bepul

La coucaratcha. I

Matn
iOSAndroidWindows Phone
Ilova havolasini qayerga yuborishim mumkin?
Mobil qurilmada kodni kiritmaguningizcha oynani yopmang
TakrorlashHavola yuborildi

Mualliflik huquqi egasi talabiga ko`ra bu kitob fayl tarzida yuborilishi mumkin emas .

Biroq, uni mobil ilovalarimizda (hatto internetga ulanmasdan ham) va litr veb-saytida onlayn o‘qishingiz mumkin.

O`qilgan deb belgilash
Shrift:Aa dan kamroqАа dan ortiq

CHAPITRE III.
Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles sujets de stupéfaction

Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air sur le pont de la goëlette, les fers aux pieds et aux mains; placé entre deux marins vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre.

Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire; accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de la même façon, soumis à la même surveillance.

Puis à une encablure de la goélette, un beau brick de guerre, étroit, hardi, allongé, – pour le moment en panne, et portant à sa corne un large pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles. – C'était le pavillon anglais.

– Pourriez-vous me dire, Monsieur, dit Narcisse en s'adressant au gros homme; ce que tout cela signifie?

– Tiens, cet autre!.. Je n'y pensais plus… cela signifie, mon garçon; que dans un quart d'heure… Mais, dis-moi, tu vois bien les vergues de ce brick…

Qu'entendez-vous par les vergues? fit gravement Narcisse…

– Ah! l'animal!.. – Ce bâton qui croise le mât en travers… Comprends-tu?

– Je comprends.

– C'est heureux. – Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval sur ce bâton?

– Je vois l'homme accroupi.

– Sais-tu ce qu'il fait!

– Je ne sais ce qu'il fait.

– Il arrange une corde.

– Pour?..

– Pour… nous pendre.

– C'est-à-dire… pour vous pendre… vous! mais pas moi.

– Ah! c'te farce… toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule celui-là!

– Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que cela ne peut pas être, vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin; poète connu et domicilié à Paris; passager à bord, et pas du tout de votre bande…

– Alors, dis-leur… c'est trop juste…

– C'est ce que je compte faire… heureusement voici venir un officier.

Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes:

– Je dois éclairer votre conscience. Monsieur l'officier: – Parti comme passager à bord de la Cauchoise, c'est un heureux hasard que je n'aie pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux ma…

L'officier l'interrompit alors en anglais; d'un air irrité et donna dans cette langue un ordre aux matelots qui serrèrent les pouces de Narcisse, de façon à les briser…

– Eh bien! reprit le gros homme, sais-tu ce qu'il vient de dire.

– Mon Dieu, non reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses pouces. – Il vient de dire:

– Bâillonez ce chien, et voilà…

– Mais il n'entend donc pas le français?

– Pas un mot, ni lui ni les autres.

– Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous…

– Comme ma langue propre… mon fils.

– Mais alors, dites lui… tout… bien vite.

– Du tout… tu m'as appelé intrigant dans la chaloupe. – Tu seras pendu, ça t'apprendra…

Narcisse allait répliquer mais le bâillon l'en empêcha.

Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha peu les Anglais.

– Pour te consoler, lui dit le gros homme, je vais t'expliquer tout cela, il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend.

Je m'appelle Benard; depuis vingt ans je fais la course, il va environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils! – Je rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de gourdes, je l'attaque et le prends. – Comme il était un mauvais marcheur, je le coule et son équipage, je garde les gourdes et je file… Ce gredin de brick que tu vois là… me pince au vent le lendemain, je lui parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes, quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il comprend l'histoire.

Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène en Angleterre pour faire un exemple.

Ma foi, là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérâpe du ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me débarque à Calais. De Calais je viens à Brest: – Je vois cette jolie goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour, nous ayons pour réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais. Le même de la fois du lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin l'Anglais, ce gueux de même Anglais est venu à bord, a visité les papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous un bout de filin autour du cou, car il est bien sûr de ne pas rencontrer parmi nous un cardinal ou un évêque. – Je te parie que dans une heure, quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée, que tu ne pourras seulement pas chanter: J'ai du bon tabac… Ah! mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse… Adieu, mon agneau… Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant!..

Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les yeux et sentit son cœur faillir.

Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie.

Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait tellement, qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière impossibilité de chanter: J'ai du bon tabac

On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un cartahul, en réservant Benard pour la bonne bouche, comme il disait plaisamment.

Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls:

– Après vous, lui dit Benard en ricanant; et quand le fils du mercier se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit furent: Ah! je suis un intrigant?

Plaignez le poète.

– C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle affaire, murmurait Benard à moitié chemin de la vergue.

Quand sa tête toucha la bouline: – ah! dit-il, voilà que je vais faire couic

Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer.

On mit un équipage à bord de la goélette, qui gagna Portsmouth avec le brick.

Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est aux îles… il doit y faire une fameuse fortune.

Depuis trois mois il attend une lettre de Narcisse.

CABALLO NEGRO Y PERRO BLANCO

(CHEVAL NOIR ET CHIEN BLANC.)
TRADITION D'ANDALOUSIE

C'est un bonheur que rencontre souvent la folie…

SHAKESPEAR, Hamlet, act. II, sc. 2.
 
Si nous n'avions jamais aimé si tendrement, si nous n'avions
jamais aimé si aveuglément, si nous ne nous étions jamais vus,
jamais quittés, nous n'aurions jamais en nos cœurs brisés…
 
BURNS.

A tu – por – tu – Para tu —

Azul y negro.

§ Ier

On dit que la folie est un mal, on a tort, c'est un bien. – Pour le fou pas de déception possible. – Le fou qui se croit roi, ne perd jamais son royaume. – Le fou qui se croit Dieu, ne voit jamais ses autels abattus. – Le fou est peut-être le seul dont la journée soit pleine; pour lui, jamais de ces moments de vide, de ces heures de néant, où l'âme s'engourdit et se glace. – Comme le grelot sonore qui, tremblant au bonnet du fou, ne rend qu'un son, mais bruit sans cesse… L'âme du fou ne renferme qu'une pensée, mais cette pensée retentit et vibre incessamment.

Le fou aime tout le monde, car il n'y a pour lui ni envieux, ni méchant… si pourtant… il a un ennemi implacable, acharné, qu'il redoute par instinct, – c'est le médecin. Cet ennemi qui tâche de lui rendre la raison, qui s'obstine à saper son trône, si la folie, fée prodigue et bienfaisante, l'a doté d'un trône. Cet ennemi qui vient méchamment briser ses beaux diamants aux facettes scintillantes, aux aigrettes de feu… Si la fée lui a ouvert les mines éblouissantes de s'Talphaan.

Pauvre… pauvre fou… il ne demande au monde qu'une couronne de carton… pour diadème… que quelques cailloux pour écrin; et on veut encore les lui ôter! – En vérité, c'est peut-être son infernale habitude d'envie et d'égoïsme qui pousse la société à dire à cette heureuse et folle créature: ta vie est concentrée dans une illusion qui fait ton bonheur, ta joie de chaque moment; tu prends ce carton pour une couronne impériale… ce n'est que du carton, du vil carton fait avec de sales guenilles.. entends-tu bien;.. vois plutôt. – Et les douches aidant, on le lui prouve; il y a des maisons pour cela, qu'on appelle philanthropiques.

 

On dit que la folie est un mal, on a tort: c'est un bien; – c'est une puissante et profonde exaltation de l'intelligence, – c'est une vie toute spiritualisée; – une ivresse perpétuelle, une extase sans fin pour le fou. La folie est plus qu'un rêve, plus qu'une vision, c'est même quelque chose de plus que notre réalité à nous, car notre réalité peut nous échapper, la sienne jamais. – Le fou est poète, il fait de la poésie en action, de la poésie toute positive, il la crée, il la voit, il la touche. – La pierre brute et terne à laquelle il dit: tu seras étincelante de mille rayons… étincelle à ses yeux. S'il dit aux guichetiers, à vous, à moi: – Vous êtes ma cour, vous êtes mes gentilshommes tout couverts d'or et de soie, à ses yeux, cela est ainsi qu'il l'a dit.

Enviez donc le fou qui voit ce qui n'est pas, et plaignez l'homme de froide raison qui voit ce qui est. – Enviez surtout l'insensé qui n'a plus la mémoire: – cette plaie terrible de l'humanité qui flétrit l'avenir par le passé; la mémoire qui fait retentir la douleur d'un jour, jusqu'au dernier de nos jours; la mémoire qui est aux chagrins profonds, ce que l'écho est au bruit.

Si vous doutez du bonheur des fous… alors écoutez une histoire bien vraie et bien malheureuse:

§ II

Prédia est un riche, riche village de cette belle Andalousie si brune et si dorée; la jolie rivière de Guadaléta le traverse et roule ses flots d'argent sous les noirs et gothiques arceaux d'un pont autrefois bâti par les Maures. Il y a sur les piliers de ce pont de belles campanules vertes, à fleurs roses qui courent sur les sculptures effacées, et jettent chaque année de nouveaux germes dans les cassures de ces vieilles pierres tristes et sombres.

Au bout de ce pont, du côté de la plaine, est une maison silencieuse et isolée. – Des palmiers et des acacias touffus, formant un épais rideau de verdure, voilent et ombragent ces murailles; aussi de cette maison on aperçoit seulement la terrasse, et encore la tente dont elle est couverte ne se déroule-t-elle qu'au souffle de la brise du soir, brise fraîche et parfumée qui, venant de la mer, traverse de grands bois d'orangers en fleurs. – Cette maison est celle de Roméro.

De Roméro, fils de Madrid, et personne, pas même M. l'alcade, ne sait pourquoi Roméro, fils de Madrid, s'est retiré dans un obscur village de l'Andalousie. – Roméro a pour tous compagnons, un vieux serviteur bohémien; un beau cheval noir de Cordoue et un lévrier blanc de la Sierra. Le cheval est digne de la mangeoire de marbre des royales écuries d'Aranjuèz, et le chien eût été payé bien des quadruples par feu monseigneur le duc de Sidonia, qui fit bâtir une maison complète et magnifique pour Mugardos, son grand lévrier blanc à pattes noires et à tête orange.

Tout ce que les oisifs de Prédia savaient de Roméro, c'est que personne n'avait meilleur air que lui, lorsqu'il traversait le pont de la Guadaléta, monté sur son beau cheval noir, son cheval noir tout bruyant de sonnettes dorées, tout éclatant de houppes et de tresses de soie rouge, avec un beau bouquet de fleurs de grenadier fièrement posé de chaque côté du frontail, avec son mors d'acier qui brillait au soleil comme de l'argent, et dont les branches étaient si longues, si longues qu'elles touchaient presque au poitrail.

Les oisifs savaient encore que le cheval s'appelait Péliéko, et le beau lévrier, Arsa… Car lorsque ce beau chien, bondissant à côté de son maître, sautait quelquefois jusqu'au col de Péliéko ou appuyait ses pattes fines et nerveuses sur la croupe de ce noble animal, Roméro lui disait d'un air courroucé: —Andate Arsa. – Et le pauvre chien, triste et soumis, suivait d'un air résigné, modérant sa folle joie, et levant de temps en temps vers Roméro ses grands yeux noirs qui brillaient au milieu de sa tête si blanche et si effilée.

Mais ce que les oisifs de Prédia ignoraient, et ce qu'ils auraient bien voulu savoir… c'était quelle main mystérieuse attachait les fleurs de grenade au frontail de Péliéko; – quelle main avait brodé cette petite image de la Vierge que Roméro portait à son chapeau; – quelle main avait tressé ce collier de joncs bleus encadré dans une bordure de corail noir qui entourait le col du beau lévrier. – Ils auraient voulu savoir encore quelle voix avait dit à Roméro la couleur de son écharpe; – quel nom Roméro portait gravé sur la lame de son large couteau qu'il ouvrait si souvent et qu'il essuyait quelquefois; – quel nom enfin il invoqua, lorsqu'un jour, au milieu d'un pressant danger, il eut l'air de s'adresser à son bon ange.

Mais comment pouvait-on le savoir? Roméro avait un air si sombre et si altier qu'il repoussait la confiance et l'indiscrétion. – Tous les soirs, tous les soirs, dès que le soleil se couchait derrière l'église de Saint-Jean, on voyait bien Roméro suivi de son lévrier blanc, et monté sur son cheval noir, tourner la tête du noble animal vers Médina… Mais aucun oisif n'eût osé suivre Roméro, parce que, dès qu'on le suivait… ses regards étincelaient, – la vitesse de Péliéko devenait grande, – et les dents blanches que montrait Arsa semblaient bien aiguës.

§ III

Un soir donc, Roméro traversa le pont de la Guadaléta, au moment où cette jolie rivière ne paraissait plus rouler des flots d'argent, mais des flots d'or, tant le soleil l'inondait d'une dernière et vive clarté. – A cette heure tout scintillait de lumière, tout, jusqu'au vieux pont moresque lui-même, lui toujours si triste et si noir, qui, coloré d'une teinte vermeille déroulait alors les sculptures délicates de ces merveilleux arabesques, comme un vieillard soupçonneux montre parfois les riches trésors qu'il tient soigneusement enfouis et cachés.

Un soir donc Roméro laissant flotter ses rênes de soie rouge, la main passée dans sa ceinture couleur du ciel s'en allait sur la route de Médina, chantant et roulant dans ses doigts le tabac parfumé de son cigaretto. Un soir donc Roméro s'en allait chantant une de ces anciennes ballades si naïves composées par Ortega le chasseur sur chaque jour de la semaine.

«Samedi me plaît, samedi me plaît bien plus que tous les autres jours parce que c'est le jour où le chasseur, descendant des montagnes, essuie le canon de sa longue escopette aux ciselures d'argent, et secoue la corne de buffle qu'il porte attachée à un cordon de mille couleurs, il secoue sa corne de buffle; car la poudre en est épuisée, aussi les daims de la Sierra peuvent sans crainte bondir devant le chasseur.

«Samedi me plaît comme le souvenir, parce qu'il suit les jours de course solitaire dans les bois, les jours où le chasseur gravit la montagne, arrive au faîte, et là, s'appuyant sur son escopette, regarde au loin, au loin un village qu'il distingue à peine tant il est inondé de vapeurs. – Et le chasseur regarde ce village, parce que celle qui lui a donné le cordon de mille couleurs dont il est si fier, habite ce village. – Il regarde en disant: – se souvient-elle?

«Samedi me plaît comme l'espérance parce que c'est le jour où l'on revoit celle dont les yeux cherchent vos yeux, celle qui rougit lorsque votre bouche effleure son oreille; car elle sait que si vous lui dites bien bas: Cette nuit sous les amandiers: – Elle sait que demain elle sera toute rêveuse et confuse quoique heureuse en entendant vos pas. —Samedi est donc le plus beau des jours, puisqu'il plaît comme l'espérance et comme le souvenir. – Aussi Samedi me plaît, Samedi me plaît plus que tous les autres jours.

«Dimanche me plaît moins parce qu'on regrette déjà Samedi, et qu'on pense avec amertume à lundi; dimanche me plaît moins…»

Mais Roméro s'interrompit tout à-coup, et n'acheva pas sa ballade, car la nuit était sombre, et il avait marché une lieue dans le chemin de Médina. – Roméro retourna brusquement la tête de son cheval du côté de Prédia, d'où il venait, siffla d'une façon particulière, flatta le col nerveux de Péliéko, et lui ayant tendu la main, ce noble animal partit comme un trait, suivi du lévrier qui le dépassait en se jouant.

Où va donc Roméro? Retourne-t-il à Prédia? on le dirait… mais non… car au lieu de traverser le village, il fait un long circuit, le tourne, le dépasse, et court, court rapide dans la direction d'el Puerto, il court… baissé sur sa haute selle en excitant de sa voix l'ardeur de Péliéko qui redouble de vitesse, il court! – Et dans cette course désordonnée, la longue ceinture de Roméro se déroule au vent, les flancs de Péliéko saignent, tant les éperons qui le pressent convulsivement sont aigus, et Arsa dépasse à peine le cheval;… car Roméro a les yeux fixés sur une maison blanche qui devient de plus en plus visible, à travers les ombres transparentes de la nuit; car Roméro donnerait peut-être Arsa et Péliéko et son vieux serviteur bohémien, pour avoir vécu cinq minutes de plus, parce que dans cinq minutes, il aura atteint cette maison blanche.

Cette maison était celle de don Balthazar, le plus fameux tauréador de toutes les Espagnes, un vaillant gentilhomme de Murcie qui un jour ayant tué de sa propre épée sept taureaux dans le cirque, fut doué par la reine d'une royale chaîne d'or pesant cent doublons… un homme qui d'un coup-d'œil vous jugeait de l'âge d'un taureau… – Un homme qui en voyant seulement la corne d'un novillo, vous disait s'il venait de Castille ou d'Aragon. – Mais par la couronne de la Vierge, pour venir le visiter au Puerto, il faut que Roméro ignore que don Balthazar est allé le matin même à Séville, pour la magnifique course de taureaux de demain, et que, après avoir aiguisé sa tranchante et lourde épée… don Balthazar s'est endormi en rêvant Banderillas et Chulillos.

§ IV

Pourtant Roméro s'arrête, et confiant Péliéko à son instinct, il fait un signe à son lévrier qui s'accroupit près d'une petite porte dont son maître a la clef… et Dieu me sauve, il faut que don Balthazar ait une bien grande confiance en Roméro pour lui laisser une pareille clef… au moins… – car cette clef ouvre non-seulement la porte du jardin, mais aussi celle du Patio, du parloir, de la galerie, et aussi, sainte Vierge… celle de la chambre où repose la senora Méina épouse de don Balthazar devant Dieu et monseigneur l'alcade. – Méina dont il est si jaloux. – Méina son diamant, – Méina qu'il n'eut peut-être pas troquée contre la miraculeuse épée de Carréda qui par son propre poids s'enfonçait toute seule dans le col d'un taureau.

Quel silence! – Roméro était arrivé près de la porte de la chambre de Méina après avoir traversé une longue galerie en retenant son souffle! – Quel silence! – On entendait les battements précipités du cœur de Roméro… car sa main tremblait sur la clef qui grinçait faiblement dans la serrure, la main de Roméro tremblait… et pourtant la clef maudite eût-elle été rougie au feu, que si elle n'eût pas crié, Roméro l'eût pressée d'une main ferme et reconnaissante. Aussi sa respiration s'arrête… car il croit avoir entendu un mouvement de la duègne qui dort là… dans cette galerie dont il presse à peine les larges dalles… S'éveille-t-elle?.. – Non, non, car Dieu est juste, et don Balthazar est à Séville… non… elle dort. – La clef roule doucement, la serrure cède, et fort d'une expérience que les amants partagent avec les voleurs, au lieu d'entr'ouvrir la porte peu à peu… ce qui fait bruire les gonds… Roméro la pousse brusquement d'un seul coup… et le profond silence de la nuit n'a pas été troublé.

Une fois dans cette chambre, Roméro demanda au ciel ou à l'enfer de vivre encore une nuit, de posséder Méina et de mourir après; – car il lui semblait qu'une nuit de volupté pareille devait dévorer tout ce qui lui restait d'existence… il lui semblait qu'après cette nuit si ardemment attendue, cette nuit, la seule qui pût être à lui… Il fallait mourir… Il croyait qu'un tel bonheur devait le tuer; – et cette pensée était plus forte que le raisonnement… plus forte qu'une conviction intime du contraire, c'était un pressentiment.

Roméro avait eu bien des liaisons, et éteint bien des désirs, mais il aimait pour la première fois. – Le souvenir de ce qu'il avait ressenti jusqu'alors le lui prouvait; jusqu'alors jamais une pensée amère ne s'était mêlée à ses plaisirs insouciants, et comme il contemplait avec amour la figure de Méina pendant son sommeil, cette figure si pâle et si belle… il se sentit tout à coup accablé sous le poids d'une tristesse indéfinissable, et une larme brûlante roula dans ses yeux: à cette sensation d'abord inexplicable, à la fois atroce et enivrante, Roméro comprit que dans toute passion profonde et vraie, il est des émotions d'une amertume poignante. – Des idées fatales attachées à la certitude de tout bonheur inespéré, immense… des idées de mort quelquefois, – peut-être parce que ce bonheur étant le but, qui absorbe, concentre tout notre être, – ce terme atteint, il n'y a plus que le néant à craindre ou à espérer.

 

Puis ces pensées de tristesse et d'amertume passèrent rapides dans l'âme de Roméro. – Il revint à lui, et ainsi qu'un homme bercé par un songe enchanteur et encore assez soumis à l'influence de sa raison pour craindre de s'éveiller, ainsi Roméro se voyant si près de Méina n'osait croire à la réalité d'un pareil bonheur. – Oh! se disait-il… oh! la voir là… couchée, sa tête mollement appuyée sur son bras; oh! pouvoir effleurer de mes lèvres ses paupières fermées, et cette longue, longue ligne de cils bruns et soyeux qui s'étend au-dessous de ses sourcils étroits et arqués. – Oh! pouvoir baiser ce menton si doux, si frais, et ce joli col aux veines bleues. – Oh, pouvoir caresser de mon souffle ce sein arrondi qui se distingue à peine par son éclatante et pure blancheur des dentelles qui le voilent à demi. – Oh! sentir cette haleine de jeune femme s'échapper suave et amoureuse de cette bouche aux petites dents perlées… Oh! étreindre ces formes élégantes si voluptueusement dessinées par ce souple et complaisant tissu…

Et se dire tout cela est à moi! – Elle si réservée, si contrainte, si observée dans le monde, que j'ose à peine toucher ses doigts roses et effilés; elle qui sous la mantille cache à tous les yeux ses épaules et sa gorge, elle qui devant ce monde n'a pour moi que des paroles sèches et glaciales… pour moi elle aura bientôt des mots d'amour qu'elle me dira, sa joue sur ma joue, sa main dans mes cheveux, tous ces trésors dont le soupçon seul m'enivre, elle me dira bientôt. – C'est à toi… à toi seul, mon amant, à toi seul mon cœur les donne… les donne avec ivresse… car je conçois maintenant le bonheur d'être belle…

Et Roméro transporté éteignit une lampe qui brûlait devant une madone, et voila cette pieuse image selon la superstition ou la pudeur espagnole. – Alors il s'approcha de Méina qui dormait toujours, et penché vers elle aspirant son souffle avec délices: – Mon ange… c'est moi… ne crains rien… dit-il d'une voix si basse qu'elle se perdit aux lèvres de la jeune femme… – Mais les lèvres parurent entendre… car elles murmurèrent aussi… – Mon Roméro… mon ange… ou plutôt mon démon… – Et il y eut un moment où les pleurs de Méina et de Roméro se confondirent. – Lui priait; – elle refusait. – Mais il y avait tant d'amour dans ses refus qu'ils enivraient encore Roméro qui pressant sur sa bouche amoureuse les beaux yeux de Méina toute frémissante. – Oh, mon ange, lui disait-il, je veux te devoir à ton amour… car j'aime mieux, vois-tu, un regard donné qu'un baiser ravi! Tu m'accordes tant… mon Dieu… que je n'ose demander… à toi je sacrifierais mes désirs, mon amour! Je te le dis, ange de toute ma vie, ange, ange adoré, je ne veux rien que donné par toi… car en toi, j'idolâtre tout… jusqu'à tes refus.

Et Méina vaincue par tant d'amour et de soumission dit enfin: – Mais tu veux donc que je meure, ou que je devienne folle… dis… tu le veux… tu veux que je devienne folle… Eh bien… oui… tu verras si je t'aime au moins… et c'étaient alors ses lèvres séchées par le désir qui cherchaient les lèvres de Roméro… et c'étaient ses beaux bras qui entouraient le cou de Roméro pour l'attirer et le presser sur son sein qui brûlait… car elle aimait bien aussi… puis elle eut encore la force de dire, et la madone, mon Roméro?.. – Elle est voilée, mon ange…