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Césarine Dietrich

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Avant d'entrer dans cette nouvelle phase de notre existence, je dois rappeler celle de mon neveu et résumer ce qui était advenu de lui durant les trois années que je viens de franchir. Je ne puis mieux rendre compte de son caractère et de ses occupations qu'en transcrivant la dernière lettre que je reçus de lui à Mireval dans l'été de 1858.

«Ma marraine chérie, ne soyez pas inquiète de moi. Je me porte toujours bien; je n'ai jamais su ce que c'est que d'être malade. Ne me grondez pas de vous écrire si peu: j'ai si peu de temps à moi! Je gagnais douze cents francs, j'en gagne deux mille aujourd'hui, et je suis toujours logé et nourri dans l'établissement. J'ai toujours mes soirées libres, je lis toujours beaucoup; vous voyez donc que je suis très-content, très-heureux, et que j'ai pris un très-bon parti. Dans dix ou douze ans, je gagnerai certainement de dix à douze mille francs, grâce à mon travail quotidien et à de certaines combinaisons commerciales que je vous expliquerai quand nous nous reverrons.

«À présent traitons la grande question de votre lettre. Vous me dites que vous avez de l'aisance et que vous comptez me confier (j'entends bien, me donner) vos économies, pour qu'au lieu d'être un petit employé à gages, je puisse apporter ma part d'associé dans une exploitation quelconque. Merci, ma bonne tante, vous êtes l'ange de ma vie; mais je n'accepte pas, je n'accepterai jamais. Je sais que vous avez fait des sacrifices pour mon éducation; c'était immense pour vous alors. J'ai dû les accepter, j'étais un enfant; mais j'espère bien m'acquitter envers vous, et, si au lieu d'y songer je me laissais gâter encore, je rougirais de moi. Comment, un grand gaillard de vingt et un ans se ferait porter sur les faibles bras d'une femme délicate, dévouée, laborieuse à son intention!.. Ne m'en parlez plus, si vous ne voulez m'humilier et m'affliger. Votre condition est plus précaire que la mienne, pauvre tante! Vous dépendez d'un caprice de femme, car vous aurez beau louer le noble caractère et le grand esprit de votre élève, tout ce qui repose sur un intérêt moral est bâti sur des rayons et des nuages. Il n'y a de solide et de fixe que ce qui est rivé à la terre par l'intérêt personnel le plus prosaïque et le plus grossier. Je n'ai pas d'illusions, moi; j'ai déjà l'expérience de la vie. Je suis ancré chez mon patron parce que j'y fais entrer de l'argent et n'en laisse pas sortir. Vous êtes, vous, un objet de luxe intellectuel dont on peut se priver dans un jour de dépit, dans une heure d'injustice. On peut même vous blesser involontairement dans un moment d'humeur, et je sais que vous ne le supporteriez pas, à moins que mon avenir ne fût dans les mains de M. Dietrich. – Or voilà ce que je ne veux pas, ce que je n'ai pas voulu. Vous m'avez un peu grondé de mon orgueil en me voyant repousser sa protection. Vous n'avez donc pas compris, marraine, que je ne voulais pas dépendre de l'homme qui vous tenait dans sa dépendance? que je ne voulais pas vous exposer à subir quelque déplaisir chez lui par dévouement pour moi? Si, lorsqu'il m'a fait inviter par vous à me mêler à ses petites réunions de famille, j'ai répondu que je n'avais pas le temps, c'est que je savais que, dans ces réunions, tous étaient plus on moins les obligés des Dietrich, et que j'y aurais porté malgré moi un sentiment d'indépendance qui eût pu se traduire par une franchise intolérable. Et vous eussiez été responsable de mon impertinence! Voilà ce que je ne veux pas non plus.

»Restons donc comme nous voilà: moi, votre obligé à jamais. J'aurais beau vous rendre l'argent que vous avez dépensé pour moi, rien ne pourra m'acquitter envers vous de vos tendres soins, de votre amour maternel, rien que ma tendresse, qui est aussi grande que mon coeur peut en contenir. Vous, vous resterez ma mère, et vous ne serez plus jamais mon caissier. Je veux que vous puissiez retrouver votre liberté absolue sans jamais craindre la misère, et que vous ne restiez pas une heure dans la maison étrangère, si cette heure-là ne vous est pas agréable à passer.

»Voilà, ma tante; que ce soit dit une fois pour toutes! Je vous ai vue la dernière fois avec une petite robe retournée qui n'était guère digne des tentures de satin de l'hôtel Dietrich. Je me suis dit:

» – Ma tante n'a plus besoin de ménager ainsi quelques mètres de soie. Elle n'est pas avare, elle est même peu prévoyante pour son compte. C'est donc pour moi qu'elle fait des économies? À d'autres! Le premier argent dont je pourrai strictement me passer, je veux l'employer à lui offrir une robe neuve, et le moment est venu. Vous recevrez demain matin une étoffe que je trouve jolie et que je sais être du goût le plus nouveau. Elle sera peut-être critiquée par l'incomparable mademoiselle Dietrich; mais je m'en moque, si elle vous plaît. Seulement je vous avertis que, si vous la retournez quand elle ne sera plus fraîche, je m'en apercevrai bien, et que je vous enverrai une toilette qui me ruinera.

»Pardonne-moi ma pauvre offrande, petite marraine, et aime toujours le rebelle enfant qui te chérit et te vénère.

«Paul Gilbert.»

Il me fut impossible de ne pas pleurer d'attendrissement en achevant cette lettre. Césarine me surprit au milieu de mes larmes et voulut absolument en savoir la cause. Je trouvais inutile de la lui dire; mais comme elle se tourmentait à chercher en quoi elle avait pu me blesser et qu'elle s'en faisait un véritable chagrin, je lui laissai lire la lettre de Paul. Elle la lut froidement et me la rendit sans rien dire.

– Vous voilà rassurée, lui dis-je.

– Elle répondit oui, et nous passâmes à, la leçon. Quand elle fut finie:

– Votre neveu, me dit-elle, est un original, mais sa fierté ne me déplaît pas. Il a eu bien tort, par exemple, de croire que sa franchise eût pu me blesser; elle serait venue comme un, rayon de vrai soleil au milieu des nuages d'encens fade ou grossier que je respire à Paris. Il me croit sotte, je le vois bien, et quand il me traite d'incomparable, cela veut dire qu'il me trouve laide.

– Il ne vous a jamais vue!

– Si fait! Comment pouvez-vous croire qu'il serait venu pendant quatre hivers chez vous sans que je l'eusse jamais rencontré? Vous avez beau demeurer dans un pavillon de l'hôtel qui est séparé du mien, vous avez beau ne le faire venir que les jours où je sors, j'étais curieuse de le voir, et une fois, il y a deux ans, moi et mes trois cousines, nous l'avons guetté comme il traversait le jardin; puis, comme il avait passé très-vite et sans daigner lever les yeux vers la terrasse où nous étions, nous avons guetté sa sortie en nous tenant sur le grand perron. Alors il nous a saluées en passant près de nous, et, bien qu'il ait pris un air fort discret ou fort distrait, je suis sûre qu'il nous a très-bien regardées.

– Il vous a mal regardées, au contraire, ou il n'a pas su laquelle des quatre était vous, car, l'année dernière, il a vu chez moi votre photographie, et il m'a dit qu'il vous croyait petite et très-brune. C'est donc votre cousine Marguerite qu'il avait prise pour vous.

– Alors qu'est-ce qu'il a dit de ma photographie?

– Rien. Il pensait à autre chose. Mon neveu n'est pas curieux, et je le crois très-peu artiste.

– Dites qu'il est d'un positivisme effroyable.

– Effroyable est un peu dur; mais j'avoue que je le trouve un peu rigide dans sa vertu, même un peu misanthrope pour son âge. Je m'efforcerai de le guérir de sa méfiance et de sa sauvagerie.

– Et vous me le présenterez l'hiver prochain?

– Je ne crois pas que je puisse l'y décider; c'est une nature en qui la douceur n'empêche pas l'obstination.

– Alors il me ressemble?

– Oh! pas du tout, c'est votre contraire. Il sait toujours ce qu'il veut et ce qu'il est. Au lieu de se plaire à influencer les autres, il se renferme dans son droit et dans son devoir avec une certaine étroitesse que je n'approuve pas toujours, mais qu'il me faut bien lui pardonner à cause de ses autres qualités.

– Quelles qualités? Je ne lui en vois déjà pas tant!

– La droiture, le courage, la modestie, la fierté, le désintéressement, et par-dessus tout son affection pour moi.

Nous fûmes interrompues par l'arrivée au salon du marquis de Rivonnière. Césarine donna un coup d'oeil au miroir, et, s'étant assurée que sa tenue était irréprochable, elle me quitta pour aller le recevoir.

Ce serait le moment de poser dans mon récit ce personnage, qui depuis quelques semaines était le plus assidu de nos voisins de campagne; mais je crois qu'il vaut mieux ne pas m'interrompre et laisser à Césarine le soin de dépeindre l'homme qui aspirait ouvertement à sa main.

– Que pensez-vous de lui? me dit-elle quand il fut parti.

– Rien encore, lui répondis-je, sinon qu'il a une belle tournure et un beau visage. Je ne me tiens pas auprès de vous au salon quand votre père ou vous ne réclamez pas ma présence, et j'ai à peine entrevu le marquis deux ou trois fois.

– Eh bien! je la réclame à l'avenir, votre chère présence, quand le marquis viendra ici. Ma tante est une mauvaise gardienne et le laisse me faire la cour.

– Votre père m'a dit qu'il ne voyait pas avec déplaisir ses assiduités, et qu'il ne s'opposait pas à ce que vous eussiez le temps de le connaître. Voilà, je crois, ce qui est convenu entre lui et M. de Rivonnière. Vous déciderez si vous voulez vous marier bientôt, et dans ce cas on vous proposera ce parti, qui est à la fois honorable et brillant. Si vous ne l'acceptez point, on dira que vous ne voulez pas encore vous établir, et M. de Rivonnière se tiendra pour dit qu'il n'a point su modifier vos résolutions.

– Oui, voilà bien ce que m'a dit papa; mais ce qu'il pense, il ne l'a dit ni à vous ni à moi.

– Que pense-t-il selon vous?

– Il désire vivement que je me marie le plus tôt possible, à la condition que nous ne nous séparerons pas. Il m'adore, mon bon père, mais il me craint; il voudrait bien, tout en me gardant près de son coeur, être dégagé de la responsabilité qui pèse sur lui. Il se voit forcé de me gâter, il s'y résigne, mais il craint toujours que je n'en abuse. Plus je suis studieuse, retirée, raisonnable en un mot, plus il craint que ma volonté renfermée n'éclate en fabuleuses excentricités.

 

– N'entretenez-vous pas cette crainte par quelques paradoxes dont vous ne pensez pas un mot, et que vous pourriez vous dispenser d'émettre devant lui?

– J'entretiens de loin en loin cette crainte, parce qu'elle me préserve de l'autorité qu'il se fût attribuée, s'il m'eût trouvée trop docile. Ne me grondez pas pour cela, chère amie, je mène mon père à son bon heur et au mien. Les moyens dont je me sers ne vous regardent pas. Que votre conscience se tienne tranquille: mon but est bon et louable. Il faut, pour y parvenir, que mon père conserve sa responsabilité et ne la délègue pas à un nouveau-venu qui me forcerait à un nouveau travail pour le soumettre.

– Je pense que vous n'auriez pas grand'peine avec M. de Rivonnière. Il passe dans le pays pour l'homme le plus doux qui existe.

– Ce n'est pas une raison. Il est facile d'être doux aux autres quand on est puissant sur soi-même. Moi aussi, je sois douce, n'est-il pas vrai? et, quand je m'en vante, je vous effraye, convenez-en.

– Vous ne m'effrayez pas tant que vous croyez; mais je vois que le marquis, s'il ne vous effraye pas, vous inquiète. Ne sauriez-vous me dire comment vous le jugez?

– Eh bien! je ne demande pas mieux; attendez. Il est… ce qu'au temps de Louis XIII ou de Louis XIV on eût appelé un seigneur accompli, et voici comment on l'eût dépeint: «beau cavalier, adroit à toutes les armes, bel esprit, agréable causeur, homme de grandes manières, admirable à la danse!» Quand on avait dit tout cela d'un homme du monde, il fallait tirer l'échelle et ne rien demander de plus. Son mérite était au grand complet. Les femmes d'aujourd'hui sont plus exigeantes, et, en qualité de petite bourgeoise, j'aurais le droit de demander si ce phénix a du coeur, de l'instruction, du jugement et quelques vertus domestiques. On est honnête dans la famille Dietrich, on n'a pas de vices, et vous avez remarqué, vous qui êtes une vraie grande dame, que nous avions fort bon ton; cela vient de ce que nous sommes très-purs, partant très-orgueilleux. Je prétends résumer en moi tout l'orgueil et toute la pureté de mon humble race. Les perfections d'un gentilhomme me touchent donc fort peu, s'il n'a pas les vertus d'un honnête homme, et je ne sais du marquis de Rivonnière que ce qu'on en dit. Je veux croire que mon père n'a pas été trompé, qu'il a un noble caractère, qu'on ne lui connaît pas de causes sérieuses de désordre, qu'il est charitable, bienveillant, généralement aimé des pauvres du pays, estimé de toutes les classes d'habitants. Cela ne me suffit pas. Il est riche, c'est un bon point; il n'a pas besoin de ma fortune, à moins qu'il ne soit très-ambitieux. Ce n'est peut-être pas un mal, mais encore faut-il savoir quel est son genre d'ambition; jusqu'à, présent, je ne le pénètre pas bien. Il paraît quelquefois étonné de mes opinions, et tout à coup il prend le parti de les admirer, de dire comme moi, et de me traiter comme une merveille qui l'éblouit. Voilà ce que j'appelle me faire la cour et ce que je ne veux pas permettre. Je veux qu'il se laisse juger, qu'il s'explique si je le choque, qu'il se défende si je l'attaque, et ma tante, qui est résolue à le trouver sublime parce qu'il est marquis, m'empêche de le piquer, en se hâtant d'interpréter mes paroles dans le sens le plus favorable à la vanité du personnage. Cela me fatigue et m'ennuie, et je désire que vous soyez là pour me soutenir contre elle et m'aider à voir clair en lui.

Deux jours plus tard, le marquis amena un joli cheval de selle qu'il avait offert à Césarine de lui procurer. Il l'avait gardé chez lui un mois pour l'essayer, le dresser et se bien assurer de ses qualités. Il le garderait pour lui, disait-il, s'il ne lui plaisait pas.

Césarine alla passer une jupe d'amazone, et courut essayer le cheval dans le manège en plein air qu'on lui avait établi au bout du parc. Nous la suivîmes tous. Elle montait admirablement et possédait par principes toute la science de l'équitation. Elle manoeuvra le cheval un quart d'heure, puis elle sauta légèrement sur la berge de gazon du manége sablé, en disant à M. de Rivonnière qui la contemplait avec ravissement:

– C'est un instrument exquis, ce joli cheval; mais il est trop dressé, ce n'est plus une volonté ni un instinct, c'est une machine. S'il vous plaît, à vous, gardez-le; moi, il m'ennuierait.

– Il y a, lui répondit le marquis, un moyen bien simple de le rendre moins maniable; c'est de lui faire oublier un peu ce qu'il sait en le laissant libre au pâturage. Je me charge de vous le rendre plus ardent.

– Ce n'est pas le manque d'ardeur que je lui reproche, c'est le manque d'initiative. Il en est des bêtes comme des gens: l'éducation abrutit les natures qui n'ont point en elles des ressources inépuisables. J'aime mieux un animal sauvage qui risque de me tuer qu'une mécanique à ressorts souples qui m'endort.

– Et vous aimez mieux, observa le marquis, une individualité rude et fougueuse…

– Qu'une personnalité effacée par le savoir-vivre, répliqua-t-elle vivement; mais, pardon, j'ai un peu chaud, je vais me rhabiller.

Elle lui tourna le dos et s'en alla vers le château, relevant adroitement sa jupe juste à la hauteur des franges de sa bottine. M. de Rivonnière la suivit des yeux, comme absorbé, puis, me voyant près de lui, il m'offrit son bras, tandis que M. Dietrich et sa soeur nous suivaient à quelque distance. Je vis bien que le marquis voulait s'assurer ma protection, car il me témoignait beaucoup de déférence, et après quelque préambule un peu embarrassé il céda au besoin de m'ouvrir son coeur.

– Je crois comprendre, me dit-il, que ma soumission déplaît à mademoiselle Dietrich, et qu'elle aimerait un caractère plus original, un esprit plus romanesque. Pourtant, je sens très-bien la supériorité qu'elle a sur moi, et je n'en suis pas effrayé: c'est quelque chose qui devrait m'être compté.

Ce qu'il disait là me sembla très-juste et d'un homme intelligent.

– Il est certain, lui répondis-je, que dans le temps d'égoïsme et de méfiance où nous vivons, accepter le mérite d'une femme supérieure sans raillerie et sans crainte n'est pas le fait de tout le monde; mais puis-je vous demander si c'est le goût et le respect du mérite en général qui vous rassure, ou si vous voyez dans ce cas particulier des qualités particulières qui vous charment?

– Il y a de l'un et de l'autre. Me sentant épris du beau et du bien, je le suis d'autant plus de la personne qui les résume.

– Ainsi vous êtes épris de Césarine? Vous n'êtes pas le seul; tout ce qui l'approche subit le charme de sa beauté morale et physique. Il faut donc un dévouement exceptionnel pour obtenir son attention.

– Je le pense bien. Je connais la mesure de mon dévouement et ne crains pas que personne la dépasse; mais il y a mille manières d'exprimer le dévouement, tandis que les occasions de le prouver sont rares ou insignifiantes. L'expression d'ailleurs charme plus les femmes que la preuve, et j'avoue ne pas savoir encore sous quelle forme je dois présenter l'avenir, que je voudrais promettre riant et beau au possible.

– Ne me demandez pas de conseils; je ne vous connais point assez pour vous en donner.

– Connaissez-moi, mademoiselle de Nermont, je ne demande que cela. Quand mademoiselle Dietrich m'interpelle, elle me trouble, et peut-être n'est-ce pas la vérité vraie que je lui réponds. Avec vous, je serai moins timide, je vous répondrai avec la confiance que j'aurais pour ma propre soeur. Faites-moi des questions, c'est tout ce que je désire. Si vous n'êtes pas contente de moi, vous me le direz, vous me reprendrez. Tout ce qui viendra de vous me sera sacré. Je ne me révolterai pas.

– Avez-vous donc, comme on le prétend, la douceur des anges?

– D'ordinaire, oui; mais par exception j'ai des colères atroces.

– Que vous ne pouvez contenir?

– C'est selon. Quand le dépit ne froisse que mon amour-propre, je le surmonte; quand il me blesse au coeur, je deviens fou.

– Et que faites-vous dans la folie?

– Comment le saurais-je? Je ne m'en souviens pas, puisque je n'ai pas eu conscience de ce que j'ai fait.

– Mais quelquefois vous avez dû l'apprendre par les autres?

– Ils m'ont toujours ménagé la vérité. Je suis très-gâté par mon entourage.

– C'est la preuve que vous êtes réellement bon.

– Hélas! qui sait? C'est peut-être seulement la preuve que je sois riche.

– En êtes vous à mépriser ainsi l'espèce humaine? N'avez-vous point de vrais amis?

– Si fait; mais ceux-là ne m'ayant jamais blessé, ne peuvent savoir si je suis violent.

– Cela pourrait cependant arriver. Que feriez-vous devant la trahison d'un ami?

– Je ne sais pas.

– Et devant la résistance d'une femme aimée?

– Je ne sais pas non plus. Vous voyez, je suis une brute, puisque je ne me connais pas et ne sais pas me révéler.

– Alors vous ne faites jamais le moindre examen de conscience?

– Je n'ai garde d'y manquer après chacune de mes fautes; mais je ne prévois pas mes fautes à venir, et cela me paraît impossible.

– Pourquoi?

– Parce que chaque sujet de trouble est toujours nouveau dans la vie. Aucune circonstance ne se présente identique à celle qui nous a servi d'expérience. Ne voyez donc d'absolu en moi que ce que j'y vois moi-même, une parfaite loyauté d'intentions. Il me serait facile de vous dire que je suis un être excellent, et que je réponds de le demeurer toujours. C'est le lieu commun que tout fiancé débite avec aplomb aux parents et amis de sa fiancée. Eh bien! si j'arrive à ce rare bonheur d'être le fiancé de votre Césarine, je serai aussi sincère qu'aujourd'hui, je vous dirai: «Je l'aime.» Je ne vous dirai pas que je suis digne d'elle à tous égards et que je mérite d'être adoré.

– Pourrez-vous au moins promettre de l'aimer toujours? Êtes-vous constant dans vos affections?

– Oui, certes, mon amitié est fidèle; mais en fait de femmes je n'ai jamais aimé que ma mère et ma soeur; je ne sais rien de l'amour qu'une femme pure peut inspirer.

– Que dites-vous là? Vous n'avez jamais aimé?

– Non; cela vous étonne?

– Quel âge avez-vous donc?

– Trente ans.

– Voici une mauvaise note pour mon carnet personnel… jamais aimé à trente ans!

– Que voulez-vous? Je ne peux pas appeler amour les émotions très-sensuelles qu'éprouve un adolescent auprès des femmes. Un peu plus tard, les gens de ma condition abordent le monde et n'y conservent pas d'illusions. Ils sont placés entre la coquetterie effrénée des femmes qui exploitent leurs hommages et l'avidité honteuse de celles qui n'exploitent que leur bourse. Ce sont les dernières qui l'emportent parce qu'il est plus facile de s'en débarrasser.

– Ainsi vous n'avez eu que des courtisanes pour maîtresses?

– Mademoiselle de Nermont, je pense bien que vous rendrez compte de toutes mes réponses à mademoiselle Dietrich; mais je présume qu'il est un genre de questions qu'elle ne vous fera pas. Je vous dirai donc la vérité: courtisanes et femmes du monde, cela se ressemble beaucoup quand ces dernières ne sont pas radicalement vertueuses. Il y en a certes, je le reconnais, et il fut un temps, assure-t-on, où celles-ci inspiraient de grandes passions; mais aujourd'hui, si nous sommes moins passionnés, nous sommes plus honnêtes, nous respectons la vertu et la laissons tranquille. Les jeunes gens corrompus feignent de la dédaigner, sous prétexte qu'elle est ennuyeuse. Moi je la respecte sincèrement, surtout chez les femmes de mes amis; et puis les femmes honnêtes, étant plus rares qu'autrefois, sont plus fortes, plus difficiles à persuader, et il faudrait faire le métier de tartuffe pour les vaincre. Je ne me reproche donc pas d'avoir voulu ignorer l'amour que seules peuvent inspirer de telles femmes. Quelque mauvais que soit le monde actuel, il a cela de supérieur au temps passé, que les hommes qui se marient après avoir assouvi leurs passions fort peu idéales peuvent apporter à la jeune fille qu'ils épousent un coeur absolument neuf. Les roués d'autrefois, blasés sur la femme élégante et distinguée, vainqueurs en outre de mainte innocence, ne pouvaient se vanter de l'ingénuité morale que la légèreté de nos moeurs laisse subsister chez la plupart d'entre nous. Il me paraît donc impossible de ne pas aimer mademoiselle Dietrich avec une passion vraie et de ne pas l'aimer toujours, fût-on éconduit par elle, car aujourd'hui, évidemment maltraité, je me sens aussi enchaîné que je l'étais avant-hier par quelques paroles bienveillantes.

 

Nous arrivions au salon, où Césarine, qui avait marché plus vite que nous et qui portait une fabuleuse activité en toutes choses, était déjà installée au piano. Elle s'était rhabillée avec un goût exquis, et pourtant elle se leva brusquement en voyant entrer le marquis; un léger mouvement de contrariété se lisait dans sa physionomie. On eût dit qu'elle ne comptait pas le revoir. Il s'en aperçût et prit congé. Il fut quelques jours sans reparaître.

D'abord Césarine m'assura qu'elle était charmée de l'avoir découragé, bientôt elle fut piquée de sa susceptibilité. Il n'y put tenir et revint. Elle fut aimable, puis elle fut cruelle. Il bouda encore et il revint encore. Ceci dura quelques mois; cela devait durer toujours.

C'est que le marquis au premier aspect semblait très-facile à réduire. Césarine l'avait vite pris en pitié et en dégoût lorsqu'elle s'était imaginé qu'elle avait affaire à une nature d'esclave; mais la soudaineté et la fréquence de ses dépits la firent revenir de cette opinion.

– C'est un boudeur, disait-elle, c'est moins ennuyeux qu'un extatique.

Elle reconnaissait en lui de grandes et sérieuses qualités, une bravoure de coeur et de tempérament remarquable, une véritable générosité d'instincts, une culture d'esprit suffisante, une réelle bonté, un commerce agréable quand on ne le froissait pas; en somme, il méritait si peu d'être froissé qu'il était dans son droit de ne pas le souffrir.

Au bout de notre saison d'été à la campagne, M. Dietrich pressa Césarine de s'expliquer sur ses sentiments pour le marquis.

– Je n'ai rien décidé, répondit-elle. Je l'aime et l'estime beaucoup. S'il veut se contenter d'être mon ami, je le reverrai toujours avec plaisir; mais s'il veut que je me prononce à présent sur le mariage, qu'il ne revienne plus, ou qu'il ne revienne pas plus souvent que nos autres voisins.

M. Dietrich n'accepta point cette étrange réponse. Il remontra qu'une jeune fille ne peut faire son ami d'un homme épris d'elle.

– C'est pourtant ce à quoi j'aspire d'une façon générale, répondit Césarine. Je trouve l'amitié des hommes plus sincère et plus noble que celle des femmes, et, comme ils y mêlent toujours quelque prétention de plaire, si on les éloigne, on se trouve seule avec les personnes du sexe enchanteur, jaloux et perfide, à qui l'on ne peut se fier. Je n'ai qu'une amie, moi, c'est Pauline. Je n'en désire point d'autre. Il y a bien ma tante; mais c'est mon enfant bien plus que mon amie.

– Mais, en fait d'amis, vous avez moi et votre oncle. Vous ferez bien d'en rester là.

– Vous oubliez, cher père, quelques douzaines de jeunes et vieux cousins qui me sont très-cordialement dévoués, j'en suis sûre, et à qui vous trouvez bon que je témoigne de l'amitié. Aucun d'eux n'aspire à ma main. Les uns sont mariés, ou pères de famille; les autres savent trop ce qu'ils vous doivent pour se permettre de me faire la cour. Je ne vois pas pourquoi le marquis ne ferait pas comme eux, pour une autre raison: la crainte de m'ennuyer.

– Heureusement le marquis n'acceptera point cette situation ridicule.

– Pardon, mon papa; faute de mieux, il l'accepte.

– Ah oui-da! vous lui avez dit: «Soyez mon complaisant pour le plaisir de l'être?»

– Non, je lui ai dit: «Soyez mon camarade jusqu'à nouvel ordre.»

– Son camarade! s'écria M. Dietrich en s'adressant à moi avec un haussement d'épaules; elle devient folle, ma chère amie!

– Oui, je sais bien, reprit Césarine, ça ne se dit pas, ça ne se fait pas. Le fait est, ajouta-t-elle en éclatant de rire, que je n'ai pas le sens commun, cher papa! Eh bien! je dirai à M. de Rivonnière que vous m'avez trouvée absurde et que nous ne devons plus nous voir.

Là-dessus, elle prit son ouvrage et se mit à travailler avec une sérénité complète. Son père l'observa quelques instants, espérant voir percer le dépit ou le chagrin sous ce facile détachement. Il ne put rien surprendre; toute la contrariété fut pour lui. Il avait pris Jacques de Rivonnière en grande amitié. Il l'avait beaucoup encouragé, il le désirait vivement pour son gendre. Il n'avait pas assez caché ce désir à Césarine. Naturellement elle était résolue à l'exploiter.

Quand nous fûmes seules, je la grondai. Comme toujours, elle m'écouta avec son bel oeil étonné; puis, m'ayant laissée tout dire, elle me répondit avec une douceur enjouée:

– Vous avez peut-être raison. Je fais de la peine à papa, et j'ai l'air de le forcer à tolérer une situation excentrique entre le marquis et moi, ou de renoncer à une espérance qui lui est chère. Il faut donc que je renonce, moi, à une amitié qui m'est douce, ou que j'épouse un homme pour qui je n'ai pas d'amour pour qui je n'aurai par conséquent ni respect ni enthousiasme. Est-ce là ce que l'on veut? Je suis peut-être capable de ce grand sentiment qui fait qu'on est heureux dans la vertu, quelque difficile qu'elle soit. Veut-on que je me sacrifie et que j'aie la vertu douloureuse, héroïque? Je ne dis pas que cela soit au-dessus de mon pouvoir; mais franchement M. de Rivonnière est-il un personnage si sublime, et mon père lui a-t-il voué un tel attachement, que je doive me river à cette chaîne pour leur faire plaisir à tous deux et sacrifier ma vie, que l'on prétendait vouloir rendre si belle? Répondez, chère Pauline. Cela devient très-sérieux.

– Autorisez-moi, lui dis-je, à répéter ce que vous dites à votre père et au marquis. Tous deux renonceront à vous contrarier. Votre père se privera de ce nouvel ami, et le nouvel ami, que vous n'avez persuadé d'attendre qu'en lui laissant de l'espérance, comprendra que sa patience compromettrait votre réputation et aboutirait peut-être à une déception pour lui.

– Faites comme vous voudrez, reprit-elle. Je ne désire que la paix et la liberté.

– Il vaudrait mieux, puisque vous voilà si raisonnable, dire vous-même à

M. de Rivonnière que vous ajournez indéfiniment son bonheur.

– Je le lui ai dit.

– Et que vous faites à sa dignité ainsi qu'à votre réputation le sacrifice de l'éloigner.

– Il n'accepte pas cela. Il demande à me voir, si peu que ce soit et dans de telles conditions qu'il me plaira de lui imposer. Il demande en quoi il s'est rendu indigne d'être admis dans notre maison. C'est à mon père de l'en chasser. Moi, je trouve la chose pénible et injuste, je ne me charge pas de l'exécuter.

Rien ne put la faire transiger. M. Dietrich recula. Il ne voulait pas fermer sa porte à M. de Rivonnière pour qu'elle lui fût rouverte au gré du premier caprice de Césarine. Il lui en coûtait d'ailleurs de mettre à néant les espérances qu'il avait caressées.

Le marquis fut donc autorisé à venir nous voir à Paris, et Césarine enregistra cette concession paternelle comme une chose qui lui était due et dont elle n'avait à remercier personne. Son aimable tournure d'esprit, ses gracieuses manières avec nous ne nous permettaient pas de la traiter, d'impérieuse et de fantasque; mais elle ne cédait rien. Elle disait: Je vous aime. Jamais elle ne disait: Je vous remercie.

Nous revînmes à Paris l'époque accoutumée, et là Césarine, qui avait dressé ses batteries, frappa un grand coup, dont M. de Rivonnière fut le prétexte. Elle voulait amener son père à rouvrir les grands salons et à reprendre à domicile les brillantes et nombreuses relations qu'il avait eues du vivant, de sa femme. Césarine lui remontra que, si on la tenait, dans l'intimité de la famille, elle ne se marierait jamais, vu que l'apparition de tout prétendant, serait une émotion, un événement, dans le petit cercle, – que, pour peu qu'après y avoir admis M. de Rivonnière, on vint à en admettre un autre, on lui ferait la réputation d'une coquette au d'une fille difficile à marier, que l'irruption du vrai monde dans ce petit cloître de fidèles pouvait seule l'autoriser à examiner ses prétendants sans prendre d'engagements avec eux et sans être compromise par aucun d'eux en particulier. M. Dietrich fut forcé de reconnaître qu'en dehors du commerce du monde il n'y a point de liberté, que l'intimité rend esclave des critiques ou des commentaires de ceux qui la composent, que la multiplicité et la diversité des relations sont la sauvegarde du mal et du bien, enfin que, pour une personne sûre d'elle-même comme l'était Césarine, c'était la seule atmosphère où sa raison, sa clairvoyance et son jugement pussent s'épanouir. Elle avait des arguments plus forts que n'en avait eus sa mère, uniquement dominée par l'ivresse du plaisir. M. Dietrich, qui avait cédé de mauvaise grâce à sa femme, se rendit plus volontiers avec sa fille. Une grande fête inaugura le nouveau genre de vie que nous devions mener.