Kitobni o'qish: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1»
CHAPITRE I.
1592-1627
Château de Bourbilly.—Famille des Rabutins.—Tableau représentant sainte Chantal.—Belle réponse de Bénigne Fremyot.—Postérité de sainte Chantal.—De Bénigne Rabutin.—Son duel avec Boulleville.—Son combat à l'Ile de Ré.—Sa mort.
A deux lieues au sud-ouest de la ville de Semur en Bourgogne, et à la même distance de l'ancien bourg d'Époisses, dans un vallon tapissé de prairies et de toutes parts environné de coteaux que couvrent des bois et des vignes, s'élève, près des bords d'une petite rivière, le vieux château de Bourbilly. La rivière, que l'on nomme le Sérain, du haut d'un rocher se précipite en cascade dans le vallon, le traverse, s'y divise, et roule en murmurant ses eaux limpides. Le château, entouré de murailles épaisses et flanquées de tourelles, présentait à l'extérieur un carré, et à l'intérieur une vaste cour. Son entrée était fermée par un pont-levis que dominait une tour.
Ce domaine, qui relevait comme fief de la seigneurie d'Époisses, était devenu l'apanage de la branche ainée des Rabutins, lorsque, à une époque très-reculée, le lieu d'où cette famille tirait son nom, situé dans la paroisse de Changy, près de Charolles, eut été détruit.1 Bourbilly devint alors la principale habitation des Rabutins; la chapelle était affectée à leur sépulture, et les terres qui en dépendaient fournissaient les plus fortes parties de leurs revenus.
Le château il y a dix ans2 ne s'offrait déjà plus aux regards des voyageurs tel qu'il était autrefois. A la place du pont-levis on voyait un pont en briques, de deux arches, et au lieu de la tour un petit bâtiment entouré d'arbres. Une des principales façades venait d'être abattue; les vastes salles des corps de logis qu'on avait conservés étaient converties en greniers: il ne restait plus de leur antique magnificence que des chambranles de cheminée curieusement sculptés, et sur les murs des peintures à demi effacées, parmi lesquelles on distinguait l'écusson des Rabutins, qui par leurs alliances tenaient à la première dynastie des ducs de Bourgogne et à la famille royale de Danemark.3 Un seul portrait avait résisté comme par miracle à toutes les causes de destruction: c'était celui de la pieuse Chantal.
Cette sainte femme était la fille de Bénigne Fremyot, de ce courageux président au parlement de Dijon, qui, menacé par les ligueurs, s'il n'embrassait leur parti, de voir immoler son fils, qu'ils avaient fait prisonnier, répondit: «Il vaut mieux au fils de mourir innocent, qu'au père de vivre perfide.» Ce fils fut depuis archevêque de Bourges. Sa sœur, Jeanne Fremyot, avait épousé, en 1592, Christophe second de Rabutin, baron de Chantal et de Bourbilly, gouverneur de Semur, qui périt à l'âge de trente-six ans, d'une blessure reçue par accident à la chasse. Sa veuve se retira avec ses enfants chez son beau-père, Guy de Rabutin, dans le château de Chantal, près d'Autun, commune de Montelon4. C'est dans ce séjour, où elle demeura pendant plus de sept ans, que Fremyot de Chantal, obligée de donner ses soins à un vieillard brusque et quinteux, que dominait une servante méchante et intéressée, eut occasion d'exercer ces vertus chrétiennes qui lui ont valu, plus d'un siècle après sa mort, les honneurs de la canonisation. On sait que ce fut elle qui fut la fondatrice de l'ordre de la Visitation, et qu'elle mourut à Moulins, le 13 décembre 1641, dans un des quatre-vingt-sept monastères de son ordre qu'elle avait établis. On montre encore aujourd'hui, dans le petit village de Bourbilly, le grand four où cette sainte veuve faisait cuire elle-même le pain des pauvres5.
Elle n'avait eu qu'un seul fils, Celse-Bénigne de Rabutin, né en 1597. Il fut élevé à Dijon, chez ce président Fremyot, son aïeul, dont nous avons parlé. Bénigne de Rabutin épousa, en 1624, Marie de Coulanges, fille de Philippe, seigneur de la Tour-Coulanges, conseiller d'État, secrétaire des finances6. Aucun cavalier ne pouvait alors être comparé à Bénigne de Rabutin, soit pour les avantages du corps, soit pour ceux de l'esprit; aucun d'eux ne l'emportait sur lui en courage; aucun ne pouvait l'égaler par son amabilité, par cette inépuisable gaieté qui lui faisait donner aux choses les plus communes un tour original7. Mais de graves défauts nuisaient à tant de brillantes qualités: il était vif, colère; il poussait la franchise jusqu'à la rudesse, et manifestait quelquefois son dédain et sa causticité par un laconisme insolent. Aussi eut-il souvent occasion de se soustraire à la rigueur des édits qui prohibaient les duels.
L'année même de son mariage, il assistait, à Paris, au service divin avec sa femme et toute sa famille. Il venait de communier, lorsqu'un laquais entra dans l'église, et lui vint dire que Boutteville de Montmorency, son ami, l'attendait à la porte Saint-Antoine, et avait besoin de lui pour être son second contre Pont-Gibaud, cadet de la maison de Lude. Le baron de Chantal, quoique en souliers à mule de velours noir, et dans un costume qui n'était nullement celui d'un combat, quitte l'autel, se rend à l'instant même au lieu du rendez-vous, et se bat avec sa bravoure ordinaire8.
Les lois civiles et religieuses étaient également outragées par cet acte téméraire. Le zèle des prédicateurs s'en émut; on dirigea des poursuites contre le baron de Chantal; il fut obligé de se cacher chez son beau-frère, le comte de Toulongeon. Cette leçon ne le corrigea point; et ce même Boutteville, six mois après, l'aurait encore entraîné dans sa querelle avec le duc d'Elbeuf, si la duchesse d'Elbeuf, prévenue à temps, n'eût fait intervenir le roi, qui empêcha ce duel9.
Cependant le cardinal de Richelieu ne s'opposa point à ce que le baron de Chantal reparût à la cour; mais il ne lui pardonna pas son étroite liaison avec Henri de Talleyrand, prince de Chalais, qui avait été décapité comme coupable de haute trahison. Tout sentiment généreux est suspect au despotisme; son inexorable vengeance poursuit jusque dans la tombe l'objet de sa haine, et il persécute jusqu'au souvenir qui en reste. Il fut facile au cardinal de Richelieu de fermer tout accès à la faveur à un homme dont l'esprit indépendant et railleur devait surtout déplaire à Louis XIII, monarque d'un caractère faible et d'un esprit méticuleux.
Le supplice du comte de Boutteville, à qui son ardeur effrénée pour les duels avait fait trancher la tête le 21 juin 1627, acheva de désespérer le baron de Chantal. Il apprit que les Anglais, pour secourir les protestants de la Rochelle, devaient faire une descente sur les côtes de France, et il s'empressa de se rendre dans l'île de Ré, dont le marquis de Toiras, son ami, était gouverneur. Il lui demanda de servir sous ses ordres comme volontaire, satisfait d'avoir saisi cette occasion d'exercer sa bravoure et de courir des dangers pour la défense de son pays. L'homme énergique qui dans l'âge de l'ambition est condamné au repos et repoussé de la carrière des honneurs par la persécution cherche hors de l'enceinte tracée un noble but à ses efforts: lorsqu'il l'aperçoit, dût-il y trouver la mort, il s'élance vers lui de tout son courage, et demande à la gloire ce que le pouvoir lui refuse.
Le 22 juillet 1627, au soir, on vit paraître les Anglais près des côtes de l'île de Ré. A la faveur de la marée montante, ils s'approchèrent de la pointe de Semblenceau, et mirent deux mille hommes à terre. Leurs chaloupes continuaient à augmenter ce nombre, lorsque Toiras s'avança contre eux avec huit cents hommes d'infanterie et deux cents chevaux, qu'il divisa en sept escadrons, dont cinq étaient placés à l'avant-garde et deux derrière l'infanterie. Le premier de ces escadrons, composé des gentils-hommes volontaires et de l'élite de la noblesse, était commandé par le baron de Chantal. Ces cinq escadrons s'avancèrent d'abord au pas et en bon ordre; mais, pris en flanc par le canon des vaisseaux, qui tonnait de toutes parts, ils furent obligés de partir et de fondre à bride abattue sur l'ennemi, que d'abord ils repoussèrent jusque dans l'eau. La précipitation qu'ils avaient mise dans leur attaque ne permit pas à l'infanterie, qui cheminait péniblement dans le sable, d'arriver à temps pour les soutenir; et les deux escadrons qui étaient restés en arrière, n'ayant point reçu d'ordre de Toiras, demeurèrent immobiles. Alors les Anglais, s'apercevant du petit nombre de ceux qu'ils avaient à combattre, reprirent courage; et, redoublant le feu de leurs vaisseaux, par le moyen de leurs canons à cartouches et des mousquetaires dont ils les avaient bordés, ils firent reculer la cavalerie et l'infanterie des Français, et les mirent en déroute. Ce combat avait duré six heures; et dans le nombre des gentils-hommes français qui y périrent, on compta le frère de Toiras, les barons de Navailles, de Cause, de Verrerie du Tablier, et le baron de Chantal10. Ce dernier avait eu trois chevaux tués sous lui, et avait reçu vingt-sept coups de lance. Si l'on en croit l'historien Gregorio Leti, autorité douteuse, ce fut le célèbre Cromwell qui le blessa mortellement11. Ainsi périt, dans la trente et unième année de son âge, le dernier des descendants mâles de la branche aînée des Rabutins. Il n'eut qu'un seul enfant de son mariage avec Marie de Coulanges: c'était Marie de Rabutin-Chantal, depuis célèbre sous le nom de Sévigné, et qui est l'objet de ces Mémoires12.
CHAPITRE II.
1626-1644
Naissance de Marie de Rabutin.—Devient orpheline à l'âge de six ans.—N'a point connu la piété filiale.—Est délaissée par son aïeule sainte Chantal.—Est placée sous la tutelle de Philippe de la Tour de Coulanges.—Passe sa première enfance au village de Sucy, avec son cousin de Coulanges, le chansonnier.—Mort de Philippe de Coulanges.—L'éducation de Marie de Rabutin est confiée à Christophe de Coulanges, abbé de Livry.—Caractère de cet abbé.—Des obligations que lui a madame de Sévigné.—Elle reçoit les leçons de Chapelain et de Ménage.—De ce qu'elle doit à l'éducation, et de ce qu'elle doit à la nature.
Marie de Rabutin-Chantal naquit à Paris, le jeudi 5 février 1626, dans l'hôtel que son père occupait à la place Royale du Marais, le quartier le plus renommé alors pour l'élégance des habitations. Elle fut tenue le lendemain sur les fonts de baptême par messire Charles Le Normand, seigneur de Beaumont, mestre de camp, gouverneur de la Fère, et premier maître d'hôtel du roi, et par Marie de Baise, femme de messire Philippe de Coulanges, conseiller du roi en ses conseils d'État13. Marie de Rabutin-Chantal perdit sa mère en 1632, et fut orpheline à l'âge de six ans. Les doux sentiments de la piété filiale n'eurent pas le temps de se développer en elle. Il est remarquable qu'ils paraissent avoir été inconnus à cette femme, qui encourut le reproche de s'être livrée avec excès à la plus désintéressée comme à la plus touchante des passions, l'amour maternel. Dans les lettres nombreuses qu'elle nous a laissées, on ne trouve ni le nom de sa mère, ni un souvenir qui la concerne. Elle y parle une ou deux fois de son père, mais c'est pour faire allusion à l'originalité de ses défauts14. Dans une lettre à sa fille, en date du 22 juillet, elle ajoute après cette date: «Jour de la Madeleine, où fut tué, il y a quelques années, un père que j'avais15.» Qu'elle est triste cette puissance du temps et de la mort, puisqu'une âme aussi sensible ne paraît pas même avoir éprouvé le besoin si naturel de chercher à renouer la chaîne brisée des affections et des regrets; à suppléer au néant de la mémoire par les mystérieuses inspirations du cœur; à se rattacher par la pensée à ceux par qui nous existons, et dont la tombe, privée de nos larmes, s'est ouverte auprès de notre berceau!
La pieuse Chantal, quoique alors débarrassée de tout soin de famille, puisqu'elle avait marié la seule fille qui lui restait au comte de Toulongeon, se dispensa des devoirs d'aïeule envers sa petite-fille; et, tout occupée de la fondation de nouveaux monastères, elle recommanda à son frère, l'archevêque de Bourges, la jeune orpheline, qui fut remise par lui entre les mains de ses parents maternels16.
Marie de Rabutin-Chantal fut donc d'abord placée sous la tutelle de son oncle Philippe de la Tour de Coulanges, et élevée avec son cousin Emmanuel, si connu depuis dans le monde sous le nom de petit Coulanges, comme le plus aimable des convives et le plus gai des chansonniers. Ils passèrent ensemble quelques années de leur enfance à la campagne, dans le joli village de Sucy, en Brie, à quatre lieues au sud-est de Paris17, où de la Tour de Coulanges avait fait bâtir une superbe maison. Emmanuel y était né; il n'avait qu'un an ou deux lorsque sa cousine Marie y entra, et il n'en avait que cinq ou six lorsqu'elle en sortit, âgée de dix ans18.
Dans une de ses lettres, elle rappelle à son cousin, avec sa grâce accoutumée, ces souvenirs de l'enfance: «Le moyen que vous ne m'aimiez pas? C'est la première chose que vous avez faite quand vous avez commencé d'ouvrir les yeux; et c'est moi aussi qui ai commencé la vogue de vous aimer et de vous trouver aimable.»
Philippe de la Tour de Coulanges mourut en 1636. Il se tint une assemblée de famille pour procéder au choix d'un tuteur de la jeune orpheline dont il avait soin. Roger de Rabutin, son cousin, depuis si célèbre sous le nom de comte de Bussy, y assista comme étant chargé de la procuration de son père. Bussy, alors seulement âgé de dix-huit ans, se doutait peu des désirs, des craintes, des repentirs que lui ferait éprouver un jour cette enfant sa parente. L'assemblée de famille nomma pour tuteur de Marie de Chantal, Christophe de Coulanges, abbé de Livry, frère de Philippe de Coulanges, et, comme lui, oncle de madame de Sévigné du côté maternel. L'abbé de Coulanges fut pour madame de Sévigné un précepteur vigilant, un homme d'affaires habile, un ami constant; il soigna son enfance, surveilla sa jeunesse, la conseilla comme femme, la dirigea comme veuve; et enfin, en mourant, il lui laissa tout son bien. Heureusement pour elle, il prolongea sa carrière jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans19. De son côté, elle fit le charme de son existence, et fut la consolation de ses vieux jours. Jamais elle ne balança à faire céder ses goûts les plus chers et ses plus fortes inclinations20, même le désir de rejoindre sa fille lorsque sa présence était nécessaire ou même agréable, au bien-bon. C'est ainsi qu'elle le nommait toujours. Elle l'aimait d'affection, et n'éprouvait aucune peine à lui rendre des soins; mais elle nous apprend que si elle en avait eu, elle l'aurait sacrifiée à la crainte d'avoir des reproches à se faire: elle pensait qu'en fait de reconnaissance et de devoirs il fallait se mettre en garde contre l'égoïsme, qui nous rend toujours satisfaits de nous-mêmes, «et tâcher, sur ce point, d'établir la peur dans son cœur et dans sa conscience21».
L'idée qu'elle nous donne dans ses lettres de l'abbé de Coulanges est celle d'un homme d'un esprit ordinaire, mais d'un excellent jugement, ayant beaucoup de bonnes qualités, mêlées de quelques défauts. Il s'entendait en affaires, et savait aussi bien diriger une exploitation rurale que présider à des partages; terminer une liquidation, que conduire un procès. Il aimait l'argent, se levait de grand matin, et redoublait d'activité lorsque quelque motif d'intérêt le commandait. Habile calculateur, il supportait impatiemment qu'on fît une faute contre une des quatre règles de l'arithmétique. Il se plaisait à lire et à relire les titres de propriété et les transactions de famille; il en pesait toutes les paroles, épluchait jusqu'aux points et aux virgules. Méthodique, et même minutieux, il avait grand soin, lorsqu'il avait plusieurs lettres à écrire, de commencer chacune d'elles par y mettre l'adresse, afin de se garantir de toute méprise22. Du reste, d'un commerce assez facile, mais pourtant impatient et colère; donnant de bons conseils, mais avec brusquerie et sans aucun ménagement23.
Tel était l'abbé de Coulanges. Mais, pour être juste envers lui, il faudrait l'apprécier d'après ses œuvres; et la plus belle de toutes fut sans contredit l'éducation de madame de Sévigné. On juge un homme d'après ce que l'on sait de ses talents et de ses actions; mais ce n'est là le plus souvent que la portion de sa vie la moins propre à nous le faire connaître. C'est moins par ce qu'il a fait que par ce qu'il s'est abstenu de faire, que la plupart du temps un personnage quelconque mérite l'estime ou le blâme; moins par ce qu'il a dit que par ce qu'il a pensé, moins par les motifs apparents qui le font agir que par ceux qu'il ne dévoile jamais. On peut croire, avec raison, que celui qui s'est toujours fait chérir de ceux dont il était entouré, qui pour assurer le bonheur des êtres confiés à sa tutelle a toujours triomphé des difficultés et des obstacles, possédait des qualités secrètes plus rares, plus éminentes, ou du moins plus désirables, que celles dont on lui a fait les honneurs dans le monde.
Si l'on en croit les expressions que la reconnaissance et la douleur inspirent à madame de Sévigné, elle doit non-seulement le repos de sa vie entière, mais encore ses sentiments, ses vertus, son esprit, sa gaieté, sa santé, enfin tout ce qu'elle a été, tout ce dont elle a joui, à l'abbé de Coulanges. C'est nous donner de lui une trop haute idée, et qui se trouve d'ailleurs démentie par elle-même. Nous n'avons point de détails sur l'éducation de madame de Sévigné; mais nous savons que l'abbé de Coulanges la dirigea seul, et qu'il l'a continuée, en quelque sorte, lorsqu'elle fut entrée dans le monde, par l'ascendant qu'il avait acquis sur sa pupille. Nous pouvons donc connaître ce que fut cette éducation en examinant tout ce qui dans madame de Sévigné a dû être le résultat des premières impressions, de l'instruction du jeune âge et des conseils de l'amitié, et ce qui n'a pu être que le produit de ses dispositions naturelles, de ses penchants, de son caractère, de ses réflexions et des résolutions qui lui étaient propres. Nous pourrons alors apprécier tout ce qu'elle doit au bien-bon, et aussi tout ce qu'elle doit à la nature, qui fut pour elle aussi une bien-bonne.
Cet examen est facile: ses actions, ses goûts, ses aversions, ses défauts, ses vertus, ses faiblesses, nous sont connus surtout par les lettres qu'elle a écrites à sa fille, et précisément par celles de ces lettres qu'elle croyait ne devoir être jamais lues que par celle à qui elle les écrivait. C'est dans ces lignes, si rapidement tracées, que se manifestent ses pensées les plus fugitives, ses sentiments les plus cachés, tous les mouvements de son cœur, tous les calculs de sa raison, tous les élans de son imagination; son âme tout entière s'épanche sur le papier, dans toute la sécurité du commerce le plus intime; et comme l'oiseau délices de nos campagnes, caché sous le feuillage, croit ne chanter que pour l'objet aimé, elle a, sans le savoir, rendu le monde entier confident des accents de sa tendresse.
Sans doute l'éducation n'était pour rien dans ce qui charmait en elle au premier aspect. Ce teint d'une rare fraîcheur, cette riche chevelure blonde, ces yeux brillants et animés, ces jolis traits, cette physionomie irrégulière, mais expressive, cette taille élégante, étaient autant de dons que lui avait faits la nature24. Mais on peut penser que l'air pur de la campagne, que l'excellent régime auquel elle fut soumise dans son enfance et dans sa première jeunesse, contribuèrent beaucoup à l'heureux développement de ses attraits, et qu'elle dut en partie aux soins intelligents de son tuteur cette santé florissante dont elle a joui toute sa vie, cette forte constitution qu'elle sut si bien gouverner. Sa jolie voix se produisait avec toute la science musicale que l'on possédait de son temps, et une danse brillante faisait ressortir avec plus d'éclat la prestesse et la grâce habituelles de ses mouvements. Tous ces talents furent dus aux soins donnés à son éducation. Elle est encore redevable aux instructions de son tuteur de son sincère attachement à la religion. Ses liaisons avec les parents de son mari ont donné naissance à ses inclinations pour la secte sévère des solitaires de Port-Royal: c'est le propre des femmes de ne point aimer à prendre avec elles-mêmes la responsabilité d'une décision sur des matières graves ou qui exigent une longue réflexion, et de régler leurs opinions sur celles de ceux qui les entourent, selon l'affection qu'elles leur portent ou la confiance qu'elles leur accordent: c'est pourquoi leur conviction se manifeste si souvent avec toute la chaleur d'un sentiment et tout l'emportement d'une passion. Cependant madame de Sévigné ne dut qu'à son bon sens exquis de n'adopter qu'une partie des dogmes de Port-Royal, et de rejeter ceux qui répugnaient à sa raison; elle ne dut qu'à son âme, naturellement pieuse, cette foi pleine d'espérance, cette douce confiance dans la Providence, qui nous range, dit-elle, comme il lui plaît, et dont elle veut qu'on respecte la conduite25. C'est là le trait distinctif de sa croyance et toute sa philosophie. Dévote par désir et mondaine par nature26, elle aimait la joie et les plaisirs, et savait les animer et les répandre autour d'elle. Ces penchants, qui la rendaient si aimable, n'étaient sans doute point excités par son tuteur, mais il ne les restreignait pas. On ne voit pas non plus qu'il se soit beaucoup inquiété de cette coquetterie innée de sa pupille, qu'on remarquait à la satisfaction qu'elle éprouvait de se voir des admirateurs dans tous les rangs de la société, ni qu'il ait réprimé la franchise, souvent un peu libre, de ses paroles. Rassuré par l'heureux équilibre de ses sens et de sa raison, par la fermeté de ses principes religieux, il applaudissait à l'art qu'elle possédait de se faire des amis dévoués de tous ceux qui avaient perdu l'espérance de lui appartenir comme amants. Lorsqu'un d'entre eux était tombé dans la disgrâce du pouvoir, ou avait essuyé quelque malheur, on savait qu'elle ne négligeait rien pour le servir et lui témoigner son attachement. Ce qu'on ne pouvait non plus attribuer à l'éducation, et ce qui résistait à tous les conseils de la sagesse, c'étaient les mouvements immodérés de ce cœur trop plein de l'amour maternel, s'abandonnant avec excès à cette passion qui domina son existence et en avança le terme.
L'abbé de Coulanges mérite surtout des éloges de ne s'être pas contenté de bien régler les affaires de sa pupille, mais de lui avoir enseigné à les régler elle-même; et puisque cette jeune et unique héritière était appelée à régir de grands biens, ce fut lui avoir rendu le plus éminent service que de lui avoir enseigné comment la fortune se conserve et s'accroît, par l'ordre et l'économie; de lui avoir fait comprendre que les richesses sont surtout nécessaires à celle qui veut soutenir avec dignité et succès le rôle difficile et glorieux de mère de famille; de l'avoir astreinte à régler elle-même ses comptes avec ses fermiers et ses gens d'affaires; à suivre sans ennui toutes les phases d'un procès, et à parler au besoin avec précision et clarté le langage de la chicane. Un autre éloge que mérite l'abbé de Coulanges, c'est de n'avoir rien négligé pour donner à sa pupille une solide instruction. C'est surtout au goût pour la lecture, que madame de Sévigné avait contracté presque dès son enfance, qu'elle dut de préférer souvent la vie économique, mais monotone, de sa solitude des Rochers, à l'existence brillante, mais dispendieuse, variée, mais agitée, de Paris et de la cour. Ce fut au charme qu'elle éprouvait dans ce studieux commerce avec les plus beaux génies de la France et de l'Italie, au choix et à la diversité qu'elle savait y mettre, qu'elle fut redevable de ces consolations dont son cœur sensible n'eut que trop souvent besoin, et comme épouse et comme mère. C'est enfin à cette habitude d'échapper par les jouissances de l'esprit à la tyrannie des sens, qu'elle a dû pendant une jeunesse indépendante, sans cesse assiégée par les séductions, toute la gloire et tout le bonheur de sa vie.
Chapelain, célèbre comme mauvais poëte, mais bon littérateur et bon critique, et Ménage, le savant Ménage, furent tous deux ses maîtres, et s'enorgueillirent avec raison de l'avoir eue pour élève. On ne peut douter en effet que leurs leçons n'aient contribué à donner à son style cette perfection et cette correction qu'il n'eût point acquises sous des maîtres gagés; mais elle ne dut ni à son tuteur ni à ses maîtres, ni à Chapelain ni à Ménage, cette mémoire docile et prompte, cette sensibilité exquise, cette imagination souple et forte, ce goût délicat, qui lui font trouver tous les traits, toutes les couleurs, toutes les nuances, pour peindre avec autant de vivacité que de vérité; qui font jaillir sous sa plume, avec la rapidité de la pensée, les images touchantes, les expressions nobles, les saillies spirituelles, les réflexions morales, les folies divertissantes, les traits sublimes. Elle n'a dû qu'à elle-même le talent d'intéresser ses lecteurs à ses plus insignifiantes causeries; de les faire participer à ses douleurs, à ses prévoyances, à ses craintes, à ses souvenirs, à ses douces rêveries; et cela naturellement, à propos, sans recherche, sans effort, avec une facilité, un abandon, une grâce, un charme qu'on admirera toujours, qu'on égalera quelquefois, mais qu'on ne surpassera jamais.