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Kitobni o'qish: «L'Argent», sahifa 17

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Mme Caroline se leva, vint appuyer son front à la vitre d'une des fenêtres qui donnaient sur le jardin de l'hôtel Beauvilliers. La nuit s'était faite, elle ne distinguait qu'une faible lueur dans la petite pièce écartée où la comtesse et sa fille vivaient, pour ne rien salir et ne pas dépenser de feu. Vaguement, derrière la mince mousseline des rideaux, elle distinguait le profil de la comtesse, raccommodant elle-même quelque nippe, tandis qu'Alice peignait des aquarelles, bâclées à la douzaine, qu'elle devait vendre en cachette. Un malheur leur était arrivé, une maladie de leur cheval, qui pendant deux semaines les avait clouées chez elles, entêtées à ne pas être vues à pied, et reculant devant une location. Mais, dans cette gêne si héroïquement cachée, un espoir désormais les tenait debout, plus vaillantes, la hausse continue des actions de l'Universelle, ce gain déjà très gros, qu'elles voyaient resplendir et tomber en pluie d'or, le jour où elles réaliseraient, au cours le plus élevé. La comtesse se promettait une robe vraiment neuve, rêvait de donner quatre dîners par mois, l'hiver, sans se mettre pour cela au pain et à l'eau pendant quinze jours. Alice ne riait plus, de son air d'indifférence affectée, lorsque sa mère lui parlait mariage, l'écoutait avec un léger tremblement des mains, en commençant à croire que cela se réaliserait peut-être, qu'elle pourrait avoir, elle aussi, un mari et des enfants. Et Mme Caroline, à regarder brûler la petite lampe qui les éclairait, sentait monter vers elle un grand calme, un attendrissement, frappée de cette remarque que l'argent encore, rien qu'un espoir d'argent, suffisait au bonheur de ces pauvres créatures. Si Saccard les enrichissait, ne le béniraient-elles pas, ne resterait-il pas, pour elles deux, charitable et bon? La bonté était donc partout, même chez les pires, qui sont toujours bons pour quelqu'un, qui ont toujours, au milieu de l'exécration d'une foule, d'humbles voix isolées les remerciant et les adorant. A cette réflexion, sa pensée, tandis que ses yeux s'aveuglaient sur les ténèbres du jardin, s'en était allée vers l'Œuvre du Travail. La veille, de la part de Saccard, elle y avait distribué des jouets et des dragées, en réjouissance d'un anniversaire; et elle souriait involontairement, au souvenir de la joie bruyante des enfants. Depuis un mois, on était plus content de Victor, elle avait lu des notes satisfaisantes chez la princesse d'Orviedo, avec laquelle, deux fois par semaine, elle causait longuement de la maison. Mais, à cette image de Victor, qui tout d'un coup apparaissait, elle s'étonnait de l'avoir oublié, dans sa crise de désespoir, lorsqu'elle voulait partir. Aurait-elle pu l'abandonner ainsi, compromettre la bonne action menée avec tant de peine? De plus en plus pénétrante, une douceur montait de l'obscurité des grands arbres, un flot d'ineffable renoncement, de tolérance divine qui lui élargissait le cœur; tandis que la petite lampe pauvre des dames de Beauvilliers continuait à briller là-bas, comme une étoile.

Lorsque Mme Caroline revint devant sa table, elle eut un léger frisson. Quoi donc? elle avait froid! Et cela l'égaya, elle qui se vantait de passer l'hiver sans feu. Elle était comme au sortir d'un bain glacé, rajeunie et forte, le pouls très calme. Les matins de belle santé, elle se levait ainsi. Puis, elle eut l'idée de remettre une bûche dans la cheminée; et, en voyant que le feu était mort, elle s'amusa à le rallumer elle-même, sans vouloir sonner le domestique. Ce fut tout un travail, elle n'avait pas de petit bois, elle parvint à embraser les bûches, simplement avec de vieux journaux, qu'elle brûlait un à un. A genoux devant l'âtre, elle en riait toute seule. Un instant, elle resta là, heureuse et surprise. Voilà donc qu'une de ses grandes crises était encore passée, elle espérait de nouveau, quoi? elle n'en savait toujours rien, l'éternel inconnu qui était au bout de la vie, au bout de l'humanité. Vivre, cela devait suffire, pour que la vie lui apportât sans cesse la guérison des blessures que la vie lui faisait. Une fois de plus, elle se rappelait les débâcles de son existence, son mariage affreux, sa misère à Paris, son abandon par le seul homme qu'elle eût aimé; et, à chaque écroulement, elle retrouvait la vivace énergie, la joie immortelle qui la remettait debout, au milieu des ruines. Tout ne venait-il pas de crouler? Elle restait sans estime pour son amant, en face de son effroyable passé, comme de saintes femmes sont devant les plaies immondes qu'elles pansent matin et soir, sans compter les cicatriser jamais. Elle allait continuer à lui appartenir, en le sachant à d'autres, en ne cherchant même pas à le leur disputer. Elle allait vivre dans un brasier, dans la forge haletante de la spéculation, sous l'incessante menace d'une catastrophe finale, où son frère pouvait laisser son honneur et son sang. Et elle était quand même debout, presque insouciante, ainsi qu'au matin d'un beau jour, goûtant à faire face au danger une allégresse de bataille. Pourquoi? pour rien raisonnablement, pour le plaisir d'être! Son frère le lui disait, elle était l'invincible espoir.

Saccard, lorsqu'il rentra, vit Mme Caroline enfoncée dans son travail, achevant, de sa ferme écriture, une page du mémoire sur les chemins de fer d'Orient. Elle leva la tête, lui sourit d'un air paisible, tandis qu'il effleurait des lèvres sa belle et rayonnante chevelure blanche.

«Vous avez beaucoup couru, mon ami?

– Oh! des affaires à n'en plus finir! J'ai vu le ministre des Travaux publics, j'ai fini par rejoindre Huret, j'ai dû retourner chez le ministre, où il n'y avait plus qu'un secrétaire… Enfin, j'ai la promesse pour là-bas.»

En effet, depuis qu'il avait quitté la baronne Sandorff, il ne s'était plus arrêté, tout aux affaires, dans son emportement de zèle accoutumé. Elle lui remit la lettre d'Hamelin, qui l'enchanta; et elle le regardait exulter du prochain triomphe, en se disant que, désormais, elle le surveillerait de près, afin d'empêcher les folies certaines. Pourtant, elle ne parvenait pas à lui être sévère.

«Votre fils est venu vous inviter, au nom de Mme de Jeumont.»

Il se récria.

«Mais elle m'a écrit!.. J'ai oublié de vous dire que j'y allais ce soir… Ce que cela m'assomme, fatigué comme je suis!»

Et il partit, après avoir de nouveau baisé ses cheveux blancs. Elle se remit à son travail, avec son sourire amical, plein d'indulgence. N'était-elle pas seulement une amie qui se donnait? La jalousie lui causait une honte, comme si elle eût sali davantage leur liaison. Elle voulait être supérieure à l'angoisse du partage, dégagée de l'égoïsme charnel de l'amour. Être à lui, le savoir à d'autres, cela n'avait pas d'importance. Et elle l'aimait pourtant, de tout son cœur courageux et charitable. C'était l'amour triomphant, ce Saccard, ce bandit du trottoir financier, aimé si absolument par cette adorable femme, parce qu'elle le voyait, actif et brave, créer un monde, faire de la vie.

VIII

Ce fut le 1er avril que l'Exposition universelle de 1867 ouvrit, au milieu de fêtes, avec un éclat triomphal. La grande saison de l'empire commençait, cette saison de l'empire commençait, cette saison de gala suprême, qui allait faire de Paris l'auberge du monde, auberge pavoisée, pleine de musiques et de chants, où l'on mangeait, où l'on forniquait dans toutes les chambres. Jamais règne, à son apogée, n'avait convoqué les nations à une si colossale ripaille. Vers les Tuileries flamboyantes, dans une apothéose de féerie, le long défilé des empereurs, des rois et des princes, se mettait en marche des quatre coins de la terre.

Et ce fut à la même époque, quinze jours plus tard, que Saccard inaugura l'hôtel monumental qu'il avait voulu, pour y loger royalement l'Universelle. Six mois venaient de suffire, on avait travaillé jour et nuit, sans perdre une heure, faisant ce miracle qui n'est possible qu'à Paris; et la façade se dressait, fleurie d'ornements, tenant du temple et du café-concert, une façade dont le luxe étalé arrêtait le monde sur le trottoir. A l'intérieur, c'était une somptuosité, les millions des caisses ruisselant le long des murs. Un escalier d'honneur conduisait à la salle du conseil, rouge et or, d'une splendeur de salle d'opéra. Partout, des tapis, des tentures, des bureaux installés avec une richesse d'ameublement éclatante. Dans le sous-sol, où se trouvait le service des titres, des coffres-forts étaient scellés, immenses, ouvrant des gueules profondes de four, derrière les glaces sans tain des cloisons, qui permettaient au public de les voir, rangés comme les tonneaux des contes, où dorment les trésors incalculables des fées. Et les peuples avec leurs rois, en marche vers l'Exposition, pouvaient venir et défiler là: c'était prêt, l'hôtel neuf les attendait, pour les aveugler, les prendre un à un à cet irrésistible piège de l'or, flambant au grand soleil.

Saccard trônait dans le cabinet le plus somptueusement installé, un meuble Louis XIV, à bois doré, recouvert de velours de Gênes. Le personnel venait d'être augmenté encore, il dépassait quatre cents employés; et c'était maintenant à cette armée que Saccard commandait, avec un faste de tyran adoré et obéi, car il se montrait très large de gratifications. En réalité, malgré son simple titre de directeur, il régnait, au-dessus du président du conseil, au-dessus du conseil d'administration lui-même, qui ratifiait simplement ses ordres. Aussi Mme Caroline vivait-elle désormais dans une continuelle alerte, très occupée à connaître chacune de ses décisions, pour tâcher de se mettre en travers, s'il le fallait. Elle désapprouvait cette nouvelle installation, beaucoup trop magnifique, sans pouvoir cependant la blâmer en principe, ayant reconnu la nécessité d'un local plus vaste, aux beaux jours de tendre confiance, lorsqu'elle plaisantait son frère qui s'inquiétait. Sa crainte avouée, son argument, pour combattre tout ce luxe, était que la maison y perdait son caractère de probité décente, de haute gravité religieuse. Que penseraient les clients habitués à la discrétion monacale, au demi-jour recueilli du rez-de-chaussée de la rue Saint-Lazare, lorsqu'ils entreraient dans ce palais de la rue de Londres, aux grands étages égayés de bruits, inondés de lumière? Saccard répondait qu'ils seraient foudroyés d'admiration et de respect, que ceux qui apportaient cinq francs, en tireraient dix de leur poche, saisis d'amour-propre, grisés de confiance. Et ce fut lui, dans sa brutalité du clinquant, qui eut raison. Le succès de l'hôtel était prodigieux, dépassait en vacarme efficace les plus extraordinaires réclames de Jantrou. Les petits rentiers dévots des quartiers tranquilles, les pauvres prêtres de campagne débarqués le matin du chemin de fer, bâillaient de béatitude devant la porte, en ressortaient rouges du plaisir d'avoir des fonds là-dedans.

A la vérité, ce qui contrariait surtout Mme Caroline, c'était de ne plus pouvoir être toujours dans la maison même, à exercer sa surveillance. A peine lui était-il permis de se rendre rue de Londres, de loin en loin, sous un prétexte. Elle vivait seule à présent, dans la salle des épures, elle ne voyait guère Saccard que le soir. Il avait garde là son appartement, mais tout le rez-de-chaussée restait fermé, ainsi que les bureaux du premier étage; et la princesse d'Orviedo, heureuse au fond de ne plus avoir le sourd remords de cette banque, cette boutique d'argent installée chez elle, ne cherchait pas même à louer, avec son insouciance voulue de tout gain, même légitime. La maison vide, résonnante à chaque voiture qui passait, semblait un tombeau. Mme Caroline n'entendait plus, au travers des plafonds, monter que ce silence frissonnant des guichets clos, d'où, sans relâche, pendant deux années, il lui était venu un léger tintement d'or. Les journées lui en paraissaient plus lourdes et plus longues. Elle travaillait pourtant beaucoup, toujours occupée par son frère, qui, d'Orient, lui envoyait des tâches d'écritures. Mais, parfois, dans son travail elle s'arrêtait, écoutait; prise d'une anxiété instinctive, ayant besoin de savoir ce qui se passait en bas; et rien, pas un souffle, l'anéantissement des salles déménagées, vides, noires, fermées à double tour. Alors, un petit froid la prenait, elle s'oubliait quelques minutes, inquiète. Que faisait-on, rue de Londres? n'était-ce point à cette seconde précise, que se produisait la lézarde dont périrait l'édifice?

Le bruit se répandit, vague et léger encore, que Saccard préparait une nouvelle augmentation du capital. De cent millions, il voulait le porter à cent cinquante. C'était une heure de particulière excitation, l'heure fatale où toutes les prospérités du règne, les immenses travaux qui avaient transformé la ville, la circulation enragée de l'argent, les furieuses dépenses du luxe, devaient aboutir à une fièvre chaude de la spéculation. Chacun voulait sa part, risquait sa fortune sur le tapis vert, pour se décupler et jouir, comme tant d'autres, enrichis en une nuit. Les drapeaux de l'Exposition qui claquaient au soleil les illuminations et les musiques du Champ-de-Mars, les foules du monde entier inondant les rues, achevaient de griser Paris, dans un rêve d'inépuisable richesse et de souveraine domination. Par les soirées claires, de l'énorme cité en fête, attablée dans les restaurants exotiques, changée en foire colossale où le plaisir se vendait libre ment sous les étoiles, montait le suprême coup de démence, la folie joyeuse et vorace des grandes capitales menacées de destruction. Et Saccard, avec son flair de coupeur de bourses, avait tellement bien senti chez tous cet accès, ce besoin de jeter au vent son argent, de vider ses poches et son corps, qu'il venait de doubler les fonds destinés à la publicité, en excitant Jantrou au plus assourdissant des tapages. Depuis l'ouverture de l'Exposition, tous les jours, c'étaient, dans la presse, des volées de cloche en faveur de l'Universelle. Chaque matin amenait son coup de cymbales, pour faire retourner le monde: un fait divers extraordinaire, l'histoire d'une dame qui avait oublié cent actions dans un fiacre; un extrait d'un voyage en Asie Mineure, où il était expliqué que Napoléon avait prédit la maison de la rue de Londres; un grand article de tête, où, politiquement, le rôle de cette maison était d'Orient; sans compter les notes continuelles des journaux jugé par rapport à la solution prochaine de la question spéciaux, tous embrigadés, marchant en masse compacte. Jantrou avait imaginé, avec les petites feuilles financières, des traités à l'année, qui lui assuraient une colonne dans chaque numéro; et il employait cette colonne, avec une fécondité, une variété d'imagination étonnantes, allant jusqu'à attaquer, pour le triomphe de vaincre ensuite. La fameuse brochure qu'il méditait venait d'être lancée par le monde entier, à un million d'exemplaires. Son agence nouvelle était également créée, cette agence qui, sous le prétexte d'envoyer un bulletin financier aux journaux de province, se rendait maîtresse absolue du marché de toutes les villes importantes. Et L'Espérance enfin, habilement conduite, prenait de jour en jour une importance politique plus grande. On y avait beaucoup remarqué une série d'articles, à la suite du décret du 19 janvier, qui remplaçait l'adresse par le droit d'interpellation, nouvelle concession de l'empereur, en marche vers la liberté. Saccard, qui les inspirait, n'y faisait pas encore attaquer ouvertement son frère, resté ministre d'État quand même, résigné, dans sa passion du pouvoir, à défendre aujourd'hui ce qu'il condamnait hier; mais on l'y sentait aux aguets, surveillant la situation fausse de Rougon, pris à la Chambre entre le tiers parti affamé de son héritage, et les cléricaux, ligués avec les bonapartistes autoritaires contre l'empire libéral; et les insinuations commençaient déjà, le journal redevenait catholique militant, se montrait plein d'aigreur, à chacun des actes du ministre. L'Espérance passée à l'opposition, c'était la popularité, un vent de fronde achevant de lancer le nom de l'Universelle aux quatre coins de la France et du monde.

Alors, sous cette poussée formidable de publicité, dans ce milieu exaspéré, mûr pour toutes les folies, l'augmentation probable du capital, cette rumeur d'une émission nouvelle de cinquante millions, acheva d'enfiévrer les plus sages. Des humbles logis aux hôtels aristocratiques, de la loge des concierges au salon des duchesses, les têtes prenaient feu, l'engouement tournait à la foi aveugle, héroïque et batailleuse. On énumérait les grandes choses déjà faites par l'Universelle, les premiers succès foudroyants, les dividendes inespérés, tels qu'aucune autre société n'en avait distribué à ses débuts. On rappelait l'idée si heureuse de la Compagnie des Paquebots réunis, si prompte en magnifiques résultats, cette Compagnie dont les actions faisaient déjà cent francs de prime; et la mine d'argent du Carmel, d'un produit miraculeux, à laquelle un orateur sacré, lors du dernier carême de Notre-Dame, avait fait une allusion, en parlant d'un cadeau de Dieu à la chrétienté confiante; et une autre société créée pour l'exploitation d'immenses gisements de houille, et celle qui allait mettre en coupes réglées les vastes forêts du Liban, et la fondation de la Banque nationale turque, à Constantinople, d'une solidité inébranlable. Pas un échec, un bonheur croissant qui changeait en or tout ce que la maison touchait, déjà un large ensemble de créations prospères donnant une base solide aux opérations futures, justifiant l'augmentation rapide du capital. Puis, c'était l'avenir qui s'ouvrait devant les imaginations surchauffées, cet avenir si gros d'entreprises plus considérables encore, qu'il nécessitait la demande des cinquante millions, dont l'annonce suffisait à bouleverser ainsi les cervelles. Là, le champ des bruits de Bourse et de salons était sans limite, mais la grande affaire prochaine de la Compagnie des chemins de fer d'Orient se détachait au milieu des autres projets, occupait toutes les conversations, niée par les uns, exaltée par les autres. Les femmes surtout se passionnaient, faisaient en faveur de l'idée une propagande enthousiaste. Dans des coins de boudoir, aux dîners de gala, derrière les jardinières en fleur, à l'heure tardive du thé, jusqu'au fond des alcôves, il y avait des créatures charmantes, d'une câlinerie persuasive, qui catéchisaient les hommes: «Comment, vous n'avez pas de l'Universelle? Mais il n'y a que ça! achetez vite de l'Universelle, si vous voulez qu'on vous aime!» C'était la nouvelle Croisade, comme elles disaient, la conquête de l'Asie, que les croisés de Pierre l'Ermite et de Saint Louis n'avaient pu faire, et dont elles se chargeaient, elles, avec leurs petites bourses d'or. Toutes affectaient d'être bien renseignées, parlaient en termes techniques de la ligne mère qu'on allait ouvrir d'abord, de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, viendrait l'embranchement de Smyrne à Angora; plus tard, celui de Trébizonde à Angora, par Erzeroum et Sivas; plus tard encore, celui de Damas à Beyrouth. Et elles souriaient, clignaient les yeux, chuchotaient qu'il y en aurait un autre peut-être, oh! dans longtemps, de Beyrouth à Jérusalem, par les anciennes villes du littoral, Saida, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa, puis, mon Dieu! qui sait? de Jérusalem à Port-Saïd et à Alexandrie. Sans compter que Bagdad n'était pas loin de Damas, et que, si une ligne ferrée était poussée jusque-là, ce serait un jour la Perse, l'Inde, la Chine, acquises à l'Occident. Il semblait que, sur un mot de leurs jolies bouches, les trésors retrouvés des califes resplendissaient, dans un conte merveilleux des Mille et une Nuits. Les bijoux, les pierreries du rêve, pleuvaient dans les caisses de la rue de Londres, tandis que fumait l'encens du Carmel, un fond délicat et vague de légendes bibliques, qui divinisait les gros appétits de gain. N'était-ce pas l'Eden reconquis, la Terre sainte délivrée, la religion triomphante, au berceau même de l'humanité? Et elles s'arrêtaient, refusaient d'en dire davantage, les regards brillant de ce qu'il fallait cacher. Cela ne se confiait même pas à l'oreille. Beaucoup d'entre elles l'ignoraient, affectaient de le savoir. C'était le mystère, ce qui n'arriverait peut-être jamais, et qui peut-être éclaterait un jour comme un coup de foudre: Jérusalem rachetée au sultan, donnée au pape, avec la Syrie pour royaume; la papauté ayant un budget fourni par une banque catholique, le Trésor du Saint-Sépulcre, qui la mettrait à l'abri des perturbations politiques; enfin, le catholicisme rajeuni, dégagé des compromissions, retrouvant une autorité nouvelle, dominant le monde, du haut de la montagne où le Christ a expiré.

Maintenant, le matin, Saccard, dans son luxueux cabinet Louis XIV, était obligé de défendre sa porte, lorsqu'il voulait travailler; car c'était un assaut, le défilé d'une cour venant comme au lever d'un roi, des courtisans, des gens d'affaires, des solliciteurs, une adoration et une mendicité effrénées autour de la toute-puissance. Un matin des premiers jours de juillet surtout, il se montra impitoyable, ayant donné l'ordre formel de n'introduire personne. Pendant que l'antichambre regorgeait de monde, d'une foule qui s'entêtait, malgré l'huissier, attendant, espérant quand même, il s'était enfermé avec deux chefs de service pour achever d'étudier l'émission nouvelle. Après l'examen de plusieurs projets, il venait de se décider en faveur d'une combinaison qui, grâce à cette émission nouvelle de cent mille actions, devait permettre de libérer complètement les deux cent mille actions anciennes, sur lesquelles cent vingt-cinq francs seulement avaient été versés; et, afin d'arriver à ce résultat, l'action réservée aux seuls actionnaires à raison d'un titre nouveau pour deux titres anciens; serait émise à huit cent cinquante francs, immédiatement exigibles, dont cinq cents francs pour le capital et une prime de trois cent cinquante francs pour la libération projetée. Mais des complications se présentaient, il y avait encore tout un trou à boucher, ce qui rendait Saccard très nerveux. Le bruit des voix, dans l'antichambre, l'irritait. Ce Paris à plat ventre, ces hommages qu'il recevait d'habitude avec une bonhomie de despote familier, l'emplissaient de mépris, ce jour-là. Et Dejoie, qui parfois lui servait d'huissier le matin, s'étant permis de faire le tour et d'apparaître par une petite porte du couloir, il l'accueillit furieusement.

«Quoi? Je vous ai dit personne, personne, entendez-vous!.. Tenez! prenez ma canne, plantez-la à ma porte, et qu'il la baisent!»

Dejoie, impassible, se permit d'insister.

«Pardon, monsieur, c'est la comtesse de Beauvilliers. Elle m'a supplié, et comme je sais que monsieur veut lui être agréable…

– Eh! cria Saccard emporté, qu'elle aille au diable avec les autres!»

Mais tout de suite il se ravisa, d'un geste de colère émue.

«Faites-la entrer, puisqu'il est dit qu'on ne me fichera pas la paix!.. Et par cette petite porte, pour que le troupeau n'entre pas avec elle.»

L'accueil que Saccard fit à la comtesse de Beauvilliers fut d'une brusquerie d'homme tout secoué encore. La vue d'Alice, qui accompagnait sa mère, de son air muet et profond, ne le calma même pas. Il avait renvoyé les deux chefs de service, il ne songeait qu'à les rappeler pour continuer son travail.

«Je vous en prie, madame, dites vite, car je suis horriblement pressé.»

La comtesse s'arrêta, surprise, toujours lente, avec sa tristesse de reine déchue.

«Mais, monsieur, si je vous dérange…»

Il dut leur indiquer des sièges; et la jeune fille, plus brave, s'assît la première, d'un mouvement résolu, tandis que la mère reprenait:

«Monsieur, c'est pour un conseil… Je suis dans l'hésitation la plus douloureuse, je sens que je ne me déciderai jamais toute seule…»

Et elle lui rappela qu'à la fondation de la banque, elle avait pris cent actions, qui, doublées, lors de la première augmentation du capital et doublées encore lors de la seconde, faisaient aujourd'hui un total de quatre cents actions, sur lesquelles elle avait versé, primes comprises, la somme de quatre-vingt-sept mille francs. En dehors de ses vingt mille francs d'économies, elle avait donc dû, pour payer cette somme, emprunter soixante-dix mille francs sur sa ferme des Aublets.

«Or, continua-t-elle, je trouve aujourd'hui un acquéreur pour les Aublets… Et, n'est-ce pas? il est question d'une émission nouvelle, de sorte que je pourrais peut-être placer toute notre fortune dans votre maison.»

Saccard s'apaisait, flatté de voir les deux pauvres femmes, les dernières d'une grande et antique race, si confiantes, si anxieuses devant lui. Rapidement, avec des chiffres, il les renseigna.

«Une nouvelle émission, parfaitement, je m'en occupe… L'action sera de huit cent cinquante francs, avec la prime… Voyons, nous disons que vous avez quatre cents actions. Il va donc vous en être attribué deux cents, ce qui vous obligera à un versement de cent soixante-dix mille francs. Mais tous vos titres seront libérés, vous aurez six cents actions bien à vous, ne devant rien à personne.»

Elles ne comprenaient pas, il dut leur expliquer cette libération des titres, à l'aide de la prime; et elles restaient un peu pâles, devant ces gros chiffres, oppressées à l'idée du coup d'audace qu'il fallait risquer.

«Comme argent, murmura enfin la mère, ce serait bien cela… On m'offre deux cent quarante mille francs des Aublets, qui en valaient autrefois quatre cent mille; de sorte que, lorsque nous aurions remboursé la somme empruntée déjà, il nous resterait juste de quoi faire le versement… Mais, mon Dieu! quelle terrible chose, cette fortune déplacée, toute notre existence jouée ainsi!»

Et ses mains tremblaient, il y eut un silence, pendant lequel elle songeait à cet engrenage qui lui avait pris d'abord ses économies, puis les soixante-dix mille francs empruntés, et qui menaçait maintenant de lui prendre la ferme entière. Son ancien respect de la fortune domaniale, en labours, en prés, en forêts, sa répugnance pour le trafic sur l'argent, cette basse besogne de juifs, indigne de sa race, revenaient et l'angoissaient, à cette minute décisive où tout allait être consommé. Muette, sa fille la regardait, de ses yeux ardents et purs.

Saccard eut un sourire encourageant.

«Dame! il est bien certain qu'il faut que vous ayez confiance en nous… Seulement, les chiffres sont là. Examinez-les, et toute hésitation me semble dès lors impossible… Admettons que vous fassiez l'opération, vous avez donc six cents actions, qui, libérées, vous ont coûté la somme de deux cent cinquante-sept mille francs. Or, elles sont aujourd'hui au cours moyen de treize cents francs, ce qui vous fait un total de sept cent quatre-vingt mille francs. Déjà, vous avez plus que triplé votre argent… Et ça continuera, vous verrez la hausse, après l'émission! Je vous promets le million avant la fin de l'année.

– Oh! maman!» laissa échapper Alice, dans un soupir, comme malgré elle.

Un million! L'hôtel de la rue Saint-Lazare débarrassé de ses hypothèques, nettoyé de sa crasse de misère! Le train de maison remis sur un pied convenable, tiré de ce cauchemar des gens qui ont voiture et qui manquent de pain! La fille mariée avec une dot décente, pouvant avoir enfin un mari et des enfants, cette joie que se permet la dernière pauvresse des rues! Le fils, que le climat de Rome tuait, soulagé là-bas, mis en état de tenir son rang, en attendant de servir la grande cause, qui l'utilisait si peu! La mère rétablie en sa haute situation, payant son cocher, ne lésinant plus pour ajouter un plat à ses dîners du mardi, et ne se condamnant plus au jeûne pour le reste de la semaine! Ce million flambait, était le salut, le rêve.

La comtesse, conquise, se tourna vers sa fille, pour l'associer à sa volonté.

«Voyons, qu'en penses-tu?»

Mais celle-ci ne disait plus rien, fermait lentement les paupières, éteignant l'éclat de ses yeux.

«C'est vrai, reprit la mère, souriante à son tour, j'oublie que tu veux me laisser maîtresse absolue… Mais je sais combien tu es brave et tout ce que tu espères…»

Et, s'adressant à Saccard:

«Ah! monsieur, on parle de vous avec tant d'éloges!.. Nous ne pouvons aller nulle part, sans qu'on nous raconte des choses très belles, très touchantes. Ce n'est pas seulement la princesse d'Orviedo, ce sont toutes mes amies qui sont enthousiastes de votre œuvre. Beaucoup me jalousent d'être de vos premières actionnaires, et si on les écoutait, on vendrait jusqu'à ses matelas, pour prendre de vos actions.»

Elle plaisantait doucement.

«Je les trouve même un peu folles, oui! un peu folles, oui! C'est sans doute que je ne suis plus assez jeune… Ma fille est une de vos admiratrices. Elle croit en votre mission, elle fait de la propagande dans tous les salons où je la mène.»

Charmé, Saccard, regarda Alice, et elle était en ce moment si animée, si vibrante de foi, qu'elle lui parut vraiment très jolie, malgré son teint jaune et son cou trop mince, déjà fané. Aussi se trouvait-il grand et bon, à l'idée d'avoir fait le bonheur de cette triste créature, que l'espoir d'un mari suffisait à embellir.

«Oh! d'une voix basse et comme lointaine, c'est si beau, cette conquête, là-bas… Oui, une ère nouvelle, la croix rayonnante…»

C'était le mystère, ce que personne ne disait; et sa voix baissait encore, se perdait en un souffle de ravissement. Lui, d'ailleurs, la faisait taire d'un geste amical; car il ne tolérait pas qu'on parlât en sa présence de la grande chose, le but suprême et caché. Son geste enseignait qu'il fallait toujours y tendre, mais n'en jamais ouvrir les lèvres. Dans le sanctuaire, les encensoirs se balançaient, aux mains des quelques initiés.

Après un silence attendri, la comtesse se leva enfin.

«Eh bien, monsieur, je suis convaincue, je vais écrire à mon notaire que j'accepte l'offre qui se présente pour les Aublets… Que Dieu me pardonne si je fais mal!»

Saccard, debout, déclara avec une gravité émue:

«C'est Dieu lui-même qui vous inspire, madame, soyez-en certaine.»

Yosh cheklamasi:
12+
Litresda chiqarilgan sana:
01 noyabr 2017
Hajm:
550 Sahifa 1 tasvir
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