bepul

Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia

Matn
Muallif:
0
Izohlar
iOSAndroidWindows Phone
Ilova havolasini qayerga yuborishim mumkin?
Mobil qurilmada kodni kiritmaguningizcha oynani yopmang
TakrorlashHavola yuborildi

Mualliflik huquqi egasi talabiga ko`ra bu kitob fayl tarzida yuborilishi mumkin emas .

Biroq, uni mobil ilovalarimizda (hatto internetga ulanmasdan ham) va litr veb-saytida onlayn o‘qishingiz mumkin.

O`qilgan deb belgilash
Shrift:Aa dan kamroqАа dan ortiq

Quel bel automne! Adieu Plutarque! il reste constamment fermé sous mon bras. Voilà trois jours que je perds à remplir de raisins et de pêches une corbeille que je recouvre ensuite de feuilles; puis, en suivant le cours du ruisseau, j'arrive à la villa, et je réveille tout le monde avec la chanson des vendanges.

12 novembre.

Hier, jour de fête, nous avons transporté avec solennité, sur la montagne, en face de l'église, des pins qui se trouvaient sur une petite colline à côté. Mon père avait déjà essayé de féconder ce petit et stérile coin de terre; mais les cyprès qu'il y avait plantés n'ont pu y prendre racine, et les autres arbres sont encore très-petits. Aidé de plusieurs laboureurs, j'ai couronné le plateau, d'où s'échappe la cascade, de cinq peupliers qui domineront la partie orientale d'un petit bosquet qui sera salué le premier par le soleil lorsqu'il s'élancera splendide à la cime des monts. Hier, il était plus pur qu'à l'ordinaire, et sa chaleur réchauffait l'air engourdi par les brouillards de l'automne, qui s'en va mourant; alors, les paysannes, parées de leurs habits de fête, sont venues nous rejoindre sur le midi, entremêlant leurs jeux et leurs danses de chansons et de toasts: c'étaient les filles, les épouses ou les maîtresses des laboureurs, et tu sais que nos paysans ont l'habitude, lorsqu'ils se livrent à ce travail, de convertir la fatigue en plaisir, persuadés par une ancienne tradition de leurs aïeux et bisaïeux que, sans le choc des verres, les arbres ne pourraient pousser une seule racine dans une terre étrangère… Et moi, m'élançant dans l'immensité de l'avenir, je me représentais un pareil jour d'hiver, lorsque, la tête blanchie par les ans, je me traînerai pas à pas, appuyé sur mon bâton, pour me ranimer aux rayons du soleil, si cher aux vieillards; saluant, à mesure qu'ils sortiront de l'église, les villageois courbés sous le poids des années, mes anciens compagnons lorsque la jeunesse coulait à flots dans nos veines, et qui me remercieront alors des fruits qu'auront produits, quoique un peu tard, les arbres plantés par mon père. C'est là que je raconterai d'une voix cassée à mes petits-neveux, aux tiens, à ceux de Thérèse, nos simples aventures, qu'ils écouteront en silence et rangés autour de moi; et, lorsque mes froids ossements dormiront sous ce bosquet, alors riche et ombreux, peut-être que, par un beau soir d'été, au murmure des feuilles agitées par la brise de la nuit, s'uniront les soupirs de mes anciens amis, qui viendront, au son de la cloche des morts, implorer Dieu pour la paix de mon âme, et recommander ma mémoire au souvenir de leurs enfants; et, si quelquefois le moissonneur, accablé par la chaleur du mois de juin, vient se reposer dans le cimetière, il dira d'une voix émue, en regardant mon tombeau:

– C'est lui qui éleva ces ombres fraîches et hospitalières.

O illusion! comment celui qui n'a pas de patrie ose-t-il dire où il laissera ses cendres!

 
Heureux temps où chacun était sûr de sa tombe;
Où, près du lit désert, l'épouse au front voilé
N'attendait pas en vain son époux exilé!
 

Vingt fois j'ai commencé cette lettre, et vingt fois je l'ai interrompue… La journée était si belle, j'avais fait la promesse d'aller à la villa… et puis la solitude… et puis… Tu ris?.. Il est pourtant vrai qu'avant-hier, je me suis levé avec la résolution de t'écrire, et je me suis trouvé dehors sans m'en être aperçu.

Il pleut, il grêle, il tonne: je me soumets à la nécessité qui me renferme chez moi, et je profite de cette journée infernale pour te donner de mes nouvelles.

Voilà six ou sept jours que nous avons fait un pèlerinage; la nature était plus belle que jamais. Thérèse, son père, Odouard, la petite Isabelle et moi, avons été visiter la maison de Pétrarque, à Arqua. Arqua est éloignée, comme tu le sais, de quatre milles du lieu que j'habite; mais, pour raccourcir la route, nous avons pris le chemin de la vallée. L'aurore promettait la plus belle journée de l'automne: on eût dit que la nuit, suivie des ténèbres, fuyait devant le soleil, qui, dans sa splendeur immense, sortait des nuages de l'orient pareil au dominateur de l'univers: et l'univers souriait. Les nuages dorés et peints de mille couleurs glissaient sur la surface d'un ciel tout d'azur, et s'entr'ouvraient de temps en temps, comme s'ils voulaient laisser tomber sur les mortels un regard de la Divinité. Je saluais à chaque pas la famille des fleurs et des plantes, qui peu à peu soulevaient leurs têtes encore chargées du givre de la nuit; les arbres, avec un murmure délicieux, faisaient trembler à la lumière les gouttes de rosée suspendues à leurs feuilles, tandis que la brise du matin séchait le superflu de l'humidité des plantes. Tu aurais entendu alors une solennelle harmonie se répandre confusément par toute la forêt: c'étaient le bêlement des troupeaux, le murmure du fleuve, le chant des oiseaux, la voix des hommes; et, pendant ce temps, l'air était parfumé par les exhalaisons que la terre, dans sa joie, envoyait des vallons et des montagnes au soleil… au soleil, roi de la nature. Oh! que je plains le malheureux que tant de bienfaits ne peuvent émouvoir, et qui n'a jamais senti à ce spectacle ses yeux se mouiller des douces larmes de la reconnaissance… Dans ce moment, j'aperçus Thérèse brillante de toutes ses grâces; son visage portait l'empreinte d'une mélancolie douce qui se dissipa peu à peu pour faire place à la joie vive et pure qui lui débordait de l'âme. Sa voix était entrecoupée, ses grands yeux noirs, dans l'immobilité de l'extase, se mouillaient de pleurs; toutes ses facultés paraissaient envahies par la beauté sainte de la campagne. Dans cette plénitude de sensations, les cœurs se cherchent pour se répandre dans les autres cœurs, et alors elle se tourna vers Odouard… Grand Dieu! on eût dit qu'il allait tâtonnant dans les ténèbres les plus épaisses ou au milieu d'un désert abandonné du sourire de la nature. Elle le quitta tout à coup, et s'appuya sur mon bras, en me disant… Mais, Lorenzo, à quoi bon continuer, et ne vaut-il pas mieux que je me taise? Ne m'est-il pas impossible de te rendre la douceur de ses accents, la grâce de ses gestes, la mélodie de sa voix, la céleste expression de son visage? Si du moins je pouvais redire littéralement ses paroles sans en changer ni transposer une syllabe, certes, tu m'en saurais gré, je le crois… Mais à quoi sert-il de copier imparfaitement un tableau inimitable, qui doit plus gagner par sa seule réputation que par une pâle copie?.. Ne te paraît-il pas que je ressemble aux traducteurs du divin Homère? Tu vois que je n'essaye pas même de t'exprimer un sentiment qui ne peut être rendu par des phrases, sans perdre toute sa vivacité.

Je me sens fatigué, Lorenzo, et je renvoie à demain le reste de mon récit. Le vent souffle avec force, et cependant je vais essayer de me mettre en route. Je saluerai Thérèse en ton nom…

Sur Dieu! je suis condamné à poursuivre ma lettre. J'ai trouvé au seuil de la porte un véritable lac; peut-être pourrais-je le franchir d'un saut; mais la pluie ne cesse pas, midi est passé, et, dans peu d'heures, cette nuit, qui menace d'être la dernière, sera venue. Pour aujourd'hui, journée perdue… ô Thérèse!

– Je ne suis pas heureuse, m'a dit Thérèse.

Et ces paroles m'ont déchiré le cœur.

Je marchais près d'elle dans un profond silence; Odouard avait rejoint M. T***, et ils nous précédaient en causant; la petite Isabelle nous suivait, portée par le jardinier.

– Je ne suis pas heureuse, répéta une seconde fois Thérèse.

J'avais déjà compris la terrible signification de ces paroles, et je gémissais intérieurement en voyant devant moi la victime qu'on voulait sacrifier aux préjugés et à l'intérêt. Thérèse s'aperçut alors de ma tristesse, et, changeant de voix:

– Quelque doux souvenir, me dit-elle en s'efforçant de sourire.

Et aussitôt elle baissa les yeux. Je n'osai pas lui répondre.

Nous approchions d'Arqua, et, à mesure que nous gravissions l'herbeuse colline, les villages que nous dépassions fuyaient et disparaissaient à nos yeux. Enfin nous nous trouvâmes dans une avenue bordée d'un côté par des peupliers qui, en se balançant, laissaient tomber sur nos têtes leurs feuilles les plus jaunes, et ombragée de l'autre par une forêt de chênes dont l'épaisseur et la verdure plus foncée contrastaient agréablement avec le feuillage plus tendre des peupliers. De temps en temps, quelques rameaux de vigne sauvage, s'échappant de la forêt, joignaient les deux rangées d'arbres opposées, et, se balançant au-dessus de nous, formaient des festons mollement agités par la brise du matin.

– Oh! que de fois, dit Thérèse en s'arrêtant et regardant autour d'elle, que de fois, l'été dernier, je me suis reposée sur cette herbe et sous l'ombre fraîche de ces chênes… Hélas! j'y venais avec ma mère…

Elle se tut à ces mots, et se retourna comme pour regarder la petite Isabelle, qui nous suivait à peu de distance; mais je m'aperçus qu'elle ne m'avait quitté que pour me cacher les larmes qu'elle ne pouvait plus retenir et dont son visage était inondé.

– Mais où donc est votre mère? lui demandais-je, et pourquoi ne la vois-je jamais?

– Depuis plusieurs semaines, me répondit-elle, elle habite Padoue avec sa sœur, séparée de nous peut-être pour toujours!.. Mon père l'adorait; mais, depuis qu'il s'est obstiné à me donner un mari que je ne puis aimer, l'harmonie a disparu de notre famille. Ma pauvre mère, après s'être opposée en vain à ce mariage, s'est éloignée pour ne point avoir part à mon malheur inévitable… Et moi, je reste abandonnée de tout… J'ai promis à mon père; je tiendrai ma parole… Mais ce qui redouble ma peine, c'est d'être cause de la désunion de notre famille… Quant à moi… patience!

Et, à ces mots, les larmes pleuvaient de ses yeux.

 

– Pardonnez-moi, continua-t-elle, mais j'avais besoin d'épancher mon cœur brisé. Je ne puis écrire à ma mère ni recevoir de ses lettres. Mon père, absolu dans ses résolutions, ne veut pas même l'entendre nommer; il me répète à chaque instant qu'elle est notre plus grande ennemie, et cependant… je sens que je n'aime pas, que je n'aimerai jamais celui avec lequel tout est déjà décidé…

Représente-toi ma situation, dans ce moment… Je ne pouvais ni la consoler, ni lui répondre, ni lui donner des conseils…

– De grâce, reprit-elle tout à coup, ne vous affligez pas de mes peines, je vous en conjure. Je me suis confiée à vous;… le besoin de trouver quelqu'un qui pût me plaindre… une certaine sympathie… enfin je n'ai que vous seul.

– O ange! oui, oui, puissé-je pleurer toujours, et racheter à ce prix tes larmes! Cette misérable vie est toute à toi; elle t'appartient sans réserve, et je la consacre à ton bonheur.

Que de malheurs dans une seule famille, mon cher Lorenzo! quelle obstination dans M. T***! qui, du reste, est un brave et galant homme… Il aime sa fille de toute son âme, il la loue souvent, la regarde toujours avec tendresse, et cependant il lui tient la main sur la gorge. Thérèse me disait, il y a quelques jours, qu'il était doué d'une âme ardente et continuellement agitée par des passions malheureuses. Gêné dans son intérieur par la trop grande magnificence qu'il affecte de déployer, poursuivi par ces hommes qui, dans les révolutions, établissent leur fortune sur la ruine des autres, et, craignant pour ses enfants, il veut assurer la félicité de sa famille en s'alliant à un homme de sens, riche, et qui a encore la perspective d'un héritage immense; peut-être est-ce aussi par une certaine morgue, et je parierais cent contre un qu'il ne donnerait pas sa fille à un homme à qui il manquerait un demi-quartier de noblesse. Celui qui naît patricien doit mourir patricien: telle est sa devise. Il en résulte qu'il considère l'opposition de sa femme comme une attaque à son autorité, et ce sentiment tyrannique le rend encore plus inflexible; son cœur est pourtant excellent: il adore sa fille, il l'accable de caresses, et quelquefois semble plaindre intérieurement la résignation de cette malheureuse enfant. Vraiment, Lorenzo, lorsque je vois comment des hommes qui pourraient être heureux cherchent par une certaine fatalité le malheur avec une lanterne, et veillent, suent et se fatiguent pour se fabriquer des douleurs éternelles, je suis sur le point de me faire sauter la cervelle, de peur qu'il ne me passe quelque jour par la tête une semblable tentation.

Je te quitte, Lorenzo; Michel m'appelle. Je reprendrai ma lettre au premier moment…

Le ciel se déride, et il fait la plus belle soirée du monde; le soleil a chassé les nuages et console la terre en répandant sur sa surface un de ses rayons. Je t'écris en face du balcon, d'où j'admire l'éternelle lumière qui va peu à peu se perdant à l'horizon tout resplendissant de flammes. L'air est redevenu tranquille, et la campagne, quoique couverte d'eau et couronnée seulement d'arbres effeuillés et de plantes flétries, paraît plus belle qu'avant l'orage. C'est ainsi, Lorenzo, que l'infortuné secoue sa tristesse au premier éclair de l'espérance, et livre de nouveau son âme à des plaisirs auxquels il était insensible au temps de son aveugle prospérité… Mais le jour m'abandonne; j'entends la cloche du soir… Me voici enfin au terme de ma narration.

Nous continuâmes notre court pèlerinage, et bientôt nous aperçûmes à l'horizon, duquel elle se détachait par sa blancheur, la maison qui renferma autrefois cet homme

 
Pour la grandeur duquel le monde fut étroit,
Et qui, léguant son nom de mémoire en mémoire,
Fit à Laure vivante une immortelle gloire.
 

Je m'en approchai comme si j'allais me prosterner sur le tombeau de mes pères, et semblable à ces prêtres qui s'avançaient respectueux et en silence dans les forêts habitées par les dieux. La maison sacrée de ce grand Italien tombe en ruine par la négligence de celui qui possède un si saint trésor. En vain, dans quelques années, le voyageur viendra des terres lointaines visiter religieusement cette chambre où résonnent encore les chants divins de Pétrarque; il ne pourra plus que pleurer sur un monceau de pierres, couvert d'orties et d'herbes sauvages au milieu desquelles le renard solitaire aura fait son nid. O Italie! apaise l'ombre de tes grands hommes!.. Je me souviendrai toujours en gémissant des derniers mots que prononça le Tasse, après avoir passé quarante-sept années de sa vie, exposé aux sarcasmes des flatteurs, au dégoût des sachants, et à l'orgueil des princes, tantôt emprisonné, tantôt vagabond, et toujours triste, malade et pauvre. Conduit enfin sur le lit de la mort par le malheur et l'indigence, il écrivait, en exhalant son dernier soupir:

«Je ne me plains pas de la malignité de la fortune, pour ne pas dire de l'injustice des hommes, et qui a voulu avoir la gloire de me faire mourir mendiant.»

O mon cher Lorenzo! ces paroles me bruissent toujours dans le cœur, il me semble que je mourrai un jour en les répétant.

Cependant, je récitais tout bas, l'âme pleine d'amour et d'harmonie, la chanson

Claires, fraîches et douces ondes!

Et cette autre:

De penser en penser, de montagne en montagne…

Et ce sonnet:

Arrêtons-nous, Amour! regardons notre gloire

Et tant d'autres vers sublimes qu'à chaque instant ma mémoire rappelait à mon cœur.

Thérèse et son père étaient partis avec Odouard, qui allait vérifier les comptes d'un fermier qui tient de lui une terre dans les environs. J'ai appris depuis que la mort d'un de ses cousins le forçait d'aller à Rome, et qu'il n'en doit pas être quitte de sitôt, parce que, les autres parents s'étant emparés des biens du défunt, l'affaire, dit-on, ira devant les tribunaux.

A leur retour, cette bonne famille de laboureurs nous offrit un repas, après lequel nous reprîmes le chemin de nos maisons. Adieu, adieu; j'aurais bien des choses à te raconter encore; mais, à t'avouer la vérité, je ne suis guère à ce que je t'écris… A propos, je oubliais de te dire qu'en revenant, Odouard avait constamment accompagné Thérèse et lui avait parlé en affectant un air d'autorité; par le peu de ses paroles que j'ai pu saisir, je soupçonne qu'il la tourmentait pour connaître le sujet de notre entretien; tu vois, mon ami, que je dois interrompre mes visites, au moins jusqu'à ce qu'il soit parti.

Bonne nuit, mon cher Lorenzo! conserve avec soin cette lettre: lorsque Odouard aura emporté avec lui tout mon bonheur, lorsque je ne verrai plus Thérèse, que sa jeune sœur ne viendra plus jouer sur mes genoux, dans ces jours d'ennui où notre douleur passée nous redevient quelquefois chère, à cette heure où le jour va mourant, nous relirons ces mémoires, couchés sur le penchant de la colline qui regarde la solitude d'Arqua; alors, le souvenir que Thérèse fut notre amie séchera nos larmes; faisons-nous, crois-moi, un trésor de souvenirs suaves et doux, afin que, dans les années de tristesse et de persécution qui nous restent à vivre, nous ayons pour nous soutenir la mémoire de n'avoir pas toujours été malheureux.

22 novembre.

Trois jours encore, et Odouard sera parti. Le père de Thérèse, qui l'accompagnera jusqu'aux frontières, m'a proposé de faire ce voyage avec lui; mais je l'en ai remercié, parce que je suis décidé à m'éloigner. J'irai à Padoue… Je ne veux pas abuser de l'amitié et de la confiance de M. T***.

– Tenez bonne compagnie à mes filles, me disait-il encore ce matin.

Me prend-il donc pour un Socrate?.. Moi, près de cette angélique créature née pour aimer et être aimée, si malheureuse! moi dont le cœur est en si parfaite harmonie avec le cœur des infortunés, parce que j'ai toujours trouvé quelque chose de méchant dans celui de l'homme heureux!

Je ne sais comment il ne s'aperçoit pas qu'en parlant de sa fille, je change de visage, ma langue s'embarrasse, et je balbutie alors comme un voleur devant son juge: il y a des moments où je m'abandonne à des réflexions qui me feraient blasphémer, lorsque je vois tant d'excellentes qualités gâtées chez lui par des préjugés et un entêtement qu'un jour peut-être il pleurera bien amèrement… C'est ainsi, Lorenzo, que je dévore mes journées en me plaignant de mes malheurs… et de ceux des autres.

Cependant, cet état ne me déplaît pas… Souvent je ris de moi, je ris de ce que mon cœur ne peut supporter un moment, un seul moment de calme… Pourvu qu'il soit toujours agité, peu lui importe que les vents soient ou propices ou contraires: où lui manque le plaisir, il cherche aussitôt la douleur. Hier, Odouard est venu chez moi pour me rendre un fusil de chasse que je lui avais prêté, et me dire en même temps adieu; eh bien, je n'ai pu le voir sans me jeter à son cou, quoique cependant j'eusse bien dû imiter son indifférence. Je ne sais comment, vous autres sages appelez l'homme qui, sans réfléchir, cède toujours au premier mouvement de son cœur; ce n'est certainement pas un héros, et cependant ce n'est point un lâche: ceux qui traitent les passions de faiblesses, ressemblent à ce médecin qui appelait fou un malade dans le délire; c'est ainsi encore que les riches taxent la pauvreté de faute, par la seule raison qu'elle est pauvre; tout est apparence, rien n'est réalité, rien! les hommes qui ne peuvent acquérir l'estime des autres, ni même la leur, cherchent à se tromper eux-mêmes en comparant les défauts qui par hasard leur manquent à ceux qu'ils reprochent à leurs voisins. Mais celui qui ne s'enivre pas, parce qu'il hait naturellement le vin, mérite-t-il des louanges sur sa sobriété?

O toi qui disputes tranquillement sur les passions, si tes froides mains ne trouvaient pas froid tout ce qu'elles touchent, si tout ce qui entre dans ton cœur de glace ne se glaçait pas en passant par ton cœur, crois-tu que tu serais aussi glorieux de ta sévère philosophie? Or, comment peut-on raisonner de choses que l'on ne connaît pas?

Pour moi, Lorenzo, j'abandonne ces prétendus sages à leur inféconde apathie: j'ai lu, je ne me rappelle plus trop dans quel poëte, que leur vertu ressemble à un bloc de glace qui attire tout à lui et qui refroidit tout ce qu'il touche. – Dieu ne reste pas toujours dans une majestueuse tranquillité, mais il s'enlève au sein des aquilons et passe avec les tempêtes.

28 novembre.

Odouard est parti. Et, moi, je ne m'en irai qu'au retour du père de Thérèse. – Bonjour.

3 décembre.

Ce matin, j'allais à la villa, et j'en étais déjà tout proche lorsque j'entendis, dans l'intérieur, le léger frémissement d'une harpe; je sentis aussitôt mon cœur sourire, et passer dans mes veines la volupté de l'harmonie: c'était Thérèse… O céleste enfant! comment puis-je te voir dans tout l'éclat de ta beauté et ne pas me livrer au désespoir?.. Tu commences à tremper tes lèvres dans l'amer calice de la vie; et moi, de mes yeux, je te verrai malheureuse et je ne pourrai te soulager qu'en pleurant avec toi! Ne devrais-je pas, par pitié pour toi, t'avertir de te familiariser d'avance avec le malheur?

Je crois, Lorenzo, que je ne pourrais ni affirmer ni nier que je l'aime. – Mais si jamais… jamais!.. En vérité, ce sera un amour d'ange… incapable d'une seule pensée dont elle puisse se plaindre… Dieu le sait.

Je m'étais arrêté, les yeux, les oreilles et tous les sens tendus, et me divinisant dans ce coin où aucun regard ne me faisait rougir du vol que je faisais. Juge de ce que j'éprouvai lorsque j'entendis qu'elle chantait une cantate de Sapho, que je lui ai traduite avec deux autres odes, seules poésies qui nous restent de cette femme immortelle comme les Muses. Je franchis la porte d'un bond, et je trouvai Thérèse dans sa chambre; sur le même siège où je la vis le jour qu'elle faisait son portrait. Elle était négligemment vêtue de blanc; le trésor de sa blonde chevelure était répandu sur ses épaules et sur sa poitrine; ses yeux nageaient dans la mélodie; une suave langueur était répandue par tout son visage; son bras rosé, son pied appuyé sur la pédale, ses doigts courant avec légèreté sur les cordes sonores, tout en elle était harmonie. Je m'étais arrêté devant elle, je ne pouvais me rassasier du bonheur de la contempler. Thérèse parut d'abord confuse de s'être laissé surprendre par un homme qui l'admirait ainsi négligée, et, moi-même, je commençais à me reprocher intérieurement ma vivacité et mon oubli des convenances; mais bientôt elle se remit et continua. Alors, je ne songeai plus qu'au plaisir de la voir et de l'entendre; je ne puis te dire, Lorenzo, dans quel état se trouvait précisément mon cœur, mais le fait est que, dans ce moment, j'avais cessé de sentir le poids de cette vie mortelle.

 

Quelques minutes après, Thérèse se leva en souriant et me laissa seul. Peu après, je revins à moi, j'appuyai alors ma tête sur la harpe, mon visage se baigna de larmes, et je me sentis soulagé.

Padoue, 7 décembre.

Je n'ose le dire, Lorenzo, mais je crains bien que tu ne m'aies pris au mot, et que tu n'aies fait tout ce qui était en ton pouvoir pour m'éloigner de mon cher ermitage. Hier, Michel vint m'avertir, de la part de ma mère, que mon logement à Padoue, où j'avais dit (et vraiment à peine si je m'en souviens) que je voulais me rendre, à la réouverture de l'Université, était préparé; il est vrai que j'avais juré de partir, je te l'avais même écrit; mais j'attendais M. T***, qui n'est point encore revenu. Au reste, plus je réfléchis, plus je me félicite d'avoir profité du moment où je voulais fermement m'éloigner de ma retraite, que j'ai quittée sans dire adieu à personne; autrement, je crois bien que, malgré tes résolutions et les miennes, jamais je n'aurais eu ce courage; je t'avouerai même que parfois je regrette bien amèrement ma solitude, et qu'alors il me prend la tentation d'y retourner.

Au reste, figure-toi bien que je suis à Padoue, et prêt à devenir un savantissime… Je te dis cela afin que tu n'ailles pas encore prêcher partout que je me perds avec mes folies… Mais aussi qu'il ne te prenne pas l'envie de t'opposer à mon départ, lorsque je l'aurai décidé… Tu sais, mon ami, que je suis né extrêmement inapte à certaines choses, et surtout lorsqu'il s'agit de vivre avec cette méthode qu'exigent les études, et qui se trouve tout à fait en opposition avec mon caractère libre et indépendant; si pourtant cela t'arrivait, rappelle-toi que je te le pardonne d'avance et de mon propre mouvement… Remercie cependant ma mère, et, pour diminuer son déplaisir, dis-lui, comme si la chose venait de toi, qu'il est probable que je ne trouverai pas ici de chambre à louer pour plus d'un mois…

Padoue, 11 décembre.

Je viens de faite connaissance avec l'épouse du noble M. M***, qui, abandonnant le tumulte de Venise, et la maison de son indolent mari, vient passer une partie de l'année à Padoue pour se divertir. Hélas! si jeune et si belle… sa figure a déjà perdu cette ingénuité sans laquelle il n'y a ni grâce ni amour. Coquette consommée, elle passe son temps à chercher à plaire, et, cela, sans autre but que de faire des conquêtes, du moins je le pense ainsi; peut-être ai-je tort… Elle paraît rester volontiers avec moi, me parle bas et sourit à mes louanges; d'autant plus qu'elle ne semble pas goûter, comme les autres femmes, cette froide ambroisie, ce fade jargon, qu'on est convenu d'appeler bons mots et traits d'esprit, et qui presque toujours décèlent un caractère mauvais. Je ne sais comment il se fit qu'hier en approchant sa chaise de la mienne, elle me parla de quelques-uns de mes vers, et amena la conversation sur la poésie; je ne sais encore comment je nommai un livre qu'elle me demanda, et que je promis de lui porter ce matin… Adieu; l'heure s'avance.

Deux heures.

Un page m'ouvrit un boudoir où, entré à peine, je vis venir au-devant de moi une femme de trente-cinq ans environ, légèrement vêtue, et que jamais je n'eusse prise pour une femme de chambre, si elle même ne me l'eût appris en me disant:

– Ma maîtresse est encore au lit, mais elle va se lever à l'instant.

Aussitôt, un coup de sonnette la fit courir dans la chambre contiguë, où était le trône de la déesse; et, moi, je continuai à me chauffer, en regardant une Danaé peinte au plafond, et les fresques dont les murailles étaient couvertes, ainsi que quelques romans français jetés ça et là. Tout à coup la porte s'ouvrit, un air parfumé de mille odeurs parvint jusqu'à moi, et je vis notre donna, toute fraîche et radieuse, s'approcher vivement du feu, comme si elle tremblait de froid, et s'étendre sur une chaise longue que lui avait préparée sa femme de chambre.

Elle me salua des yeux seulement… et me demanda en souriant si je me souvenais de ma promesse; alors, je lui présentai le livre, et je m'aperçus avec étonnement qu'elle n'était vêtue que d'une espèce de peignoir qui, n'étant pas lacé, descendait librement et laissait à découvert ses épaules et sa poitrine voluptueusement cachée par une peau de cygne, dans laquelle elle s'était enveloppée. Ses cheveux, quoique retenus par un peigne, accusaient le sommeil récent, et quelques boucles qui s'en échappaient, retombant sur son cou, et pénétrant jusque dans son sein, semblaient inviter l'œil inexpérimenté à les y poursuivre, tandis que, pour en rattacher d'autres qui ombrageaient son front et ses longues paupières noires, elle laissait voir, peut-être sans s'en douter, un bras d'albâtre que ne pouvaient cacher les manches de sa chemise, qui, lorsqu'elle levait la main, retombaient jusqu'au coude. A demi couchée sur un trône de coussins, elle se tournait avec complaisance vers un petit chien qui s'approchait d'elle, la fuyait, puis revenait la caresser, en courbant son dos, et en secouant les oreilles et la queue.

Je m'assis à son côté sur un siége qu'avait avancé la femme de chambre déjà partie, et je regardai cette flatteuse petite bête qui, en se jouant avec le bas du peignoir, et en le relevant avec ses pattes, laissait apercevoir une gentille pantoufle de soie rose tendre, et dans cette pantoufle un petit pied, ô Lorenzo!.. semblable à celui que l'Albane peindrait à une Grâce sortant du bain… Oh! si comme moi tu avais pu voir Thérèse, dans le même négligé, s'approchant du feu comme elle, sans ceinture… En me rappelant ce bienheureux moment, je me souviens que je n'osais respirer l'air qui l'entourait… Toutes mes facultés étaient suspendues, et n'avaient de force que pour l'adorer… Sans doute c'est un génie bienfaisant qui m'offrit alors l'image de Thérèse… Je reportai, avec un léger sourire, les yeux sur la belle, sur le petit chien, sur le tapis, sur le pied mignon… Mais les bords du peignoir étaient baissés, et le pied avait disparu. Je me levai en lui demandant pardon d'avoir choisi une heure aussi peu convenable, et, en prenant congé d'elle, je m'aperçus qu'un air sérieux avait remplacé le doux et tendre abandon qu'un instant auparavant on lisait sur sa figure; au reste, je me trompe peut-être. Enfin, lorsque je fus seul, ma raison, qui est en procès éternel avec mon cœur, me dit:

– Malheureux! crains celle-là seulement qui participe du ciel; prends donc un parti et ne retire pas tes lèvres du contre-poison que te présentait la fortune.

Je louai ma raison, mais le cœur avait déjà fait à sa guise. Tu t'apercevras facilement, mon cher Lorenzo, que cette lettre est copiée, et recopiée, parce que j'ai voulu me surpasser en beau style.

Oh! la cantate de Sapho! je la chante partout, je la répète à chaque instant, à la promenade, en écrivant, au milieu de mes lectures; je n'éprouvais pas cette inquiétude vague, Thérèse, lorsqu'il ne m'était pas refusé de te voir et de t'entendre! Mais patience, onze milles et je suis à la maison, deux milles encore, et… Oh! que de fois j'aurais fui cette terre, si, dans la crainte d'être entraîné trop loin par mes infortunes, je n'eusse préféré braver le péril, et rester près de toi… Ici, du moins, nous sommes encore sous le même ciel!

P. – S.– Je reçois à l'instant tes lettres! Voilà la cinquième fois, mon cher Lorenzo, que tu m'accuses d'être amoureux. Amoureux, oui… Eh bien, après? N'ai-je pas vu des gens se prendre de passion pour la Vénus de Médicis, pour la Psyché, pour la lune ou pour quelque étoile favorite? et toi-même, n'étais-tu pas tellement enthousiaste de Sapho, que tu te la figurais parfaitement belle, et que tu traitais d'ignorants ceux qui prétendaient qu'elle était petite et brune, et plutôt laide que jolie? Dis-moi le contraire.