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Kitobni o'qish: «Le Bossu Volume 3», sahifa 5

Shrift:

– Si ça a du bon sens, maître Louis, de faire pleurer ainsi une pauvre enfant!

– Vous avez pleuré, Aurore! dit vivement le nouvel arrivant.

Il était au bas des marches. La jeune fille lui jeta ses deux bras autour du cou.

– Henri, mon ami! fit-elle en lui tendant son front à baiser, vous savez bien que les jeunes filles sont folles… la bonne Françoise a mal vu; je n'ai point pleuré… regardez mes yeux, Henri: voyez s'il y a des larmes.

Elle souriait, si heureuse, si pleinement heureuse, que maître Louis resta un instant à la contempler malgré lui.

– Que m'as-tu donc dit, petiot? fit dame Françoise en regardant sévèrement Jean-Marie, que notre demoiselle n'avait fait que pleurer?

– Oh! dame! fit Berrichon, écoutez donc, grand'maman… moi je ne sais pas… vous avez peut-être mal entendu… ou bien, moi, j'ai mal vu… à moins que notre demoiselle n'ait pas envie qu'on sache qu'elle a pleuré.

Le Berrichon était une graine de bas Normand.

Françoise traversa la chambre, portant le principal plat du souper.

– N'empêche, dit-elle, que notre demoiselle est toujours seule, et que ça n'est pas une existence.

– Vous ai-je priée de faire mes plaintes, Françoise? murmura Aurore, rouge de dépit.

Maître Louis lui offrit la main pour passer dans la chambre à coucher où la table était servie.

Au bout de quelques minutes, employées à faire semblant de manger, maître Louis dit:

– Laissez-nous, mon enfant, nous n'avons plus besoin de vous.

– Faut-il apporter l'autre plat? demanda Berrichon.

– Non, s'empressa de répondre Aurore.

– Alors, je vas vous donner le dessert?

– Allez! fit maître Louis qui lui montra la porte.

Berrichon sortit en riant sous cape.

– Grand'maman, dit-il à Françoise en rentrant dans la cuisine; – m'est avis qu'ils vont s'en dire de rudes tous les deux.

La bonne femme haussa les épaules.

– Maître Louis a l'air bien fâché, reprit Jean-Marie.

– A ta vaisselle! fit Françoise; maître Louis en sait plus long que nous tous; il est fort comme un taureau, malgré sa fine taille, et plus brave qu'un lion… mais sois tranquille, notre petite demoiselle Aurore en battrait quatre comme lui!

– Bah! s'écria Berrichon stupéfait, elle n'a pas l'air.

– C'est justement! repartit la bonne femme.

Et, finissant la discussion, elle ajouta:

– Tu n'as pas l'âge… à ta besogne!

– Vous n'êtes pas heureuse, à ce qu'il paraît, Aurore, dit maître Louis, quand Berrichon eut quitté la chambre à coucher.

– Je vous vois bien rarement, répondit la jeune fille.

– Et m'accusez-vous, chère enfant?

– Dieu m'en préserve!.. Je souffre parfois, c'est vrai; mais qui peut empêcher les folles idées de naître dans la pauvre tête d'une recluse?.. Vous savez, Henri, dans les ténèbres, les enfants ont peur, et dès que vient le jour, ils oublient leurs craintes… Je suis de même, et il suffit de votre présence pour dissiper mes capricieux ennuis.

– Vous avez pour moi la tendresse d'une fille soumise, Aurore, dit maître Louis en détournant les yeux, je vous en remercie.

– Avez-vous pour moi la tendresse d'un père, Henri? demanda la jeune fille.

Maître Louis se leva et fit le tour de la table. Aurore lui avança d'elle-même un siége, et dit avec une joie non équivoque:

– C'est cela! venez! Il y a bien longtemps que nous n'avons causé ainsi… Vous souvenez-vous autrefois comme les heures passaient?..

Mais Henri était rêveur et triste. Il répondit:

– Les heures ne sont plus à nous!

Aurore lui prit les deux mains et le regarda en face si doucement, que ce pauvre maître Louis eut sous les paupières cette brûlure qui précède et provoque les larmes.

– Vous aussi, vous souffrez, Henri, murmura-t-elle.

Il secoua la tête en essayant de sourire et répondit:

– Vous vous trompez, Aurore… Il y eut un jour où je fis un beau rêve: un rêve si beau qu'il me prit tout mon repos… mais ce ne fut qu'un jour, et ce n'était qu'un rêve… Je suis éveillé: je n'espère plus… j'ai fait un serment: je remplis ma tâche… le moment arrive où ma vie va changer… Je suis bien vieux à présent, mon enfant chérie, pour recommencer une existence nouvelle…

– Bien vieux! répéta Aurore qui montra toutes ses belles dents en un grand éclat de rire.

Maître Louis ne riait pas.

– A mon âge, prononça-t-il tout bas, les autres ont une femme… les autres ont déjà une famille…

Aurore devint tout à coup sérieuse.

– Et vous n'avez rien de tout cela, l'interrompit-elle. Henri, mon ami, vous n'avez que moi!

Maître Louis ouvrit la bouche vivement, mais la parole s'arrêta entre ses lèvres. – Il baissa les yeux encore une fois.

– Vous n'avez que moi, répéta Aurore; et que suis-je pour vous?.. Un obstacle au bonheur!

Il voulut l'arrêter, mais elle poursuivit:

– Savez-vous ce qu'ils disent? Ils disent: Celle-là n'est ni sa fille, ni sa sœur, ni sa femme… Ils disent…

– Aurore, interrompit maître Louis à son tour, depuis dix-huit ans, vous avez été tout mon bonheur!

– Vous êtes généreux et je vous rends grâces… murmura la jeune fille.

Ils restèrent un instant silencieux. L'embarras de maître Louis était visible. Ce fut Aurore qui rompit la première le silence.

– Henri, dit-elle, je ne sais rien de vos pensées ni de vos actions… et de quel droit vous ferais-je un reproche?.. Mais je suis toujours seule et toujours je pense à vous, mon unique ami… Je suis bien sûre qu'il y a des heures où je devine… Quand mon cœur se serre… quand les pleurs me viennent aux yeux… c'est que je me dis: – Sans moi, une femme aimée égayerait sa solitude… sans moi, sa maison serait grande et riche… sans moi, il pourrait se montrer partout à visage découvert… Henri, vous faites plus que m'aimer comme un bon père; vous me respectez, et vous avez dû réprimer, à cause de moi, l'élan de votre cœur!..

Ceci partait de l'âme. Aurore avait en effet pensé tout cela. Mais la diplomatie est innée chez les filles d'Ève. Ceci était surtout un stratagème pour savoir.

Le coup ne porta point. Aurore n'eut que cette froide réponse:

– Chère enfant, vous vous trompez.

Le regard de maître Louis se perdait dans le vide.

– Le temps passe, murmura-t-il.

Puis, soudain, et comme s'il lui eût été impossible de se retenir:

– Quand vous ne me verrez plus, Aurore, dit-il, vous souviendrez-vous de moi?

Les fraîches couleurs de la jeune fille s'évanouirent. Si maître Louis eût relevé les yeux, il aurait vu toute son âme dans le regard profond qu'elle lui jeta.

– Est-ce que vous allez me quitter encore? balbutia-t-elle.

– Non… fit maître Louis d'une voix mal assurée; je ne sais… peut-être…

– Je vous en prie! je vous en prie! murmura-t-elle, ayez pitié de moi, Henri!.. si vous partez, emmenez-moi avec vous.

Comme il ne répondit point, elle reprit, les larmes aux yeux:

– Vous m'en voulez peut-être, parce que j'ai été exigeante… injuste… Oh! Henri, mon ami, ce n'est pas moi qui vous ai parlé de mes larmes!.. je ne le ferai plus. Henri, écoutez-moi et croyez moi, je ne le ferai plus… Mon Dieu! je sais bien que j'ai tort! je suis heureuse puisque je vous vois chaque jour… Henri! vous ne répondez pas?.. Henri! m'écoutez-vous?

Il avait la tête tournée. Elle lui prit le cou avec un geste d'enfant pour le forcer à la regarder. – Les yeux de maître Louis étaient baignés de larmes.

Aurore se laissa glisser hors de son siége et se mit à genoux.

– Henri! Henri, dit-elle; mon ami cher!.. mon père!.. le bonheur serait à vous tout seul si vous étiez heureux… mais je veux ma part de vos larmes!

Il l'attira contre lui d'un mouvement plein de passion. Mais tout à coup ses bras se détendirent.

– Nous sommes deux fous, Aurore! prononça-t-il avec un sourire amer et contraint; si l'on nous voyait!.. que signifie tout cela?

– Cela signifie, répondit la jeune fille, qui ne renonçait pas ainsi; cela signifie que vous êtes égoïste et méchant, ce soir, Henri… Depuis le jour où vous m'avez dit: – Tu n'es pas ma fille, – vous avez bien changé…

– Le jour où vous me demandâtes la grâce de M. le marquis de Chaverny… Je me souviens de cela, Aurore… et je vous annonce que M. le marquis est de retour à Paris.

Elle ne repartit point, mais son noble et doux regard eut de si éloquentes surprises, que maître Louis se mordit la lèvre.

Il prit sa main qu'il baisa comme s'il eût voulu s'éloigner.

Elle le retint de force.

– Restez, dit-elle; si cela continue, un jour en rentrant, vous ne me trouverez plus dans votre maison, Henri… Je vois que je vous gêne… je m'en irai… Mon Dieu! Je ne sais pas ce que je ferai… mais vous serez délivré, vous, d'un fardeau qui devient trop lourd.

– Vous n'aurez pas le temps… murmura maître Louis; pour me quitter, Aurore, vous n'aurez pas besoin de fuir.

– Est-ce que vous me chasseriez! s'écria la pauvre fille qui se redressa comme si elle eût reçu un choc violent dans la poitrine.

Maître Louis se couvrit le visage de ses mains…

Ils étaient encore tous deux l'un auprès de l'autre: Aurore assise sur un coussin et la tête appuyée contre les genoux de maître Louis.

– Ce qu'il me faudrait, murmura-t-elle, pour être heureuse… mais bien heureuse!.. hélas! Henri, bien peu de chose… Y a-t-il donc si longtemps que j'ai perdu mon sourire… n'étais-je pas toujours contente et gaie quand je m'élançais à votre rencontre autrefois?..

Les doigts de maître Louis lissaient les belles masses de ses cheveux où la lumière de la lampe mettait des reflets d'or bruni.

– Faites comme autrefois, poursuivait-elle; je ne vous demande que cela… Dites-moi quand vous avez été heureux… dites-moi surtout quand vous avez eu de la peine… afin que je me réjouisse avec vous… ou que toute votre tristesse passe dans mon cœur… Allez! cela soulage!.. Si vous aviez une fille, Henri, une fille bien-aimée, n'est-ce pas comme cela que vous feriez avec elle?

– Une fille! répéta maître Louis, dont le front se rembrunit.

– Je ne vous suis rien, je le sais! ne me le dites plus…

Maître Louis passa le revers de sa main sur son front:

– Aurore, dit-il, comme s'il n'eût point entendu ses dernières paroles; il est une vie brillante, une vie de plaisirs, d'honneurs, de richesses… la vie des heureux de ce monde… vous ne la connaissez pas, chère enfant…

– Et qu'ai-je besoin de la connaître?

– Je veux que vous la connaissiez… il le faut!

Il ajouta en baissant la voix malgré lui:

– Vous aurez peut-être à faire un choix… pour choisir, il faut connaître…

Il se leva… – L'expression de son noble visage était désormais une résolution ferme et réfléchie.

C'est votre dernier jour de doute et d'ignorance, Aurore, prononça-t-il lentement; moi, c'est peut-être mon dernier jour de jeunesse et d'espoir!..

– Henri! au nom de Dieu! expliquez-vous! s'écria la jeune fille.

Maître Louis avait les yeux au ciel.

– J'ai fait selon ma conscience! murmura-t-il; celui qui est là-haut me voit: je n'ai rien à lui cacher. Adieu, Aurore; reprit-il; vous ne dormirez point cette nuit… voyez et réfléchissez… consultez votre raison avant votre cœur… je ne veux rien vous dire… je veux que votre impression soit soudaine et entière… Je craindrais, en vous prévenant, d'agir dans un but d'égoïsme… souvenez-vous seulement que, si étranges qu'elles soient, vos aventures de cette nuit auront pour origine ma volonté, pour but votre intérêt… Si vous tardiez à me revoir, ayez confiance. – De près ou de loin, je veille sur vous.

Il lui baisa la main, et reprit le chemin de son appartement particulier.

Aurore, muette et toute saisie, le suivait des yeux. – En arrivant au haut de l'escalier, maître Louis, avant de franchir le seuil de sa porte, lui envoya un signe de tête paternel avec un baiser.

VIII
– Deux jeunes filles. —

Aurore était seule. L'entretien qu'elle venait d'avoir avec Henri s'était dénoué d'une façon tellement imprévue, qu'elle restait stupéfaite et comme aveuglée moralement. Ses pensées confuses se mêlaient en désordre. Sa tête était en feu. Son cœur, mécontent et blessé, se repliait sur lui-même.

Elle venait de faire effort pour savoir; elle avait provoqué une explication de son mieux; elle l'avait poursuivie avec toutes ces ingénieuses finesses que l'ingénuité même n'exclut point chez la femme. Non-seulement l'explication n'avait point abouti, mais encore, menace ou promesse, tout un mystérieux horizon s'ouvrait au devant d'elle.

Il lui avait dit: Vous ne dormirez point cette nuit.

Il lui avait dit encore: Si étranges que puissent vous paraître vos aventures de cette nuit, elles auront pour origine ma volonté; pour but, votre intérêt.

Des aventures! – Certes la vie errante d'Aurore avait été jusque-là pleine d'aventures. – Mais son ami en avait la responsabilité, son ami, placé près d'elle toujours comme un vigilant garde du corps, comme un sauveur infaillible, lui épargnait jusqu'à la terreur.

Ses aventures de cette nuit devaient changer d'aspect. – Elle allait les affronter seule.

Mais quelles aventures? et pourquoi ces demi-mots?

Il lui fallait connaître une vie toute différente de celle que jusqu'alors elle avait menée: une vie brillante, une vie luxueuse, la vie des grands et des heureux.

Pour choisir, lui avait-on dit. – Choisir sans doute entre cette vie inconnue et sa vie actuelle?

Le choix n'était-il pas tout fait?

Il s'agissait de savoir de quel côté de la balance était Henri, son ami.

L'idée de sa mère vint à la traverse de son trouble. Elle sentit ses genoux fléchir.

Choisir! Pour la première fois naquit en elle cette navrante pensée. – Si sa mère était d'un côté de la balance et Henri de l'autre!..

– C'est impossible! s'écria-t-elle, repoussant cette pensée de toute sa force: Dieu ne peut vouloir cela!

Elle entr'ouvrit les rideaux de sa fenêtre, s'accouda sur le balcon pour donner un peu d'air à son front en feu.

Il y avait un grand mouvement dans la rue. La foule se massait au bas de l'entrée du Palais-Royal pour voir passer les invités. – Déjà la queue des litières et des chaises se faisait entre les deux haies de curieux.

Au premier abord, Aurore ne donna pas grande attention à tout cela. Que lui importaient ce mouvement et ce bruit! – Mais elle vit, dans une chaise qui passait, deux femmes parées pour la fête: une mère et sa fille.

Les larmes lui vinrent. – Puis une sorte d'éblouissement se fit au devant de ses yeux.

– Si ma mère était là!.. pensa-t-elle.

C'était possible. C'était probable.

Alors elle regarda de plus près ce que l'on pouvait voir des splendeurs de la fête. Au delà des murailles du palais, elle devina des splendeurs autres et plus grandes. – Elle eut comme un vague désir qui bientôt alla grandissant.

Elle envia ces jeunes filles splendidement parées qui avaient des perles autour du cou, des perles encore et des fleurs dans les cheveux, – non pour leurs fleurs, non pour leurs perles, non pour leurs parures, – mais parce qu'elles étaient assises auprès de leurs mères.

Puis, elle ne voulut plus voir, car toutes ces joies insultaient à sa tristesse. Ces cris contents, ce monde qui s'agitait, ce fracas, ces rires, ces étincelles, – les échos de l'orchestre qui déjà chantait au lointain, tout cela lui pesait!

Elle cacha sa tête brûlante entre ses mains…

Dans la cuisine, Jean-Marie Berrichon remplissait auprès de la mâle Françoise, sa grand'maman, le rôle du serpent tentateur.

Il n'y avait pas eu, Dieu merci! beaucoup de vaisselle à laver. Aurore et maître Louis n'avaient fait usage que d'une seule assiette chacun.

En revanche, le repas avait été plantureux à la cuisine. Françoise et Berrichon en avaient eu pour quatre à eux deux.

– Quoique ça, dit Jean-Marie, je vas aller jusqu'au bout de la rue regarder voir!.. Madame Balahault dit que c'est les délices des enchantements, là-bas, de tous les palais de fées et métamorphoses de la fable… j'ai envie d'y jeter un coup d'œil.

– Et ne sois pas longtemps, fillot! grommela la grand'mère.

Elle était faible, malgré l'ampleur profonde de sa basse-taille.

Berrichon s'envola. La Guichard, la Balahault, la Morin et d'autres lui firent fête dès qu'il eut touché le pavé malpropre de la rue du Chantre.

Françoise vint à la porte de sa cuisine, et regarda dans la chambre d'Aurore.

– Tiens! fit-elle, déjà parti!.. la pauvre ange est encore toute seule…

La bonne pensée lui vint d'aller tenir compagnie à sa jeune maîtresse, mais Jean-Marie rentrait en ce moment.

– Grand'mère! s'écria-t-il, des ifs, des penderoles de lanternes! des soldats à cheval! des femmes tout en diamant… que celles qui ne sont qu'en satin broché sont de la Saint-Jean… viens voir ça, grand'mère!

La bonne femme haussa les épaules.

– Ça ne me fait rien, dit-elle.

– Ah! grand'mère! rien qu'au bout de la rue! Madame Balahault dit les noms et raconte l'histoire de tous les seigneurs et de toutes les dames qui passent… C'est du propre, va!.. et joliment édifiant!.. venez voir!.. Le temps de jeter un coup de pied au coin de la rue.

– Et qui gardera la maison? demanda la vieille Françoise un peu ébranlée.

– Nous serons à dix pas… nous veillerons sur la porte… viens, grand'mère, viens!..

Il la saisit à bras-le-corps et l'entraîna.

La porte resta ouverte.

Ils étaient à deux pas; mais la Balahault, la Guichard, la Durand, la Morin et le reste étaient de fières femmes! Une fois qu'elles eurent conquis Françoise, elles ne la lâchèrent point.

Cela entrait-il dans les plans mystérieux de maître Louis? Nous nous permettons d'en douter.

Le flot des commères entraînant Jean-Marie Berrichon vers la place du Palais-Royal, tout éblouissant de lumières, dut passer sous la fenêtre d'Aurore; mais elle n'eut garde de les voir: sa rêverie l'aveuglait.

– Pas une amie! disait-elle; pas une compagne à qui demander un conseil!

Elle entendit un léger bruit derrière elle dans la chambre à coucher. Elle se retourna vivement.

Puis elle poussa un cri de frayeur auquel répondit un joyeux éclat de rire.

Une femme était devant elle en domino de satin rose, masquée et coiffée pour le bal.

– Mademoiselle Aurore! dit-elle avec une cérémonieuse révérence.

– Est-ce que je rêve! s'écria Aurore; cette voix…

Le masque tomba, et l'espiègle visage de dona Cruz se montra parmi les frais chiffons.

– Flor! s'écria Aurore; est-il possible!.. Est-ce bien toi?

Dona Cruz, légère comme une sylphide, vint vers elle les bras ouverts. On échangea de légers et rapides baisers de jeunes filles. Avez-vous vu deux colombes se becqueter en jouant?

– Moi qui justement me plaignais de n'avoir point de compagne, dit Aurore; Flor! ma petite Flor! que je suis contente de te voir!..

Puis, saisie d'un scrupule subit, elle ajouta:

– Mais qui t'a laissée entrer? J'ai défense de recevoir personne.

– Défense! répéta dona Cruz d'un air mutin.

– Prière, si tu aimes mieux, fit Aurore en rougissant.

– Voici ce que j'appelle une prison bien gardée! s'écria Flor; la porte grande ouverte, et personne pour dire gare…

Aurore entra vivement dans la salle basse. Il n'y avait personne, en effet, et les deux battants de la porte étaient ouverts.

Elle appela Françoise et Jean-Marie. Point de réponse.

Nous savons où étaient en ce moment Jean-Marie et Françoise.

Mais Aurore l'ignorait. Après la sortie singulière de maître Louis, qui l'avait prévenue que la nuit serait remplie de bizarres aventures, elle ne put penser que ceci:

– C'est sans doute lui qui l'a voulu…

Elle ferma la porte au loquet seulement et revint vers dona Cruz, occupée à faire des grâces devant le miroir.

– Que je te regarde à mon aise! dit celle-ci. Mon Dieu! que te voilà grandie et embellie!

– Et toi donc! repartit Aurore.

Elles se contemplèrent toutes deux avec une joyeuse admiration.

– Mais ce costume… reprit Aurore.

– Ma toilette de bal, ma toute belle, repartit dona Cruz avec un petit air suffisant; t'y connais-tu? Te semble-t-elle jolie?

– Charmante!..

Elle écarta le domino pour voir la jupe et le corsage.

– Charmante! répéta-t-elle; c'est d'une richesse… Je parie que je devine… Tu joues la comédie ici, ma petite Flor!

– Fi donc! s'écria dona Cruz; moi, jouer la comédie!.. Je vais au bal, voilà tout.

– A quel bal?

– Il n'y a qu'un bal, ce soir.

– Au bal du régent?..

– Mon Dieu! oui… au bal du régent, ma toute belle; on m'attend au Palais-Royal… pour être présentée à Son Altesse par la princesse palatine, sa mère… tout simplement, ma bonne petite.

Aurore ouvrit de grands yeux.

– Cela t'étonne? reprit dona Cruz en repoussant du pied la queue de sa robe de cour; pourquoi cela t'étonne-t-il?.. Mais, au fait, cela m'étonne bien moi-même… Des histoires, vois-tu, ma mignonne, il y a des histoires… les histoires pleuvent… Je te conterai tout cela!

– Mais comment as-tu trouvé ma demeure? demanda Aurore.

– Je la savais… j'avais permission de te voir… car, moi aussi; j'ai un maître…

– Moi, je n'ai pas de maître!.. interrompit Aurore avec un mouvement de fierté.

– Un esclave… si tu veux… un esclave qui commande… Je devais venir demain matin… mais quand ma toilette a été finie, j'ai trouvé que ma chaise se faisait bien longtemps attendre… Je me suis dit: Comme j'irais bien faire une visite à ma petite Aurore!

– Tu m'aimes donc toujours?

– A la folie… Mais laisse-moi te conter ma première histoire… après celle-ci, une autre… je te dis qu'il en pleut… Il s'agissait, moi qui n'ai pas encore mis le pied dehors depuis mon arrivée, il s'agissait de trouver ma route dans ce grand Paris inconnu, depuis l'église Saint-Magloire jusqu'ici…

– L'église Saint-Magloire? interrompit Aurore; tu demeures de ce côté?

– Oui… j'ai ma cage comme tu as la tienne, gentil oiseau… Seulement, la mienne est plus jolie… mon Lagardère à moi fait mieux les choses…

– Chut! fit Aurore en mettant un doigt sur sa bouche.

– Bien! bien! je vois que nous habitons toujours le pays des mystères… J'étais donc bien embarrassée, lorsque j'entends gratter à ma porte… on entre avant que j'aie pu aller ouvrir… c'était un petit homme, tout noir, tout laid, tout contrefait… Il me salue jusqu'à terre… je lui rends son salut sans rire, et je prétends que c'est un beau trait… Il me dit: – Si mademoiselle veut bien me suivre, je la conduirai où elle souhaitait aller…

– Un bossu? dit Aurore qui rêvait.

– Oui, un bossu… C'est toi qui l'as envoyé?

– Non… pas moi…

– Tu le connais?

– Je ne lui ai jamais parlé.

– Ma foi, je n'avais pas prononcé une parole qui pût apprendre à âme qui vive que je voulais avancer ma visite projetée pour demain matin… Je suis fâchée que tu connaisses ce gnome… j'aurais aimé à le regarder jusqu'au bout comme un être surnaturel… Du reste, il faut bien qu'il soit un peu sorcier pour avoir trompé la surveillance de mes argus… Sans vanité, vois-tu, ma toute belle, je suis autrement gardée que toi!.. Tu sais que je suis brave; sa proposition chatouille ma manie d'aventures; je l'accepte sans hésiter. Il me fait un second salut plus respectueux que le premier, ouvre une petite porte, à moi inconnue, dans ma propre chambre?.. Conçois-tu cela?.. puis il me fait passer par des couloirs que je ne soupçonnais absolument pas… Nous sortons sans être vus… un carrosse stationnait dans la rue… Il me donne la main pour y monter; dans le carrosse, il est d'une convenance parfaite… Nous descendons tous deux à ta porte: le carrosse repart au galop… Je monte les degrés… et quand je me retourne pour le remercier… personne!

Aurore écoutait toute rêveuse.

– C'est lui!.. murmura-t-elle; ce doit être lui.

– Que dis-tu? fit dona Cruz.

– Rien… Mais sous quel prétexte vas-tu être présentée au régent, Flor, ma gitanita?

Dona Cruz se pinça les lèvres.

– Ma bonne petite, répondit-elle en s'installant dans une bergère, il n'y a pas ici plus de gitanita que dans le creux de ta main!.. Il n'y a jamais eu de gitanita… c'est une chimère, une illusion, un mensonge, un songe… Nous sommes la noble fille d'une princesse, tout uniment…

– Toi! fit Aurore stupéfaite.

– Eh bien! qui donc? repartit dona Cruz; à moins que ce ne soit toi… Vois-tu, chère belle, les bohémiens n'en font jamais d'autres… Ils s'introduisent dans les palais par le tuyau des cheminées, à l'heure où le feu est éteint… ils s'emparent de quelques objets de prix et ne manquent jamais d'emporter avec eux le berceau où dort la jeune héritière… Je suis cette jeune héritière, volée par les bohémiens… la plus riche héritière de l'Europe, à ce que je me suis laissé dire!

On ne savait si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Peut-être ne le savait-elle point elle-même.

La volubilité de son débit mettait de belles couleurs à ses joues un peu brunes. Ses yeux, plus noirs que le jais, petillaient d'intelligence et de hardiesse.

Aurore écoutait bouche béante. Son charmant visage peignait la naïveté crédule, et le plaisir qu'elle éprouvait du bonheur de sa petite amie se lisait franchement dans ses beaux yeux.

– Comment! fit-elle; et comment te nommes-tu, Flor?

Dona Cruz disposa les larges plis de sa robe, et répondit noblement:

– Mademoiselle de Nevers.

– Nevers? s'écria Aurore; un des plus grands noms de France!

– Hélas! oui, ma bonne… Il paraît que nous sommes un peu cousins de Sa Majesté!

– Mais, comment?..

– Ah! comment! comment! s'écria dona Cruz quittant tout à coup ses grands airs pour en revenir à sa gaieté folle, qui lui allait bien mieux, voilà ce que je ne sais pas… on ne m'a pas encore fait l'honneur de m'apprendre ma généalogie… Quand j'interroge, on me dit: Chut!.. Il paraît que j'ai des ennemis… toute grandeur, ma petite, appelle la jalousie… Je ne sais rien… cela m'est égal… je me laisse faire avec une tranquillité parfaite…

Aurore, qui semblait réfléchir depuis quelques minutes, l'interrompit tout à coup:

– Flor, si j'en savais plus long que toi sur ta propre histoire?

– Ma foi, ma petite Aurore, cela ne m'étonnerait pas… Rien ne m'étonne plus… Mais si tu sais mon histoire, garde-la pour toi… mon tuteur doit me la dire cette nuit… en détail… mon tuteur et mon ami… M. le prince de Gonzague.

– Gonzague? répéta Aurore en tressaillant.

– Qu'as-tu? fit dona Cruz.

– Tu as dit Gonzague?

– J'ai dit: Gonzague, le prince de Gonzague… celui qui défend mes droits… le mari de la duchesse de Nevers, ma mère…

– Ah!.. fit Aurore, – ce Gonzague est le mari de la duchesse de Nevers…

Elle se souvenait de sa visite aux ruines de Caylus.

Le drame nocturne se dressait devant elle. Les personnages, inconnus hier, avaient des noms aujourd'hui.

L'enfant dont avait parlé la cabaretière de Tarrides, l'enfant qui dormait pendant la terrible bataille, c'était Flor…

Mais l'assassin?..

– A quoi penses-tu? demanda dona Cruz.

– Je pense à ce nom de Gonzague, répondit Aurore.

– Pourquoi?

– Avant de te le dire, je veux savoir si tu l'aimes.

– Modérément, répliqua dona Cruz; – j'aurais pu l'aimer… mais il n'a pas voulu.

Aurore gardait le silence.

– Voyons, parle! s'écria l'ancienne gitanita dont le pied frappa le plancher avec impatience.

– Si tu l'aimais!.. voulut dire Aurore.

– Parle, te dis-je!..

– Puisqu'il est ton tuteur, le mari de ta mère…

– Caramba! jura franchement mademoiselle de Nevers, – faut-il donc tout te dire?.. Je l'ai vue aujourd'hui, ma mère!.. Je la respecte beaucoup… il y a plus, je l'aime, car elle a bien souffert!.. Mais à sa vue, mon cœur n'a pas battu… mes bras ne se sont pas ouverts malgré moi… Ah! vois-tu, Aurore! – s'interrompit-elle dans un véritable élan de passion, – il me semble qu'on doit se mourir de joie quand on est en face de sa mère!

– Cela me semble aussi, dit Aurore.

– Eh bien! je suis restée froide… trop froide… Parle, s'il s'agit de Gonzague… et ne crains rien… Ne crains rien et parle, quand même il s'agirait de madame de Nevers.

– Il ne s'agit que de Gonzague, repartit Aurore; – ce nom de Gonzague est dans mes souvenirs, mêlé à toutes mes terreurs d'enfant, à toutes mes angoisses de jeune fille… La première fois que mon ami Henri joua sa vie pour me sauver, j'entendis prononcer ce nom de Gonzague… Je l'entendis encore cette fois où nous fûmes attaqués dans une ferme des environs de Pampelune… Cette nuit où tu te servis de ton charme pour endormir mes gardiens, dans la tente du chef des gitanos, ce nom de Gonzague vint pour la troisième fois frapper mes oreilles… A Madrid, encore Gonzague… Au château de Caylus, Gonzague encore!..

Dona Cruz réfléchissait à son tour.

– Don Luis, ton beau Cincelador, t'a-t-il dit parfois que tu étais la fille d'une grande dame? demanda-t-elle brusquement.

– Jamais, répondit Aurore, – et pourtant je le crois.

– Ma foi! s'écria l'ancienne gitanita; – je n'aime pas méditer longtemps, moi, ma petite Aurore!.. J'ai beaucoup d'idées dans la tête, mais elles sont confuses et ne veulent jamais sortir… Quant à devenir une grande demoiselle, cela t'irait mieux qu'à moi, c'est mon avis… Mais mon avis est aussi qu'il ne faut point se rompre la cervelle à deviner des énigmes… Je suis chrétienne et cependant j'ai gardé ce bon côté de la foi de mes pères… de mes pères nourriciers… Prendre le temps comme il vient, les événements comme ils arrivent, et se consoler de tout en disant: C'est le sort! – Par exemple, s'interrompit-elle, – une chose que je ne puis admettre, c'est que M. de Gonzague soit un coureur de grandes routes et un assassin… Il est trop bien élevé pour cela… Je te dirai qu'il y a beaucoup de Gonzague en Italie… Je te dirai en outre que si M. le prince de Gonzague était ton persécuteur, maître Louis ne t'aurait pas amenée justement à Paris, où M. le prince de Gonzague fait notoirement sa résidence…

– Aussi, dit Aurore, – de quelles précautions nous entoure-t-il?.. Défense de sortir, de se montrer même à la croisée…

– Bah! fit dona Cruz; – il est jaloux.

– Oh! Flor! murmura Aurore avec reproche.

Dona Cruz exécuta une pirouette; puis elle appela autour de ses lèvres le plus mutin de ses sourires.

– Je ne serai princesse que dans deux heures d'ici, fit-elle, – je puis encore parler la bouche ouverte… Oui, ton beau ténébreux, ton maître Louis, ton Lagardère, ton chevalier errant, ton roi, ton dieu est jaloux… Et palsambieu! comme on dit à la cour, n'en vaux-tu pas bien la peine?..

– Flor?.. Flor… répéta Aurore.

– Jaloux, jaloux, jaloux, ma toute belle!.. Et ce n'est pas M. de Gonzague qui vous a chassés de Madrid… Ne sais-je pas, moi qui suis un peu sorcière, que les amoureux mesuraient déjà la hauteur de vos jalousies?

Aurore devint rouge comme une cerise.

Toute sorcière qu'elle était, dona Cruz ne se doutait guère combien son trait avait touché juste!

Yosh cheklamasi:
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28 sentyabr 2017
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Ushbu kitob bilan o'qiladi