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§ V

Le lendemain les oisifs de Prédia regardaient attentivement du côté d'el Puerto, car ils voyaient de loin s'avancer un cheval noir avec des tresses rouges et des fleurs de grenadier au frontail… mais le cheval était sans cavalier. – Eh mais, dirent-ils, c'est le cheval noir de Roméro… mais où est donc Roméro et son beau lévrier?.. – Et comme le cheval passait près d'eux, ils virent du sang à ses pieds… – serait-il donc arrivé malheur à Roméro dirent-ils encore, car ils ne le haïssaient pas, malgré son air sombre et dédaigneux. A ce nom de Roméro… le pauvre cheval qui passait près d'eux, tourna la tête comme s'il eut compris le nom de son maître, poussa un hennissement plaintif et prit tristement le chemin du pont de la Guadaléta… du vieux pont moresque maintenant noir et silencieux.

Roméro, reprirent les oisifs, a pris hier soir la route de Médina qui est au nord. – Comment son cheval revient-il seul et ensanglanté par la route d'el Puerto qui est au sud? Mais Dieu me sauve, dit l'un, voici don Balthazar d'el Puerto, le vaillant tauréador que l'on croyait à Séville… le voici monté sur son grand cheval Rouan. – Sainte Vierge, il est bien pâle… il va nous instruire peut-être, lui qui vient d'el Puerto… du sort de Roméro. – Oh là! seigneur don Balthazar qui venez d'el Puerto, y avez-vous vu un chien blanc et un jeune cavalier monté sur un beau cheval noir?

– Oui, messeigneurs, le cheval noir avait des houppes rouges, et le chien blanc un collier noir et bleu. – C'est cela; seigneur don Balthazar. – Le cheval avait des houppes rouges… – Moins rouges pourtant, messeigneurs, que le sang qui sort de la gorge du maître et du chien. – Que voulez-vous dire, seigneur don Balthazar? – Oh! je veux dire, que je viens trouver monsieur l'alcade, pour le prier d'envoyer le corps de Roméro au cimetière, car je l'ai tué. – Et ma femme Méina… à l'hospice des fous, car elle est folle. – Et sans dire plus, le seigneur don Balthazar tourna la tête de son grand cheval Rouan du côté de la place des Cinq Tours. – Moi qui avais vu passer don Balthazar avant que Roméro n'ait quitté Prédia, dit l'un, je l'aurais averti… mais le voyant se diriger vers Médina… je n'ai eu garde de penser qu'il s'en allait au Puerto. – Comme ma femme va toujours dans la rue de Gédéo, il faudra que j'espionne dans la rue de Jallo, qui est à l'opposé, dit un autre.

§ VI

Don Balthazar avait dit vrai, soupçonnant l'amour de sa femme pour Roméro, il était revenu de Séville trop tard pour lui, trop tôt pour Roméro et Méina; car vous le savez, Roméro fut tué sous les yeux de sa maîtresse, et, à cet horrible spectacle, Méina perdit la raison. – Une fois folle, Méina, qui depuis long-temps était pâle et triste, souffrante et rêveuse, devint plus belle que jamais… plus heureuse que jamais; car avec sa raison le souvenir de cette nuit fatale avait disparu… Tout a disparu de son cœur pour faire place à cette conviction fixe et immuable: —Qu'elle est restée seule sur la terre avec Roméro.– Aussi, Méina est maintenant heureuse; car avant sa folie… c'est à peine si elle osait prononcer le nom de Roméro. – Ce nom qui faisait tout vibrer en elle. Ce nom qu'elle n'entendait pas sans palpiter. – Ce nom qu'elle avait toujours aux lèvres, et qu'il fallait cacher. – Ce nom qu'elle seule redisait sans cesse, ce nom dont elle combinait les lettres de mille façons, pour y chercher un présage de joie ou de larmes.

Qu'elle est heureuse! – Ce nom elle peut le dire maintenant, et elle le répète à chaque minute du jour. – Ces aveux qu'elle pouvait à peine faire à son amant, car les instants où elle voyait Roméro étaient si rares et si rapides que les baisers étouffaient les paroles. Ces aveux elle les lui fait maintenant, sans honte; ces caresses ardentes et passionnées dont le seul souvenir la transportait, elle lui en parle maintenant sans rougir?.. Elle qui osait à peine autrefois cueillir la fleur qu'elle aimait pour la baiser en cachette et la donner ensuite à Roméro qui pressait alors cette fleur chérie sur sa bouche, sur ses yeux, sur son cœur avec une ivresse délirante, maintenant elle dit à Roméro en l'entourant de ses deux bras: Mets cette fleur sur mon sein, Roméro! cette pauvre fleur arrachée à sa tige, et qui va mourir, car nos baisers l'ont toute fanée…

Elle dit à Roméro: – «Quel bonheur, dis, mon amour, que nous soyons restés nous deux seuls sur la terre; car maintenant vois-tu… le soleil ne brille plus que pour nous deux… pour nous deux seuls les fleurs sont fraîches et parfumées; ces oranges vermeilles, ces figues empourprées… tout cela est pour nous deux seuls, mon Roméro… et quand la nuit la lune se lève et répand à flots sa tremblante et pâle clarté que tu aimes tant… c'est pour nous deux seuls, qu'elle se lève, Roméro… – Ce ciel bleu, ce ciel tout brodé d'étoiles qui ravit si souvent nos regards… pour nous deux seuls il scintille, mon Roméro. – Pour nous deux seuls… quand nos bras enlacés, nous confions nos soupirs d'amour à la voûte embaumée des amandiers; pour nous deux seuls le Tuléa chante d'un ton si plaintif et si doux, en laissant bercer son nid au souffle expirant de la brise…

«Et puis, conçois-tu, mon Roméro, tout ce qu'il y a de grand et de profond dans cette pensée? que la nature entière n'existe plus que pour nous deux!.. – Et puis, si tu savais aussi comme ces mots, nous deux, résonnent doucement à mon oreille… Toute notre vie est dans ces deux mots, n'est-ce pas, mon ange?.. Mots charmants qui devraient n'en faire qu'un. —Nous deux, pensée d'égoïsme et d'amour à la fois; car il fallait que cela fût ainsi, Roméro, nous deux devions être sacrifiés au monde, ou le monde à nous deux. – Et puis encore, vois comme Dieu nous bénit, en nous ôtant la mémoire des sens; – Ainsi, mon amour… jamais la satiété ne nous atteindra de son souffle glacé… parce que la satiété, c'est le souvenir; et que le désir, c'est l'espérance.»

Mais, au nom du ciel, puisque Roméro est mort, dites-moi quel malheureux peut servir de jouet à cette folle? Quelque fou comme elle, n'est-ce pas? Car quel homme doué d'une tête qui pense, et d'un cœur qui bat, pourrait, sans mourir de désespoir, entendre cette voix si pure et si tendre lui dire: oh! que je t'aime, Roméro! s'il n'était pas Roméro? – Qui pourrait sentir sans frissonner de rage, cette main si douce et si blanche presser la sienne, cette tête ravissante s'appuyer sur son épaule, s'il n'était pas Roméro? Oh! se dire, en m'appelant, ce n'est pas moi qu'elle appelle, c'est Roméro… ce n'est pas ma main qu'elle presse, c'est la main de Roméro. —Lui, toujours et partout, lui, idée fixe, seule éternelle; pensée qui occupe jusqu'aux plus intimes replis de son cœur; lui… pensée devant laquelle a disparu le monde entier, parce que avant que d'être folle, le monde entier lui était odieux; car elle sacrifiait à ce monde le seul bonheur qu'elle eût jamais compris —Lui, seul souvenir où se soit réfugiée tout entière cette âme si naïve et si aimante… Oh! se dire tout cela… Mais c'est un épouvantable supplice… Encore une fois, c'est quelque fou qui l'endure ce supplice? Car la folie, mille fois la folie… plutôt que la raison à ce prix…

Oh! non; non, ce n'est pas un fou qui endure ce supplice; c'est un homme qui a toute la raison nécessaire pour analyser et comparer une à une les atroces douleurs qui le déchirent; c'est un homme qui a tout le sens voulu, pour pouvoir blasphémer justement le passé, le présent et l'avenir; cet homme, c'est le seigneur don Balthazar l'homicide, – don Balthazar qui a tué Roméro, et n'a pas porté la peine des meurtriers, parce que les lois faites par les hommes, lui donnaient le pouvoir de tuer impunément.

Mais d'autres lois avaient d'avance vengé Roméro. – Ces lois que la nature met au cœur de chaque être à qui elle a donné une âme… ces lois qui nous disent: – Ton âme isolée est incomplète; cherche sa sœur, son autre âme. – Si tu la trouves, c'est que Dieu t'aura béni, parce que deux âmes fondues en une seule, c'est le ciel. – Si tu la rencontres… oh! tu te sentiras entraîné vers elle par un penchant invincible; et cette sympathie inexplicable t'emportera, t'élèvera bien au-dessus des considérations sociales pour te faire éprouver tout le bonheur qu'il a été donné à l'homme de sentir; comme l'aigle qui s'élève au-dessus des nuages pour planer plus près du soleil et ressentir la chaleur de ses rayons éblouissants!

Et puis, pour que ce bonheur soit complet, il y aura du courage à le chercher, à braver les clameurs confuses des mots de déshonneur et d'infamie… du courage à braver la mort même, une mort qui reste impunie, une mort que la société cite avec orgueil comme juste et morale, une mort dans l'ombre. – Un lâche poignard qui vous tue désarmé. – Une mort qui vous frappe. – Bénie soit-elle. – Qui vous frappe comme elle a frappé Roméro, au milieu des plus ravissantes voluptés. – Une mort, enfin, qui vous absout, puisqu'elle vous punit.

Oui, Roméro est vengé; – car don Balthazar, si fier, ne veut pas que celle qui porte son nom serve de risée aux valets. – Seul, il s'est enfermé avec elle… avec elle seule… dans la maison d'el Puerto. – Avec Méina, plus belle qu'elle ne l'a jamais été, elle est fraîche et rose… ses lèvres sont vermeilles, son teint éclatant. Seulement ses yeux sont fixes, fixes comme les yeux des fous… mais sa voix est toujours douce et pure… Et, sainte Vierge, don Balthazar l'entend souvent sa voix, car c'est à lui qu'elle dit encore en souriant, la tête penchée sur son épaule:

«Roméro, mon amour, te souviens-tu du premier jour où je te vis? Ton regard s'attacha d'abord au mien, et comme je baissais les yeux pour les relever bientôt… je rencontrai encore les tiens… Alors je rougis… et une soudaine pensée de bonheur commença de poindre en mon cœur. – Roméro, te souviens-tu de ces fleurs jalouses qui me cachaient à ta vue; car c'est à peine si entre deux touffes de roses je pouvais t'apercevoir… tant il y avait de fleurs, de tristes fleurs, quoique brillantes de mille couleurs sur le tombeau de ma pauvre mère… Eh! vois, mon amour… tout ce que cette première entrevue aurait paru présager de funeste… si l'on croyait à la fatalité…

 

«Roméro, te souviens-tu d'une autre fois… où Perdita… cette femme que je haïssais, sans savoir pourquoi, appelait en vain tes regards qui ne quittaient plus mes yeux… mes yeux qui te souriaient… qui te disaient… – aime-moi… je t'aimerai mieux qu'elle. – Te souviens-tu encore, Roméro, de ce jour où tes premières caresses m'avaient comme enivrée; que j'étais toute pâle; que mes lèvres étaient blanchies, mes yeux fermés, et qu'il me fallut tomber dans tes bras, tant l'émotion était irrésistible et profonde!

«Roméro, te souviens-tu de cette belle, belle étoile du soir qui se levait si étincelante derrière les orangers, et que me la montrant, tu disais: – Mon ange, vois-tu notre étoile, – mystérieux emblème d'un amour caché! – Combien de fois nos yeux l'ont suivie dans sa course et l'y suivront encore. – Oh! j'aime cette étoile, parce que nous l'avons admirée ensemble, et que de bien douces pensées s'y rattachent. Aussi, combien je maudis le nuage jaloux qui me la dérobe parfois, ma belle étoile. – Je le maudis comme je maudis ta mantille quand elle me cache ton regard; – comme je maudis le bruit qui couvre ta voix. Et puis encore, mon ange adoré, j'aime cette étoile, parce que, indifférente à tous, elle n'est précieuse qu'à moi seul. Pareille à un cœur aimant, ignoré de tous, et connu d'un seul: – Brille, brille parmi tes sœurs, belle étoile; décris ta courbe, monde inconnu, et emporte avec toi un secret que tu ignores. – Va! c'est un confident discret, Méina, et si tu ne m'oublies pas, confie-lui chaque soir une pensée ou un souvenir. Car chaque soir je passe de longues heures à lire dans son disque scintillant.

« – Roméro, te souviens-tu de ce petit enfant aux longs cheveux bouclés: – Tu étais loin de moi, je baisais sa petite bouche si fraîche et si rose, et puis je l'envoyais vers toi… Tu la baisais aussi… Et cette jolie bouche enfantine servait ainsi de messagère à nos baisers…

« – Roméro, te souviens-tu de cette lettre que tu m'écrivais en partant, et qui commençait ainsi:

«Sais-tu que l'amour rend cruel, Méina? tiens vois-tu, loin de toi, je souffre une torture affreuse… oh! affreuse. Eh bien j'aurais une joie ineffable à savoir que tu souffres aussi; – que toi aussi tu as de ces brisements de l'âme… à chaque doute, à chaque pensée d'oubli… – Que toi aussi tu éprouves de ces terreurs profondes, de ces moments de rage et de désespoir, qui font naître les vœux les plus atroces… car quelquefois Méina… – pardonne, – quelquefois j'ai désiré te savoir morte… morte… Maintenant que tu m'as aimé… – Mais, dis-le… dis… ange adoré… éprouves-tu cela, toi? Oh, si tu l'éprouvais aussi, – si chaque battement douloureux de mon cœur répondait dans le tien si, alors que pleurant loin de toi… je dis, Méina, – ton cœur m'entendait et répondait – Roméro!..

Puis s'interrompant – et secouant sa jolie tête d'un air de fierté… «Vois-tu, mon Roméro, disait Méina, vois-tu que je la sais, ta lettre? car le souvenir m'est resté pour tout ce qui est toi; – mais, depuis que nous sommes seuls sur la terre, j'ai oublié tout le reste, Roméro… – Ma mère? je ne me souviens plus de ma mère… – mon enfance? je ne me souviens plus de mon enfance… parce que tu n'étais pas là, toi, – et qu'il me semble que toujours, toujours j'ai été comme maintenant, seule au monde avec toi.»

Et c'est don Balthazar qui entendait tout cela. – Aussi trouvant un jour ce supplice au-dessus de ses forces, et ne voulant pas devenir fou à son tour, don Balthazar alla consulter un savant praticien qui avait un secret infaillible pour guérir les fous, – moyennant beaucoup d'argent. – L'homme habile vint voir Méina, et dit, – qu'il y avait de l'espoir!!! – aussi le misérable piqua ce joli corps de mille façons, coupa les longs cheveux bruns de cet ange, pour lui mettre un horrible topique sur la tête, disjoignit presque ses membres délicats, par d'affreuses secousses électriques; – et à chaque gémissement de la pauvre femme, le savant répondait en frottant ses grandes mains osseuses: – tout va bien. Oh, voyez-vous, seigneur Balthazar, c'est que mes moyens sont sûrs… – Tout allait bien en effet… oh bien… car la mémoire commençait à revenir; – et pourtant don Balthazar éperdu… à genoux… rien qu'en voyant les regards que Méina lui jetait en passant ses mains sur ses yeux, comme si elle se fût éveillée d'un songe… – Don Balthazar eût tout donné pour qu'elle redevînt folle… – Mais il n'était plus temps; – les beaux secrets du savant n'allaient pas si loin, il fallait Roméro pour cela…

Et à mesure que la mémoire revenait à Méina, ses yeux si brillants se voilaient; ses joues devenaient pâles et sa bouche perdait son sourire: – car la mémoire chassant devant elle le riant mensonge qui était toute la vie de Méina… la mémoire s'avançait terrible et funeste… chargée de souvenirs déchirants… s'avançait comme une vague lourde et sombre qui déroule en mugissant des eaux tonnantes, et change en abîme noir et profond… une plage naguère calme et dorée de tous les feux du jour…

Avec la mémoire, la première pensée qui s'offrit à Méina fut encore pour Roméro; – mais ce souvenir cruellement exact lui rappela que Roméro était mort… mort assassiné à ses yeux. – Oh! ce souvenir inexorable ne lui mentit pas comme les consolantes illusions de sa folie. – Ce souvenir la rejeta brutalement au milieu de cette épouvantable nuit d'amour et de meurtre, de voluptés inouïes et de cris de mort. – Une seconde fois elle entendit les dernières paroles de son Roméro… elle sentit encore son sang jaillir sur elle… – Elle se vit à genoux devant Balthazar… criant éperdue: – Oh! ne le tuez pas… tuez-moi plutôt… tuez-moi aussi… – Une seconde fois elle entendit le rire atroce de Balthazar, lorsqu'appuyant son large pied sur le corps inanimé de Roméro, il le frappa au visage avec son épée de tauréador, en lui disant: – Lâche et traître, je suis vengé!

Puis sa seconde pensée fut pour son mari. – Il était là… lui qui avait tué son Roméro, son amant à elle, désarmé, faible et surpris, il l'avait tué sans défense, et puis encore il l'avait appelé lâche! et puis encore il l'avait frappé au visage… – Alors Méina éprouva pour Balthazar la haine la plus profonde. – Et cela sans remords. – Le sang de Roméro avait déjà payé Balthazar. – Elle, bientôt, allait aussi s'acquitter envers lui. Balthazar était vengé, elle pouvait donc le haïr. —

Et puis Méina vint à se demander: Maintenant… quel sera le terme de mon atroce existence? – Demain, aujourd'hui, se dit-elle. – La même pensée infernale va m'obséder. —Mon mari que je hais – a tué mon amant que j'aimais.– C'est sous le poids de ce souvenir qu'il va falloir vivre… vivre toute ma vie… – Cet affreux tableau de sang et de meurtre… incessamment il sera là… devant mes yeux…! – Et puis, le monde, avec sa morale égoïste, inflexible et froide, viendra compter mes larmes et les peser, pour savoir si je pleure ma faute ou mon Roméro. – Parce que je n'ai pas le droit de pleurer mon amant devant son meurtrier. – Et puis peut-être un jour ces impressions si amères s'effaceront, et j'oublierai Roméro et sa mort, et son amour… peut-être… oh! non, non, mon Dieu, j'irai à toi coupable… mais d'un seul crime.

Alors, dit Méina, je vois bien qu'il faut que je me tue. – Pourquoi vivrais-je… – Aussi pourquoi m'ont-ils guéri! j'étais si heureuse étant folle… quel mal leur faisais-je ainsi! A leurs yeux j'étais punie… puisque je devais être punie… – A leurs yeux… oui… mais ce n'était pas le compte de leur vengeance… Il fallait qu'ils me rendissent la raison pour l'assouvir, leur vengeance! – La raison!! – aussi maintenant je vais raisonner ma souffrance, – me rappeler si ma douleur d'hier a été aussi vive que celle d'aujourd'hui, et songer à ce que sera celle de demain. – Et puis je comprendrai les rires insultants quand on me montrera au doigt en disant: – Voilà la folle. – Je comprendrai! quand les mères diront à leurs filles: Voyez, comme le doigt de Dieu l'a frappée! – Je comprendrai! – quand les maris diront à leurs femmes: Balthazar a tué son Roméro, Madame… – Voilà pourtant ce que j'endurerais avec la raison qu'ils m'ont rendue; mais moi je ne veux pas!

Telles furent les pensées de Méina quand on l'eut arrachée à sa folie. – Aussi elle se tua.

Pour cette cause, on ne voulut pas dire à l'église les prières des morts sur sa tombe. – Elle fut comme Roméro enterrée loin des lieux bénits. – Personne ne suivit son cercueil dans le champ inculte et couvert de ronces où on le jeta. Personne que sa vieille, vieille nourrice. – Et comme elle avait planté en pleurant une pauvre croix sur la terre où reposait celle qu'elle avait bercée toute petite, – le prêtre fit ôter la croix, parce que Méina était morte en païenne. – Mais la vieille nourrice reconnut bien l'endroit, et vint, chaque soir, enveloppée dans sa mante, y dire de saintes prières, et demander au Ciel d'absoudre son enfant. – Car elle appela toujours Méina son enfant.

Don Balthazar vendit sa maison d'el Puerto et le champ où reposait Méina, puis, avant de partir pour Séville, fut trouver le vieux serviteur bohémien de Roméro, pour lui acheter le beau cheval de son maître, afin de se servir dans les courses de ce vaillant animal. – Le vieux Bohémien le vendit pour beaucoup d'or, et dit à la mère de Roméro, qui eût été si heureuse d'avoir au moins le cheval de son fils… puisque son chien avait été tué… il dit à la mère de Roméro: – Madame, le cheval est aussi mort. – Don Balthazar se servit long-temps de Péliéko, qui s'était encore plus attaché à lui qu'à Roméro.

On dit que la folie est un mal; on a tort, – c'est un bien.

LE PRÉSAGE

LA VEILLE.
19 octobre 1827

… Un noir pressentiment!

BYRON.

Par une jolie brise de sud-est, les escadres alliées croisaient devant la baie de Navarin. Tantôt on découvrait des maisons blanches, des palmiers, des terrasses; tantôt les hauts rochers de l'île Sphactérie dérobaient à tous les yeux l'entrée du bassin où la flotte turco-égyptienne était alors mouillée; car on voyait par instant ses mille mâts se dresser au-dessus des montagnes avec leurs pavillons rouges et leurs signaux de toutes couleurs.

Les Anglais occupaient la droite de la ligne, les Français le centre, les Russes la gauche.

Il était deux heures, et l'officier de quart à bord du vaisseau le Breslaw n'interrompait sa promenade mesurée qu'il faisait sur la dunette que pour braquer sa longue-vue sur l'étroite passe de la rade. Il venait encore de regarder de ce côté avec attention, lorsqu'il s'aperçut que les voiles fasceillaient, et qu'on allait masquer. – Laisse arriver… Laisse arriver! cria-t-il aussitôt; et courant au pied du mât d'artimon, il se pencha sur la galerie qui dominait la roue du gouvernail, et s'écria quand le mouvement fut exécuté: – Quel est donc le butor qui est à la barre? Comment c'est toi, Mulot… Toi, un de nos meilleurs timonniers… Mais à quoi penses-tu?

– Pardon, capitaine, répondit Mulot, mais c'est que voilà déjà trois fois que mon couteau s'ouvre tout seul, et…

– Eh bien! quoi, et?

– Et je pensais que c'est un mauvais présage, dit le vieux matelot d'un air honteux…

– Maître Mulot, vous n'êtes qu'un sot; comment à votre âge, avec votre expérience.. croire à ces bêtises…

– Bêtises si vous voulez, capitaine… C'est donc pour ça qu'avant Trafalgar mon épissoir3 est tombé deux fois sur la pointe!..

 

– Eh bien! demanda l'officier en souriant de l'air grave et solennel que prenait le timonnier…

– Eh bien! capitaine, cela ne m'annonçait rien de bon… Voyez plutôt, dit-il, en promenant son doigt sur une bonne cicatrice qui commençait à l'œil gauche, partageait le nez et allait se perdre dans ses épais favoris grisonnants.

– Tais-toi, vieux fou, et gouverne droit, répondit l'officier en retournant à son poste.

– Eh bien! vous verrez, capitaine, dit tristement Mulot, en faisant tourner la roue du gouvernail de façon que toutes les voiles s'emplirent, et que ce vaillant vaisseau reprenant son air, donna une légère bande sur tribord.

– Enfin, dit l'officier, en suivant avec sa longue-vue la manœuvre d'un petit canot qui, sortant de la baie de Navarin, se dirigea vers le vaisseau amiral… Enfin nous allons savoir du nouveau.

Et de fait, au bout d'un quart d'heure, trois pavillons de couleurs différentes se hissaient à la corne de la gracieuse et coquette frégate française qui portait si fièrement le pavillon amiral du chevalier de Rigny. – Pilotin, cria le capitaine, prévenez l'officier de signaux.

Le pilotin fit le salut militaire, descendit rapidement, et remonta bientôt suivi d'un enseigne de vaisseau.

– Diable!.. Grande nouvelle, dit ce dernier à son camarade, après avoir observé le signal; tu vois, mon cher, on appelle les capitaines de vaisseaux à bord de l'amiral… Dieu veuille que ce soit pour nous donner l'ordre de combat, car nous finirons par moisir ici… Je vais toujours prévenir le commandant.

Peu de temps après, le navire était en panne, le canot du capitaine de vaisseaux se balançait au pied de l'échelle de tribord, et les canotiers, respectueusement découverts, debout, les avirons levés, attendaient cet officier supérieur; puis trois coups de sifflet retentirent. Le patron de l'embarcation saisit le tire-veilles qui flottait au long de l'échelle. Le commandant descendit, se plaça sur les riches tapis fleurdelisés qui couvraient l'arrière, et donna l'ordre d'aller à bord de la Syrène.

A peine cet événement avait-il été connu à bord que les matelots s'étaient portés en foule sur le gaillard d'avant; les officiers avaient envahi la dunette; et les conjectures sur l'issue de l'entretien que le commandant allait avoir avec l'amiral occupaient diversement les esprits.

– Que pensez vous de ça, maître Rénard, demandait un jeune quartier-maître à un grand homme sec et jaune qui, assis sur la drôme, rendait alternativement la fumée de sa pipe par le nez et par la bouche. – Eh donc, mon garçon, répondit gravement ce personnage, je pense que le commandant a le cap sur la Syrène, et qu'il va probablement l'accoster tout à l'heure… Eh donc!

Ce eh donc! était comme une parenthèse entre laquelle le maître canonnier encadrait toutes ses phrases.

– Pardieu, maître; répondit le jeune homme, belle malice; c'est comme si je vous apprenais qu'une vergue de perruche est plus petite qu'une vergue de basse-voile… Je vous demande si vous croyez qu'on chatouillera la lumière de vos canons pour les faire tousser?

– Eh donc! mon garçon, si l'on croit ce qu'on veut, je le crois; car, vrai, c'est dommage de laisser toutes ces braves personnes accroupies sur leur affût, ne parlant pas plus qu'une vieille femme à vêpres, eh donc!

Et il pleurait presque, le digne homme, en montrant avec douleur la ligne de caronades muettes qui bordait les passe-avant du vaisseau.

C'est bien vrai, maître Rénard, c'est dommage; car il paraît que ces caïmans de Turcs ont tout mis vent dessus vent dedans chez les Grecs, qui, d'un autre côté, sont une espèce de vermine bien malfaisante… Mais vous me direz à ça, la liberté: Car le gouvernement est dans son tort… Et c'est humiliant pour un Français né libre, de voir la liberté qui…

Eh donc! mon garçon, quand j'étais sergent aux marins de la garde, que notre brave amiral y était capitaine, on m'aurait proprement tanné le cuir si j'avais politiqué… Eh donc! tu politiques… ainsi tais-toi… fais comme mes canons… quand on dit feu; fais feu. – Quand tu as fait feu… muet, – eh donc!..

– Mais, maître Rénard, on a du sang dans les veines… on est Français… et on est libre, or on peut bien dire que la liberté!..

– Eh donc, mords ta langue, sacrebleu, tu n'es encore qu'un mousse, et tu veux parler. Je me suis bien tu, moi: j'étais sur le Vengeur, j'étais aux brûlots de Rochefort, j'étais en Russie… Eh! bien, après tout cela, ils m'ont fourré sur une frégate commandée par un vrai faï-chien, car un jour d'appareillage, on lui demandait s'il fallait larguer les huniers… Eh bien! il a répondu qu'il allait voir dans ses instructions si le ministre le permettait.

– Ah! quelle farce… Ma petite sœur en ferait autant!

– Eh donc! pourtant ce navigateur-là m'aurait envoyé prendre un trois-ponts, avec une piguière, que j'aurais obéi, je me serais fait couler sans rire et sans demander pourquoi. Ainsi, je te le répète, garçon; et écoute ceci, car c'est un problème bien connu: Ne vous inquiétez de la gargousse que lorsqu'il faut y mettre le feu… eh donc!

– A la bonne heure, maître; mais c'est vexant par rapport à la liberté que…

– Eh donc! fais comme moi, cordieu, mon garçon, occupe-toi… Est ce que j'ai le temps de politiquer, moi; je pense à ma famille.

– Mais vous n'êtes pas marié, maître Rénard! vous n'avez pas de famille, vous!

– Eh donc! quand on n'en a pas on s'en fait, mon garçon.

– Eh donc! je te parle de mes canons. Tiens, mes grosses pièces de 36, je les appelle les papas… Mes petites pièces de 18, les enfants, et mes jolies caronades, les mamans. Vois comme c'est sage, rangé, posé, soigné; c'est pas ça qui politiquerait… Ah! si le bon Dieu était juste, il leur donnerait de la besogne… Eh donc tu les verrais, garçon… Tu les verrais, dit le maître, en roulant ses yeux qui brillaient comme des étoiles. Mais, reprit-il, voilà le commandant qui rallie le bord; nous allons savoir quelle est la brise qui souffle.

Le commandant arriva sur le pont; son air était radieux, et il portait quelques papiers à la main: Monsieur, dit-il au capitaine de frégate, en entrant chez lui, faites assembler l'état-major dans la chambre du conseil.

– Bon, nous allons rire, dit maître Mulot, en portant ses yeux de la boussole aux voiles, et des voiles à la boussole.

Rien n'avait positivement transpiré sur les projets de l'amiral, et pourtant, une heure après l'issue du conseil, tout était dans l'agitation à bord du Breslaw; le calme et le silence ordinaire avaient fait place à une sorte de joie frénétique; on se serrait la main, on riait, on blasphémait le plus gaîment du monde; les apprentis-matelots surtout, ne se possédaient pas.

– Eh bien, dit un tout jeune homme à l'œil brillant, au teint coloré, en s'approchant du maître Rénard: eh bien, maître, ça va chauffer… demain… Je donnerais deux mois de paie pour y être déjà, et vous? – Moi, dit gravement le canonnier, eh donc, j'aime mieux ça qu'un coup de vent; – et il se remit à mâcher son tabac, car la réserve et la gravité des vieux marins contrastaient singulièrement avec la guerrière effervescence des novices. Ce n'était pourtant pas sans une sorte de satisfaction que les anciens souriaient à ce jeune enthousiasme naissant à l'idée d'un premier combat; mais, habitués dès long-temps à de telles affaires, ils savaient aussi que cette exaspération momentanée ferait bientôt place à des pensées plus sérieuses.

Les batteries furent dégagées des chambres, des cuisines, des cabanes et de tous les emménagements temporaires qu'on avait pu établir, on doubla les suspentes des basses vergues avec des chaînes de fer; les hunes furent garnies de pierriers et d'espingoles; on prit enfin toutes les mesures nécessaires en cas de combat.

L'exaltation des apprentis marins avait encore été augmentée, s'il est possible, par ces manœuvres rapides, ces travaux violents et insolites; mais, lorsque tout fut fait, lorsqu'un peu de repos eut calmé cette fièvre ardente, on put s'apercevoir d'un curieux changement dans le moral d'une partie de l'équipage; les vieux marins conservèrent cette expression d'insouciance et de fermeté qui leur est habituelle, mais les jeunes gens devinrent silencieux, pensifs; ils s'isolèrent, en recherchant cette solitude que l'on trouve même sur un vaisseau. Alors, ce fut au pays qu'ils rêvèrent; puis, à leurs affections, à leurs projets. Alors seulement, ils purent songer aux chances d'un combat qu'ils allaient affronter bravement; mais ce ne fut pas la crainte qui éteignit leur gaîté, non, ce fut la préoccupation mélancolique et religieuse que l'on éprouve quand on doit assister pour la première fois à une affaire décisive.

3Instrument de fer qui sert à travailler dans les cordages.