la ceinture, par un brouillard à ne pas voir le bout de son nez, courir encore sur l'autre rive, marcher toute la nuit, une épouvantable nuit!.. s'égarer, tourner dans la neige, autour d'une montagne sans savoir où l'on est, et entendre sonner quatre heures du matin à l'horloge de Glatz! c'est-à-dire avoir perdu son temps et sa peine pour arriver à se retrouver sous les murs de la ville au point du jour… reprendre courage, entrer chez un paysan, lui enlever deux chevaux, le pistolet sur la gorge, et fuir à toute bride et à tout hasard; conquérir sa liberté avec mille ruses, mille terreurs, mille souffrances, mille fatigues; et se trouver enfin sans argent, sans habits, presque sans pain, par un froid rigoureux en pays étranger; mais se sentir libre après avoir été condamné à une captivé épouvantable, éternelle; penser à une adorable amie, se dire que cette nouvelle la comblera de joie, faire mille projets audacieux et ravissants pour se rapprocher d'elle, c'est être plus heureux que Frédéric de Prusse, c'est être le plus heureux des hommes, c'est être l'élu de la Providence.»

Telle était en somme la lettre du jeune Frédéric de Trenck à la princesse Amélie; et la facilité avec laquelle madame de Kleist lui en fit la lecture, prouva à la Porporina, surprise et attendrie, que cette correspondance par cahiers leur était très-familière. Il y avait un post-scriptum ainsi conçu: «La personne qui vous remettra cette lettre est aussi sûre que les autres l'étaient peu. Vous pouvez enfin vous confier à elle sans réserve et lui remettre toutes vos dépêches pour moi. Le comte de Saint-Germain lui fournira les moyens de me les faire parvenir; mais il est nécessaire que ledit comte, auquel je ne saurais me fier sous tous les rapports, n'entende jamais parler de vous, et me croie épris de la signora Porporina, quoiqu'il n'en soit rien, et que je n'aie jamais eu pour elle qu'une paisible et pure amitié. Qu'aucun nuage n'obscurcisse donc le beau front de la divinité que j'adore. C'est pour elle seule que je respire, et j'aimerais mieux mourir que de la tromper.»

Pendant que madame de Kleist déchiffrait ce post-scriptum à haute voix, et en pesant sur chaque mot, la princesse Amélie examinait attentivement les traits de la Porporina, pour essayer d'y surprendre une expression de douleur, d'humiliation ou de dépit. La sérénité angélique de cette digne créature la rassura entièrement, et elle recommença à l'accabler de caresses en s'écriant:

«Et moi qui te soupçonnais, pauvre enfant! Tu ne sais pas combien j'ai été jalouse de toi, combien je t'ai haïe et maudite! Je voulais te trouver laide et méchante actrice, justement parce que je craignais de te trouver trop belle et trop bonne. C'est que mon frère redoutant de me voir nouer des relations avec toi, tout en feignant de vouloir t'amener à mes concerts, avait eu soin de me faire entendre que tu avais été à Vienne la maîtresse, l'idole de Trenck. Il savait bien que c'était le moyen de m'éloigner à jamais de toi. Et je le croyais, tandis que tu te dévoues aux plus grands dangers, pour m'apporter cette bienheureuse nouvelle! Tu n'aimes donc pas le roi? Ah! tu fais bien, c'est le plus pervers et le plus cruel des hommes!

 

– Oh! madame, madame! dit madame de Kleist, effrayée de l'abandon et de la volubilité délirante avec lesquels la princesse parlait devant la Porporina, à quels dangers vous vous exposeriez vous-même en ce moment, si mademoiselle n'était pas un ange de courage et de dévouement!

– C'est vrai… je suis dans un état!.. Je crois bien que je n'ai pas ma tête. Ferme bien les portes, de Kleist, et regarde auparavant si personne dans les antichambres n'a pu m'écouter. Quant à elle, ajouta la princesse en montrant la Porporina, regarde-la, et dis-moi s'il est possible de douter d'une figure comme la sienne. Non, non! je ne suis pas si imprudente que j'en ai l'air; chère Porporina, ne croyez pas que je vous parle à cœur ouvert par distraction, ni que je vienne à m'en repentir quand je serai calme. J'ai un instinct infaillible, voyez-vous, mon enfant. J'ai un coup d'œil qui ne m'a jamais trompée. C'est dans la famille, cela, et mon frère le roi, qui s'en pique, ne me vaut pas sous ce rapport-là. Non, vous ne me tromperez pas, je le vois, je le sais!.. vous ne voudriez pas tromper une femme qui est dévorée d'un amour malheureux, et qui a souffert des maux dont personne n'aura jamais l'idée.

– Oh! madame, jamais! dit la Porporina en s'agenouillant près d'elle, comme pour prendre Dieu à témoin de son serment: ni vous, ni M. de Trenck, qui m'a sauvé la vie, ni personne au monde, d'ailleurs!

– Il t'a sauvé la vie? Ah! je suis sûr qu'il l'a sauvée à bien d'autres! il est si brave, si bon, si beau! Il est bien beau, n'est-ce pas? mais tu ne dois pas trop l'avoir regardé; autrement tu en serais devenue amoureuse, et tu ne l'es pas, n'est-il pas vrai? Tu me raconteras comment tu l'as connu, et comment il t'a sauvé la vie; mais pas maintenant. Je ne pourrais pas t'écouter. Il faut que je parle, mon cœur déborde. Il y a si longtemps qu'il se dessèche dans ma poitrine! Je veux parler, parler encore; laisse moi tranquille, de Kleist. Il faut que ma joie s'exhale, ou que j'éclate. Seulement ferme les portes, fais le guet, garde-moi, aie soin de moi. Ayez pitié de moi, mes pauvres amies, car je suis bien heureuse!»

Et la princesse fondit en larmes.

«Tu sauras, reprit-elle au bout de quelques instants et d'une voix entrecoupée par des larmes, mais avec une agitation que rien ne pouvait calmer, qu'il m'a plu dès le premier jour où je l'ai vu. Il avait dix-huit ans, il était beau comme un ange, et si instruit, si franc, si brave! On voulait me marier au roi de Suède. Ah bien oui! et ma sœur Ulrique qui pleurait de dépit de me voir devenir reine et de rester fille! «Ma bonne sœur, lui dis-je, il y a moyen de nous arranger. Les grands qui gouvernent la Suède veulent une reine catholique; moi je ne veux pas abjurer. Ils veulent une bonne petite reine, bien indolente, bien tranquille, bien étrangère à toute action politique; moi, si j'étais reine, je voudrais régner. Je vais me prononcer nettement sur ces points-là devant les ambassadeurs, et tu verras que demain ils écriront à leur prince que c'est toi qui conviens à la Suède et non pas moi.» Je l'ai fait comme je l'ai dit, et ma sœur est reine de Suède. Et j'ai joué la comédie, depuis ce jour-là, tous les jours de ma vie. Ah! Porporina, vous croyez que vous êtes actrice? Non, vous ne savez pas ce que c'est que de jouer un rôle toute sa vie, le matin, le jour, le soir, et souvent la nuit. Car tout ce qui respire autour de nous n'est occupé qu'à nous épier, à nous deviner et à nous trahir. J'ai été forcée de faire semblant d'avoir bien du regret et du dépit, quand, par mes soins, ma sœur m'a escamoté le trône de Suède. J'ai été forcée de faire semblant de détester Trenck, de le trouver ridicule, de me moquer de lui, que sais-je! Et cela dans le temps où je l'adorais, où j'étais sa maîtresse, où j'étouffais d'ivresse et de bonheur comme aujourd'hui… ah! plus qu'aujourd'hui, hélas! Mais Trenck n'avait pas ma force et ma prudence. Il n'était pas né prince, il ne savait pas feindre et mentir comme moi. Le roi a tout découvert, et, suivant la coutume des rois, il a menti, il a feint de ne rien voir; mais il a persécuté Trenck, et ce beau page, son favori, est devenu l'objet de sa haine et de sa fureur. Il l'a accablé d'humiliations et de duretés. Il le mettait aux arrêts sept jours sur huit. Mais le huitième, Trenck était dans mes bras; car rien ne l'effraie, rien ne le rebute. Comment ne pas adorer tant de courage? Eh bien, le roi a imaginé de lui confier une mission à l'étranger. Et quand il l'a eu remplie avec autant d'habileté que de promptitude, mon frère a eu l'infamie de l'accuser d'avoir livré à son cousin Trenck le Pandoure, qui est au service de Marie-Thérèse, les plans de nos forteresses et les secrets de la guerre. C'était le moyen, non-seulement de l'éloigner de moi par une captivité éternelle, mais de le déshonorer, et de le faire périr de chagrin, de désespoir et de rage dans les horreurs du cachot. Vois si je puis estimer et bénir mon frère. Mon frère est un grand homme, à ce qu'on dit. Moi, je vous dis que c'est un monstre! Ah! garde-toi de l'aimer, jeune fille; car il te brisera comme une branche! Mais il faut faire semblant, vois-tu! toujours semblant! dans l'air où nous vivons, il faut respirer en cachette. Moi, je fais semblant d'adorer mon frère. Je suis sa sœur bien-aimée, tout le monde le sait, ou croit le savoir… Il est aux petits soins pour moi. Il cueille lui-même des cerises sur les espaliers de Sans-Souci, et il s'en prive, lui qui n'aime que cela sur la terre, pour me les envoyer; et avant de les remettre au page qui m'apporte la corbeille, il les compte pour que le page n'en mange pas en route. Quelle attention délicate! quelle naïveté digne de Henri IV et du roi René! Mais il fait périr mon amant dans un cachot sous terre, et il essaie de le déshonorer à mes yeux pour me punir de l'avoir aimé! Quel grand cœur et quel bon frère! aussi comme nous nous aimons!..»

Tout en parlant, la princesse pâlit, sa voix s'affaiblit peu à peu et s'éteignit; ses yeux devinrent fixes et comme sortis de leurs orbites; elle resta immobile, muette et livide. Elle avait perdu connaissance. La Porporina, effrayée, aida madame de Kleist à la délacer et à la porter dans son lit, où elle reprit un peu de sentiment, et continua à murmurer des paroles inintelligibles.

«L'accès va se passer, grâce au ciel, dit madame de Kleist à la cantatrice. Quand elle aura repris l'empire de la volonté, j'appellerai ses femmes. Quant à vous, ma chère enfant, il faut absolument que vous passiez dans le salon de musique et que vous chantiez pour les murailles ou plutôt pour les oreilles de l'antichambre. Car le roi saura infailliblement que vous êtes venue ici, et il ne faut pas que vous paraissiez vous être occupée avec la princesse d'autre chose que de la musique. La princesse va être malade, cela servira à cacher sa joie, il ne faut pas qu'elle paraisse se douter de l'évasion de Trenck, ni vous non plus. Le roi la sait à l'heure qu'il est, cela est certain. Il aura de l'humeur, des soupçons affreux, et sur tout le monde. Prenez bien garde à vous. Vous êtes perdue tout aussi bien que moi, s'il découvre que vous avez remis cette lettre à la princesse; et les femmes vont à la forteresse aussi bien que les hommes dans ce pays-ci. On les y oublie à dessein, tout comme les hommes; elles y meurent, tout comme les hommes. Vous voilà avertie, adieu. Chantez, et partez sans bruit comme sans mystère. Nous serons au moins huit jours sans vous revoir, pour détourner tout soupçon. Comptez sur la reconnaissance de la princesse. Elle est magnifique, et sait récompenser le dévouement…