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L'Uscoque

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– Que le chef de bandits que j'ai vu aujourd'hui soit uscoque ou de tout autre sang, dit le jeune comte, je lui ai arrangé la main droite à la vénitienne, comme on dit. Au premier abord, il m'avait paru déterminé à prendre ma vie ou à me laisser la sienne; cependant cette blessure l'a fait reculer, et cet homme invincible a pris la fuite.

– A-t-il pris vraiment la fuite? dit Soranzo avec une incroyable indifférence. Ne pensez-vous pas plutôt qu'il allait chercher du renfort? Quant à moi, je crois que votre seigneurie a très-bien fait de venir mettre sa galère à l'abri de la nôtre; car les pirates sont à cette heure un fléau terrible, inévitable.

– Je m'étonne, dit Ezzelin, que messer Francesco Morosini, connaissant la gravité de ce mal, n'ait point songé encore à y porter remède. Je ne comprends pas que l'amiral, sachant les pertes considérables que votre seigneurie a éprouvées, n'ait point envoyé une galère pour remplacer celle qu'elle a perdue, et pour la mettre à même de faire cesser d'un coup ces affreux brigandages.»

Orio haussa les épaules à demi, et d'un air aussi dédaigneux que pouvait le permettre l'exquise politesse dont il se piquait:

«Quand même l'amiral nous enverrait douze galères, dit-il, ses douze galères ne pourraient rien contre des adversaires insaisissables. Nous aurions encore ici tout ce qu'il nous faudrait pour les réduire, si nous étions dans une situation qui nous permît de faire usage de nos forces. Mais quand mon digne oncle m'a envoyé ici, il n'a pas prévu que j'y serais captif au milieu des écueils, et que je ne pourrais exécuter aucun mouvement sur des bas-fonds parmi lesquels de minces embarcations peuvent seules se diriger. Nous n'avons ici qu'une manoeuvre possible: c'est de gagner le large et d'aller promener nos navires sur des eaux où jamais les pirates ne se hasardent à nous attendre. Quand ils ont fait leur coup, ils disparaissent comme des mouettes; et pour les poursuivre parmi les récifs, il faudrait non-seulement connaître cette navigation difficile comme eux seuls peuvent la connaître, mais encore être équipés comme eux, c'est à-dire avoir une flottille de chaloupes et de caïques légères, et leur faire une guerre de partisans, semblable à celle qu'ils nous font. Croyez-vous que ce soit une chose bien aisée, et que du jour au lendemain on puisse s'emparer d'un essaim d'ennemis qui ne se poste nulle part?

– Peut-être votre seigneurie le pourrait-elle si elle le voulait bien, dit Ezzelino avec un entraînement douloureux; n'est-elle pas habituée à réussir du jour au lendemain dans toutes ses entreprises?

– Giovanna, dit Orio avec un sourire un peu amer, ceci est un trait dirigé contre vous au travers de ma poitrine. Soyez moins pâle et moins triste, je vous en supplie; car le noble comte, notre ami, croira que c'est moi qui vous empêche de lui témoigner l'affection que vous lui devez et que vous lui portez. Mais, pour en revenir à ce que nous disions, ajouta-t-il d'un ton plein d'aménité, croyez, mon cher comte, que je ne m'endors pas dans le danger, et que je ne m'oublie point ici aux pieds de la beauté. Les pirates verront bientôt que je n'ai point perdu mon temps, et que j'ai étudié à fond leur tactique et exploré leurs repaires. Oui, grâce au ciel et à ma bonne petite barque, à l'heure qu'il est, je suis le meilleur pilote de l'archipel d'Ionie, et… Mais, ajouta Soranzo en affectant de regarder autour de lui, comme s'il eût craint la présence de quelque serviteur indiscret, vous comprenez, seigneur comte, que le secret est absolument nécessaire à mes desseins. On ne sait pas quelles accointances les pirates peuvent avoir dans cette île avec les pêcheurs et avec les petits trafiquants qui nous apportent leurs denrées des côtes de Morée et d'Étolie. Il ne faut que l'imprudence d'un domestique fidèle, mais inintelligent, pour que nos bandits, avertis à temps, déguerpissent; et j'ai grand intérêt à les conserver pour voisins, car nulle part ailleurs j'ose jurer qu'ils ne seront si bien traqués et si infailliblement pris dans leur propre nasse.»

En écoutant ces aveux, les convives furent agités d'émotions diverses. Le front de Giovanna s'éclaircit, comme si elle eût attribué aux absences et aux préoccupations de son mari quelque cause funeste, et comme si un poids eût été ôté de sa poitrine. Léontio leva les yeux au ciel assez niaisement, et commença d'exprimer son admiration par des exclamations qu'un regard froid et sévère de Soranzo réprima brusquement. Quant à Ezzelin, ses regards se portaient alternativement sur ces trois personnages, et cherchaient à saisir ce qu'il restait pour lui d'inexpliqué dans leurs relations. Rien dans Soranzo ne pouvait justifier l'interprétation gratuite de folie dont il avait plu au commandant de se servir pour expliquer sa conduite; mais aussi rien dans les traits, dans les discours ni dans les manières de Soranzo ne réussissait à captiver la confiance ou la sympathie du jeune comte. Il ne pouvait détacher ses yeux de ceux de cet homme, dont le regard passait pour fascinateur; et il trouvait dans ces yeux, d'une beauté remarquable quant à la forme et à la transparence, une expression indéfinissable qui lui déplaisait de plus en plus. Il y régnait un mélange d'effronterie et de couardise; parfois ils frappaient Ezzelin droit au visage, comme s'ils eussent voulu le faire trembler; mais dès qu'ils avaient manqué leur effet, ils devenaient timides comme ceux d'une jeune fille, ou flottants comme ceux d'un homme pris en faute. Tout en le regardant ainsi, Ezzelin remarqua que sa main droite n'était pas sortie de sa poitrine une seule fois. Appuyé sur le coude gauche avec une nonchalance élégante et superbe, il cachait son autre bras, presque jusqu'au coude, dans les larges plis que formait sur sa poitrine une magnifique robe de soie brochée d'or, dans le goût oriental. Je ne sais quelle pensée traversa l'esprit d'Ezzelin.

«Votre seigneurie ne mange pas?» dit-il d'un ton un peu brusque.

Il lui sembla qu'Orio se troublait. Néanmoins il répondit avec assurance:

«Votre seigneurie prend trop d'intérêt à ma personne. Je ne mange point à cette heure-ci.

– Vous paraissez souffrant,» reprit Ezzelin en le regardant très-fixement et sans aucun détour.»

Cette insistance déconcerta visiblement Orio.

«Vous avez trop de bonté, répondit-il avec une sorte d'amertume; l'air de la mer m'excite beaucoup le sang.

– Mais votre seigneurie est blessée à cette main, si je ne me trompe? dit Ezzelin, qui avait vu les yeux d'Orio se porter involontairement sur son propre bras droit.

Blessé! s'écria Giovanna en se levant à demi avec anxiété.

Eh! mon Dieu, madame, vous le savez bien, répondit Orio en lui lançant un de ces coups d'oeil qu'elle craignait si fort. Voilà deux mois que vous me voyez souffrir de cette main.»

Giovanna retomba sur sa chaise, pâle comme la mort, et Ezzelin vit dans sa physionomie qu'elle n'avait jamais entendu parler de cette blessure.

«Cet accident date de loin? dit-il d'un ton indifférent, mais ferme.

– De mon expédition de Patras, seigneur comte.»

Ezzelin examina Léontio. Il avait la tête penchée sur son verre et paraissait savourer un vin de Chypre d'exquise qualité. Le comte lui trouva une attitude sournoise, et un air de duplicité qu'il avait pris jusque-là pour de la pauvreté d'esprit.

Il persista à embarrasser Orio.

«Je n'avais pas ouï dire, reprit-il, que vous eussiez été blessé à cette affaire; et je me réjouissais de ce qu'au milieu de tant de malheurs celui-là, du moins, vous eût été épargné.»

Le feu de la colère s'alluma enfin sur le front d'Orio. «Je vous demande pardon, seigneur comte, dit-il d'un air ironique, si j'ai oublié de vous envoyer un courrier pour vous faire part d'une catastrophe qui paraît vous toucher plus que moi-même. En vérité, je suis marié dans toute la force du terme, car mon rival est devenu mon meilleur ami.

– Je ne comprends pas cette plaisanterie, messer, répondit Giovanna d'un ton plus digne et plus ferme que son état d'abattement physique et moral ne semblait le permettre.

– Vous êtes susceptible aujourd'hui, mon âme,» lui dit Orio d'un air moqueur; et, étendant sa main gauche sur la table, il attira celle de Giovanna vers lui et la baisa.

Ce baiser ironique fut pour elle comme un coup de poignard. Une larme roula sur sa joue.

«Misérable! pensa Ezzelin en voyant l'insolence d'Orio avec elle. Lâche, qui recule devant un homme, et qui se plaît à briser une femme!»

Il était tellement pénétré d'indignation qu'il ne put s'empêcher de le faire paraître. Les convenances lui prescrivaient de ne point intervenir dans ces discussions conjugales; mais sa figure exprima si vivement ce qui se passait en lui que Soranzo fut forcé d'y faire attention.

«Seigneur comte, lui dit-il, s'efforçant de montrer du sang-froid et de la hauteur, vous seriez-vous adonné à la peinture depuis quelque temps? Vous me contemplez comme si vous aviez envie de faire mon portrait.

– Si votre seigneurie m'autorise à lui dire pourquoi je la regarde ainsi, répondit vivement le comte, je le ferai.

– Ma seigneurie, dit Orio d'un ton railleur, supplie humblement la vôtre de le faire.

– Eh bien! messer, reprit Ezzelin, je vous avouerai qu'en effet je me suis adonné quelque peu à la peinture, et qu'en ce moment je suis frappé d'une ressemblance prodigieuse entre votre seigneurie…

– Et quelqu'une des fresques de cette salle? interrompit Orio.

– Non, messer: avec le chef des pirates à qui j'ai eu affaire ce matin, avec l'Uscoque, puisqu'il faut l'appeler par son nom.

– Par saint Théodose! s'écria Soranzo d'une voix tremblante, comme si la terreur ou la colère l'eussent pris à la gorge, est-ce dans le dessein de répondre à mon hospitalité par une insulte et un défi que vous me tenez de pareils discours, monsieur le comte? Parlez librement.»

 

En même temps il essaya de dégager sa main de sa poitrine, comme pour la mettre sur le fourreau de son épée, par un mouvement instinctif; mais il n'était point armé, et sa main était de plomb. D'ailleurs Giovanna épouvantée, et craignant une de ces scènes de violence auxquelles elle avait trop souvent assisté lorsque Orio était irrité contre ses inférieurs, s'élança sur lui et lui saisit le bras. Dans ce mouvement, elle toucha sans doute à sa blessure; car il la repoussa avec une fureur brutale et avec un blasphème épouvantable. Elle tomba presque sur le sein d'Ezzelin, qui, de son côté, allait s'élancer furieux sur Orio. Mais celui-ci, vaincu par la douleur, venait de tomber en défaillance, et son page arabe le soutenait dans ses bras.

Ce fut l'affaire d'un instant. Orio lui dit un mot dans sa langue; et ce jeune garçon, ayant rempli une coupe de vin, la lui présenta et lui en fit avaler une partie. Il reprit aussitôt ses forces, et fit à Giovanna les plus hypocrites excuses sur son emportement. Il en fit aussi à Ezzelin, prétendant que les souffrances qu'il ressentait pouvaient seules lui expliquer à lui-même ses fréquents accès de colère.

«Je suis bien certain, dit-il, que votre seigneurie ne peut pas avoir eu l'intention de m'offenser en me trouvant une ressemblance avec le pirate uscoque.

– Au point de vue de l'art, répondit Ezzelin d'un ton acerbe, cette ressemblance ne peut qu'être flatteuse; j'ai bien regardé cet uscoque, c'est un fort bel homme.

– Et un hardi compère! repartit Soranzo en achevant de vider sa coupe, un effronté coquin qui vient jusque sous mes yeux me narguer, mais avec qui je me mesurerai bientôt, comme avec un adversaire digne de moi.

– Non pas, messer, reprit Ezzelin. Permettez-moi de n'être pas de votre avis. Votre seigneurie a fait ses preuves de valeur à la guerre, et l'Uscoque a fait aujourd'hui devant moi ses preuves de lâcheté.»

Orio eut comme un frisson; puis il tendit sa coupe de nouveau à Léontio, qui la remplit jusqu'aux bords d'un air respectueux, en disant:

«C'est la première fois de ma vie que j'entends faire un pareil reproche à l'Uscoque.

– Vous êtes tout à fait plaisant, vous, dit Orio d'un air de raillerie méprisante. Vous admirez les hauts faits de l'Uscoque? Vous en feriez volontiers votre ami et votre frère d'armes, je gage? Noble sympathie d'une âme belliqueuse!»

Léontio parut très-confus; mais Ezzelin, qui ne voulait pas lâcher prise, intervint.

«Je déclare que cette sympathie serait mal placée, dit-il. J'ai eu l'an dernier, dans le golfe de Lépante, affaire à des pirates missolonghis qui se firent couper en morceaux plutôt que de se rendre. Aujourd'hui, j'ai vu ce terrible Uscoque reculer pour une blessure et se sauver comme un lâche quand il a vu couler son sang.»

La main d'Orio serra convulsivement sa coupe. L'Arabe la lui retira au moment où il la portait à sa bouche.

«Qu'est-ce!» s'écria Orio d'une voix terrible. Mais, s'étant retourné et ayant reconnu Naama, il se radoucit et dit en riant:

«Voici l'enfant du prophète qui veut m'arracher à la damnation! Aussi bien, ajouta-t-il en se levant, il me rend service. Le vin me fait mal et aggrave l'irritation de cette maudite plaie qui, depuis deux mois, ne vient pas à bout de se fermer.

– J'ai quelques connaissances en chirurgie, dit Ezzelin; j'ai guéri beaucoup de plaies à mes amis et leur ai rendu service à la guerre en les retirant des mains des empiriques. Si votre seigneurie veut me montrer sa blessure, je me fais fort de lui donner un bon avis.

– Votre seigneurie a des connaissances universelles et un dévouement infatigable, repondit Orio sèchement. Mais cette main est fort bien pansée, et sera bientôt en état de défendre celui qui la porte contre toute méchante interprétation et contre toute accusation calomnieuse.»

En parlant ainsi, Orio se leva, et, renouvelant ses offres de service à Ezzelin d'un ton qui cette fois semblait l'avertir qu'il les accepterait en pure perte, il lui demanda quelles étaient ses intentions pour le lendemain.

«Mon intention, répondit le comte, est de partir dès le point du jour pour Corfou, et je rends grâce à votre seigneurie de ses offres. Je n'ai besoin d'aucune escorte, et ne crains pas une nouvelle attaque des pirates. J'ai vu aujourd'hui ce que je devais attendre d'eux, et, tels que je les connais, je les brave.

– Vous me ferez du moins l'honneur, dit Soranzo, d'accepter pour cette nuit l'hospitalité dans ce château; mon propre appartement vous a été préparé…

– Je ne l'accepterai pas, messer, répondit le comte. Je ne me dispense jamais de coucher à mon bord quand je voyage sur les galères de la république.»

Orio insista vainement. Ezzelin crut devoir ne point céder. Il prit congé de Giovanna, qui lui dit à voix basse, tandis qu'il lui baisait la main:

«Prenez garde à mon rêve! soyez prudent?»

Puis elle ajouta tout haut:

«Faites mon message fidèlement auprès d'Argiria.»

Ce fut la dernière parole qu'Ezzelin entendit sortir de sa bouche. Orio voulut l'accompagner jusqu'à la poterne du donjon, et il lui donna un officier et plusieurs hommes pour le conduire à son bord. Toutes ces formalités accomplies, tandis que le comte remontait sur sa galère, Orio Soranzo se traîna dans son appartement, et tomba épuisé de fatigue et de souffrance sur son lit.

Naam ferma les portes avec soin, et se mit à panser sa main brisée.

* * * * *

L'abbé s'arrêta, fatigué d'avoir parlé si longtemps. Zuzuf prit la parole à son tour, et, dans un style plus rapide, il continua à peu près en ces termes l'histoire de l'Uscoque:

«Laisse-moi, Naam, laisse-moi! Tu épuiserais en vain sur cette blessure maudite le suc de toutes les plantes précieuses de l'Arabie, et tu dirais en vain toutes les paroles cabalistiques dont une science inconnue t'a révélé les secrets: la fièvre est dans mon sang, la fièvre du désespoir et de la fureur! Eh quoi! ce misérable, après m'avoir ainsi mutilé, ose encore me braver en face et me jeter l'insulte de son ironie! et je ne puis aller moi-même châtier son insolence, lui arracher la vie et baigner mes deux bras jusqu'au coude dans son sang! Voilà le topique qui guérirait ma blessure et qui calmerait ma fièvre!

– Ami! tiens-toi tranquille, prends du repos, si tu ne veux mourir. Voici que mes conjurations opèrent. Le sang que j'ai tiré de mes veines et que j'ai versé dans cette coupe commence à obéir à la formule sacrée; il bout, il fume! Maintenant je vais l'appliquer sur ta plaie…»

Soranzo se laisse panser avec la soumission d'un enfant; car il craint la mort comme étant le terme de ses entreprises et la perte de ses richesses. Si parfois il la brave avec un courage de lion, c'est quand il combat pour sa fortune. A ses yeux, la vie n'est rien sans l'opulence, et si, dans ses jours de ruine et de détresse, la voix du destin lui annonçait qu'il est condamné pour toujours à la misère, il précipiterait, du haut de son donjon, dans la mer noire et profonde, ce corps tant choyé pour lequel aucun aromate d'Asie n'est assez exquis, aucune étoffe de Smyrne assez riche ou assez moelleuse.

Quand l'Arabe a fini ses maléfices, Soranzo le presse de partir.

«Va, lui dit-il, sois aussi prompt que mon désir, aussi ferme que ma volonté. Remets à Hussein cette bague qui t'investit de ma propre puissance. Voici mes ordres: Je veux qu'avant le jour il soit à la pointe de Natolica, à l'endroit que je lui ai désigné ce matin, et qu'il se tienne là avec ses quatre caïques pour engager l'attaque; que le renégat Fremio se poste aux grottes de la Cigogne avec sa chaloupe pour prendre l'ennemi en flanc, et que la tartane albanaise, bien munie de ses pierriers, se tienne là où je l'ai laissée, afin de barrer la sortie des écueils. Le Vénitien quittera notre crique avec le jour; une heure après le lever du soleil, il sera en vue des pirates. Deux heures après le lever du soleil, il doit être aux prises avec Hussein; trois heures après le lever du soleil, il faut que les pirates aient vaincu. Et dis-leur ceci encore: Si cette proie leur échappe, dans huit jours Morosini sera ici avec une flotte; car le Vénitien me soupçonne et va m'accuser. S'il arrive à Corfou, dans quinze jours il n'y aura plus un rocher où les pirates puissent cacher leurs barques, pas une grève où ils osent tracer l'empreinte de leurs pieds, pas un toit de pêcheur où ils puissent abriter leurs têtes. Et dis-leur ceci surtout: Si on épargnait la vie d'un seul Vénitien de cette galère, et si Hussein, se laissant séduire par l'espoir d'une forte rançon, consentait à emmener leur chef en captivité, dis-lui que mon alliance avec lui serait rompue sur-le-champ, et que je me mettrais moi-même à la tête des forces de la république pour l'exterminer, lui et toute sa race. Il sait que je connais les ruses de son métier mieux que lui-même; il sait que sans moi il ne peut rien. Qu'il songe donc à ce qu'il pourrait contre moi, et qu'il se souvienne de ce qu'il doit craindre! Va; dis-lui que je compterai les heures, les minutes; lorsqu'il sera maître de la galère, il tirera trois coups de canon pour m'avertir; puis il la coulera bas, après l'avoir dépouillée entièrement… Demain soir il sera ici pour me rendre ses comptes. S'il ne me présente un gage certain de la mort du chef vénitien, sa tête! je le ferai pendre aux créneaux de ma grande tour. Va, telle est ma volonté. N'en omets pas une syllabe… Maudit trois fois soit l'infâme qui m'a mis hors de combat! Eh quoi! n'aurais-je pas la force de me traîner jusqu'à cette barque? Aide-moi, Naam! si je puis seulement me sentir ballotter par la vague, mes forces reviendront! Rien ne réussit à ces maudits pirates quand je ne suis pas avec eux…»

Orio essaye de se traîner jusqu'au milieu de sa chambre; mais le frisson de la fièvre fait claquer ses dents; les objets se transforment devant ses yeux égarés, et à chaque instant il lui semble que les angles de son appartement vont se jeter sur lui et serrer ses tempes comme dans un étau.

Il s'obstine néanmoins, il cherche d'une main tremblante à ébranler le verrou de l'issue secrète. Ses genoux fléchissent. Naam le prend dans ses bras, et, soutenue par la force du dévouement, le ramène à son lit et l'y replace; puis elle garnit sa ceinture de deux pistolets, examine la lame de son poignard et prépare sa lampe. Elle est calme; elle sait qu'elle s'acquittera de sa mission ou qu'elle y laissera sa vie. Enfant de Mahomet, elle sait que les destinées sont écrites dans les cieux, et que rien n'arrive au gré des hommes si la fatalité s'est jouée d'avance de leurs desseins.

Orio se tord sur sa couche. Naam soulève le tapis de damas qui cache à tous les yeux une trappe mobile, aux gonds silencieux. Elle commence à descendre un escalier rapide et tortueux d'abord, construit avec la pierre et le ciment, et bientôt taillé inégalement dans le granit à mesure qu'il s'enfonce dans les entrailles du rocher. Soranzo la rappelle au moment où elle va pénétrer dans ces galeries étroites où deux hommes ne peuvent passer de front, et où la rareté de l'air porterait l'effroi dans une âme moins aguerrie que la sienne. La voix de Soranzo est si faible qu'elle ne peut être entendue, si ce n'est par Naam, dont le coeur et l'esprit vigilant ont le sens de l'ouïe. Naam remonte rapidement les degrés et passe le corps à demi par l'ouverture pour prendre les nouveaux ordres de son maître.

«Avant de rentrer dans l'île, lui dit-il, tu iras dans la baie trouver mon lieutenant. Tu lui diras de faire marcher la galère, au point du jour, vers la pointe opposée de l'île, de gagner le large vers le sud. Il y restera jusqu'au soir sans se rapprocher des écueils, quelque bruit qu'il entende au loin. Je lui donnerai, avec le canon du fort, l'ordre de sa rentrée. Va; hâte-toi, et qu'Allah t'accompagne!»

Naam disparaît de nouveau dans la spirale souterraine. Elle traverse les passages secrets; de cave en cave, d'escalier en escalier, elle parvient enfin à une ouverture étroite, portique effrayant suspendu entre le ciel et l'onde, où le vent s'engouffre avec des sifflements aigus, et que de loin les pêcheurs prennent pour une crevasse inabordable, où les oiseaux de mer peuvent seuls chercher un refuge contre la tempête. Naam prend dans un coin une échelle de corde qu'elle attache aux anneaux de fer scellés dans le roc. Puis elle éteint sa lampe tourmentée par le vent, ôte sa robe de soie de Perse et son fin turban d'un blanc de neige. Elle endosse la casaque grossière d'un matelot, et cache sa chevelure sous le bonnet écarlate d'un Maniote. Enfin, avec la souplesse et la force d'une jeune panthère, elle se suspend aux flancs nus et lisses du roc perpendiculaire, et gagne une plate-forme plus voisine des flots, qui se projette en avant, et forme une caverne que la mer vient remplir dans les gros temps, mais qu'elle laisse à sec dans les jours calmes. Naam descend dans la grotte par une large fissure de la voûte, et s'avance sur la grève écumante. La nuit est sombre, et le vent d'ouest souffle généreusement. Elle tire de son sein un sifflet d'argent et fait entendre un son aigu auquel répond bientôt un son pareil. Quelques instants se sont à peine écoulés, et déjà une barque, cachée dans une autre cave de rocher, glisse sur les flots, et s'approche d'elle.

 

«Seul? lui dit en langue turque un des deux matelots qui la dirigent.

– Seul, répond Naam; mais voici la bague du maître. Obéissez, et conduisez-moi auprès d'Hussein.»

Les deux matelots hissent leur voile latine, Naam s'élance dans la barque et quitte rapidement le rivage. La signora Soranzo est à sa fenêtre; elle a cru entendre le bruit des rames et le son incertain d'une voix humaine. Le lévrier fait entendre un grognement sourd, témoignage de haine.

«C'est Naama [Naama est le masculin du nom propre de Naam (féminin).] tout seul, dit la belle Vénitienne; Soranzo, du moins, repose cette nuit sous le même toit que sa triste compagne.»

L'inquiétude la dévore.

«Il est blessé! il souffre! il est seul peut-être! Son inséparable serviteur l'a quitté cette nuit. Si j'allais écouter doucement à sa porte, j'entendrais le bruit de sa respiration! Je saurais s'il dort. Et s'il est en proie à la douleur, à l'ennui des ténèbres et de la solitude, peut-être ne méprisera-t-il pas mes soins.»

Elle s'enveloppe d'un long voile blanc, et comme une ombre inquiète, comme un rayon flottant de la lune, elle se glisse dans les détours du château. Elle trompe la vigilance des sentinelles qui gardent la porte de la tour habitée par Orio. Elle sait que Naama est absent: Naama, le seul gardien qui ne s'endorme jamais à son poste, le seul qui ne se laisse pas séduire par les promesses, ni gagner par les prières, ni intimider par les menaces.

Elle est arrivée à la porte d'Orio, sans éveiller le moindre écho sur les pavés sonores, sans effleurer de son voile les murailles indiscrètes. Elle prête l'oreille, son coeur palpitant brise sa poitrine; mais elle retient son souffle. La porte d'Orio est mieux gardée par la peur qu'il inspire que par une légion de soldats. Giovanna écoute, prête à s'enfuir au moindre bruit. La voix de Soranzo s'élève, sinistre dans le silence et dans les ténèbres. La crainte de se trahir par la fuite enchaîne la Vénitienne tremblante au seuil de l'appartement conjugal. Soranzo est en proie aux fantômes du sommeil. Il parle avec agitation, avec fureur, dans le délire des songes. Ses paroles entrecoupées ont-elles révélé quelque affreux mystère? Giovanna s'enfuit épouvantée; elle retourne à sa chambre et tombe consternée, demi-morte, sur son divan. Elle y reste jusqu'au jour, perdue dans des rêves sinistres.

Cependant une ligne incertaine encore traverse le linceul immense de la nuit et commence à séparer au loin le ciel et la mer. Orio, plus calme, s'est soulevé sur son chevet. Il se débat encore contre les visions de la fièvre; mais sa volonté les surmonte, et l'aube va les chasser. Il ressaisit peu à peu ses souvenirs, il embrasse enfin la réalité.

Il appelle Naam; la mandore de la jeune Arabe, suspendue à la muraille, répond seule par une vibration mélancolique à la voix du maître.

Orio repousse ses pesantes courtines, pose ses pieds sur le tapis, promène ses regards inquiets autour de l'appartement où tremble à peine la lueur du matin. La trappe est toujours baissée, Naam n'est pas de retour.

Il ne peut résister à l'inquiétude, il essaye ses forces, il soulève la trappe, il descend quelques marches; il sent que son énergie revient avec l'activité. Il arrive à l'issue des galeries intérieures du rocher, là où Naam a laissé une partie de ses vêtements et l'échelle de cordes attachée encore aux crampons de fer. Il interroge les flots avec anxiété. Les angles du roc lui cachent le côté qu'il voudrait voir. Il voudrait descendre l'échelle, mais, sa main blessée ne pourrait le soutenir dans cette périlleuse traversée. D'ailleurs, le jour augmente, et les sentinelles pourraient le remarquer, et découvrir cette communication avec la mer, connue de lui seulement et du petit nombre des affidés. Orio subit toutes les souffrances de l'attente. Si Naam est tombée dans quelque embûche, si elle n'a pu transmettre son message à Hussein, Ezzelin est sauvé, Soranzo est perdu! Et si Hussein, en apprenant la blessure qui met Orio hors de combat, allait le trahir, vendre son secret, son honneur et sa vie à la république! Mais tout à coup Orio voit sa galéace sortir sur toutes voiles de la baie, et se diriger vers le sud. Naam a rempli sa mission! Il ne songe plus à elle. Il retire l'échelle et retourne dans sa chambre; c'est Naam qui l'y reçoit. La joie du succès donne à Orio les apparences de la passion; il la presse contre son sein; il l'interroge avec sollicitude.

«Tout sera fait comme lu l'as commandé, dit-elle; mais le vent ne cesse pas de souffler de l'ouest, et Hussein ne répond de rien si le vent ne change; car, si la galère le gagne de vitesse, ses caïques ne pourront lui donner la chasse sans s'exposer, en pleine mer, à des rencontres funestes.

– Hussein est insensé, répondit Orio avec impatience, il ne connaît pas l'orgueil vénitien. Ezzelin ne fuira pas; il ira à sa rencontre, il se jettera dans le danger. N'a-t-il pas en tête la sotte chimère de l'honneur? D'ailleurs, le vent tournera au lever du soleil et soufflera jusqu'à midi.

– Maître, il n'y a pas d'apparence, répond Naam.

– Hussein est un poltron,» s'écrie Orio avec colère.

Ils montent ensemble sur la terrasse du donjon. La galère du comte Ezzelin est déjà sortie de la baie. Elle vogue légère et rapide vers le nord. Mais le soleil sort de la mer et le vent tourne. Il souffle en plein de Venise et va refouler les vagues et les navires sur les écueils de l'archipel Ionien. La course d'Ezzelin se ralentit.

«Ezzelin! tu es perdu!» s'écrie Orio dans le transport de sa joie.

Naam regarde le front orgueilleux de son maître. Elle se demande si cet homme audacieux ne commande pas aux éléments, et son aveugle dévouement ne connaît plus de bornes.

Oh! que les heures de cette journée se traînèrent lentement pour Soranzo et pour son esclave fidèle! Orio avait prévu si exactement le temps nécessaire à la marche de la galère et aux manoeuvres des Missolonghis, qu'à l'heure précise indiquée par lui le combat s'engagea. D'abord il ne l'entendit pas, parce qu'Ezzelin n'employa pas le canon contre les caïques. Mais quand les tartanes vinrent l'assaillir, quand il vit qu'il avait à lutter contre deux cents pirates avec une soixantaine d'hommes blessés ou fatigués par le combat de la veille, il fit usage de toutes ses ressources.

Le combat fut acharné, mais court. Que pouvait le courage désespéré contre le nombre et surtout contre le destin? Orio entendit la canonnade. Il bondit comme un tigre dans sa cage, et se cramponna aux créneaux de la tour, pour résister au vertige qui l'emportait à travers l'espace. Dans sa main gauche, il tenait la main de Naam et la brisait d'une étreinte convulsive à chaque coup de canon dont le bruit sourd venait expirer à son oreille. Tout à coup il se fit un grand silence, un silence affreux, impossible à expliquer, et durant lequel Naam commença à craindre que tous les plans de son maître n'eussent avorté.

Le soleil montait calme et radieux, la mer était nue comme le ciel. Le combat se passait entre les deux dernières îles situées au nord-est de San-Silvio. La garnison du château s'étonnait et s'effrayait de ce bruit sinistre; quelques sous-officiers et quelques braves marins avaient demandé à se jeter dans des barques pour aller à la découverte. Orio leur avait fait défendre par Léontio de bouger, sous peine de la vie. Le bruit avait cessé. Sans doute la galère d'Ezzelin, masquée par l'île nord-ouest, cinglait victorieuse vers Corfou. En si peu d'instants, une fine voilière, si bien armée et si bravement défendue, ne pouvait être tombée au pouvoir des pirates. Personne ne s'inquiétait plus de son sort, personne, excepté le gouverneur et son acolyte silencieux. Ils étaient toujours penchés sur les créneaux de la tour. Le soleil montait toujours, et le silence ne cessait point.