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Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia

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Trêve de plaisanteries. Je conviens avec toi que je suis un cerveau bizarre, extravagant même; mais je ne vois pas qu'il y ait de honte à cela. Voilà plusieurs jours que je m'aperçois que tu as la rage de vouloir me faire rougir… Mais tu me permettras de te dire que je ne sais, ne puis, ni ne dois rougir d'aucune chose à l'égard de Thérèse, ni me plaindre, ni me repentir, entends-tu?.. Vis joyeux.

Padoue…

(Les deux premiers feuillets de cette lettre, dans laquelle Ortis se plaignait de ce que lui avait fait souffrir quelquefois son caractère violent, ont été perdus; comme l'éditeur s'est proposé de publier religieusement ces lettres d'après le manuscrit autographe, il a cru nécessaire d'insérer ces fragments, d'autant plus qu'ils font facilement deviner le contenu des pages qui manquent.)

Reconnaissant du bienfait, je le suis aussi de l'injure; et cependant tu sais combien de fois j'ai pardonné à mes ennemis, secouru ceux qui m'avaient offensé, pleuré ceux qui m'avaient trahi. Mais les plaies faites à mon honneur, Lorenzo… celles-là demandent vengeance… Je ne sais ni ne désire savoir ce qu'ils t'ont écrit; mais, quand ce misérable s'est présenté devant moi, quoiqu'il y eût près de trois ans que je ne l'eusse vu… j'ai senti tout le corps me brûler. Je me suis contenu cependant… Mais devait-il, par de nouveaux outrages, rallumer mon ancien mépris? Je rugissais comme une bête féroce, et, si, dans cet instant, il s'était présenté à ma vue… je sens que je l'aurais mis en pièces, l'eussé-je trouvé dans le sanctuaire.

Deux jours après, le lâche refusa de passer par le chemin d'honneur que je lui avais ouvert, et chacun se mit à prêcher une croisade contre moi, comme si je devais endurer tranquillement des affronts de la part de celui qui déjà m'avait dévoré la moitié du cœur. Cette vile espèce n'affecte la générosité que parce qu'elle n'a pas le courage de se venger visière levée; mais il faut voir avec quelle adresse elle sait se servir des poignards nocturnes de l'intrigue et de la calomnie… Je n'ai point cherché à le tromper, je lui ai dit:

– Vous avez un bras et un cœur comme moi, et je suis mortel comme vous.

Il me répondit par des cris et des larmes; alors, la colère, cette furie dominatrice de mon cœur, commença à faire place au mépris. Je pensai que l'homme courageux ne doit pas écraser le faible; mais aussi pourquoi le faible irrite-t-il celui qui sait se venger?.. Crois-moi, il faut une bassesse stupide ou une surhumaine philosophie pour pardonner à un ennemi qui se présente devant nous, la figure impudente, l'âme noire et les mains tremblantes.

Enfin l'occasion m'a démasqué tous ces petits messieurs qui s'émerveillaient à chacune de mes paroles et qui, à chaque instant, m'offraient leur bourse et leurs services… Sépultures!.. beaux marbres et pompeuses épitaphes! mais ouvrez-les et vous ne trouverez que vers et putréfaction. Et crois-tu, Lorenzo, que, si l'adversité nous réduisait à leur demander du pain, il en serait quelques-uns qui se ressouviendraient de leurs promesses? Pas un, ou peut-être un seul qui voudrait acheter notre avilissement. Amis pendant le calme, la tempête s'élève-t-elle, ils font force de rames pour s'éloigner de vous;… chez eux, tout est calcul… Oh! s'il est encore des hommes qui sentent frémir dans leurs entrailles les passions généreuses, qu'ils s'éloignent! qu'ils fuient, comme les aigles et les bêtes sauvages, au milieu des forêts et des montagnes inaccessibles, loin de la vengeance et de l'envie des hommes… Les âmes sublimes passent au-dessus de la multitude, qui, outragée de leur grandeur, tente d'arrêter leur essor ou de les tourner en ridicule, en traitant de folie des actions que, plongée dans la fange, elle ne peut ni admirer ni comprendre. Je ne parle pas de moi; mais, lorsque je réfléchis aux obstacles que la société oppose, à chaque pas, au génie et au cœur de l'homme, et, comme dans un gouvernement immoral ou tyrannique tout est intérêt, brigue et calomnie, je tombe à genoux pour remercier le Ciel, qui, en me douant de ce caractère ennemi de toute servitude, m'a appris à vaincre la fortune et à m'élever au-dessus de l'éducation. Je sais que la première, la seule, la vraie science est celle de l'homme, qu'on ne peut acquérir ni dans la solitude ni dans les livres, et que chacun peut profiter de son expérience et de celle des autres, pour marcher avec quelque sûreté au milieu des précipices de la vie; moi seul dois craindre d'être trompé par ceux qui devaient m'instruire, précipité du faîte de la fortune par ceux qui devaient m'y élever, et frappé par la main qui aurait eu la force de me soutenir.

(Il manque une autre feuille.)

… Si du moins c'était la première fois, mais j'ai si cruellement éprouvé toutes les passions! Je ne suis pas exempt de vices, je l'avoue; mais jamais un vice ne m'a vaincu, et cependant, dans ce terrestre pèlerinage, j'ai passé tout à coup des jardins aux déserts. Mais je conviens qu'à une certaine époque, mon mépris pour les hommes naquit d'un dédain orgueilleux et du désespoir de ne pouvoir trouver la gloire et le bonheur dont je m'étais flatté dans les premières années de ma jeunesse. Crois-tu, Lorenzo, que, si j'avais voulu, comme tant d'autres, trafiquer de ma foi, renier la vérité, vendre mon esprit, je ne vivrais pas maintenant plus honoré et plus tranquille? Mais les honneurs et la tranquillité de ce siècle perdu méritent-ils d'être achetés par la vente de mon âme? Peut-être la crainte de l'infamie, plus encore que l'amour de la vertu, m'a-t-elle retenu sur les bords du précipice et empêché de commettre de ces fautes qu'on respecte chez les grands, qu'on tolère dans la classe moyenne de la société, et qu'on punit chez les malheureux pour ne point laisser sans victimes l'autel de la justice. Non, jamais aucune force humaine, aucune puissance divine ne parviendront à me faire répéter sur le théâtre du monde l'éloge du petit brigand… Pour veiller la nuit dans le boudoir de nos femmes à la mode, je sais qu'il faut être libertin de profession, parce qu'elles veulent encore maintenir leur réputation auprès des hommes qu'elles croient susceptibles de quelque ombre de pudeur… Eh! moi-même n'ai-je pas reçu d'une femme des préceptes de trahison et de séduction! et peut-être eussé-je trahi et séduit comme un autre, si le plaisir que je comptais y goûter n'eût pas dû redescendre amer dans mon âme, qui n'a jamais su se plier aux circonstances, ni transiger avec la raison. Voilà pourquoi tant de fois tu m'as entendu redire que tout dépend du cœur;… du cœur, que ni le Ciel, ni les hommes, ni nos intérêts mêmes ne peuvent jamais changer.

Dans l'Italie la plus cultivée, et dans quelques villes de France, j'ai cherché avec soin ce grand monde, que partout j'entendais vanter avec tant d'emphase. Qu'ai-je vu? Une foule de nobles, de savants et de belles; mais tous sots, bas et méchants!.. tous!.. J'ai cependant, je l'avouerai, rencontré quelquefois, mais toujours parmi le peuple, des hommes d'un caractère libre, que rien n'avait pu émousser encore. J'errais ça et là, et dessus et dessous, semblable aux âmes de ces malheureux que le Dante place à la porte de l'enfer comme ne les jugeant pas dignes d'habiter avec les parfaits damnés. Pendant tout un an, sais-tu ce que j'ai trouvé partout? Sottise, déshonneur, ennui mortel… Et, tandis que, tremblant encore sur le passé, je commençais à me rassurer sur l'avenir en me croyant dans le port, mon mauvais génie m'entraîne de nouveau à des malheurs inévitables.

Tu vois, Lorenzo, que j'ai raison de lever les yeux vers ce rayon de salut, qu'un hasard propice me présente. Mais, je t'en conjure, épargne-moi ton refrain habituel: Ortis, Ortis, ton intolérance te rendra misanthrope. Et crois-tu donc que, si je haïssais les hommes, je me plaindrais comme je le fais de leurs vices? Au reste, puisque je ne sais pas en rire et que je crains de m'en fâcher, je crois que le meilleur parti est la retraite; d'autant plus que je ne vois pas qui pourrait me garantir de la haine de cette race, à laquelle je ressemble si peu. Il ne s'agit point ici de discuter de quel côté est la raison; je l'ignore, et certes je ne pense pas qu'elle soit toute du mien. Mais l'essentiel, je crois (et, en cela, nous sommes d'accord), c'est que mon caractère franc, ouvert et loyal, ou plutôt obstiné, brusque et imprudent, ne peut nullement s'accorder avec cette religieuse étiquette qui couvre d'une même livrée l'extérieur de ceux-là, et, sur mon honneur, pour vivre en paix avec eux, je n'ai point envie de changer d'habits. Je me trouve donc dans une guerre ouverte, qui ne me laisse pas même espérer de trêve, et ma défaite est d'autant plus inévitable, que je ne sais point combattre avec le masque de la dissimulation, vertu cependant assez accréditée et encore plus profitable. Vois ma présomption, Lorenzo: je me crois meilleur que les autres, et voilà pourquoi je dédaigne de me contrefaire; mais, bon ou mauvais, et tel que suis enfin, j'ai la générosité ou plutôt l'effronterie de m'exposer nu et comme je suis sorti des mains de la nature. J'avoue que parfois je me dis à moi-même:

– Crois-tu qu'il n'y a pas quelque danger à professer cette vérité?

Et je me réponds que je serais bien fou, si, lorsque j'ai trouvé dans ma solitude le bonheur et la tranquillité des élus, qui se béatifient dans la contemplation du souverain bien, j'allais, pour ne pas risquer de devenir amoureux (c'est ton antienne ordinaire), me remettre encore à la disposition de cette tourbe fausse et méchante.

Padoue, 23 décembre.

Ce maudit pays semble encore engourdir mon âme, déjà fatiguée de la vie. Gronde-moi tant que tu voudras, Lorenzo, mais je ne sais que devenir à Padoue. Si tu voyais avec quelle figure apathique je suis là… hésitant… et me torturant l'esprit pour te commencer cette misérable lettre… A propos, le père de Thérèse est revenu et m'a écrit. Je lui ai répondu en lui annonçant mon retour; il me semble qu'il y a mille ans que je l'ai quitté.

 

Cette Université (comme toutes les Universités du monde) est composée de professeurs pédants, ennemis entre eux, et d'écoliers dissipés. Lorenzo, sais-tu pourquoi les grands hommes sont si rares dans la foule? C'est que cette émanation de la Divinité qui constitue le génie ne peut exister que dans l'indépendance et la solitude; dans la société, on lit et on imite beaucoup; mais on médite peu. Cette ardeur généreuse qui fait écrire, penser et sentir fortement, finit par s'évaporer en paroles. Pour estropier une foule de langues, nous dédaignons d'apprendre la nôtre, et nous nous donnons en ridicule aux étrangers et à nous-mêmes. Dépendants des préjugés, des intérêts et des vices des hommes, guidés par une chaîne de devoirs et de besoins, nous confions à la multitude notre gloire et notre bonheur, nous parvenons à la richesse et à la puissance, et nous finissons par nous épouvanter de notre élévation même, parce que la renommée attire les persécuteurs, et que notre grandeur d'âme nous rend suspects aux gouvernements et aux princes, qui ne veulent ni grands hommes ni grands scélérats. Celui qui, dans des temps d'esclavage, est payé pour instruire la jeunesse, presque jamais ne remplit son mandat sacré. De là vient cet appareil de leçons pédantesques et pédagogiques qui ne tendent qu'à rendre la raison difficile et la vérité même suspecte. Tiens, Lorenzo, je ne puis mieux comparer les hommes qu'à un troupeau d'aveugles qui errent au hasard. Quelques-uns s'efforcent d'entr'ouvrir les yeux et se persuadent qu'ils distinguent dans les ténèbres, où cependant ils ne doivent marcher qu'en trébuchant…

Mais supposons que je n'ai rien dit. Il y a des opinions qu'on ne peut discuter qu'avec le petit nombre de ceux qui envisagent les sciences avec le même sourire qu'Homère contemplait les hauts faits des grenouilles et des rats… Pour cette fois, tu conviendras que j'ai raison.

Or, puisque Dieu t'envoie un acquéreur, tu me feras plaisir de vendre corps et âme tous mes livres. Qu'ai-je à faire de quatre mille volumes et plus, que je ne peux ni ne veux lire? Conserve-moi seulement ceux dans lesquels tu trouveras des notes écrites de ma main: que d'argent j'ai employé à cette folie qui, je le crains bien, n'est passée que pour faire place à une autre! Tu en remettras le prix à ma mère; il l'indemnisera un peu des dépenses énormes qu'elle a faites pour moi. – Je ne sais comment je m'arrange, mais j'épuiserais un trésor; l'occasion me semble avantageuse, il faut en profiter; les temps deviennent de plus en plus malheureux, et il n'est pas juste que, pour moi, la pauvre femme traîne dans la misère le peu de temps qu'elle a encore à vivre. Adieu, Lorenzo.

Des monts Euganéens, 3 janvier 1798.

Pardonne: je te croyais plus sage… Le genre humain est cette troupe d'aveugles que tu vois, se heurtant, se pressant et se traînant derrière l'inexorable fatalité; pourquoi craindre alors un avenir que nous ne pouvons éviter?

Je me trompe! la prudence humaine peut, par ses combinaisons, rompre cette chaîne d'infiniment petits événements que nous appelons destin; mais peut-elle pour cela plonger ses regards dans les ombres de l'avenir? Tu m'exhortes encore à fuir Thérèse; mais c'est comme si tu me disais: «Abandonne ce qui te fait chérir la vie… Crains le mal et tombe dans le pire…» Mais supposons un instant que, pour éviter prudemment le péril, je doive interdire à mon âme tout éclair de bonheur, ma vie alors ne s'écoulerait-elle pas pareille aux austères journées de cette saison obscure et nébuleuse, qui ferait presque désirer la cessation de la vie jusqu'au retour du printemps? Conviens donc, Lorenzo, qu'il vaut mieux que la nuit vienne avant le soir, et que notre matin, du moins, se réjouisse aux rayons du soleil? D'ailleurs, si je voulais être toujours en garde contre mon cœur, ne ferait-il pas à ma raison une guerre éternelle? Et dis-moi quelle en serait l'utilité. Je naviguerai donc comme un homme perdu; que les choses aillent comme elles pourront: en attendant,

 
Je sens mon air natal, et mes douces collines
Montent à l'horizon!
 
10 janvier.

Odouard nous écrit que ses affaires ne le retiendront plus guère qu'un mois, et il espère revenir au printemps… Alors, oui, vers les premiers jours d'avril, je penserai à partir.

19 janvier.

Existence humaine: songe trompeur! auquel, semblables à ces femmelettes qui font reposer leur avenir sur des superstitions et des présages, nous attachons cependant un si grand prix!.. prends garde! tu tends la main à une ombre qui, tandis qu'elle t'est chère, est peut-être en horreur à tel autre; – ainsi donc tout mon bonheur n'est que dans l'apparence des objets qui m'entourent, et, si je cherche quelque chose de réel, ou j'en reviens à me tromper, ou, surpris et épouvanté, je ne fais que m'égarer dans le vide. Je ne sais, mais je commence à craindre que nous ne soyons qu'un infiniment petit anneau du système incompréhensible de la nature, et qu'elle ne nous ait doués d'un si grand amour de nous-mêmes qu'afin que ces profondes craintes et ces suprêmes espérances, créant dans notre imagination une série innombrable de biens et de maux, nous tinssent incessamment occupés de cette triste existence si douteuse, si courte et si malheureuse; et elle, pendant que nous servons aveuglément à son but, elle rit de notre orgueil, qui nous fait penser que l'univers est créé pour nous seuls, et que nous seuls sommes dignes et capables de donner des lois à la création.

Tout à l'heure j'allais devant moi, perdu dans la campagne, enveloppé jusqu'aux yeux dans mon manteau, observant l'agonie de la terre ensevelie sous des monceaux de neige, sans herbe ni feuilles qui rappelassent sa richesse passée; je ne pouvais longtemps arrêter ma vue sur les épaules de ses montagnes dont les cimes élevées disparaissaient dans un nuage grisâtre, qui, en s'abaissant, augmentait encore la tristesse de ce jour froid et ténébreux. Je me figurais ces neiges amoncelées se détachant tout à coup et se précipitant semblables à ces torrents qui inondent la plaine, renversent les plantes, les arbres, les cabanes, et détruisent en un jour le travail de tant d'années et l'espérance de tant de familles! de temps en temps, un faible rayon de soleil tremblait à travers cette atmosphère épaisse et rassurait la terre en lui annonçant que le monde n'était pas plongé dans l'éternelle nuit. Me tournant alors vers cette partie du ciel qui conservait la teinte rougeâtre de son dernier reflet, je m'écriai:

– O soleil! tout change donc ici bas, et un jour viendra où Dieu retirera les regards de toi, et, toi aussi, tu changeras de forme; et alors, les nuages ne serviront plus de cortège à tes rayons, et l'aube ne viendra plus, couronnée de roses célestes et ceinte de flammes, annoncer à l'Orient que tu te lèves. Réjouis-toi cependant de ta carrière, qui sera peut-être triste un jour et pareille à celle de l'homme. Tu le vois: quant à lui, l'homme n'a point à se louer de la sienne; et, si parfois il rencontre sur son chemin les prés fleurissants d'avril, il doit plus souvent encore traverser les sables brûlants de l'été et les glaces mortelles de l'hiver.

22 janvier.

Ainsi vont les choses, cher ami; hier au soir, j'étais auprès du foyer autour duquel s'étaient rassemblés quelques paysans des environs, qui, en se chauffant, s'amusaient à raconter leurs anciennes aventures. Tout à coup une jeune fille, les pieds nus et paraissant transie de froid, entre, et, s'adressant au jardinier, lui demande l'aumône pour la pauvre vieille. Tandis qu'elle se réchauffait, il préparait pour elle deux petits fagots de bois sec et deux pains bis. La paysanne les prit, nous salua et partit; je sortis derrière elle, et, sans intention, je suivis ses traces imprimées dans la neige.

Arrivée à un monceau de glaces qui barraient le chemin, elle s'arrêta, cherchant des yeux une place où elle pût passer. Je la joignis.

– Allez-vous bien loin, jeune fille?

– Non, monsieur, là, un demi-mille environ.

– Ces fagots sont trop lourds pour vous, laissez-m'en prendre au moins un.

– Ils ne me fatigueraient point si je pouvais les porter sur mes épaules; mais ces deux pains m'embarrassent.

– Alors, laissez-moi donc porter les pains.

Elle me les présenta en rougissant, et je les mis sous mon manteau. Après une petite heure de marche, nous entrâmes dans une chaumière au milieu de laquelle nous aperçûmes une vieille femme qui se chauffait à un vase de braise, sur lequel elle étendait les paumes de ses mains en appuyant ses pouces sur ses genoux.

– Bonjour, mère, lui dis-je en m'approchant d'elle.

– Bonjour, me répondit-elle.

– Comment vous portez-vous, mère?

Cette question et dix autres que je lui fis successivement restèrent sans réponse, tant elle était occupée à se réchauffer les mains; de temps en temps seulement, elle levait les yeux pour voir si nous étions partis. Nous déposâmes toutes nos petites provisions; et la vieille, sans plus nous regarder, fixa sur elles son œil immobile, et, à notre promesse de revenir le lendemain, elle ne nous répondit que par un second «Bonjour!» qu'elle laissa échapper comme malgré elle.

En regagnant la maison, la jeune paysanne me racontait que cette femme, qui pouvait avoir environ quatre-vingts ans, était très-malheureuse, en ce que la saison empêchait souvent les habitants du village de lui faire passer les secours dont elle avait besoin, et que quelquefois on l'avait trouvée près de mourir de faim; cependant, la crainte de quitter la vie était si forte chez elle, qu'on la voyait continuellement occupée à marmotter des prières pour que Dieu la conservât en ce monde. J'ai entendu dire ensuite à un vieux paysan que, depuis qu'elle avait perdu son mari tué d'un coup d'arquebuse, elle avait vu, dans une année de disette, mourir autour d'elle ses fils, ses filles, ses gendres, ses belles-filles et ses neveux. Et cependant, frère, cette malheureuse, qui joint aux maux présents le souvenir des maux passés, demande encore au ciel de lui conserver une vie noyée dans une mer de douleurs.

Hélas! tant de dégoûts assiégent notre existence, qu'il ne faut pas moins que cet instinct invincible qui nous y attache, pour l'acheter, quand la nature nous donne tant de moyens de nous en délivrer, pour l'acheter, dis-je, comme nous le faisons par l'avilissement, les pleurs, et quelquefois encore par le crime…

17 mars.

Depuis deux mois, je ne te donne pas signe de vie, et tu t'en es effrayé, et tu as craint que je ne fusse vaincu par l'amour, au point de ne me souvenir ni de toi ni de la patrie. – O frère! que tu me connais peu, que tu connais peu le cœur humain et toi-même, si tu penses que le sentiment de la patrie puisse s'attiédir ou s'éteindre, et si tu crois qu'il cède aux autres passions, tandis qu'au contraire il les irrite et en est irrité. – C'est vrai, et, en cela, tu as dit vrai: L'amour dans un cœur malade, et où les autres passions sont désespérées, renaît tout-puissant. – Et j'en suis une preuve; mais qu'il y renaisse mortel, tu te trompes; sans Thérèse, je serais aujourd'hui dans la tombe.

La nature crée de sa propre autorité des esprits qui ne peuvent être que généreux; il y a vingt ans, il était possible qu'ils demeurassent sans force et engourdis dans la torpeur universelle de l'Italie; mais les temps d'aujourd'hui ont réveillé en eux leurs natives et viriles passions; et ils ont acquis telle trempe, qu'on puisse les briser, oui – les faire plier, non. Et ceci n'est point une sentence métaphysique; crois-moi, c'est la vérité qui resplendit dans la vie de beaucoup d'hommes des anciens jours, glorieusement malheureux: vérité dont je me suis convaincu en vivant avec beaucoup de concitoyens que je plains et que j'admire en même temps; parce que, si Dieu n'a pas pitié de l'Italie, ils devront enfermer au plus profond de leur cœur l'amour de la patrie, – le plus funeste des amours, en ce qu'il brise ou endolorit toute la vie, et qu'avant de l'abandonner, ils auront pour chers les périls, l'agonie et la mort; – et je suis un de ceux-là; – et toi aussi, Lorenzo.

 

Mais, si j'écrivais là-dessus ce que j'ai vu et ce que je sais, je ferais une chose inopportune et cruelle, en rallumant en vous tous cette flamme que je voudrais éteindre en moi. – Je pleure, crois-moi, la patrie; je la pleure secrètement, et je désire

Que je répande seul mes larmes ignorées

Une autre espèce d'amateurs d'Italie se plaint à haute voix, criant qu'ils ont été vendus et livrés; mais, s'ils se fussent armés, ils eussent été vaincus peut-être, mais non pas trahis; et, s'ils s'étaient défendus jusqu'à la dernière goutte de leur sang, les vainqueurs n'eussent pas pu les vendre, et les vaincus n'eussent point tenté de se racheter. Il y en a beaucoup parmi nous qui croient que la liberté se peut payer à prix d'argent, qui pensent que les nations étrangères viennent, par amour de l'équité, s'égorger réciproquement dans nos campagnes pour délivrer l'Italie; mais les Français, qui ont rendu odieuse la divine théorie de la liberté publique, feront les Timoléons à notre égard. – Beaucoup espèrent dans le jeune héros né de sang italien, né où se parle notre langue; – moi, d'une âme basse et cruelle, je n'attendrai jamais rien d'utile ni d'élevé pour nous; que m'importe qu'il ait le courage et le rugissement du lion, s'il a l'esprit du renard! Oui, bas et cruel, et les épithètes ne sont pas exagérées; n'a-t-il pas vendu Venise avec une franche et généreuse fierté? Selim Ier, qui fit égorger sur le Nil trente mille soldats circassiens qui s'étaient fiés à sa parole, et Nadir schah, qui, dans notre siècle, assassina trois cent mille Indiens, sont plus féroces, c'est vrai, mais moins méprisables. J'ai vu de mes yeux une constitution démocratique, apostillée par le jeune héros, apostillée de sa main, et envoyée de Passeriano à Venise, pour qu'elle y fût acceptée; et le traité de Campo-Formio était déjà signé depuis plusieurs jours, et Venise vendue: et la confiance que le héros nous inspirait à tous a rempli l'Italie de proscrits, d'émigrants et d'exilés. Je n'accuse pas la raison d'État, qui vend les nations comme des troupeaux de bêtes: ce fut et ce sera toujours ainsi mais je pleure ma patrie,

 
Qui me fut enlevée, et de telle manière,
Que l'offense en mon cœur vit encore tout entière.
 

Il est né Italien, et secourra un jour la patrie. – Qu'un autre le croie; moi, j'ai répondu et je répondrai toujours: «La nature le créa tyran, et le tyran n'a point d'égard à la patrie. Il n'en a pas!»

Quelques-unes des nations, en voyant les plaies de l'Italie, vous disent qu'il faut savoir les guérir avec les remèdes extrêmes nécessaires à la liberté. C'est vrai, l'Italie a des abbés et des moines; mais elle n'a plus de prêtres; car, là où la religion n'est point incarnée dans les lois et dans les mœurs d'un peuple, l'administration du culte n'est plus qu'un commerce. L'Italie a des nobles encore tant que tu voudrais, mais elle n'a plus de patriciens; les patriciens défendaient l'Italie d'une main pendant la guerre, et la gouvernaient de l'autre pendant la paix. Tandis qu'en Italie, maintenant, la grande prétention des nobles est de ne faire ni savoir rien. Enfin nous avons encore un peuple, mais nous n'avons plus de citoyens, ou bien peu, du moins. Les médecins, les avocats, les professeurs d'université, les lettrés, les riches marchands, l'innombrable foule des employés font des arts libéraux et s'intitulent bourgeois; mais ils n'ont ni force ni droit de bourgeoisie. Chacun gagne du pain ou des diamants, son nécessaire ou son superflu, avec son industrie personnelle, mais il n'est pas propriétaire sur ce sol; il est une portion du peuple moins malheureux, mais non pas moins esclave; une terre est possible sans habitants: – un peuple sans terre, jamais. C'est pour cela que le petit nombre de propriétaires territoriaux, en Italie, seront toujours les dominateurs invisibles et les arbitres de la nation. Or, des moines et des abbés, faisons des prêtres; convertissons les nobles en patriciens, tous les habitants, ou une partie du moins, en propriétaires ou en possesseurs de terres. Mais prenons garde. Faisons cela sans carnage, sans impiété, sans factions, sans proscriptions, sans exils, sans l'aide, sans le sang, sans les extorsions des armes étrangères, sans division territoriale, sans lois agraires, sans expropriations des biens paternels; car, si jamais de pareils remèdes étaient indispensables pour nous tirer de notre perpétuel et infâme esclavage, je ne sais vraiment ce que je préférerais; – ni infamie ni servitude. – Être l'exécuteur de si cruels et souvent de si inefficaces remèdes, jamais: l'individu a toujours quelque voie de salut, lui, ne fût-ce que la tombe. Mais un peuple ne peut pas se suicider d'un coup et tout entier; et cependant, si j'écrivais, j'exhorterais l'Italie à subir en paix sa situation présente, et à laisser à la France le honteux malheur d'avoir sacrifié tant de victimes humaines à la liberté, victimes sur lesquelles le Conseil des cinq cents, ou d'un seul, cela revient au même, a posé et posera son trône vacillant de minute en minute, comme tout trône qui a pour fondement des cadavres.

Le temps depuis lequel je t'ai écrit n'a pas été perdu pour moi; je crois même avoir trop gagné pendant ce temps, mais c'est un gain funeste. M. T*** a beaucoup de livres de philosophie politique, et des meilleurs écrivains du monde moderne; et, soit pour résister au désir d'aller voir Thérèse, soit par ennui ou par curiosité, je me suis fait envoyer ces livres, et, soit en les lisant, soit en les feuilletant, j'en ai fait les maussades compagnons de mon hiver. – Certes, j'avais cependant une plus aimable compagnie: c'était celle des petits oiseaux, qui, chassés par le froid des montagnes et des prairies, venaient chercher leur nourriture près des habitations des hommes, leurs ennemis, se posaient par famille et par tribu sur mon balcon, où je leur apportais leur dîner et leur souper; mais aussi peut-être que, le froid parti, ils m'abandonneront pour jamais. En somme, j'ai recueilli de mes longues lectures que l'ignorance des hommes est peut-être chose dangereuse, mais que leur connaissance, lorsqu'on n'a pas le courage de les tromper, est une chose funeste. J'ai recueilli que les nombreuses opinions de beaucoup de livres et les contradictions historiques mènent l'esprit le plus arrêté à la confusion, au chaos et au vide; si bien que, si l'on me mettait dans l'obligation de ne jamais lire ou de lire toujours, – je préférerais ne jamais lire; et peut-être ferai-je ainsi. J'ai recueilli enfin que nous avons toutes passions vaines, que la vie elle-même n'est qu'une vanité, et que néanmoins dans cette vanité est la source de nos erreurs, de nos larmes et de nos crimes.

Et cependant, je sens plus que jamais revivre dans mon cœur l'amour de la patrie; – et, quand je pense à Thérèse, et qu'en y pensant, j'espère, – je retombe dans une tristesse plus profonde, et je me dis: «Quand ma femme sera aussi la mère de mes fils, mes fils n'auront pas de patrie, et leur mère ne s'apercevra qu'en gémissant qu'elle devient mère!» Aux autres passions qui se font sentir aux jeunes filles, et surtout aux jeunes filles italiennes, à l'aurore fugitive de leur vie, s'est joint ce malheureux amour de la patrie. Je détourne autant que je peux la conversation de M. T*** des discussions politiques, dans lesquelles il se passionne; sa fille alors n'ouvre jamais la bouche; mais je m'aperçois combien les angoisses de son père et les miennes retentissent jusqu'au plus profond de son cœur. Tu sais que ce n'est point une femme vulgaire et insoucieuse des intérêts publics; car, dans un autre temps, elle eût pu choisir un autre mari; elle est douée d'une âme haute et de nobles pensers, et elle voit combien m'est pesant ce repos d'obscur et froid égoïsme dans lequel languissent tous nos jours.

Vraiment, Lorenzo, même en me taisant, je découvre que je suis misérable et vil à mes propres yeux. La volonté forte et l'impuissance d'agir font le plus malheureux des hommes, l'homme passionné en politique; il faut qu'il enferme cette volonté, qu'il l'étouffe dans son cœur, ou il sera ridicule au monde, ou il fera la figure d'un paladin de roman. Quand Caton se tua, un pauvre patricien, nommé Cosius, se tua comme lui: l'un fut admiré, parce que, avant de recourir à cette extrémité, il avait tout tenté pour ne pas être esclave; l'autre fut raillé, parce que, par amour de la liberté, il n'avait pas su faire autre chose que se poignarder.