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Kitobni o'qish: «Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)»

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AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS

La publication des Mémoires de la comtesse de Boigne a fait l'objet d'un long procès dont le jugement, rendu en première instance à Paris le 28 juillet 1909, fut confirmé en Cour d'Appel le 28 février 1911 et ratifié définitivement par un arrêt de la Cour de Cassation du 26 février 1919.

Les héritiers de madame de Boigne, née d'Osmond, n'auraient probablement pas entrepris cette publication ou auraient, tout au moins, estimé préférable de l'ajourner encore; mais, puisqu'elle a été faite, certains scrupules deviennent sans valeur. Maintenant que leurs droits sont reconnus, rétablis, ils tiennent à ce que cette publication soit reprise, dans l'intérêt même de la science historique, mais à ce qu'elle soit faite, cette fois, sans suppressions ni modifications de texte, conformément à la volonté de l'auteur qui, dans son testament du 25 mai 1862, laissait à ses héritiers le soin de publier «un manuscrit en trois volumes intitulé Récits d'une tante» quand et comment ils le jugeraient à propos, mais «à la seule condition de ne rien changer».

Cette condition se trouvait d'autant plus aisément réalisable qu'aucune retouche n'était nécessaire pour l'impression. Ce fut madame de Boigne elle-même qui divisa son œuvre en huit parties dont elle traça les titres, subdivisant ensuite chaque partie en chapitres dont elle rédigea les sommaires. Elle écrivit d'abord la huitième partie de ses mémoires, la plus importante comme étendue puisqu'elle dépasse le quart du manuscrit, la plus importante également au point de vue historique car, les événements qu'elle groupe sous le titre d'ensemble de Fragments, elle les relatait au moment même avec le plus grand soin et en indiquant minutieusement comment, dans quelles conditions elle se trouvait ainsi renseignée. Ce fut ensuite qu'elle songea à revenir sur le passé, à rapporter les événements déjà lointains demeurés présents à son souvenir ou qu'elle avait entendu raconter par des personnes lui semblant dignes de confiance. C'est ainsi que, dans la première partie, avec la crainte de manquer parfois à sa précision habituelle, elle relate, bien des années après, des faits ou de simples épisodes survenus pendant son enfance et, parfois même, avant sa naissance.

Certains lecteurs éprouveront de l'étonnement et peut-être du regret en constatant l'absence de toute annotation. Les érudits tiennent fort justement aux notes que Sainte-Beuve qualifiait de «livre d'en bas» et qu'Henri Houssaye appréciait au point d'affirmer que «ce livre d'en bas est le répondant du livre d'en haut». Mais les Mémoires de la comtesse de Boigne n'ont pas besoin d'un «répondant». D'autre part, nous n'avions pas à dépasser notre tâche modeste d'éditeurs. De plus, si les notes biographiques nous paraissaient sans grand intérêt, des notes critiques nous auraient semblé plus qu'inutiles et véritablement déplacées, comme l'ont signalé plusieurs historiens en analysant ces Mémoires.

Les appréciations de madame de Boigne sont nombreuses, diverses et jamais déguisées. Il faut se rappeler qu'elle est née le 19 février 1781, pendant les derniers beaux jours de la brillante et majestueuse Cour de Versailles, qu'elle a grandi hors de France pendant la tourmente révolutionnaire, qu'elle est rentrée à Paris pour assister aux grands événements de l'Empire et s'y trouver parfois mêlée, qu'elle a vieilli pendant la période incertaine de la Restauration pour mourir le 6 mai 1866, pendant l'épanouissement du second Empire. Ayant, au cours de sa longue existence, connu les divers régimes de gouvernement, avec quelques transformations pour chacun d'eux, et malgré une instinctive préférence pour le régime de sa première jeunesse, malgré son respect de la tradition, ses impressions se modifièrent nécessairement et ses appréciations aussi. Elle le reconnaît, le signale à plusieurs reprises et, notamment, en ces termes: «Dans tout le cours de ces récits, j'ai cherché à me garer de présenter les événements tels que la suite me les a fait juger et à les montrer sous l'aspect où on les envisageait dans le moment même». Sans prétendre parvenir à l'impartialité, elle s'est donc efforcée de l'approcher dans la mesure où elle le croyait possible. S'il est permis de ne pas adopter toutes ses appréciations qu'elle ne songeait pas à tempérer par de l'indulgence, on ne peut lui savoir mauvais gré d'exprimer nettement ses préférences.

Elle n'a pas seulement rédigé ses mémoires, elle a composé des romans; elle a, enfin, beaucoup écrit et pendant toute sa vie. Il serait certainement fort intéressant de rechercher, réunir et publier sa correspondance.

À défaut de cette correspondance, nous en donnons quelques fragments et nous ajoutons à ce premier volume un groupe de lettres qu'elle adressait à ses parents plusieurs mois après un mariage hâtivement conclu, en dehors de toute sentimentalité. Ces lettres, jusqu'alors inédites, feront connaître le tendre attachement de madame de Boigne pour ses parents, avec une préférence pour le marquis d'Osmond, se plaisant à le suivre et à le seconder dans ses fonctions diplomatiques; elles révèleront sa sollicitude presque maternelle pour son jeune frère Rainulphe dont la santé délicate causait de fréquents soucis; elles laisseront deviner sa résignation correcte et sa patience souriante auprès du général de Boigne, ses désillusions et ses souffrances en même temps que son goût pour la politique. Ces lettres permettront enfin de constater que, aimant à penser, à réfléchir, à écrire avant même d'avoir vingt ans, la comtesse de Boigne, dès sa jeunesse, préparait inconsciemment l'œuvre de sa maturité, et cette œuvre, loin de constituer une «causerie de vieille femme, un ravaudage de salon», devait donner à son nom une véritable célébrité, lui assurer une des premières places parmi les mémorialistes.

MÉMOIRES DE LA COMTESSE DE BOIGNE

Je n'avais jamais pensé à donner un nom à ces pages décousues lorsque le relieur auquel je venais de les confier s'informa de ce qu'il devait inscrire sur le dos du volume. Je ne sus que répondre. Mémoires, cela est bien solennel; Souvenirs, madame de Caylus a rendu ce titre difficile à soutenir et de récentes publications l'ont grandement souillé. «J'y songerai» répondis-je. Préoccupée de cette idée, je rêvai pendant la nuit qu'on demandait à mon neveu quels étaient ces deux volumes à agrafes. «Ce sont des récits de ma tante.» Va pour les récits de ma tante, m'écriai-je, en m'éveillant; et voilà comment ce livre a été baptisé:

RÉCITS D'UNE TANTE

AU LECTEUR, S'IL Y EN A

Au commencement de 1835, j'ai éprouvé un malheur affreux; une enfant de quatorze ans que j'élevais depuis douze années, que j'aimais maternellement, a péri victime d'un horrible accident. La moindre précaution l'aurait évité; les plus tendres soins n'ont pas su le prévenir. Je ne me relèverai jamais d'un coup si cruel. À la suite de cette catastrophe, les plus tristes heures de mes tristes journées étaient celles que j'avais été accoutumée à employer au développement d'une intelligence précoce dont j'espérais bientôt soutenir l'affaiblissement de la mienne.

Quelques mois après l'événement, en devisant avec un ami dont la bonté et l'esprit s'occupaient à panser les plaies de mon cœur, je lui racontai un détail sur les anciennes étiquettes de Versailles: «Vous devriez écrire ces choses-là, me dit-il; les traditions se perdent, et je vous assure qu'elles acquièrent déjà un intérêt de curiosité.» Le besoin de vivre dans le passé, quand le présent est sans joie et l'avenir sans espérance, donna du poids à ce conseil. J'essayai, pour tromper mes regrets, de me donner cette tâche pendant les pénibles moments naguère si doucement employés; parfois il m'a fallu piocher contre ma douleur sans la pouvoir soulever; parfois aussi j'y ai trouvé quelque distraction. Les cahiers qui suivent sont le résultat de ces efforts: ils ont eu pour but de donner le change à des pensées que je pouvais mal supporter.

Mon premier projet, si tant est que j'en eusse un, était uniquement de retracer ce que j'avais entendu raconter à mes parents sur leur jeunesse et la Cour de Versailles. L'oisiveté, l'inutilité de ma vie actuelle m'ont engagée à continuer le récit de souvenirs plus récents; j'ai parlé de moi, trop peut-être, certainement plus que je n'aurais voulu; mais il a fallu que ma vie servît comme de fil à mes discours et montrât comment j'ai pu savoir ce que je raconte.

Il y avait déjà bien du papier griffonné, d'une façon à peu près illisible, lorsqu'une personne au goût de laquelle j'ai confiance m'a fait une sorte de violence pour en prendre connaissance: elle m'a fortement engagée à en faire faire une copie et à la revoir. Pour la copie, c'était facile; quand à la revoir, c'est tout à fait inutile, je ne sais pas écrire; à mon âge je n'apprendrai pas le métier et, si je voulais essayer de rédiger des phrases, je perdrais le seul mérite auquel ces pages puissent aspirer, celui d'être écrites sans aucune espèce de prétention et tout à fait de premier jet. S'il m'avait fallu faire une recherche quelconque ailleurs que dans ma mémoire, j'y aurais bien vite renoncé; je n'ai voulu qu'une distraction et non pas un travail.

Si donc mes neveux jettent jamais un coup d'œil sur ces écritures, ils ne doivent pas s'attendre à trouver un livre, mais seulement une causerie de vieille femme, un ravaudage de salon; je n'y mets pas plus d'importance qu'à un ouvrage de tapisserie. Je me suis successivement servi de ma plume pour laisser reposer mon aiguille et de mon aiguille pour reposer ma plume, et mon manuscrit arrivera à mes héritiers comme un vieux fauteuil de plus.

N'ayant consulté aucun document, il y a probablement beaucoup d'erreurs de dates, de lieux, peut-être même de faits; je n'affirme rien si ce n'est que je crois sincèrement tout ce que je dis. Je professe peu de confiance dans une impartialité absolue, mais je pense qu'on peut prétendre à une parfaite sincérité: on est vrai quand on dit ce qu'on croit.

En recherchant le passé, j'ai trouvé qu'il y avait toujours du bien à dire des plus mauvaises gens et du mal des meilleurs; j'ai tâché de ne pas faire la part d'après mes affections; je conviens que cela est assez difficile; si je n'y ai pas réussi, je puis assurer en avoir eu l'intention.

Les temps devenant plus calmes, peut-être sera-t-il assez curieux d'observer comment, dans ceux où j'ai vécu, la force des circonstances m'a toujours entraînée à être une personne de parti, tandis que, par instinct, par goût et par raisonnement, j'avais horreur de l'esprit de parti et que je jugeais assez sainement des fautes et des ridicules où il conduit.

J'espère que mes neveux seront à l'abri de cette fausse situation: je le souhaite pour eux, pour mon pays, pour le monde qui aurait bien besoin d'un peu de repos. Quant à moi, j'en jouirai probablement depuis longtemps avant que l'oisiveté de quelque matinée pluvieuse ou de quelque longue soirée d'automne porte peut-être quelqu'un à ouvrir ce volume destiné à la bibliothèque de Pontchartrain.

Châtenay, juin 1837.

NOTA DE 1860

La mort, la cruelle mort a changé toutes mes prévisions. Ce manuscrit sera déposé dans la bibliothèque du château d'Osmond, département de l'Orne, lieu du berceau de mes ancêtres et de ma sépulture.

À MON NEVEU RAINULPHE D'OSMOND

 
«I pray you when you shall these deeds relate
Speak of me as I am: nothing extenuate
Nor set down aught in malice.»
 
Othello– Shakespeare.

De si grands événements ont occupé la vie de la génération qui vous a précédé et l'ont tellement absorbée que les traditions de famille seraient perdues dans ce vaste océan si quelque vieille femme comme moi ne recherchait dans ses souvenirs d'enfance à les reproduire.

Je vais tâcher d'en réunir quelques-uns à votre usage, mon cher neveu.

PREMIÈRE PARTIE VERSAILLES

CHAPITRE I

Origine de ma famille. – Mon grand-père: aventure de sa jeunesse. – Mariage de mon grand-père. – Envoi de ses fils en Europe. – Mes grands-oncles. – Étiquettes de cour. – Jeunesse de mon père. – Famille de ma mère. – Mariage de mon père. – Ma mère a une place à la Cour. – Mes parents s'établissent à Versailles. – Ma naissance. – Anciens usages de la Cour. – Le roi Louis XVI. – La Reine. – Madame de Polignac. – Monsieur, comte de Provence. – Monseigneur le comte d'Artois. – Madame, comtesse de Provence. – Madame la comtesse d'Artois. – Madame Élisabeth. – Les princes de Chio

Gianoni, dans son Histoire de Naples, vous apprendra la plus brillante des prétentions de votre famille; Moréri vous expliquera les droits que vous avez à vous croire descendant de ces heureux aventuriers normands, conquérants de la Pouille, droits aussi bien fondés que sont la plupart de ces antiques prétentions de famille. La cathédrale de Salisbury renferme les restes d'un de ses archevêques, saint Osmond, auquel nous rattachons aussi des souvenirs, et le comté de Sommerset a pour armes le vol qui forme les vôtres et qu'il tient de son seigneur Osmond, compatriote de Guillaume le Conquérant. Ces armes furent données par le duc de Normandie à son gouverneur, Osmond, qui l'avait enlevé aux vengeances de Louis d'Outremer.

La branche anglaise est éteinte depuis longtemps, mais le nom est resté familier au pays et se retrouve perpétuellement dans les poètes et les romans. La branche normande s'est appauvrie par les partages égaux; les aînés des trois dernières générations qui ont précédé celle de mon père n'ont eu que des filles, et même en si grand nombre qu'elles ont fait de très misérables alliances. Aussi une de mes grand'tantes, chanoinesse de Remiremont, répondit-elle à monsieur de Sainte-Croix, mari de sa sœur, qui lui demandait si elle n'avait jamais regretté de ne s'être point mariée: «Non, mon frère, mesdemoiselles d'Osmond sont en habitude de faire de trop mauvais mariages.» Voilà tout ce que je vous dirai de notre famille.

Si, à l'époque où vous entrerez dans le monde, vous attachez quelque prix à ces souvenirs nobiliaires, vous retrouverez plus facilement des traces de ces temps éloignés que des détails intimes de ce qui s'est passé depuis une centaine d'années. D'ailleurs, je ne suis pas très habile moi-même à ces récits. Je n'ai jamais attaché un grand prix aux avantages de la naissance; ils ne m'ont point été contestés comme fille; je n'y ai aucun droit comme femme, et peut-être cette situation toute nette m'a empêchée de m'en occuper autant que beaucoup d'autres. Je ne veux donc vous raconter que les détails qui me reviendront à la mémoire, sur ce que j'ai su ou vu personnellement, sans prétendre y mettre une grande suite, et seulement comme des anecdotes qui acquerront de l'intérêt pour vous par mes rapports avec les personnages mis en jeu: ce sera une sorte de ravaudage dont la sincérité fera tout le prix.

Mon grand-père était marin. Fort jeune encore, il commandait pendant la guerre de 1746 une corvette, et fut chargé d'escorter un convoi de Rochefort à Brest. Une tempête effroyable dispersa les bâtiments et envoya le sien de relâche à la Martinique, où il arriva fort désemparé. Mon grand-père trouva la colonie en grande liesse, en festins, en illuminations. Dès qu'il débarqua, on lui demanda s'il apportait des dépêches pour Son Altesse:

«Quelle altesse?

– Le duc de Modène.

– Je n'en ai pas entendu parler.»

On vint le chercher de la part de Son Altesse; il fut conduit dans l'appartement que le commandant avait cédé à un très bel homme, chamarré d'ordres et de cordons, ayant des formes très imposantes: «Comment se fait-il, chevalier d'Osmond, que vous n'ayez pas de dépêches pour moi? Votre vaisseau n'est donc pas celui qu'on doit m'expédier?» Mon grand-père expliqua qu'il était parti de Rochefort avec la destination de Brest et la circonstance de son arrivée à la Martinique.

Le prince, alors, le combla de bontés et lui intima l'ordre de repartir sur-le-champ avec ses dépêches. La corvette n'était pas en état de reprendre la mer; heureusement, il se trouvait une petite goélette dans le port. Le prince en donna le commandement à mon grand-père, l'autorisa à abandonner sa corvette et, lui montrant une lettre par laquelle il chargeait monsieur de Maurepas de le nommer capitaine de vaisseau, il lui expliqua qu'il était, par alliance, cousin germain du Roi. Il lui cédait ses états de Modène, ce qui était un grand secret; en échange, on lui offrait la souveraineté de l'île de la Martinique; il n'avait voulu y consentir qu'après avoir pris connaissance de sa nouvelle résidence; il en était fort content et il expédiait mon grand-père avec la ratification du traité, attendu à Versailles avec une si vive impatience que le porteur de cette bonne nouvelle pouvait aspirer à toutes sortes de faveurs. En conséquence, il ajouta, par post-scriptum à sa lettre, la demande de la croix de Saint-Louis en outre de la nomination de capitaine de haut bord pour le chevalier d'Osmond. Mon grand-père lui parla d'un vaisseau dont le capitaine devait être changé:

«Ce vaisseau vous plaît-il?

– Assurément.

– Eh bien, je vous en donne le commandement. Je vais écrire à Maurepas que j'en fais une condition.»

Du reste, le duc de Modène était entouré d'une Cour et d'une Maison qu'il avait amenées avec lui: grand chambellan, grand écuyer, valet de chambre, etc. Toute la colonie, depuis le gouverneur jusqu'au moindre nègre, était à ses ordres; et mon grand-père, qui avait commencé par être fort incrédule au moment de son arrivée, finit par être convaincu qu'un homme qui donnait des grades et des croix était un véritable souverain. Il partit, forçant de voiles au risque de se noyer, fit une traversée extrêmement rapide, se jeta dans un canot dès qu'il vit la terre, monta un bidet de poste et arriva sans un moment de repos chez monsieur de Maurepas, à Versailles. Trouvant le ministre sorti, il ne voulut pas quitter l'hôtel sans l'avoir vu: on le plaça dans un cabinet pour attendre. Un vieux valet de chambre, intéressé par son agitation et sa charmante figure, lui fit donner quelque chose à manger; il dévora, puis la fatigue et la jeunesse l'emportèrent, il s'assit dans un fauteuil et s'endormit profondément.

Le ministre rentra. Personne ne songea au chevalier d'Osmond. En déshabillant son maître le soir, le valet de chambre lui parla de ce jeune officier de marine si empressé de le voir. Monsieur de Maurepas n'en avait aucune nouvelle. On s'informe, on le cherche et on le trouve dormant sur son fauteuil. Il se réveille en sursaut, s'approche du ministre, lui remet un gros paquet.

«Monseigneur, voilà le traité signé.

– Quel traité?

– Celui de la Martinique.

– De la Martinique?

– C'est le prince de Modène qui m'a expédié.

– Le prince de Modène? ah! je commence à comprendre; allez vous coucher, achevez votre nuit et revenez demain matin.»

Le ministre rit fort du rêve du jeune officier qui le continuait même en lui parlant; mais, à mesure qu'il lisait ces étranges dépêches, il crut rêver à son tour; toutes les autorités de l'île étaient sous la même illusion et le prince lui-même avait écrit le plus sérieusement du monde sous son caractère emprunté. La lettre qu'il avait montrée à mon grand-père était dans le paquet.

Le lendemain matin, monsieur de Maurepas le reçut avec une grande bonté, lui apprit que son duc de Modène était un aventurier qui, probablement, avait voulu se débarrasser de lui. Il était, au reste, peu extraordinaire qu'un jeune homme eût partagé une opinion si bien établie dans la colonie; il l'absolvait donc du tort d'avoir quitté sa corvette. Le vaisseau auquel Son Altesse l'avait promu était déjà donné, mais, eu égard à la recommandation de son cousin germain, et plus encore parce qu'il était un fort bon officier, le Roi lui donnait le commandement d'une frégate à bord de laquelle monsieur de Maurepas espérait qu'il mériterait bientôt la croix. Mon grand-père, tout honteux et bien dégrisé de ses rêves de fortune, s'en retourna à Brest, fort content pourtant de s'être si bien tiré de l'abandon de sa corvette. Quant au duc de Modène, il s'était tellement lié dans ses honneurs usurpés qu'il ne put s'évader; il fut arrêté à la Martinique, reconnu pour escroc et envoyé aux galères.

Quelques années plus tard, mon grand-père ayant été à Saint-Domingue, y épousa une mademoiselle de La Garenne, un peu son alliée (leurs deux mères étaient des demoiselles de Pardieu) et qui passait pour énormément riche. Elle avait, en effet, de superbes habitations, mais si grevées de dettes et en si mauvais état qu'il fallut que mon grand-père quittât le service et s'établît dans la colonie pour chercher à y remettre quelque ordre. Diverses circonstances malheureuses l'y retinrent et il n'en est jamais sorti. Dans le courant de quelques années, il expédia successivement en Europe six garçons; le dernier envoi fut malheureux. L'enfant, assis sur un câble roulé sur le pont, fut lancé à la mer dans une manœuvre qui nécessitait l'emploi de ce câble et s'y noya.

Les cinq autres étaient arrivés à leur destination. Le premier était mon père, le marquis d'Osmond, puis venait l'évêque de Nancy, puis le vicomte d'Osmond, puis l'abbé d'Osmond, massacré à Saint-Domingue pendant la Révolution, puis enfin le chevalier d'Osmond, qui périt lieutenant de vaisseau dans la guerre d'Amérique.

Tous ces enfants étaient reçus paternellement par un frère de mon grand-père, alors comte de Lyon et bientôt après évêque de Comminges. L'aîné de cette génération, le comte d'Osmond, n'avait selon l'usage de la famille que des filles de sa femme, mademoiselle de Terre, et, selon l'usage aussi, ces filles se marièrent très mal. Elles achevèrent d'enlever au nom d'Osmond tout l'antique patrimoine de la famille, entre autres le Ménil-Froger et Médavy qui lui appartenaient depuis l'an mil et tant.

Ce comte d'Osmond était chambellan de monseigneur le duc d'Orléans, le grand-père du roi Louis-Philippe, et dans la plus grande intimité du Palais-Royal, surtout de la mère du Roi qui le traitait avec une affection toute filiale. Les mémoires du temps le citent pour ses distractions, ce qui n'empêchait pas qu'il ne fût très aimable, de bonne compagnie et fort serviable. J'aurai occasion d'en reparler. Je viens de dire qu'il était chambellan du grand-père du Roi; il ne l'aurait pas été du fils, voici pourquoi: ce sont de ces détails de Cour qui paraissent déjà ridicules à notre génération, mais dont la tradition se perd et qui, par cela même, acquièrent un intérêt de curiosité.

Le roi Louis XV avait conservé à monseigneur le duc d'Orléans, désigné sous le nom du gros duc d'Orléans, petit-fils du Régent, le rang de premier Prince du sang auquel il n'avait plus de droit; mais, comme il n'y avait dans la branche aînée que des fils du Dauphin prenant le rang de Fils de France, on avait accordé cette faveur au duc d'Orléans. Or, la Maison honorifique du premier Prince du sang était nommée et payée par le Roi et les gens de qualité ne faisaient aucune difficulté d'y entrer. Chez les autres Princes du sang, le premier gentilhomme et le premier écuyer étaient seuls nommés et payés par le Roi: un homme de la Cour ne pouvait accepter que ces places auprès d'eux.

À la mort du gros duc d'Orléans, son fils sollicita vivement la continuation du rang de premier Prince du sang. La naissance des enfants de monseigneur le comte d'Artois se trouvait un motif de refus et, la Cour étant peu disposée à faire ce que souhaitait monsieur le duc d'Orléans, il ne put réussir. Il aurait donc été forcé de chercher des commensaux dans une autre classe que ceux de son père et cette circonstance le décida, sous prétexte de réforme, à ne point nommer sa Maison et à rompre toute espèce de représentation; elle n'a pas peu contribué à la mauvaise humeur qui l'a jeté dans les malheurs où il a trouvé une mort trop méritée.

Je reviens à notre famille. Mon grand-père avait aussi une sœur qui résidait avec son frère, l'évêque de Comminges, à Allan, dans les Pyrénées. Elle y épousa un monsieur de Cardaillac, homme fort considéré dans le pays, propriétaire d'un très joli château et portant un nom aussi ancien que ces montagnes. Il est éteint maintenant et ce n'est pas la faute de notre tante, car, en trois années de mariage, elle avait eu sept enfants: deux, deux, et trois. L'évêque de Comminges était à Paris lors de cette dernière couche et, au moment où il en apprit la nouvelle, une femme qui se trouvait présente lui dit: «Monseigneur, écrivez vite qu'on vous garde le plus beau.» Cette même madame de Cardaillac dégringola du haut en bas d'un précipice, entraînée par la chute d'une charrette chargée de pierres de taille; elle arriva au fond dans cette étrange compagnie. On la croyait en morceaux. Elle en fut quitte pour une fracture de la jambe et a eu encore plusieurs enfants depuis.

Mon père et mes oncles furent élevés avec le plus grand soin et sous les yeux de l'évêque de Comminges; le meilleur collège de Paris les reçut. Ils y étaient sous la surveillance personnelle d'un précepteur, homme de beaucoup d'esprit, mais qui, pour toute instruction, leur administrait des coups de pied dans le ventre. Le résultat fut que, lorsque, à quatorze ans, on mit un uniforme sur le corps de mon père, il eut enfin le courage d'annoncer à l'évêque que, depuis six ans, il était parfaitement malheureux et ne savait rien du tout. Cette révélation profita à ses frères; quant à lui, on lui fit enfourcher un bidet de poste et on l'envoya rejoindre son régiment à Metz. Heureusement il ne prit pas goût à la vie de café, et, pendant les premières années passées dans les garnisons, il fit tout seul cette éducation que l'évêque croyait pieusement aussi excellente qu'elle était dispendieuse.

Ayant atteint l'âge de dix-neuf ans, son père lui envoya de Saint-Domingue un cadeau de deux mille écus, en dehors de sa pension, pour s'amuser pendant le premier semestre qu'il devait passer à son goût et, par conséquent, à Paris. Le jeune homme employa cet argent à se rendre à Nantes et à y prendre son passage sur le premier bâtiment qu'il trouva pour donner ses moments de liberté à son père et faire connaissance avec lui, car il avait quitté Saint-Domingue depuis l'âge de trois ans. Cet aimable empressement acheva de le mettre en pleine possession du cœur paternel, et le père et le fils se sont toujours adorés. Quant à ma grand'mère, c'était une franche créole pour laquelle ses enfants n'ont jamais eu qu'une affection de devoir.

Plusieurs années s'écoulèrent; mon père suivit sa carrière militaire, passant ses hivers à Paris chez son oncle et dans la société très intime du Palais-Royal où il était traité, à cause du comte d'Osmond, comme un enfant de la maison. Il fut nommé lieutenant-colonel du régiment d'Orléans aussitôt que son âge permit qu'il profitât de la bienveillance du prince, et madame de Montesson, déjà mariée à monseigneur le duc d'Orléans, le comblait de bontés. Il donnait toujours une grande partie du temps dont il pouvait disposer à l'évêque de Comminges; il l'accompagna aux eaux de Barèges (en 1776). Ils y rencontrèrent madame et mademoiselle Dillon, dont l'évêque devint presque aussi amoureux que son neveu. Il engagea ces dames à venir à Allan, château situé dans les Pyrénées et résidence des évêques de Comminges, où il voulait absolument que le mariage fût célébré tout de suite, afin que sa jolie nièce vînt faire les honneurs de sa maison, et s'établît dès l'hiver même à Paris. Mais mon père ne voulut pas se marier sans le consentement du sien, et la cérémonie fut remise au printemps.

Il me faut maintenant parler de la famille de ma mère. Monsieur Robert Dillon, des Dillon de Roscomon, était un gentilhomme irlandais catholique, possesseur d'une jolie fortune; pour l'augmenter, et dans la nullité où étaient condamnés les catholiques, un sien frère fut chargé de la faire valoir dans le négoce. Monsieur R. Dillon avait épousé une riche héritière dont il eut une seule fille, lady Swinburne. Devenu veuf, il épousa miss Dicconson, la plus jeune de trois sœurs, belles comme des anges, que leur père, gouverneur du prince de Galles, fils de Jacques II, avait élevées à Saint-Germain. Lors du mariage, leurs parents étaient rentrés en Angleterre et établis chez eux en Lancashire, dans une très belle terre.

Monsieur Dillon et sa charmante épouse se fixèrent en Worcestershire, et c'est là où ma mère et six enfants aînés sont nés. Mais le frère, chargé des affaires en Irlande, vint à mourir et on s'aperçut qu'il les avait très mal gérées. Monsieur Dillon fut obligé de s'en occuper lui-même. Les plus importantes étaient avec Bordeaux: il se décida à s'y rendre et emmena sa famille; il s'y plut; sa femme, élevée en France, la préférait à l'Angleterre. Il prit une belle maison à Bordeaux, acheta une terre aux environs et y menait la vie d'un homme riche, lorsqu'un jour, en sortant de table, il porta la main à sa tête en s'écriant: «Ah! ma pauvre femme, mes pauvres enfants!», et il expira.

Son exclamation était bien justifiée. Il laissait madame Dillon, âgée de trente-deux ans, grosse de son treizième enfant, dans un pays étranger, sans un seul parent, sans aucune liaison intime que l'excessive jalousie de son mari n'aurait guère tolérée. Cet isolement excita l'intérêt, lui suscita des protecteurs. Ses affaires, dont elle n'avait aucune notion, furent éclaircies, et, pour résultat, on découvrit que monsieur Dillon vivait sur des capitaux qui touchaient à leur fin et qu'elle restait avec treize enfants et pour tout bien une petite terre, à trois lieues de Bordeaux, qui pouvait valoir quatre mille livres de rente.

Madame Dillon était encore belle comme un ange, très aimable et très sage; ses enfants étaient aussi d'une beauté frappante; toute cette nichée d'amours intéressa. On s'occupa d'une famille si abandonnée. Tout le monde voulut venir à son secours: tant il y a, que, sans avoir jamais quitté ses tourelles de Terrefort, ma grand'mère y soutint noblesse et trouva le secret d'élever treize enfants, de les établir dans des positions qui promettaient d'être très brillantes, lorsque la Révolution arrêta toutes les carrières. À l'époque dont je parle, il ne lui restait plus qu'une fille à marier; elle était belle et aimable, mais elle n'avait pas un sol de fortune.

Yosh cheklamasi:
12+
Litresda chiqarilgan sana:
25 iyun 2017
Hajm:
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