Kitobni o'qish: «Le petit chose»
Alphonse Daudet
Le petit chose
PREMIÈRE PARTIE
I. LA FABRIQUE
Je suis né le 13 mai 18…, dans une ville du Languedoc où l'on trouve, comme dans toutes les villes du Midi, beaucoup de soleil, pas mal de poussière, un couvent de carmélites et deux ou trois monuments romains.
Mon père, M. Eyssette, qui faisait à cette époque le commerce des foulards, avait, aux portes de la ville, une grande fabrique dans un pan de laquelle il s'était taillé une habitation commode, tout ombragée de platanes, et séparée des ateliers par un vaste jardin.
C'est là que je suis venu au monde et que j'ai passé les premières, les seules bonnes années de ma vie.
Aussi ma mémoire reconnaissante a-t-elle gardé du jardin, de la fabrique et des platanes un impérissable souvenir, et lorsque à la ruine de mes parents il m'a fallu me séparer de ces choses, je les ai positivement regrettées comme des êtres.
Je dois dire, pour commencer, que ma naissance ne porta pas bonheur à la maison Eyssette. La vieille Annou, notre cuisinière, m'a souvent conté depuis comme quoi mon père, en voyage à ce moment, reçut en même temps la nouvelle de mon apparition dans le monde et celle de la disparition d'un de ses clients de Marseille, qui lui emportait plus de quarante mille francs ; si bien que M. Eyssette, heureux et désolé du même coup, se demandait, comme l'autre, s'il devait pleurer pour la disparition du client de Marseille, ou rire pour l'heureuse arrivée du Petit Daniel… Il fallait pleurer, mon bon monsieur Eyssette, il fallait pleurer doublement.
C'est une vérité, je fus la mauvaise étoile de mes parents. Du jour de ma naissance, d'incroyables malheurs les assaillirent par vingt endroits. D'abord nous eûmes donc le client de Marseille, puis deux fois le feu dans la même année, puis la grève des ourdisseuses, puis notre brouille avec l'oncle Baptiste ?, puis un procès très coûteux avec nos marchands de couleurs, puis, enfin, la révolution de 18…, qui nous donna le coup de grâce.
À partir de ce moment, la fabrique ne battit plus que d'une aile ; petit à petit, les ateliers se vidèrent : chaque semaine un métier à bas, chaque mois une table d'impression de moins. C'était pitié de voir la vie s'en aller de notre maison comme d'un corps malade, lentement, tous les jours un peu. Une fois, on n'entra plus dans les salles du second. Une autre fois, la cour du fond fut condamnée. Cela dura ainsi pendant deux ans ; pendant deux ans, la fabrique agonisa. Enfin, un jour, les ouvriers ne vinrent plus, la cloche des ateliers ne sonna pas, le puits à roue cessa de grincer, l'eau des grands bassins, dans lesquels on lavait les tissus, demeura immobile, et bientôt, dans toute la fabrique, il ne resta plus que M. et Mme Eyssette, la vieille Annou, mon frère Jacques et moi ; puis, là-bas, dans le fond, pour garder les ateliers, le concierge Colombe et son fils le petit Rouget.
C'était fini, nous étions ruinés.
J'avais alors six ou sept ans. Comme j'étais très frêle et maladif, mes parents n'avaient pas voulu m'envoyer à l'école. Ma mère m'avait seulement appris à lire et à écrire, plus quelques mots d'espagnol et deux ou trois airs de guitare, à l'aide desquels on m'avait fait, dans la famille, une réputation de petit prodige. Grâce à ce système d'éducation, je ne bougeais jamais de chez nous, et je pus assister dans tous ses détails à l'agonie de la maison Eyssette. Ce spectacle me laissa froid, je l'avoue ; même je trouvai à notre ruine ce côté très agréable que je pouvais gambader à ma guise par toute la fabrique, ce qui, du temps des ouvriers, ne m'était permis que le dimanche. Je disais gravement au petit Rouget :
« Maintenant, la fabrique est à moi ; on me l'a donnée pour jouer. » Et le petit Rouget me croyait. Il croyait tout ce que je lui disais, cet imbécile.
À la maison, par exemple, tout le monde ne prit pas notre débâcle aussi gaiement. Tout à coup, M. Eyssette devint terrible : c'était dans l'habitude une nature enflammée, violente, exagérée, aimant les cris, la casse et les tonnerres ; au fond, un très excellent homme, ayant seulement la main leste, le verbe haut et l'impérieux besoin de donner le tremblement à tout ce qui l'entourait. La mauvaise fortune, au lieu de l'abattre, l'exaspéra. Du soir au matin, ce fut une colère formidable qui, ne sachant à qui s'en prendre, s'attaquait à tout, au soleil, au mistral, à Jacques, à la vieille Annou, à la Révolution, oh ! surtout à la Révolution !… À entendre mon père, vous auriez juré que cette révolution de 18…, qui nous avait mis à mal, était spécialement dirigée contre nous. Aussi, je vous prie de croire que les révolutionnaires n'étaient pas en odeur de sainteté dans la maison Eyssette. Dieu sait ce que nous avons dit de ces messieurs dans ce temps. là… Encore aujourd'hui, quand le vieux papa Eyssette (que Dieu me le conserve !) sent venir son accès de goutte, il s'étend péniblement sur sa chaise longue, et nous l'entendons dire : « Oh ! ces révolutionnaires !… » À l'époque dont je vous parle, M. Eyssette n'avait pas la goutte, et la douleur de se voir ruiné en avait fait un homme terrible que personne ne pouvait approcher. Il fallut le saigner deux fois en quinze jours. Autour de lui, chacun se taisait ; on avait peur.
À table, nous demandions du pain à voix basse. On n'osait pas même pleurer devant lui. Aussi, dès qu'il avait tourné les talons, ce n'était qu'un sanglot, d'un bout de la maison à l'autre ; ma mère, la vieille Annou, mon frère Jacques et aussi mon grand frère l'abbé, lorsqu'il venait nous voir, tout le monde s'y mettait. Ma mère, cela se conçoit, pleurait de voir M. Eyssette malheureux ; l'abbé et la vieille Annou pleuraient de voir pleurer Mme Eyssette ; quant à Jacques, trop jeune encore pour comprendre nos malheurs – il avait à peine deux ans de plus que moi – il pleurait par besoin, pour le plaisir.
Un singulier enfant que mon frère Jacques ; en voilà un qui avait le don des larmes ! D'aussi loin qu'il me souvienne, je le vois les yeux rouges et la joue ruisselante. Le soir, le matin, de jour, de nuit, en classe, à la maison, en promenade, il pleurait sans cesse, il pleurait partout. Quand on lui disait :
«Qu'as-tu ?» il répondait en sanglotant : « Je n'ai rien. » Et, le plus curieux, c'est qu'il n'avait rien. Il pleurait comme on se mouche, plus souvent, voilà tout. Quelquefois M. Eyssette, exaspéré, disait à ma mère : « Cet enfant est ridicule, regardez-le… c'est un fleuve. » À quoi Mme Eyssette répondait de sa voix douce : « Que veux-tu, mon ami ? cela passera en grandissant ; à son âge, j'étais comme lui. » En attendant, Jacques grandissait ; il grandissait beaucoup même, et cela ne lui passait pas. Tout au contraire, la singulière aptitude qu'avait cet étrange garçon à répandre sans raison des averses de larmes allait chaque jour en augmentant. Aussi la désolation de nos parents lui fut une grande fortune… C'est pour le coup qu'il s'en donna de sangloter à son aise, des journées entières, sans que personne vînt lui dire : « Qu'as-tu ? » En somme, pour Jacques comme pour moi, notre ruine avait son joli côté.
Pour ma part, j'étais très heureux. On ne s'occupait plus de moi. J'en profitais pour jouer tout le jour avec Rouget parmi les ateliers déserts, où nos pas sonnaient comme dans une église, et les grandes cours abandonnées, que l'herbe envahissait déjà, Ce jeune Rouget, fils du concierge Colombe, était un gros garçon d'une douzaine d'années, fort comme un bœuf, dévoué comme un chien, bête comme une oie et remarquable surtout par une chevelure rouge, à laquelle il devait son surnom de Rouget. Seulement, je vais vous dire : Rouget, pour moi, n'était pas Rouget. Il était tout à tour mon fidèle Vendredi, une tribu de sauvages, un équipage révolté, tout ce qu'on voulait. Moi-même, en ce temps-là, je ne m'appelais pas Daniel Eyssette : j'étais cet homme singulier, vêtu de peaux de bêtes, dont on venait de me donner les aventures, master Crusoe lui-même. Douce folie ! Le soir, après souper, je relisais mon Robinson, je l'apprenais par cœur ; le jour, je le jouais, je le jouais avec rage, et tout ce qui m'entourait, je l'enrôlais dans ma comédie. La fabrique n'était plus la fabrique ; c'était mon île déserte, oh ! bien déserte.
Les bassins jouaient le rôle d'Océan. Le jardin faisait une forêt vierge. Il y avait dans les platanes un tas de cigales qui étaient de la pièce et qui ne le savaient pas.
Rouget, lui non plus, ne se doutait guère de l'importance de son rôle. Si on lui avait demandé ce que c'était que Robinson, on l'aurait bien embarrassé ; pourtant je dois dire qu'il tenait son emploi avec la plus grande conviction, et que, pour imiter le rugissement des sauvages, il n'y en avait pas comme lui.
Où avait-il appris ? Je l'ignore… Toujours est-il que ces grands rugissements de sauvage qu'il allait chercher dans le fond de sa gorge, en agitant sa forte crinière rouge, auraient fait frémir les plus braves.
Moi-même, Robinson, j'en avais quelquefois le cœur bouleversé, et j'étais obligé de lui dire à voix basse ! « Pas si fort, Rouget, tu me fais peur. » Malheureusement, si Rouget, imitait le cri des sauvages très bien, il savait encore mieux dire les gros mots d'enfants de la rue et jurer le nom de Notre-Seigneur. Tout en jouant, j'appris à faire comme lui, et un jour, en pleine table, un formidable juron m'échappa je ne sais comment, Consternation générale ! « Qui t'a appris cela ? Où l'as-tu entendu ? » Ce fut un événement. M. Eyssette parla tout de suite de me mettre dans une maison de correction ; mon grand frère l'abbé dit qu'avant toute chose on devait m'envoyer à confesse, puisque j'avais l'âge de raison. On me mena à confesse. Grande affaire ! Il fallait ramasser dans tous les coins de ma conscience un tas de vieux péchés qui traînaient là depuis sept ans. Je ne dormis pas de deux nuits ; c'est qu'il y en avait toute une panerée de ces diables de péchés ; j'avais mis les plus petits dessus, mais c'est égal, les autres se voyaient, et lorsque, agenouillé dans la petite armoire de chêne, il fallut montrer tout cela au curé des Récollets, je crus que je mourrais de peur et de confusion…
Ce fut fini. Je ne voulus plus jouer avec Rouget ; je savais maintenant, c'est saint Paul qui l'a dit et le curé des Récollets me le répéta, que le démon rôde éternellement autour de nous comme un lion, quaerens quem devoret ? Oh ! ce quaerens quem devoret, quelle impression il me fit ! Je savais aussi que cet intrigant de Lucifer prend tous les visages qu'il veut pour vous tenter ; et vous ne m'auriez pas ôté de l'idée qu'il s'était caché dans la peau de Rouget pour m'apprendre à jurer le nom de Dieu. Aussi, mon premier soin, en rentrant à la fabrique, fut d'avertir Vendredi qu'il eût à rester chez lui dorénavant. Infortuné Vendredi ! Cet ukase lui creva, le cœur, mais il s'y conforma sans une plainte. Quelquefois je l'apercevais debout, sur la porte de la loge, du côté des ateliers ; il se tenait là tristement ; et lorsqu'il voyait que je le regardais, le malheureux poussait pour m'attendrir les plus effroyables rugissements, en agitant sa crinière flamboyante ; mais plus il rugissait, plus je me tenais loin. Je trouvais qu'il ressemblait au fameux lion quaerens. Je lui criais : « Va-t'en ! tu me fais horreur. » Rouget s'obstina à rugir ainsi pendant quelques jours ; puis, un matin, son père, fatigué de ses rugissements à domicile, l'envoya rugir en apprentissage, et je ne le revis plus.
Mon enthousiasme pour Robinson n'en fut pas un instant refroidi. Tout juste vers ce temps-là, l'oncle Baptiste se dégoûta subitement de son perroquet et me le donna. Ce perroquet remplaça Vendredi. Je l'installai dans une belle cage au fond de ma résidence d'hiver ; et me voilà, plus Crusoé que jamais, passant mes journées en tête-à-tête avec cet intéressant volatile et cherchant à lui faire dire : « Robinson, mon pauvre Robinson !» Comprenez-vous cela ?
Ce perroquet, que l'oncle Baptiste m'avait donné pour se débarrasser de son éternel bavardage, s'obstina à ne pas parler dès qu'il fut à moi… Pas plus « mon pauvre Robinson» qu'autre chose ; jamais je n'en pus rien tirer. Malgré cela, je l'aimais beaucoup et j'en avais le plus grand soin.
Nous vivions ainsi, mon perroquet et moi, dans la plus austère solitude, lorsqu'un matin il m'arriva une chose vraiment extraordinaire. Ce jour-là, j'avais quitté ma cabane de bonne heure et je faisais, armé jusqu'aux dents, un voyage d'exploration à travers mon île… Tout à coup, je vis venir de mon côté un groupe de trois ou quatre personnes, qui parlaient à voix très haute et gesticulaient vivement. Juste Dieu ! des hommes dans mon île ! Je n'eus que le temps de me jeter derrière un bouquet de lauriers roses, et à plat ventre, s'il vous plaît… Les hommes passèrent près de moi sans me voir… Je crus distinguer la voix du concierge Colombe, ce qui me rassura un peu ; mais, c'est égal, dès qu'ils furent loin je sortis de ma cachette et je les suivis à distance pour voir ce que tout cela deviendrait…
Ces étrangers restèrent longtemps dans mon île.
Ils la visitèrent d'un bout à l'autre dans tous ses détails. Je les vis entrer dans mes grottes et sonder avec leurs cannes la profondeur de mes océans. De temps en temps ils s'arrêtaient et remuaient la tête.
Toute ma crainte était qu'ils ne vinssent à découvrir mes résidences… Que serais-je devenu, grand Dieu !
Heureusement, il n'en fut rien, et au bout d'une demi-heure, les hommes se retirèrent sans se douter seulement que l'île était habitée. Dès qu'ils furent partis, je courus m'enfermer dans une de mes cabanes, et passai là le reste du jour à me demander quels étaient ces hommes et ce qu'ils étaient venus faire.
J'allais le savoir bientôt.
Le soir, à souper, M. Eyssette nous annonça solennellement que la fabrique était vendue, et que, dans un mois, nous partirions tous pour Lyon, où nous allions demeurer désormais.
Ce fut un coup terrible. Il me sembla que le ciel croulait. La fabrique vendue !… Eh bien, et mon île, mes grottes, mes cabanes ? Hélas ! l'île, les grottes, les cabanes, M. Eyssette avait tout vendu ; il fallait tout quitter. Dieu, que je pleurais !…
Pendant un mois, tandis qu'à la maison on emballait les glaces, la vaisselle, je me promenais triste et seul dans ma chère fabrique, Je n'avais plus le cœur à jouer, vous pensez… oh ! non… J'allais m'asseoir dans tous les coins, et regardant les objets autour de moi, je leur parlais comme à des personnes ; je disais aux platanes : « Adieu, mes chers amis !» et aux bassins : « C'est fini, nous ne nous verrons plus ! » Il y avait dans le fond du jardin un grand grenadier dont les belles fleurs rouges s'épanouissaient au soleil. Je lui dis en sanglotant : «Donne-moi une de tes fleurs.» Il me la donna. Je la mis dans ma poitrine, en souvenir de lui. J'étais très malheureux.
Pourtant, au milieu de cette grande douleur, deux choses me faisaient sourire : d'abord la pensée de monter sur un navire, puis la permission qu'on' m'avait donnée d'emporter mon perroquet avec moi.
Je me disais que Robinson avait quitté son île dans des conditions à peu près semblables, et cela me donnait du courage.
Enfin, le jour du départ arriva. M. Eyssette était déjà à Lyon depuis une semaine. Il avait pris les devant avec les gros meubles. Je partis donc en compagnie de Jacques, de ma mère et de la vieille Annou. Mon grand frère l'abbé ne partait pas, mais il nous accompagna jusqu'à la diligence de Beaucaire ?, et aussi le concierge Colombe nous accompagna. C'est lui qui marchait devant en poussant une énorme brouette chargée de malles. Derrière venait mon frère l'abbé, donnant le bras à Mme Eyssette.
Mon pauvre abbé, que je ne devais plus revoir !
La vieille Annou marchait ensuite, flanquée d'un énorme parapluie bleu et de Jacques, qui était bien content d'aller à Lyon, mais qui sanglotait tout de même… Enfin, à la queue de la colonne venait Daniel Eyssette, portant gravement la cage du perroquet et se retournant à chaque pas du côté de sa chère fabrique.
À mesure que la caravane s'éloignait, l'arbre aux grenades se haussait tant qu'il pouvait par-dessus les murs du jardin pour la voir encore une fois… Les platanes agitaient leurs branches en signe d'adieu…
Daniel Eyssette, très ému, leur envoyait des baisers à tous, furtivement et du bout des doigts.
Je quittai mon île le 30 septembre 18…
II. LES BABAROTRES
O CHOSES de mon enfance, quelle impression VOUS m'avez laissée ! Il me semble que c'est hier, ce voyage sur le Rhône. Je vois encore le bateau, ses passagers, son équipage ; j'entends le bruit des roues et le sifflet de la machine. Le capitaine s'appelait Géniès, le maître coq Montélimart. On n'oublie pas ces choses-là.
La traversée dura trois jours. Je passai ces trois jours sur le pont, descendant au salon juste pour manger et dormir. Le reste du temps, j'allais me mettre à la pointe extrême du navire, près de l'ancre.
Il y avait là une grosse cloche qu'on sonnait en entrant dans les villes : je m'asseyais à côté de cette cloche, parmi des tas de cordes ; je posais la cage du perroquet entre mes jambes et je regardais. Le Rhône était si large qu'on voyait à peine ses rives.
Moi, je l'aurais voulu encore plus large, et qu'il se fût appelé : la mer ! Le ciel riait, l'onde était verte.
Des grandes barques descendaient au fil de l'eau. Des mariniers, guéant le fleuve à dos de mules, passaient près de nous en chantant. Parfois, le bateau longeait quelque île bien touffue, couverte de joncs et de saules : « Oh ! une île déserte !» me disais-je dans moi-même ; et je la dévorais des yeux…
Vers la fin du troisième jour, je crus que nous allions avoir un grain. Le ciel s'était assombri subitement ; un brouillard épais dansait sur le fleuve ; à l'avant du navire on avait allumé une grosse lanterne, et, ma foi, en présence de tous ces symptômes, je commençais à être ému… À ce moment, quelqu'un dit près de moi : «Voilà Lyon !» En même temps la grosse cloche se mit à sonner. C'était Lyon.
Confusément, dans le brouillard, je vis des lumières briller sur l'une et sur l'autre rive ; nous passâmes sous un pont, puis sous un autre. À chaque fois l'énorme tuyau de la cheminée se courbait en deux et crachait des torrents d'une fumée noire qui faisait tousser… Sur le bateau, c'était un remue-ménage effroyable. Les passagers cherchaient leurs malles ; les matelots juraient en roulant des tonneaux dans l'ombre. Il pleuvait…
Je me hâtai de rejoindre ma mère, Jacques et la vieille Annou qui étaient à l'autre bout du bateau, et nous voilà tous les quatre, serrés les uns contre les autres, sous le grand parapluie d'Annou, tandis que le bateau se rangeait au long des quais et que le débarquement commençait, En vérité, si M. Eyssette n'était pas venu nous tirer de là, je crois que nous n'en serions jamais sortis.
Il arriva vers nous, à tâtons, en criant : « Qui vive ! qui vive ! » À ce «qui vive ! » bien connu, nous répondîmes : «amis !» tous les quatre à la fois avec un bonheur, un soulagement inexprimable… M. Eyssette nous embrassa lestement, prit mon frère d'une main, moi de l'autre, dit aux femmes : « Suivez-moi !» et en route… Ah ! c'était un homme.
Nous avancions avec peine ; il faisait nuit, le pont glissait. À chaque pas, on se heurtait contre des caisses… Tout à coup, du bout du navire, une voix stridente, éplorée, arrive jusqu'à nous : «Robinson ! Robinson !» disait la voix.
« Ah ! mon Dieu ! » m'écriai-je ; et j'essayai de dégager ma main de celle de mon père ; lui, croyant que j'avais glissé, me serra plus fort.
La voix reprit, plus stridente encore, et plus éplorée : « Robinson ! mon pauvre Robinson !» Je fis un nouvel effort pour dégager ma main. « Mon perroquet, criai-je, mon perroquet ! – Il parle donc maintenant ?» dit Jacques.
S'il parlait, je crois bien ; on l'entendait d'une lieue. Dans mon trouble, je l'avais oublié là-bas, tout au bout du navire, près de l'ancre, et c'est de là qu'il m'appelait, en criant de toutes ses forces : « Robinson ! Robinson ! mon pauvre Robinson ! » Malheureusement nous étions loin ; le capitaine criait : « Dépêchons-nous. » « Nous viendrons le chercher demain, dit M. Eyssette, sur les bateaux, rien ne s'égare. » Et là-dessus, malgré mes larmes, il m'entraîna. Pécaire ! le lendemain on l'envoya chercher et on ne le trouva pas…
Jugez de mon désespoir : plus de Vendredi ! plus de perroquet ! Robinson n'était plus possible. Le moyen, d'ailleurs, avec la meilleure volonté du monde, de se forger une île déserte, à un quatrième étage, dans une maison sale et humide, rue Lanterne ?
Oh ! l'horrible maison ! Je la verrai toute ma vie :
l'escalier était gluant ; la cour ressemblait à un puits ; le concierge, un cordonnier, avait son échoppe contre la pompe… C'était hideux.
Le soir de notre arrivée, la vieille Annou, en s'installant dans sa cuisine, poussa un cri de détresse :
« Les babarottes ! les babarottes ! » Nous accourûmes. Quel spectacle !… La cuisine était pleine de ces vilaines bêtes ; il y en avait sur la crédence, au long des murs, dans les tiroirs, sur la cheminée, dans le buffet, partout. Sans le vouloir, on en écrasait. Pouah ! Annou en avait déjà tué beaucoup ; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l'évier, on boucha le trou de l'évier ; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d'où. Il fallut avoir un chat exprès pour les tuer, et toutes les nuits c'était dans la cuisine une effroyable boucherie.
Les babarottes me firent haïr Lyon dés le premier soir. Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles ; les heures des repas étaient changées… Les pains n'avaient pas la même forme que chez nous. On les appelait des «couronnes». En voilà un nom !
Chez les bouchers, quand la vieille Annou demandait une carbonade, l'étalier lui riait au nez ; il ne savait pas ce que c'était une « carbonade», ce sauvage !… Ah ! je me suis bien ennuyé.
Le dimanche, pour nous égayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhône, avec des parapluies. Instinctivement nous nous dirigions toujours vers le Midi, du côté de Perrache. « Il me semble que cela nous rapproche du pays », disait ma mère, qui languissait encore plus que moi… Ces promenades de famille étaient lugubres. M. Eyssette grondait. Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derrière ; je ne sais pas pourquoi, j'avais honte d'être dans la rue, sans douté parce que nous étions pauvres.
Au bout d'un mois, la vieille Annou tomba malade.
Les brouillards la tuaient ; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mère à la passion, ne pouvait pas se décider à nous quitter. Elle suppliait qu'on la gardât, promettant de ne pas mourir. Il fallut l'embarquer de force. Arrivée dans le Midi, elle s'y maria de désespoir ?.
Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le comble de la misère… La femme du concierge montait faire le gros ouvrage ; ma mère, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains blanches que j'aimais tant embrasser ; quant aux provisions, c'est Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en lui disant : « Tu achèteras ça et ça » ; et il achetait ça et ça très bien, toujours en pleurant, par exemple.
Pauvre Jacques ! il n'était pas heureux, lui non plus.
M. Eyssette, de le voir éternellement la larme à l'œil, avait fini par le prendre en grippe et l'abreuvait de taloches… On entendait tout le jour : « Jacques, tu es un butor ! Jacques, tu es un âne ! » Le fait est que, lorsque son père était là, le malheureux Jacques perdait tous ses moyens. Les efforts qu'il faisait pour retenir ses larmes le rendaient laid. M. Eyssette lui portait malheur. Écoutez la scène de la cruche :
Un soir, au moment de se mettre à table, on s'aperçoit qu'il n'y a plus une goutte d'eau dans la maison.
« Si vous voulez, j'irai en chercher», dit ce bon enfant de Jacques. Et le voilà qui prend la cruche, une grosse cruche de grès.
M. Eyssette hausse les épaules : « Si c'est Jacques qui y va ; dit-il, la cruche est cassée, c'est sûr.
– Tu entends, Jacques, – c'est Mme Eyssette qui parle avec sa voix tranquille – tu entends, ne la casse pas, fais bien attention. »
M. Eyssette reprend :
« Oh ! tu as beau lui dire de ne pas la casser, il la cassera tout de même.» Ici, la voix éplorée de Jacques : « Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la casse ?
– Je ne veux pas que tu la casses, je te dis que tu la casseras », répond M. Eyssette, et d'un ton qui n'admet pas de réplique.
Jacques ne réplique pas ; il prend la cruche d'une main fiévreuse et sort brusquement avec l'air de dire :
«Ah ! je la casserai ? Eh bien, nous allons voir. » Cinq minutes, dix minutes se passent ; Jacques ne revient pas. Mme Eyssette commence à se tourmenter :
« Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé ! – Parbleu ! que veux-tu qu'il lui soit arrivé ? dit M. Eyssette d'un ton bourru. Il a cassé la cruche et n'ose plus rentrer. » Mais tout en disant cela – avec son air bourru, c'était le meilleur homme du monde –, il se lève et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que Jacques était devenu. Il n'a pas loin à aller ; Jacques est debout sur le palier, devant la porte, les mains vides, silencieux, pétrifié. En voyant M. Eyssette, il pâlit, et d'une voix navrante et faible, oh ! si faible : « Je l'ai cassée », dit-il… Il l'avait cassée !…
Dans les archives de la maison Eyssette, nous appelons cela « la scène de la cruche».
Il y avait environ deux mois que nous étions à Lyon, lorsque nos parents songèrent à nos études.
Mon père aurait bien voulu nous mettre au collège, mais c'était trop cher. « Si nous les envoyions dans une manécanterie ? dit Mme Eyssette ; il paraît que les enfants y sont bien. » Cette idée sourit à mon père, et comme Saint-Nizier était l'église la plus proche, on nous envoya à la manécanterie de Saint-Nizier.
C'était très amusant, la manécanterie ! Au lieu de nous bourrer la tête de grec et de latin comme dans les autres institutions, on nous apprenait à servir la messe du grand et du petit côté, à chanter les antiennes, à faire des génuflexions, à encenser élégamment, ce qui est très difficile. Il y avait bien par-ci par-là, quelques heures dans le jour consacrées aux déclinaisons et à l'Épitomé mais ceci n'était qu'accessoire. Avant tout, nous étions là pour le service de l'église. Au moins une fois par semaine, l'abbé Micou nous disait entre deux prisés et d'un air solennel : « Demain, messieurs, pas de classe du matin ! Nous sommes d'enterrement. » Nous étions d'enterrement. Quel bonheur ! Puis c'étaient des baptêmes, des mariages, une visite de monseigneur, le viatique qu'on portait à un malade.
Oh ! le viatique ! comme on était fier quand on pouvait l'accompagner !… Sous un petit dais de velours rouge, marchait le prêtre, portant l'hostie et les saintes huiles. Deux enfants de chœur soutenaient le dais, deux autres l'escortaient avec de gros falots dorés. Un cinquième marchait devant, en agitant une crécelle. D'ordinaire, c'étaient mes fonctions… Sur le passage du viatique, les hommes se découvraient, les femmes se signaient. Quand on passait devant un poste, la sentinelle criait : Aux armes ! » les soldats accouraient et se mettaient en rang. « Présentez… armes ! genou terre ! » disait l'officier… Les fusils sonnaient, le tambour battait aux champs. J'agitais ma crécelle par trois fois, comme au Sanctus, et nous passions. C'était très amusant la manécanterie.
Chacun de nous avait dans une petite armoire un fourniment complet d'ecclésiastique : une soutane noire avec une longue queue, une aube, un surplis à grandes manches roides d'empois, des bas de soie noire, deux calottes, l'une en drap, l'autre en velours, des rabats bordés de petites perles blanches, tout ce qu'il fallait.
Il paraît que ce costume m'allait très bien : « Il est à croquer là-dessous », disait Mme Eyssette.
Malheureusement j'étais très petit, et cela me désespérait. Figurez-vous que, même en me haussant, je ne montais guère plus haut que les bas blancs de M. Caduffe, notre suisse, et puis si frêle ! Une fois, à la messe, en changeant les Évangiles de place, le gros livre était si lourd qu'il m'entraîna. Je tombai de tout mon long sur les marches de l'autel. Le pupitre fut brisé, le service interrompu, C'était un jour de Pentecôte. Quel scandale !… À part ces légers inconvénients de ma petite taille, j'étais très content de mon sort, et souvent le soir, en nous couchant, Jacques et moi, nous nous disions : « En somme, c'est très amusant la manécanterie. » Par malheur, nous n'y restâmes pas longtemps. Un ami de la famille, recteur d'université dans le Midi, écrivit un jour à mon père que s'il voulait une bourse d'externe au collège de Lyon pour un de ses fils, on pourrait lui en avoir une.
« Ce sera pour Daniel, dit M. Eyssette.
– Et Jacques ? dit ma mère.
– Oh ! Jacques ! Je le garde avec moi ; il me sera très utile. D'ailleurs, je m'aperçois qu'il a du goût pour le commerce. Nous en ferons un négociant. » De bonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pu s'apercevoir que Jacques avait du goût pour le commerce. En ce temps-là, le pauvre garçon n'avait du goût que pour les larmes, et si on l'avait consulté…
Mais on ne le consulta pas, ni moi non plus.
Ce qui me frappa d'abord, à mon arrivée au collège, c'est que j'étais le seul avec une blouse, À Lyon, les fils de riches ne portent pas de blouses ; il n'y a que les enfants de la rue, les gones comme on dit. Moi, j'en avais une, une petite blouse – j'avais l'air d'un gone… Quand j'entrai dans la classe, les élèves ricanèrent. On disait : « Tiens ! il a une blouse ! » Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit en aversion. Depuis lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des lèvres, d'un air méprisant. Jamais il ne m'appela par mon nom ; il disait toujours :
« Hé ! vous, là-bas, le petit Chose !» Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois que je m'appelais Daniel Ey-sset-te… À la fin, mes camarades me surnommèrent « le petit Chose », et le surnom me resta…