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Kitobni o'qish: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)»

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TOME DIXIÈME

CHAPITRE VINGT-DEUXIEME 1

Retraite à Nohant. — Travaux d'aiguille moralement utiles aux femmes. — Équilibre désirable entre la fatigue et le loisir. — Mon rouge-gorge. — Deschartres quitte Nohant. — Naissance de mon fils. — Deschartres à Paris. — Hiver de 1824 à Nohant. — Changemens et améliorations qui me donnent le spleen. — Été au Plessis. — Les enfans. — L'idéal dans leur société. — Aversion pour la vie positive. — Ormesson. — Nous revenons à Paris. — L'abbé de Prémord. — Retraite au couvent. — Aspirations à la vie monastique. — Maurice au couvent. — Sœur Hélène nous chasse.

Je passai à Nohant l'hiver de 1822-1823, assez malade, mais absorbée par le sentiment de l'amour maternel, qui se révélait à moi à travers les plus doux rêves et les plus vives aspirations. La transformation qui s'opère à ce moment dans la vie et dans les pensées de la femme est, en général, complète et soudaine. Elle le fut pour moi comme pour le grand nombre. Les besoins de l'intelligence, l'inquiétude des pensées, les curiosités de l'étude, comme celles de l'observation, tout disparut aussitôt que le doux fardeau se fit sentir, et même avant que ses premiers tressaillemens m'eussent manifesté son existence. La Providence veut que, dans cette phase d'attente et d'espoir, la vie physique et la vie de sentiment prédominent. Aussi, les veilles, les lectures, les rêveries, la vie intellectuelle en un mot, fut naturellement supprimée, et sans le moindre mérite ni le moindre regret.

L'hiver fut long et rude, une neige épaisse couvrit longtemps la terre durcie d'avance par de fortes gelées. Mon mari aimait aussi la campagne, bien que ce fût autrement que moi, et, passionné pour la chasse, il me laissait de longs loisirs que je remplissais par le travail de la layette. Je n'avais jamais cousu de ma vie. Tout en disant que cela était nécessaire à savoir, ma grand'mère ne m'y avait jamais poussée, et je m'y croyais d'une maladresse extrême. Mais quand cela eut pour but d'habiller le petit être que je voyais dans tous mes songes, je m'y jetai avec une sorte de passion. Ma bonne Ursule vint me donner les premières notions du surjet et du rabattu. Je fus bien étonnée de voir combien cela était facile; mais en même temps je compris que là, comme dans tout, il pouvait y avoir l'invention, et la maëstria du coup de ciseaux.

Depuis j'ai toujours aimé le travail de l'aiguille, et c'est pour moi une récréation où je me passionne quelquefois jusqu'à la fièvre. J'essayai même de broder les petits bonnets, mais je dus me borner à deux ou trois: j'y aurais perdu la vue. J'avais la vue longue, excellente, mais c'est ce qu'on appelle chez nous une vue grosse. Je ne distingue pas les petits objets; et compter les fils d'une mousseline, lire un caractère fin, regarder de près, en un mot, est une souffrance qui me donne le vertige et qui m'enfonce mille épingles au fond du crâne.

J'ai souvent entendu dire à des femmes de talent que les travaux du ménage, et ceux de l'aiguille particulièrement, étaient abrutissans, insipides, et faisaient partie de l'esclavage auquel on a condamné notre sexe. Je n'ai pas de goût pour la théorie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une conséquence. Il m'a toujours semblé qu'ils avaient pour nous un attrait naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti à toutes les époques de ma vie, et qu'ils ont calmé parfois en moi de grandes agitations d'esprit. Leur influence n'est abrutissante que pour celles qui les dédaignent et qui ne savent pas chercher ce qui se trouve dans tout: le bien-faire. L'homme qui bêche ne fait-il pas une tâche plus rude et aussi monotone que la femme qui coud? Pourtant le bon ouvrier qui bêche vite et bien ne s'ennuie pas de bêcher, et il vous dit en souriant qu'il aime la peine.

Aimer la peine, c'est un mot simple et profond du paysan, que tout homme et toute femme peuvent commenter sans risque de trouver au fond la loi du servage. C'est par là, au contraire, que notre destinée échappe à cette loi rigoureuse de l'homme exploité par l'homme.

La peine est une loi naturelle à laquelle nul de nous ne peut se soustraire sans tomber dans le mal. Dans les conjectures et les aspirations socialistes de ces derniers temps, certains esprits ont trop cru résoudre le problème du travail en rêvant un système de machines qui supprimerait entièrement l'effort et la lassitude physiques. Si cela se réalisait, l'abus de la vie intellectuelle serait aussi déplorable que l'est aujourd'hui le défaut d'équilibre entre ces deux modes d'existence. Chercher cet équilibre, voilà le problème à résoudre; faire que l'homme de peine ait la somme suffisante de loisir, et que l'homme de loisir ait la somme suffisante de peine, la vie physique et morale de tous les hommes l'exige absolument; et si l'on n'y peut pas arriver, n'espérons pas nous arrêter sur cette pente de décadence qui nous entraîne vers la fin de tout bonheur, de toute dignité, de toute sagesse, de toute santé du corps, de toute lucidité de l'esprit. Nous y courons vite, il ne faut pas se le dissimuler.

La cause n'est pas autre, selon moi, que celle-ci: une portion de l'humanité a l'esprit trop libre, l'autre l'a trop enchaîné. Vous chercherez en vain des formes politiques et sociales, il vous faut, avant tout, des hommes nouveaux. Cette génération-ci est malade jusqu'à la moelle des os. Après un essai de république où le but véritable, au point de départ, était de chercher à rétablir, autant que possible, l'égalité dans les conditions, on a dû reconnaître qu'il ne suffisait pas de rendre les citoyens égaux devant la loi. Je me hasarde même à penser qu'il n'eût pas suffi de les rendre égaux devant la fortune. Il eût fallu pouvoir les rendre égaux devant le sens de la vérité.

Trop d'ambition, de loisir et de pouvoir d'un côté; de l'autre, trop d'indifférence pour la participation au pouvoir et aux nobles loisirs, voilà ce qu'on a trouvé au fond de cette nation d'où l'homme véritable avait disparu, si tant est qu'il y eût jamais existé. Des hommes du peuple éclairés d'une soudaine intelligence et poussés par de grandes aspirations ont surgi, et se sont trouvés sans influence et sans prestige sur leurs frères. Ces hommes-là étaient généralement sages, et se préoccupaient de la solution du travail. La masse leur répondait: «Plus de travail, ou l'ancienne loi du travail. Faites-nous un monde tout neuf, ou ne nous tirez pas de notre corvée par des chimères. Le nécessaire assuré, ou le superflu sans limites: nous ne voyons pas le milieu possible, nous n'y croyons pas, nous ne voulons pas l'essayer, nous ne pouvons pas l'attendre.»

Il le faudra pourtant bien. Jamais les machines ne remplaceront l'homme d'une manière absolue, grâce au ciel, car ce serait la fin du monde. L'homme n'est pas fait pour penser toujours. Quand il pense trop il devient fou, de même qu'il devient stupide quand il ne pense pas assez. Pascal l'a dit: «Nous ne sommes ni anges, ni bêtes.»

Et quant aux femmes, qui, ni plus ni moins que les hommes, ont besoin de la vie intellectuelle, elles ont également besoin de travaux manuels appropriés à leur force. Tant pis pour celles qui ne savent y porter ni goût, ni persévérance, ni adresse, ni le courage qui est le plaisir dans la peine! Celles-là ne sont ni hommes ni femmes.

L'hiver est beau à la campagne, quoi qu'on en dise. Je n'en étais pas à mon apprentissage, et celui-là s'écoula comme un jour, sauf six semaines que je dus passer au lit dans une inaction complète. Cette prescription de Deschartres me sembla rude, mais que n'aurais-je pas fait pour conserver l'espoir d'être mère. C'était la première fois que je me voyais prisonnière pour cause de santé. Il m'arriva un dédommagement imprévu. La neige était si épaisse et si tenace dans ce moment-là que les oiseaux, mourant de faim, se laissaient prendre à la main. On m'en apporta de toutes sortes, on couvrit mon lit d'une toile verte, on fixa aux coins de grandes branches de sapin, et je vécus dans ce bosquet, environnée de pinsons, de rouges-gorges, de verdiers et de moineaux qui, apprivoisés soudainement par la chaleur et la nourriture, venaient manger dans mes mains et se réchauffer sur mes genoux. Quand ils sortaient de leur paralysie, ils volaient dans la chambre, d'abord avec gaîté, puis avec inquiétude, et je leur faisais ouvrir la fenêtre. On m'en apportait d'autres qui dégelaient de même et qui, après quelques heures ou quelques jours d'intimité avec moi (cela variait suivant les espèces et le degré de souffrance qu'ils avaient éprouvé), me réclamaient leur liberté. Il arriva que l'on me rapporta quelques-uns de ceux que j'avais relâchés déjà, et auxquels j'avais mis des marques. Ceux-là semblaient vraiment me reconnaître et reprendre possession de leur maison de santé après une rechute.

Un seul rouge-gorge s'obstina à demeurer avec moi. La fenêtre fut ouverte vingt fois, vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes à l'air libre, fit comme une pirouette de grâces et rentra, avec la figure expressive d'un personnage raisonnable qui reste où il se trouve bien. Il resta ainsi jusqu'à la moitié du printemps, même avec les fenêtres ouvertes pendant des journées entières. C'était l'hôte le plus spirituel et le plus aimable que ce petit oiseau. Il était d'une pétulance, d'une audace et d'une gaîté inouïes. Perché sur la tête d'un chenet, dans les jours froids, ou sur le bout de mon pied étendu devant le feu, il lui prenait, à la vue de la flamme brillante, de véritables accès de folie. Il s'élançait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait prendre sa place sans avoir une seule plume grillée. Au commencement, cette chose insensée m'effraya, car je l'aimais beaucoup; mais je m'y habituai en voyant qu'il la faisait impunément.

Il avait des goûts aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il s'indigérait de bougie et de pâtes d'amandes. En un mot, la domesticité volontaire l'avait transformé au point qu'il eut beaucoup de peine à s'habituer à la vie rustique, quand, après avoir cédé au magnétisme du soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le vîmes longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me promenais jamais sans qu'il vînt crier et voltiger près de moi.

Mon mari fit bon ménage avec Deschartres, qui finissait son bail à Nohant. J'avais prévenu M. Dudevant de son caractère absolu et irascible, et il m'avait promis de le ménager. Il me tint parole, mais il lui tardait naturellement de prendre possession de son autorité dans nos affaires; et, de son côté, Deschartres désirait s'occuper exclusivement des siennes propres. J'obtins qu'il lui fût offert de demeurer chez nous tout le reste de sa vie, et je l'y engageai vivement. Il ne me semblait pas que Deschartres pût vivre ailleurs, et je ne me trompais pas: mais il refusa expressément, et m'en dit naïvement la raison. «Il y a vingt-cinq ans que je suis le seul maître absolu dans la maison, me dit-il, gouvernant toutes choses, commandant à tout le monde, et n'ayant pour me contrôler que des femmes, car votre père ne s'est jamais mêlé de rien. Votre mari ne m'a donné aucun déplaisir, parce qu'il ne s'est pas occupé de ma gestion. A présent qu'elle est finie, c'est moi qui le fâcherais malgré moi par mes critiques et mes contradictions. Je m'ennuierais de n'avoir rien à faire, je me dépiterais de ne pas être écouté: et puis, je veux agir et commander pour mon compte. Vous savez que j'ai toujours eu le projet de faire fortune, et je sens que le moment est venu.»

L'illusion tenace de mon pauvre pédagogue pouvait être encore moins combattue que son appétit de domination. Il fut décidé qu'il quitterait Nohant à la Saint-Jean, c'est-à-dire au 24 juin, terme de son bail. Nous partîmes avant lui pour Paris, où, après quelques jours passés au Plessis chez nos bons amis, je louai un petit appartement garni hôtel de Florence, rue Neuve-des-Mathurins, chez un ancien chef de cuisine de l'empereur. Cet homme, qui se nommait Gaillot, et qui était un très honnête et excellent homme, avait contracté au service de l'en cas une étrange habitude, celle de ne jamais se coucher. On sait que l'en cas de l'empereur était un poulet toujours rôti à point, à quelque heure de jour et de nuit que ce fût. Une existence d'homme avait été vouée à la présence de ce poulet à la broche, et Gaillot, chargé de le surveiller, avait dormi dix ans sur une chaise, tout habillé, toujours en mesure d'être sur pied en un instant. Ce dur régime ne l'avait pas préservé de l'obésité. Il le continuait, ne pouvant plus s'étendre dans un lit sans étouffer, et prétendant ne pouvoir dormir bien que d'un œil. Il est mort d'une maladie de foie entre cinquante et soixante ans. Sa femme avait été femme de chambre de l'impératrice Joséphine.

C'est dans l'hôtel qu'ils avaient meublé que je trouvai, au fond d'une seconde cour plantée en jardin, un petit pavillon où mon fils Maurice vint au monde, le 30 juin 1823, sans encombre et très vivace. Ce fut le plus beau moment de ma vie que celui où, après une heure de profond sommeil qui succéda aux douleurs terribles de cette crise, je vis en m'éveillant ce petit être endormi sur mon oreiller. J'avais tant rêvé de lui d'avance, et j'étais si faible, que je n'étais pas sûre de ne pas rêver encore. Je craignais de remuer et de voir la vision s'envoler comme les autres jours.

On me tint au lit beaucoup plus longtemps qu'il ne fallait. C'est l'usage à Paris de prendre plus de précautions pour les femmes dans cette situation qu'on ne le fait dans nos campagnes. Quand je fus mère pour la seconde fois, je me levai le second jour et je m'en trouvai fort bien.

Je fus la nourrice de mon fils, comme plus tard je fus la nourrice de sa sœur. Ma mère fut sa marraine et mon beau-père son parrain.

Deschartres arriva de Nohant tout rempli de ses projets de fortune et tout gourmé dans son antique habit bleu barbeau à boutons d'or. Il avait l'air si provincial dans sa toilette surannée, qu'on se retournait dans les rues pour le regarder. Mais il ne s'en souciait pas et passait dans sa majesté. Il examina Maurice avec attention, le démaillota et le retourna de tous côtés pour s'assurer qu'il n'y avait rien à redresser ou à critiquer. Il ne le caressa pas: je n'ai pas souvenance d'avoir vu une caresse, un baiser de Deschartres à qui que ce soit: mais il le tint endormi sur ses genoux et le considéra longtemps. Puis, la vue de cet enfant l'ayant satisfait, il continua à dire qu'il était temps qu'il vécût pour lui-même.

Je passai l'automne et l'hiver suivans à Nohant, tout occupée de Maurice. Au printemps de 1824, je fus prise d'un grand spleen dont je n'aurais pu dire la cause. Elle était dans tout et dans rien. Nohant était amélioré, mais bouleversé; la maison avait changé d'habitudes, le jardin avait changé d'aspect. Il y avait plus d'ordre, moins d'abus dans la domesticité; les appartemens étaient mieux tenus, les allées plus droites, l'enclos plus vaste; on avait fait du feu avec les arbres morts, on avait tué les vieux chiens infirmes et malpropres, vendu les vieux chevaux hors de service, renouvelé toutes choses, en un mot. C'était mieux, à coup sûr. Tout cela d'ailleurs occupait et satisfaisait mon mari. J'approuvais tout et n'avais raisonnablement rien à regretter; mais l'esprit a ses bizarreries. Quand cette transformation fut opérée, quand je ne vis plus le vieux Phanor s'emparer de la cheminée et mettre ses pattes crottées sur le tapis, quand on m'apprit que le vieux paon qui mangeait dans la main de ma grand'mère ne mangerait plus les fraises du jardin, quand je ne retrouvai plus les coins sombres et abandonnés où j'avais promené mes jeux d'enfant et les rêveries de mon adolescence, quand, en somme, un nouvel intérieur me parla d'un avenir où rien de mes joies et de mes douleurs passées n'allait entrer avec moi, je me troublai, et sans réflexion, sans conscience d'aucun mal présent, je me sentis écrasée d'un nouveau dégoût de la vie qui prit encore un caractère maladif.

Un matin, en déjeunant, sans aucun sujet immédiat de contrariété, je me trouvai subitement étouffée par les larmes. Mon mari s'en étonna. Je ne pouvais rien lui expliquer, sinon que j'avais déjà éprouvé de semblables accès de désespoir sans cause, et que probablement j'étais un cerveau faible ou détraqué. Ce fut son avis, et il attribua au séjour de Nohant, à la perte encore trop récente de ma grand'mère dont tout le monde l'entretenait d'une façon attristante, à l'air du pays, à des causes extérieures enfin, l'espèce d'ennui qu'il éprouvait lui-même en dépit de la chasse, de la promenade et de l'activité de sa vie de propriétaire. Il m'avoua qu'il ne se plaisait point du tout en Berry et qu'il aimerait mieux essayer de vivre partout ailleurs. Nous convînmes d'essayer, et nous partîmes pour le Plessis.

Par suite d'un arrangement pécuniaire que, pour me mettre à l'aise, nos amis voulurent bien faire avec nous, nous passâmes l'été auprès d'eux et j'y retrouvai la distraction et l'irréflexion nécessaires à la jeunesse. La vie du Plessis était charmante, l'aimable caractère des maîtres de la maison se reflétant sur les diverses humeurs de leurs hôtes nombreux. On jouait la comédie, on chassait dans le parc, on faisait de grandes promenades, on recevait tant de monde, qu'il était facile à chacun de choisir un groupe de préférence pour sa société. La mienne se forma de tout ce qu'il y avait de plus enfant dans le château. Depuis les marmots jusqu'aux jeunes filles et aux jeunes garçons, cousins, neveux et amis de la famille, nous nous trouvâmes une douzaine, qui s'augmenta encore des enfans et adolescens de la ferme. Je n'étais pas la personne la plus âgée de la bande, mais étant la seule mariée, j'avais le gouvernement naturel de ce personnel respectable. Loïsa Puget, qui était devenue une jeune fille charmante; Félicie Saint-Aignan, qui était encore une grande petite fille, mais dont l'adorable caractère m'inspirait une prédilection qui devint avec le temps de l'amitié sérieuse; Tonine Du Plessis, la seconde fille de ma mère Angèle, qui était encore un enfant, et qui devait mourir comme Félicie dans la fleur de l'âge, c'étaient là mes compagnes préférées. Nous organisions des parties de jeu de toutes sortes, depuis le volant jusqu'aux barres, et nous inventions des règles qui permettaient même à ceux qui, comme Maurice, marchaient encore à quatre pattes, de prendre une part active à l'action générale. Puis c'étaient des voyages, voyages véritables, en égard aux courtes jambes qui nous suivaient, à travers le parc et les immenses jardins. Au besoin les plus grands portaient les plus petits, et la gaîté, le mouvement ne tarissaient pas. Le soir, les grandes personnes étant réunies, il arrivait souvent que beaucoup d'entre elles prenaient part à notre vacarme; mais quand elles en étaient lasses, ce qui arrivait bien vite, nous avions la malice de nous dire entre nous que les dames et les messieurs ne savaient pas jouer et qu'il faudrait les éreinter à la course le lendemain pour les en dégoûter.

Mon mari, comme beaucoup d'autres, s'étonnait un peu de me voir redevenue tout à coup si vivante et si folle, dans ce milieu qui semblait si contraire à mes habitudes mélancoliques; moi seule et ma bande insouciante ne nous en étonnions pas. Les enfans sont peu sceptiques à l'endroit de leurs plaisirs, et comprennent volontiers qu'on ne puisse songer à rien de mieux. Quant à moi, je me retrouvais dans une des deux faces de mon caractère, tout comme à Nohant de huit à douze ans, tout comme au couvent de treize à seize, alternative continuelle de solitude recueillie et d'étourdissement complet, dans des conditions d'innocence primitive.

A cinquante ans, je suis exactement ce que j'étais alors. J'aime la rêverie, la méditation et le travail; mais, au delà d'une certaine mesure, la tristesse arrive, parce que la réflexion tourne au noir, et si la réalité m'apparaît forcément dans ce qu'elle a de sinistre, il faut que mon âme succombe, ou que la gaîté vienne me chercher.

Or, j'ai besoin absolument d'une gaîté saine et vraie. Celle qui est égrillarde me dégoûte, celle qui est de bel esprit m'ennuie. La conversation brillante me plaît à écouter quand je suis disposée au travail de l'attention; mais je ne peux supporter longtemps aucune espèce de conversation suivie sans éprouver une grande fatigue. Si c'est sérieux, cela me fait l'effet d'une séance politique ou d'une conférence d'affaires; si c'est méchant, ce n'est plus gai pour moi. Dans une heure, quand on a quelque chose à dire ou à entendre, on a épuisé le sujet, et après cela on ne fait plus qu'y patauger. Je n'ai pas, moi, l'esprit assez puissant pour traiter de plusieurs matières graves successivement, et c'est peut-être pour me consoler de cette infirmité que je me persuade, en écoutant les gens qui parlent beaucoup, que personne n'est fort en paroles plus d'une heure par jour.

Que faire donc pour égayer les heures de la vie en commun dans l'intimité de tous les jours? Parler politique occupe les hommes en général, parler toilette dédommage les femmes. Je ne suis ni homme ni femme sous ces rapports-là; je suis enfant. Il faut qu'en faisant quelque ouvrage de mes mains qui amuse mes yeux, ou quelque promenade qui occupe mes jambes, j'entende autour de moi un échange de vitalité qui ne me fasse pas sentir le vide et l'horreur des choses humaines. Accuser, blâmer, soupçonner, maudire, railler, condamner, voilà ce qu'il y a au bout de toute causerie politique ou littéraire, car la sympathie, la confiance et l'admiration ont malheureusement des formules plus concises que l'aversion, la critique et le commérage. Je n'ai pas la sainteté infuse avec la vie, mais j'ai la poésie pour condition d'existence, et tout ce qui tue trop cruellement le rêve du bon, du simple et du vrai, qui seul me soutient contre l'effroi du siècle, est une torture à laquelle je me dérobe autant qu'il m'est possible.

Voilà pourquoi, ayant rencontré fort peu d'exceptions au positivisme effrayant de mes contemporains d'âge, j'ai presque toujours vécu par instinct et par goût avec des personnes dont j'aurais pu, à peu d'années près, être la mère. En outre, dans toutes les conditions où j'ai été libre de choisir ma manière d'être, j'ai cherché un moyen d'idéaliser la réalité autour de moi et de la transformer en une sorte d'oasis fictive, où les méchans et les oisifs ne seraient pas tentés d'entrer ou de rester. Un songe d'âge d'or, un mirage d'innocence champêtre, artiste ou poétique, m'a prise dès l'enfance et m'a suivie dans l'âge mûr. De là une foule d'amusemens très simples et pourtant très actifs, qui ont été partagés réellement autour de moi, et plus naïvement, plus cordialement, par ceux dont le cœur a été le plus pur. Ceux-là, en me connaissant, ne se sont plus étonnés du contraste d'un esprit si porté à s'assombrir et si avide de s'égayer; je devrais dire peut-être d'une âme si impossible à contenter avec ce qui intéresse la plupart des hommes, et si facile à charmer avec ce qu'ils jugent puéril et illusoire. Je ne peux pas m'expliquer mieux moi-même. Je ne me connais pas beaucoup au point de vue de la théorie: j'ai seulement l'expérience de ce qui me tue ou me ranime dans la pratique de la vie.

Mais grâce à ces contrastes, certaines gens prirent de moi l'opinion que j'étais tout à fait bizarre. Mon mari, plus indulgent, me jugea idiote. Il n'avait peut-être pas tort, et peu à peu il arriva, avec le temps, à me faire tellement sentir la supériorité de sa raison et de son intelligence, que j'en fus longtemps écrasée et comme hébétée devant le monde. Je ne m'en plaignis pas. Deschartres m'avait habituée à ne pas contredire violemment l'infaillibilité d'autrui, et ma paresse s'arrangeait fort bien de ce régime d'effacement et de silence.

Aux approches de l'hiver, comme Mme Du Plessis allait à Paris, nous nous consultâmes mon mari et moi sur la résidence que nous choisirions; nous n'avions pas le moyen de vivre à Paris, et, d'ailleurs, nous n'aimions Paris ni l'un ni l'autre. Nous aimions la campagne; mais nous avions peur de Nohant; peur probablement de nous retrouver vis-à-vis l'un de l'autre, avec des instincts différens à tous autres égards et des caractères qui ne se pénétraient pas mutuellement. Sans vouloir nous rien cacher, nous ne savions rien nous expliquer; nous ne nous disputions jamais sur rien; j'ai trop horreur de la discussion pour vouloir entamer l'esprit d'un autre; je faisais, au contraire, de grands efforts pour voir par les yeux de mon mari, pour penser comme lui et agir comme il souhaitait. Mais, à peine m'étais-je mise d'accord avec lui, que, ne me sentant plus d'accord avec mes propres instincts, je tombais dans une tristesse effroyable.

Il éprouvait probablement quelque chose d'analogue sans s'en rendre compte, et il abondait dans mon sens quand je lui parlais de nous entourer et de nous distraire. Si j'avais eu l'art de nous établir dans une vie un peu extérieure et animée, si j'avais été un peu légère d'esprit, si je m'étais plu dans le mouvement des relations variées, il eût été secoué et maintenu par le commerce du monde. Mais je n'étais pas du tout la compagne qu'il lui eût fallu. J'étais trop exclusive, trop concentrée, trop en dehors du convenu. Si j'avais su d'où venait le mal, si la cause de son ennui et du mien se fût dessinée dans mon esprit sans expérience et sans pénétration, j'aurais trouvé le remède; j'aurais peut-être réussi à me transformer; mais je ne comprenais rien du tout à lui ni à moi-même.

Nous cherchâmes une maisonnette à louer aux environs de Paris, et comme nous étions assez gênés, nous eûmes grand' peine à trouver un peu de confortable sans dépenser beaucoup d'argent. Nous ne le trouvâmes même pas, car le pavillon qui nous fut loué était une assez pauvre et étroite demeure. Mais c'était à Ormesson, dans un beau jardin et dans un contre de relations fort agréables.

L'endroit était, alors laid et triste, des chemins affreux, des coteaux de vigne qui interceptaient la vue, un hameau malpropre. Mais, à deux pas de là, l'étang d'Enghien et le beau parc de Saint-Gratien offraient des promenades charmantes. Notre pavillon faisait partie de l'habitation d'une femme très distinguée, madame Richardot, qui avait d'aimables enfans. Une habitation mitoyenne, appartenant à M. Hédée, boulanger du roi, était louée et occupée par la famille de Malus, et, chaque soir, nos trois familles se réunissaient chez madame Richardot pour jouer des charades en costumes improvisés des plus comiques. En outre, ma bonne tante Lucie et ma chère Clotilde sa fille vinrent passer quelques jours avec nous. Cette saison d'automne fut donc très bénigne dans ma destinée.

Mon mari sortait beaucoup; il était appelé souvent à Paris pour je ne sais plus quelles affaires et revenait le soir pour prendre part aux divertissemens de la réunion. Ce genre de vie serait assez normal: les hommes occupés au dehors dans la journée, les femmes chez elles avec leurs enfans, et le soir la récréation des familles en commun.

Mon mari passait quelquefois les nuits à Paris, mon domestique couchait dans des bâtimens éloignés, j'étais seule avec ma servante dans ce pavillon, éloigné lui-même de toute demeure habitée. Je m'étais mis en tête des idées sombres, depuis que j'avais entendu, dans une de ces nuits de brouillard dont la sonorité est étrangement lugubre, les cris de détresse d'un homme qu'on battait et qu'on semblait égorger. J'ai su, depuis, le mot de ce drame étrange; mais je ne peux ni ne veux le raconter.

Je me rassurai en voyant peu à peu que le jardinier qui m'effrayait ne m'en voulait pas personnellement, mais qu'il était fort contrarié de notre présence, gênante peut-être pour quelque projet d'occupation du pavillon, ou quelque dilapidation domestique. Je me rappelai Jean-Jacques Rousseau chassé de château en château, d'ermitage en ermitage, par des calculs et des mauvais vouloirs de ce genre, et je commençai à regretter de n'être pas chez moi.

Pourtant je quittai cette retraite avec regret, lorsqu'un jour mon mari s'étant querellé violemment avec ce même jardinier, résolut de transporter notre établissement à Paris. Nous prîmes un appartement meublé, petit, mais agréable par son isolement et la vue des jardins, dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré. J'y vis souvent mes amis anciens et nouveaux, et notre milieu fut assez gai.

Pourtant la tristesse me revint, une tristesse sans but et sans nom, maladive peut-être. J'étais très fatiguée d'avoir nourri mon fils; je ne m'étais pas remise depuis ce temps-là. Je me reprochai cet abattement, et je pensai que le refroidissement insensible de ma foi religieuse pouvait bien en être la cause. J'allai voir mon jésuite, l'abbé de Prémord. Il était bien vieilli depuis trois ans. Sa voix était si faible, sa poitrine si épuisée, qu'on l'entendait à peine. Nous causâmes pourtant longtemps plusieurs fois, et il retrouva sa douce éloquence pour me consoler, mais il n'y parvint pas, il y avait trop de tolérance dans sa doctrine pour une âme aussi avide de croyance absolue que l'était la mienne. Cette croyance m'échappait; je ne sais qui eût pu me la rendre, mais, à coup sûr, ce n'était pas lui. Il était trop compatissant à la souffrance du doute. Il la comprenait trop bien peut-être. Il était trop intelligent ou trop humain. Il me conseilla d'aller passer quelques jours dans mon couvent. Il en demanda pour moi la permission à la supérieure Mme Eugénie. Je demandai la même permission à mon mari, et j'entrai en retraite aux Anglaises.

1
  Cette partie a été écrite en 1853 et 1854.


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