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Kitobni o'qish: «Pot-Bouille», sahifa 3

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Madame Josserand, l'haleine coupée, se recueillit un instant. Puis, elle poussa ce dernier cri:

– Vous avez bien un neveu dans la police, monsieur!

Il y eut un nouveau silence. La petite lampe pâlissait, des bandes volaient sous les gestes fiévreux de M. Josserand; et il regardait sa femme en face, sa femme décolletée, décidé à tout dire et frémissant de son courage.

– Avec huit mille francs, on peut faire beaucoup de choses, reprit-il. Vous vous plaignez toujours. Mais il fallait ne pas mettre la maison sur un pied supérieur à notre fortune. C'est votre maladie de recevoir et de rendre des visites, de prendre un jour, de donner du thé et des gâteaux…

Elle ne le laissa pas achever.

– Nous y voilà! Enfermez-moi tout de suite dans une boîte. Reprochez-moi de ne pas sortir nue comme la main… Et vos filles, monsieur, qui épouseront-elles, si nous ne voyons personne? Il n'y a pas foule déjà… Sacrifiez-vous donc, pour qu'on vous juge ensuite avec cette bassesse de coeur!

– Tous, madame, nous nous sommes sacrifiés. Léon a dû s'effacer devant ses soeurs; et il a quitté la maison, ne comptant plus que sur lui-même. Quant à Saturnin, le pauvre enfant, il ne sait pas même lire… Moi, je me prive de tout, je passe les nuits…

– Pourquoi avez-vous fait des filles, monsieur?.. Vous n'allez peut-être pas leur reprocher leur instruction? A votre place, un autre homme se glorifierait du brevet de capacité d'Hortense et des talents de Berthe, qui a encore ravi tout le monde, ce soir, avec sa valse des Bords de l'Oise, et dont la dernière peinture, certainement, enchantera demain nos invités… Mais vous, monsieur, vous n'êtes pas même un père, vous auriez envoyé vos enfants garder les vaches, au lieu de les mettre en pension.

– Eh! j'avais pris une assurance sur la tête de Berthe. N'est-ce pas vous, madame, qui, au quatrième versement, vous êtes servie de l'argent pour faire recouvrir le meuble du salon? Et, depuis, vous avez même négocié les primes versées.

– Certes! puisque vous nous laissez mourir de faim… Ah! vous pourrez bien vous mordre les doigts, si vos filles coiffent Sainte-Catherine.

– Me mordre les doigts!.. Mais, tonnerre de Dieu! c'est vous qui mettez les maris en fuite, avec vos toilettes et vos soirées ridicules!

Jamais M. Josserand n'était allé si loin. Madame Josserand, suffoquée, bégayait les mots: «Moi, moi, ridicule!» lorsque la porte s'ouvrit: Hortense et Berthe revenaient, en jupon et en camisole, dépeignées, les pieds dans des savates.

– Ah bien! ce qu'il fait froid, chez nous! dit Berthe en grelottant. Ça vous gèle les morceaux dans la bouche… Ici, au moins, il y a eu du feu, ce soir.

Et toutes deux traînèrent des chaises, s'assirent contre le poêle, qui gardait un reste de tiédeur. Hortense tenait du bout des doigts son os de lapin, qu'elle épluchait savamment. Berthe trempait des mouillettes dans son verre de sirop. D'ailleurs, les parents, lancés, ne parurent pas même s'apercevoir de leur entrée. Ils continuèrent.

– Ridicule, ridicule, monsieur!.. Je ne le serai plus, ridicule! Je veux qu'on me coupe la tête, si j'use encore une paire de gants pour les marier… A votre tour! Et tâchez de n'être pas plus ridicule que moi!

– Parbleu! madame, maintenant que vous les avez promenées et compromises partout! Mariez-les, ne les mariez pas, je m'en fiche!

– Je m'en fiche plus encore, monsieur Josserand! Je m'en fiche tellement, que je vais les flanquer à la rue, si vous me poussez davantage. Pour peu que le coeur vous en dise, vous pouvez même les suivre, la porte est ouverte… Ah! Seigneur! quel débarras!

Ces demoiselles écoutaient tranquillement, habituées à ces explications vives. Elles mangeaient toujours, leur camisole tombée des épaules, frottant doucement leur peau nue contre la faïence tiède du poêle; et elles étaient charmantes de jeunesse, dans ce débraillé, avec leur faim goulue et leurs yeux gros de sommeil.

– Vous avez bien tort de vous disputer, dit enfin Hortense, la bouche pleine. Maman se fait du mauvais sang, et papa sera encore malade demain, à son bureau… Il me semble que nous sommes assez grandes pour nous marier toutes seules.

Ce fut une diversion. Le père, à bout de force, feignit de se remettre à ses bandes; et il restait le nez sur le papier, ne pouvant écrire, les mains agitées d'un tremblement. Cependant, la mère, qui tournait dans la pièce comme une lionne lâchée, s'était plantée devant Hortense.

– Si tu parles pour toi, cria-t-elle, tu es joliment godiche!.. Jamais ton Verdier ne t'épousera.

– Ça, c'est mon affaire, répondit carrément la jeune fille.

Après avoir refusé avec mépris cinq ou six prétendants, un petit employé, le fils d'un tailleur, d'autres garçons qu'elle trouvait sans avenir, elle s'était décidée pour un avocat, rencontré chez les Dambreville et âgé déjà de quarante ans. Elle le jugeait très fort, destiné à une grande fortune. Mais le malheur était que Verdier vivait depuis quinze ans avec une maîtresse, qui passait même pour sa femme, dans leur quartier. Du reste, elle le savait et ne s'en montrait pas autrement inquiète.

– Mon enfant, dit le père en levant de nouveau la tête, je t'avais priée de ne pas songer à ce mariage… Tu connais la situation.

Elle s'arrêta de sucer son os, et d'un air d'impatience:

– Après?.. Verdier m'a promis de la lâcher. C'est une dinde.

– Hortense, tu as tort de parler de la sorte… Et si ce garçon te lâche aussi, un jour, pour retourner avec celle que tu lui auras fait quitter?

– Ça, c'est mon affaire, répéta la jeune fille de sa voix brève.

Berthe écoutait, au courant de cette histoire, dont elle discutait journellement les éventualités avec sa soeur. D'ailleurs, comme son père, elle était pour la pauvre femme, qu'on parlait de mettre à la rue, après quinze ans de ménage. Mais madame Josserand intervint.

– Laissez donc! ces malheureuses finissent toujours par retourner au ruisseau. Seulement, c'est Verdier qui n'aura jamais la force de s'en séparer… Il te fait aller, ma chère. A ta place, je ne l'attendrais pas une seconde, je tâcherais d'en trouver un autre.

La voix d'Hortense devint plus aigre, tandis que deux taches livides lui montaient aux joues.

– Maman, tu sais comment je suis… Je le veux et je l'aurai. Jamais je n'en épouserai un autre, quand je devrais l'attendre cent ans.

La mère haussa les épaules.

– Et tu traites les autres de dindes!

Mais la jeune fille s'était levée, frémissante.

– Hein? ne tombe pas sur moi! cria-t-elle. J'ai fini mon lapin, j'aime mieux aller me coucher… Puisque tu n'arrives pas à nous marier, il faut bien nous permettre de le faire à notre guise.

Et elle se retira, elle referma violemment la porte. Madame Josserand s'était tournée avec majesté vers son mari. Elle eut ce mot profond:

– Voilà, monsieur, comment vous les avez élevées!

M. Josserand ne protesta pas, occupé à se cribler un ongle de petits points d'encre, en attendant de pouvoir écrire. Berthe, qui avait achevé son pain, trempait un doigt dans le verre, pour finir son sirop. Elle était bien, le dos brûlant, et ne se pressait pas, peu désireuse d'aller supporter, dans leur chambre, l'humeur querelleuse de sa soeur.

– Ah! c'est la récompense! continua madame Josserand, en reprenant sa promenade à travers la salle à manger. Pendant vingt ans, on s'échine autour de ces demoiselles, on se met sur la paille pour en faire des femmes distinguées, et elles ne vous donnent seulement pas la satisfaction de les marier à votre goût… Encore si on leur avait refusé quelque chose! mais je n'ai jamais gardé un centime, rognant sur mes toilettes, les habillant comme si nous avions eu cinquante mille francs de rente… Non, vraiment, c'est trop bête! Lorsque ces mâtines-là vous ont une éducation soignée, juste ce qu'il faut de religion, des airs de filles riches, elles vous lâchent, elles parlent d'épouser des avocats, des aventuriers qui vivent dans la débauche!

Elle s'arrêta devant Berthe, et, la menaçant du doigt:

– Toi, si tu tournes comme ta soeur, tu auras affaire à moi.

Puis, elle recommença à piétiner, parlant pour elle, sautant d'une idée à une autre, se contredisant avec une carrure de femme qui a toujours raison.

– J'ai fait ce que j'ai dû faire, et ce serait à refaire que je le referais… Dans la vie, il n'y a que les plus honteux qui perdent. L'argent est l'argent: quand on n'en a pas, le plus court est de se coucher. Moi, lorsque j'ai eu vingt sous, j'ai toujours dit que j'en avais quarante; car toute la sagesse est là, il vaut mieux faire envie que pitié… On a beau avoir reçu de l'instruction, si l'on n'est pas bien mis, les gens vous méprisent. Ce n'est pas juste, mais c'est ainsi… Je porterais plutôt des jupons sales qu'une robe d'indienne. Mangez des pommes de terre, mais ayez un poulet, quand vous avez du monde à dîner… Et ceux qui disent le contraire sont des imbéciles!

Elle regardait fixement son mari, auquel ces dernières pensées s'adressaient. Celui-ci, épuisé, refusant une nouvelle bataille, eut la lâcheté de déclarer:

– C'est bien vrai, il n'y a que l'argent aujourd'hui.

– Tu entends, reprit madame Josserand en revenant sur sa fille. Marche droit et tâche de nous donner des satisfactions… Comment as-tu encore raté ce mariage?

Berthe comprit que son tour était venu.

– Je ne sais pas, maman, murmura-t-elle.

– Un sous-chef de bureau, continuait la mère; pas trente ans, un avenir superbe. Tous les mois, ça vous apporte son argent; c'est solide, il n'y a que ça… Tu as encore fait quelque bêtise, comme avec les autres?

– Je t'assure que non, maman… Il se sera renseigné, il aura su que je n'avais pas le sou.

Mais madame Josserand se récriait.

– Et la dot que ton oncle doit te donner! Tout le monde la connaît, cette dot… Non, il y a autre chose, il a rompu trop brusquement… En dansant, vous avez passé dans le petit salon.

Berthe se troubla.

– Oui, maman… Et même, comme nous étions seuls, il a voulu de vilaines choses, il m'a embrassée, en m'empoignant comme ça. Alors, j'ai eu peur, je l'ai poussé contre un meuble…

Sa mère l'interrompit, reprise de fureur.

– Poussé contre un meuble, ah! la malheureuse, poussé contre un meuble!

– Mais, maman, il me tenait…

– Après?.. Il vous tenait, la belle affaire! Mettez-donc ces cruches-là en pension! Qu'est-ce qu'on vous apprend, dites!

Un flot de sang avait envahi les épaules et les joues de la jeune fille.

Des larmes lui montaient aux yeux, dans une confusion de vierge violentée.

– Ce n'est pas ma faute, il avait l'air si méchant… Moi, j'ignore ce qu'il faut faire.

– Ce qu'il faut faire! elle demande ce qu'il fait faire!.. Eh! ne vous ai-je pas dit cent fois le ridicule de vos effarouchements. Vous êtes appelée à vivre dans le monde. Quand un homme est brutal, c'est qu'il vous aime, et il y a toujours moyen de le remettre à sa place d'une façon gentille… Pour un baiser, derrière une porte! en vérité, est-ce que vous devriez nous parler de ça, à nous, vos parents? Et vous poussez les gens contre un meuble, et vous ratez des mariages!

Elle prit un air doctoral, elle continua:

– C'est fini, je désespère, vous êtes stupide, ma fille… Il faudrait tout vous seriner, et cela devient gênant. Puisque vous n'avez pas de fortune, comprenez donc que vous devez prendre les hommes par autre chose. On est aimable, on a des yeux tendres, on oublie sa main, on permet les enfantillages, sans en avoir l'air; enfin, on pêche un mari… Si vous croyez que ça vous arrange les yeux, de pleurer comme une bête!

Berthe sanglotait.

– Vous m'agacez, ne pleurez donc plus… Monsieur Josserand, ordonnez donc à votre fille de ne pas s'abîmer le visage à pleurer ainsi. Ce sera le comble, si elle devient laide!

– Mon enfant, dit le père, sois raisonnable, écoute ta mère qui est de bon conseil. Il ne faut pas t'enlaidir, ma chérie.

– Et ce qui m'irrite, c'est qu'elle n'est pas trop mal, quand elle veut, reprit madame Josserand. Voyons, essuie tes yeux, regarde-moi comme si j'étais un monsieur en train de te faire la cour… Tu souris, tu laisses tomber ton éventail, pour que le monsieur, en le ramassant, effleure tes doigts… Ce n'est pas ça. Tu te rengorges, tu as l'air d'une poule malade… Renverse donc la tête, dégage ton cou: il est assez jeune pour que tu le montres.

– Alors, comme ça, maman?

– Oui, c'est mieux… Et ne sois pas raide, aie la taille souple. Les hommes n'aiment pas les planches… Surtout, s'ils vont trop loin, ne fais pas la niaise. Un homme qui va trop loin, est flambé, ma chère.

Deux heures sonnaient à la pendule du salon; et, dans l'excitation de cette veille prolongée, dans son désir devenu furieux d'un mariage immédiat, la mère s'oubliait à penser tout haut, tournant et retournant sa fille comme une poupée de carton. Celle-ci, molle, sans volonté, s'abandonnait; mais elle avait le coeur très gros, une peur et une honte la serraient à la gorge. Brusquement, au milieu d'un rire perlé que sa mère la forçait à essayer, elle éclata en sanglots, le visage bouleversé, balbutiant:

– Non! non! ça me fait de la peine!

Madame Josserand demeura une seconde outrée et stupéfaite. Depuis sa sortie de chez les Dambreville, sa main était chaude, il y avait des claques dans l'air. Alors, à toute volée, elle gifla Berthe.

– Tiens! tu m'embêtes à la fin!.. Quel pot! Ma parole, les hommes ont raison!

Dans la secousse, son Lamartine, qu'elle ne lâchait pas, était tombé. Elle le ramassa, l'essuya, et sans ajouter une parole, traînant royalement sa robe de bal, elle passa dans la chambre à coucher.

– Ça devait finir par là, murmura M. Josserand, qui n'osa pas retenir sa fille, partie, elle aussi, en se tenant la joue et en pleurant plus fort.

Mais, comme Berthe traversait l'antichambre à tâtons, elle trouva levé son frère Saturnin, qui écoutait, pieds nus. Saturnin était un grand garçon de vingt-cinq ans, dégingandé, aux yeux étranges, resté enfant à la suite d'une fièvre cérébrale. Sans être fou, il terrifiait la maison par des crises de violence aveugle, lorsqu'on le contrariait. Seule, Berthe le domptait d'un regard. Il l'avait soignée, gamine encore, pendant une longue maladie, obéissant comme un chien à ses caprices de petite fille souffrante; et, depuis qu'il l'avait sauvée, il s'était pris pour elle d'une adoration où il entrait de tous les amours.

– Elle t'a encore battue? demanda-t-il d'une voix basse et ardente.

Berthe, inquiète de le rencontrer là, essaya de le renvoyer.

– Va te coucher, ça ne te regarde pas.

– Si, ça me regarde. Je ne veux pas qu'elle te batte, moi!.. Elle m'a réveillé, tant elle criait… Qu'elle ne recommence pas, ou je cogne!

Alors, elle lui saisit les poignets et lui parla comme à une bête révoltée.

Il se soumit tout de suite, il bégaya avec des larmes de petit garçon:

– Ça te fait bien du mal, n'est-ce pas?.. Où est ton mal, que je le baise?

Et, ayant trouvé sa joue, dans l'obscurité, il la baisa, il la mouilla de ses pleurs, en répétant:

– C'est guéri, c'est guéri.

Cependant, M. Josserand, resté seul, avait laissé tomber sa plume, le coeur trop gonflé de chagrin. Au bout de quelques minutes, il se leva pour aller doucement écouter aux portes. Madame Josserand ronflait. Dans la chambre de ses filles, on ne pleurait pas. L'appartement était noir et paisible. Alors, il revint, un peu soulagé. Il arrangea la lampe qui charbonnait, et recommença mécaniquement à écrire. Deux grosses larmes, qu'il ne sentait point, roulèrent sur les bandes, dans le silence solennel de la maison endormie.

III

Dès le poisson, de la raie au beurre noir d'une fraîcheur douteuse, que cette gâcheuse d'Adèle avait noyée dans un flot de vinaigre, Hortense et Berthe, assises à la droite et à la gauche de l'oncle Bachelard, le poussèrent à boire, emplissant son verre l'une après l'autre, répétant:

– C'est votre fête, buvez donc!.. A votre santé, mon oncle!

Elles avaient comploté de se faire donner vingt francs. Chaque année, leur mère prévoyante les plaçait ainsi aux côtés de son frère, qu'elle leur abandonnait. Mais c'était une rude besogne, et qui demandait toute l'âpreté de deux filles travaillées par des rêves de souliers Louis XV et de gants à cinq boutons. Pour donner les vingt francs, il fallait que l'oncle fût complètement gris. Il était en famille d'une avarice féroce, tout en mangeant au dehors, à des noces crapuleuses, les quatre-vingt mille francs qu'il gagnait dans la commission. Heureusement, ce soir-là, il venait d'arriver à demi plein, ayant passé l'après-midi chez une teinturière du faubourg Montmartre, qui se faisait expédier pour lui du vermouth de Marseille.

– A votre santé, mes petites chattes! répondait-il chaque fois, de sa grosse voix pâteuse, en vidant son verre.

Couvert de bijoux, une rose à la boutonnière, il tenait le milieu de la table, énorme, avec sa carrure de commerçant noceur et braillard, qui a roulé dans tous les vices. Ses dents fausses éclairaient d'une blancheur trop crue sa face ravagée, dont le grand nez rouge flambait sous la calotte neigeuse de ses cheveux coupés ras; et, par moments, ses paupières retombaient d'elles-mêmes sur ses yeux pâles et brouillés. Gueulin, le fils d'une soeur de sa femme, affirmait que l'oncle n'avait pas dessoûlé, depuis dix ans qu'il était veuf.

– Narcisse, un peu de raie, elle est excellente, dit madame Josserand, qui souriait à l'ivresse de son frère, bien qu'elle en eût au fond le coeur soulevé.

Elle était assise en face de lui, ayant à sa gauche le petit Gueulin, et à sa droite un jeune homme, Hector Trublot, auquel elle avait des politesses à rendre. D'habitude, elle profitait de ce dîner de famille, pour se débarrasser de certaines invitations; et c'était ainsi qu'une dame de la maison, madame Juzeur, se trouvait également là, près de M. Josserand. Du reste, comme l'oncle se conduisait très mal à table, et qu'il fallait compter sur sa fortune pour l'y supporter sans dégoût, elle le montrait seulement à des intimes ou à des personnes qu'elle jugeait inutile d'éblouir désormais. Par exemple, elle avait un instant songé pour gendre au jeune Trublot, alors employé chez un agent de change, en attendant que son père, un homme riche, lui achetât une part; mais, Trublot ayant professé une haine tranquille du mariage, elle ne se gênait plus avec lui, elle le mettait même à côté de Saturnin, qui n'avait jamais pu manger proprement. Berthe, toujours placée près de son frère, était chargée de le contenir d'un regard, lorsqu'il promenait par trop ses doigts dans la sauce.

Après le poisson, une tourte grasse parut, et ces demoiselles crurent le moment arrivé de commencer l'attaque.

– Buvez donc, mon oncle! dit Hortense. C'est votre fête… Vous ne donnez rien pour votre fête?

– Tiens! c'est vrai, ajouta Berthe d'un air naïf. On donne quelque chose, le jour de sa fête… Vous allez nous donner vingt francs.

Du coup, en entendant parler d'argent, Bachelard exagéra son ivresse.

C'était sa malice accoutumée: ses paupières retombaient, il devenait idiot.

– Hein? quoi? bégaya-t-il.

– Vingt francs, vous savez bien ce que c'est que vingt francs, ne faites pas la bête, reprit Berthe. Donnez-nous vingt francs, et nous vous aimerons, oh! nous vous aimerons tout plein!

Elles s'étaient jetées à son cou, lui prodiguaient des noms de tendresse, baisaient son visage enflammé, sans répugnance pour l'odeur de débauche canaille qu'il exhalait. M. Josserand, que troublait ce continuel fumet d'absinthe, de tabac et de musc, eut une révolte, lorsqu'il vit les grâces vierges de ses filles se frotter à ces hontes ramassées sur tous les trottoirs.

– Laissez-le donc! cria-t-il.

– Pourquoi? dit madame Josserand, qui lança un terrible regard à son mari. Elles s'amusent… Si Narcisse veut leur donner vingt francs, il est bien le maître.

– Monsieur Bachelard est si bon pour elles! murmura complaisamment la petite madame Juzeur.

Mais l'oncle se débattait, redoublant de ramollissement, répétant, la bouche pleine de salive:

– C'est drôle… Sais pas, parole d'honneur! sais pas…

Alors, Hortense et Berthe le lâchèrent, en échangeant un coup d'oeil. Il n'avait sans doute pas assez bu. Et elles se mirent de nouveau à remplir son verre, avec des rires de filles qui veulent dévaliser un homme. Leurs bras nus, d'une rondeur adorable de jeunesse, passaient à toute minute sous le grand nez flamboyant de l'oncle.

Cependant, Trublot, en garçon silencieux qui prenait ses plaisirs tout seul, suivait du regard Adèle, tandis qu'elle tournait lourdement derrière les convives. Il était très myope et la voyait jolie, avec ses traits accentués de Bretonne et ses cheveux de chanvre sale. Justement, quand elle servit le rôti, un morceau de veau à la casserole, elle se coucha à demi sur son épaule, pour atteindre le milieu de la table; et lui, feignant de ramasser sa serviette, la pinça vigoureusement au mollet. La bonne, sans comprendre, le regarda, comme s'il lui avait demandé du pain.

– Qu'y a-t-il? dit madame Josserand. Elle vous a heurté, monsieur?.. Oh! cette fille! elle est d'une maladresse! Mais, que voulez-vous? c'est tout neuf, il faut que ce soit formé.

– Sans doute, il n'y a pas de mal, répondit Trublot, qui caressait sa forte barbe noire avec la sérénité d'un jeune dieu indien.

La conversation s'animait, dans la salle à manger, d'abord glacée, et que peu à peu chauffait l'odeur des viandes. Madame Juzeur confiait une fois de plus à M. Josserand les tristesses de ses trente ans solitaires. Elle levait les yeux vers le ciel, elle se contentait de cette discrète allusion au drame de sa vie: son mari l'avait quittée après dix jours de mariage, et personne ne savait pourquoi, elle n'en disait pas davantage. Maintenant, elle vivait seule dans un logement toujours clos, d'une douceur de duvet, et où il entrait des prêtres.

– C'est si triste, à mon âge! murmura-t-elle languissamment, en mangeant son veau avec des gestes délicats.

– Une petite femme bien malheureuse, reprit madame Josserand à l'oreille de Trublot, d'un air de profonde sympathie.

Mais Trublot jetait des regards indifférents sur cette dévote aux yeux clairs, toute pleine de réserves et de sous-entendus. Ce n'était pas son genre.

Il y eut une panique. Saturnin, que Berthe ne surveillait plus, trop occupée auprès de l'oncle, s'amusait avec sa viande, qu'il découpait et dont il faisait des dessins dans son assiette. Ce pauvre être exaspérait sa mère, qui avait peur et honte de lui; elle ne savait comment s'en débarrasser, n'osait par amour-propre en faire un ouvrier, après l'avoir sacrifié à ses soeurs, en le retirant d'un pensionnat où son intelligence endormie s'éveillait trop lentement; et, depuis des années qu'il se traînait à la maison, inutile et borné, c'était pour elle de continuelles transes, lorsqu'elle devait le produire en société. Son orgueil saignait.

– Saturnin! cria-t-elle.

Mais Saturnin se mit à ricaner, heureux du gâchis de son assiette. Il ne respectait pas sa mère, la traitait carrément de grosse menteuse et de mauvaise gale, avec la clairvoyance des fous qui pensent tout haut. Certainement, les choses allaient mal tourner, il lui aurait jeté l'assiette à la tête, si Berthe, rappelée à son rôle, ne l'avait regardé fixement. Il voulut résister; puis, ses yeux s'éteignirent, il resta morne et affaissé sur sa chaise, comme dans un rêve, jusqu'à la fin du repas.

– J'espère, Gueulin, que vous avez apporté votre flûte? demanda madame Josserand, qui cherchait à dissiper le malaise de ses convives.

Gueulin jouait de la flûte en amateur, mais uniquement dans les maisons où on le mettait à l'aise.

– Ma flûte, certainement, répondit-il.

Il était distrait, ses cheveux et ses favoris roux plus hérissés encore que de coutume, très intéressé par la manoeuvre de ces demoiselles autour de l'oncle. Employé dans une compagnie d'assurances, il retrouvait Bachelard dès sa sortie du bureau, et ne le lâchait plus, battant à sa suite les mêmes cafés et les mêmes mauvais lieux. Derrière le grand corps dégingandé de l'un, on était toujours sûr d'apercevoir la petite figure blême de l'autre.

– Hardi! ne le lâchez pas! dit-il brusquement, en homme qui juge les coups.

L'oncle, en effet, perdait pied. Lorsque, après les légumes, des haricots verts trempés d'eau, Adèle servit une glace à la vanille et à la groseille, ce fut une joie inespérée autour de la table; et ces demoiselles abusèrent de la situation pour faire boire à l'oncle la moitié de la bouteille de champagne, que madame Josserand payait trois francs, chez un épicier voisin. Il devenait tendre, il oubliait sa comédie de l'imbécillité.

– Hein, vingt francs!.. Pourquoi vingt francs?.. Ah! vous voulez vingt francs! Mais je ne les ai pas, bien vrai. Demandez à Gueulin. N'est-ce pas? Gueulin, j'ai oublié ma bourse, tu as dû payer au café… Si je les avais, mes petites chattes, je vous les donnerais, vous êtes trop gentilles.

Gueulin, de son air froid, riait avec un bruit de poulie mal graissée. Et il murmurait:

– Ce vieux filou!

Puis, tout d'un coup, emporté, il cria:

– Fouillez-le donc!

Alors, Hortense et Berthe, de nouveau, se jetèrent sur l'oncle, sans retenue. L'envie des vingt francs, que leur bonne éducation contenait, finissait par les enrager; et elles lâchaient tout. L'une, à deux mains, visitait les poches du gilet, tandis que l'autre enfonçait les doigts jusqu'au poignet dans les poches de la redingote. Cependant, l'oncle, renversé, luttait encore; mais le rire le prenait, un rire coupé des hoquets de l'ivresse.

– Parole d'honneur! je n'ai pas un sou… Finissez donc, vous me chatouillez.

– Dans le pantalon! cria énergiquement Gueulin, excité par ce spectacle.

Et Berthe, résolue, fouilla dans une des poches du pantalon. Leurs mains frémissaient, toutes deux devenaient brutales, elles auraient giflé l'oncle. Mais Berthe eut une exclamation de victoire: elle ramenait du fond de la poche une poignée de monnaie, qu'elle éparpilla sur une assiette; et là, parmi un tas de gros sous et quelques pièces blanches, il y avait une pièce de vingt francs.

– Je l'ai! dit-elle, rouge, décoiffée, en la jetant en l'air et en la rattrapant.

Toute la table battait des mains, trouvait ça très drôle. Il y eut un brouhaha, ce fut la gaieté du dîner. Madame Josserand regardait ses filles avec un sourire de mère attendrie. L'oncle, qui ramassait sa monnaie, disait d'un air sentencieux que, lorsqu'on voulait vingt francs, il fallait les gagner. Et ces demoiselles, lasses et contentées, soufflaient à sa droite et à sa gauche, les lèvres encore tremblantes, dans l'énervement de leur désir.

Un coup de timbre retentit. On avait mangé lentement, le monde arrivait déjà. M. Josserand, qui s'était décidé à rire comme sa femme, chantait volontiers du Béranger à table; mais celle-ci, dont il blessait les goûts poétiques, lui imposa silence. Elle hâta le dessert; d'autant plus que l'oncle, assombri depuis le cadeau forcé des vingt francs, cherchait une querelle, en se plaignant que son neveu Léon n'eût pas daigné se déranger pour lui souhaiter sa fête. Léon devait seulement venir à la soirée. Enfin, comme on se levait, Adèle dit que c'était l'architecte d'en dessous et un jeune homme, qui se trouvaient au salon.

– Ah! oui, ce jeune homme, murmura madame Juzeur, en acceptant le bras de M. Josserand. Vous l'avez donc invité?.. Je l'ai aperçu aujourd'hui chez le concierge. Il est très bien.

Madame Josserand prenait le bras de Trublot, lorsque Saturnin, qui était resté seul à table, et que tout le tapage des vingt francs n'avait pas éveillé du sommeil dont il dormait, les yeux ouverts, renversa sa chaise, dans un brusque accès de fureur, en criant:

– Je ne veux pas, nom de Dieu! je ne veux pas!

C'était toujours là ce que redoutait sa mère. Elle fit signe à M. Josserand d'emmener madame Juzeur. Puis, elle se dégagea du bras de Trublot, qui comprit et disparut; mais il dut se tromper, car il fila du côté de la cuisine, sur les talons d'Adèle. Bachelard et Gueulin, sans s'occuper du toqué, comme ils le nommaient, ricanaient dans un coin, en s'allongeant des tapes.

– Il était tout drôle, je sentais quelque chose pour ce soir, murmura madame Josserand très inquiète. Berthe, viens vite!

Mais Berthe montrait la pièce de vingt francs à Hortense. Saturnin avait pris un couteau. Il répétait:

– Nom de Dieu! je ne veux pas, je vais leur ouvrir la peau du ventre!

– Berthe! appela la voix désespérée de la mère.

Et, quand la jeune fille accourut, elle n'eut que le temps de lui saisir la main, pour qu'il n'entrât pas dans le salon. Elle le secouait, mise en colère, tandis que lui s'expliquait, avec sa logique de fou.

– Laisse-moi faire, il faut qu'ils y passent… Je te dis que ça vaut mieux… J'en ai assez, de leurs sales histoires. Ils nous vendront tous.

– A la fin, c'est assommant! cria Berthe. Qu'as-tu? que chantes-tu là?

Il la regarda, bouleversé, agité d'une rage sombre, bégayant:

– On va encore te marier… Jamais, entends-tu!.. Je ne veux pas qu'on te fasse du mal.

La jeune fille ne put s'empêcher de rire. Où prenait-il qu'on allait la marier? Mais lui, hochait la tête: il le savait, il le sentait. Et, comme sa mère intervenait pour le calmer, il serra son couteau d'une main si rude, qu'elle recula. Cependant, elle tremblait que cette scène ne fût entendue, elle dit rapidement à Berthe de l'emmener, de l'enfermer dans sa chambre; tandis que, s'affolant de plus en plus, il haussait la voix.

– Je ne veux pas qu'on te marie, je ne veux pas qu'on te fasse du mal…

Si on te marie, je leur ouvre la peau du ventre.

Alors, Berthe lui mit les mains sur les épaules, en le regardant fixement.

– Écoute, dit-elle, tiens-toi tranquille, ou je ne t'aime plus.

Il chancela, un désespoir amollit sa face, ses yeux s'emplirent de larmes.

– Tu ne m'aimes plus, tu ne m'aimes plus… Ne dis pas ça. Oh! je t'en prie, dis que tu m'aimes encore, dis que tu m'aimeras toujours et que jamais tu n'en aimeras un autre.

Elle l'avait pris par le poignet, elle l'emmena, docile comme un enfant.

Dans le salon, madame Josserand, exagérant son intimité, appela Campardon son cher voisin. Pourquoi madame Campardon ne lui avait-elle pas fait le grand plaisir de venir? et, sur la réponse de l'architecte que sa femme était toujours un peu souffrante, elle se récria, elle dit qu'on l'aurait reçue en peignoir, en pantoufles. Mais son sourire ne quittait pas Octave qui causait avec M. Josserand, toutes ses amabilités allaient à lui, par-dessus l'épaule de Campardon. Quand son mari lui présenta le jeune homme, elle se montra d'une cordialité si vive, que ce dernier en fut gêné.

Yosh cheklamasi:
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22 oktyabr 2017
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Ushbu kitob bilan o'qiladi