Kitobni o'qish: «La vie et la mort du roi Richard III»
TRAGÉDIE
NOTICE
SUR LA VIE ET LA MORT DE RICHARD III
Richard III est l'un de ces hommes qui ont fait sur leur temps cette impression d'horreur et d'effroi toujours fondée sur quelque cause réelle, bien qu'ensuite elle porte à exagérer les réalités. Hollinshed le met au nombre de «ces personnes mauvaises qui ne vivront une heure exemptes de faire et exercer cruauté, méchef et outrageuse façon de vivre.» Sans doute, et la critique historique en a fourni la preuve, la vie de Richard a été chargée de plusieurs crimes qui ne lui ont pas appartenu; mais ces erreurs et ces exagérations, fruit naturel du sentiment populaire, expliquent, sans la justifier, la bizarre fantaisie qu'a eue Horace Walpole de réhabiliter la mémoire de Richard, en le déchargeant de la plupart des crimes dont on l'accuse. C'est là une de ces questions paradoxales sur lesquelles s'échauffe l'imagination du critique qui s'en est laissé saisir, et où la plus ingénieuse discussion ne sert ordinairement qu'à prouver jusqu'à quel point l'esprit peut s'employer à embarrasser la marche simple et ferme de la vérité. Sans doute il ne faut pas juger un personnage de ces temps de désordre d'après les habitudes douces et régulières de nos idées modernes, et beaucoup de choses doivent être mises sur le compte de l'entourage d'hommes et de faits au milieu desquels apparaissent les caractères historiques; mais lorsqu'à l'époque où a vécu Richard III, après les horreurs de la Rose rouge et de la Rose blanche, la haine publique va choisir un homme entre tous pour le présenter comme un modèle de cruauté et de perfidie, il faut assurément qu'il y ait eu dans ses crimes quelque chose d'extraordinaire, ne fût-ce que cet éclat que peut y ajouter la supériorité des talents et du caractère qui, lorsqu'elle s'emploie au crime, le rend à la fois plus dangereux et plus insultant.
L'opinion généralement établie sur Richard a pu contribuer au succès de la pièce qui porte son nom: aucun peut-être des ouvrages de Shakspeare n'est demeuré aussi populaire en Angleterre. Les critiques ne l'ont pas eu général traité aussi favorablement que le public; quelques-uns, entre autres Johnson, se sont étonnés de son prodigieux succès; on pourrait s'étonner de leur surprise si l'on ne savait, par expérience, que le critique, chargé de mettre de l'ordre dans les richesses dont le public a joui d'abord confusément, s'affectionne quelquefois tellement à cet ordre et surtout à la manière dont il l'a conçu, qu'il se laisse facilement induire à condamner les beautés auxquelles, dans son système, il ne sait pas trouver une place convenable.
Richard III présente, plus qu'aucun des grands ouvrages de Shakspeare, les défauts communs aux pièces historiques qui étaient avant lui en possession du théâtre; on y retrouve cet entassement de faits, cette accumulation de catastrophes, cette invraisemblance de la marche dramatique et de l'exécution théâtrale, résultats nécessaires de tout ce mouvement matériel que Shakspeare a réduit, autant qu'il l'a pu, dans les sujets dont il disposait plus librement, mais qui ne pouvait être évité dans des sujets nationaux d'une date si récente, et dont tous les détails étaient si présents à la mémoire des spectateurs. Peut-être en doit-on admirer davantage le génie qui a su se tracer sa route dans ce chaos, et diriger à travers ce labyrinthe un fil qui ne s'interrompt et ne se perd jamais. Une idée domine toute la pièce, c'est celle de la juste punition des crimes qui ont ensanglanté les querelles d'York et de Lancaster. Exemple et organe à la fois de la colère céleste, Marguerite, par les cris de sa douleur, appelle sans cesse la vengeance sur ceux qui ont commis tant de forfaits, sur ceux même qui en ont profité; c'est elle qui leur apparaît quand cette vengeance les a atteints; son nom se mêle à l'effroi de leurs derniers moments, c'est sous sa malédiction qu'ils croient succomber autant que sous les coups de Richard, sacrificateur du temple sanglant dont Marguerite est la sibylle, et qui lui-même tombera, dernière victime de l'holocauste, emportant avec lui tous les crimes qu'il a vengés et tous ceux qu'il a commis.
Cette fatalité qui, dans Macbeth, se révèle sous la figure des sorcières, et dans Richard III sous celle de Marguerite, n'est cependant en aucune façon la même dans les deux pièces. Macbeth, entraîné de la vertu dans le crime, offre à notre imagination l'image effrayante de la puissance de l'ennemi de l'homme, puissance soumise cependant au maître éternel et suprême qui, du même coup dont il décide la chute, prépare la punition. Richard, agent bien plus direct, bien plus volontaire de l'esprit du mal, semble plutôt jouter avec lui que lui obéir; et dans ce jeu terrible des pouvoirs infernaux, c'est comme en passant que s'exerce la justice du ciel jusqu'au moment où elle éclatera sans équivoque sur l'insolent coupable qui s'imaginait la braver en accomplissant ses desseins.
Cette différence dans la marche des idées se peint dans tous les détails du caractère et de la destinée des personnages. Macbeth, une fois tombé, ne se soutient que par l'ivresse du sang où il se plonge toujours davantage; et il arrive à la fin fatigué de ce mouvement étranger à sa nature, désabusé des biens qui lui ont coûté si cher, et ne puisant que dans l'élévation naturelle de son caractère la force de défendre ce qu'il n'a presque plus le désir de conserver. Richard, inférieur à Macbeth pour la profondeur des sentiments autant qu'il lui est supérieur par la force de l'esprit, a cherché, dans le crime même, le plaisir d'exercer des facultés comprimées, et de faire sentir aux autres une supériorité ignorée ou dédaignée. Il trompe à la fois pour réussir et pour tromper, pour s'assujettir les hommes et pour se donner le plaisir de les mépriser; il se moque de ses dupes et des moyens qu'il a employés pour les duper; et à la satisfaction qu'il ressent de les voir vaincus, s'allie celle d'avoir acquis la preuve de leur faiblesse. Cependant ce qu'il en découvre ne suffit pas encore à la tyrannie de ses volontés; la bassesse ne va jamais tout à fait aussi loin qu'il l'a conçu, et qu'il a eu besoin de le concevoir: obligé de sacrifier ensuite ce qu'il a d'abord corrompu, il faut que sans cesse il séduise de nouveaux agents pour abattre de nouvelles victimes. Mais arrive enfin le moment où ses moyens de séduction ne suffisent plus à surmonter les difficultés qu'il s'est créées, où l'appât qu'il peut présenter aux passions des hommes n'est plus de force à surmonter l'effroi qu'il leur a inspiré sur leurs intérêts les plus pressants; alors ceux qu'il avait divisés pour les faire succomber l'un par l'autre se réunissent contre lui. Il se sentait trop fort pour chacun d'eux, il est seul contre tous, et il a cessé d'espérer en lui-même; il se rend justice alors, mais sans s'abandonner, et, par un dernier effort, il se brise contre l'obstacle qu'il s'indigne de ne pouvoir plus vaincre.
La peinture d'un pareil personnage, et des passions qu'il sait mettre en jeu pour les faire servir à ses intérêts, offre un spectacle d'autant plus frappant qu'on voit clairement que l'hypocrisie de Richard n'agit que sur ceux qui ont intérêt à s'en laisser aveugler; le peuple demeure muet à ces lâches appels par lesquels on l'invite à s'unir aux hommes en pouvoir qui vont donner leur voix pour l'injustice; ou si quelques voix inférieures s'élèvent, c'est pour exprimer un sentiment général d'éloignement et d'inquiétude, et faire entrevoir, à côté d'une cour servile, une nation mécontente. L'attente qui en résulte, le pathétique de quelques scènes, la sombre énergie du caractère de Marguerite, l'inquiète curiosité qui s'attache à ces projets si menaçants et si vivement conduits, achèvent de répandre sur cet ouvrage un intérêt qui explique la constance de son succès.
Le style de Richard III est assez simple et, si l'on en excepte un ou deux dialogues, il offre peu de ces subtilités qui fatiguent quelquefois dans les plus belles pièces de Shakspeare. Dans le rôle de Richard, l'un des plus spirituels de la scène tragique, l'esprit est presque entièrement exempt de recherche.
Ce drame comprend un espace de quatorze ans, depuis 1471 jusqu'en 1485.
Il paraît avoir été représenté en 1597: on avait, avant cette époque, plusieurs pièces sur le même sujet.
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
ÉDOUARD IV, roi d'Angleterre.
ÉDOUARD, prince }
de Galles, ensuite }
Édouard V.} fils d'Édouard IV.
}
RICHARD, duc }
d'York. }
GEORGE, duc de Clarence. }
} frères du
RICHARD, duc de Glocester,} roi.
ensuite Richard III. }
UN JEUNE FILS du duc de Clarence.
HENRI, comte de Richmond, ensuite Henri VII.
LE CARDINAL BOURCHIER, archevêque de Cantorbéry.
THOMAS ROTHERAM, archevêque d'York.
JOHN MORTON, évêque d'Ély.
LE DUC DE BUCKINGHAM.
LE DUC DE NORFOLK.
LE COMTE DE SURREY, son fils.
LE COMTE RIVERS, frère de la reine Élisabeth, femme d'Édouard.
LE MARQUIS DE DORSET,}
} fils de la
LORD GREY.} reine.
LE COMTE D'OXFORD.
LORD HASTINGS.
LORD STANLEY.
LORD LOVEL.
SIR THOMAS VAUGHAN.
SIR RICHARD RATCLIFF.
SIR WILLIAM CATESBY.
SIR JAMES TYRREL.
SIR JAMES BLUNT.
SIR WALTER HERBERT.
SIR ROBERT BRAKENBURY, lieutenant de la Tour de Londres.
CHRISTOPHE URSWICK, prêtre.
UN AUTRE PRETRE.
LE LORD MAIRE DE LONDRES.
LE SHERIF DE WILTSHIRE.
LA REINE ÉLISABETH, femme d'Édouard IV.
LA REINE MARGUERITE D'ANJOU, veuve de Henri VI.
LA DUCHESSE D'YORK, mère d'Édouard IV, duc de Clarence, et du
duc de Glocester.
LADY ANNE, veuve d'Édouard, prince de Galles, fils de Henri VI, mariée
ensuite au duc de Glocester.
UNE FILLE du duc de Clarence.
LORDS, et autres personnes de la suite. DEUX GENTILSHOMMES, UN
POURSUIVANT, UN CLERC, CITOYENS, MEURTRIERS, MESSAGERS, SPECTRES,
SOLDATS, ETC.
La scène est en Angleterre
ACTE PREMIER
SCÈNE I
A Londres. – Une rue
Entre LE DUC DE GLOCESTER
GLOCESTER. – Enfin le soleil d'York a changé en un brillant été l'hiver de nos disgrâces, et les nuages qui s'étaient abaissés sur notre maison sont ensevelis dans le sein du profond Océan. Maintenant notre front est ceint des guirlandes de la victoire, et nos armes brisées sont suspendues pour lui servir de monument. Le funeste bruit des combats a fait place à de joyeuses réunions, nos marches guerrières à des danses agréables. La guerre au visage renfrogné a aplani son front chargé de rides, et maintenant, au lieu de monter des coursiers armés pour le combat, et de porter l'effroi dans l'âme des ennemis tremblants, elle danse d'un pied léger dans les appartements des femmes, charmée par les sons d'un luth voluptueux. Mais moi qui ne suis point formé pour ces jeux badins, ni tourné de façon à caresser de l'oeil une glace amoureuse; moi qui suis grossièrement bâti et qui n'ai point cette majesté de l'amour qui se pavane devant une nymphe folâtre et légère; moi en qui sont tronquées toutes les belles proportions, moi dont la perfide nature évita traîtreusement de tracer les traits lorsqu'elle m'envoya avant le temps dans ce monde des vivants, difforme, ébauché, à peine à moitié fini, et si irrégulier, si étrange à voir, que les chiens aboient contre moi quand je m'arrête auprès d'eux; moi qui, dans ces ébats efféminés de la paix, n'ai aucun plaisir auquel je puisse passer le temps, à moins que je ne le passe à observer mon ombre au soleil, et à deviser sur ma propre difformité; – si je ne puis être amant et contribuer aux plaisirs de ces beaux jours de galanterie, je suis décidé à me montrer un scélérat, et je hais les amusements de ces jours de frivolité. J'ai ourdi des plans, j'ai fait servir de radoteuses prophéties, des songes, des libelles à élever de dangereux soupçons, propres à animer l'un contre l'autre d'une haine mortelle mon frère Clarence et le roi; et pour peu que le roi Édouard soit aussi franc, aussi fidèle à sa parole, que je suis rusé, fourbe et traître, ce jour doit voir Clarence mis en cage d'après une prédiction qui annonce que G… donnera la mort aux héritiers d'Édouard. Pensées, replongez-vous dans le fond de mon âme. Voilà Clarence. (Entre Clarence avec des gardes et Brakenbury.) Bonjour, mon frère. Que signifie cette garde armée qui suit Votre Grâce?
CLARENCE. – C'est Sa Majesté qui, chérissant la sûreté de ma personne, me l'a donnée pour me conduire à la Tour.
GLOCESTER. – Et pour quelle cause?
CLARENCE. – Parce que mon nom est George.
GLOCESTER. – Hélas! milord, cette faute n'est pas la vôtre. Ce sont vos parrains qu'il devrait faire mettre en prison pour cela. Oh! selon toute apparence, Sa Majesté a le projet de vous faire baptiser de nouveau dans la Tour. – Mais au vrai, Clarence, quelle est la raison? – Puis-je le savoir?
CLARENCE. – Oui, Richard, quand je le saurai: car je proteste que, quant à présent, je l'ignore: mais autant que j'ai pu comprendre, il prête l'oreille à des prophéties, à des songes; il veut ôter de l'alphabet la lettre G, et il dit qu'un sorcier lui a annoncé que G… priverait ses enfants de sa succession: et parce que mon nom commence par un G, il en conclut dans sa tête que c'est moi qui suis désigné. Ce sont ces sottises-là et quelques autres du même genre qui, à ce que j'apprends, ont déterminé Sa Majesté à me faire emprisonner.
GLOCESTER. – Oui, voilà ce qui arrive lorsque les hommes sont gouvernés par les femmes. – Ce n'est pas le roi qui vous envoie à la Tour: c'est sa femme milady Grey: Clarence, c'est elle qui pousse à cette extrémité. N'est-ce pas elle, et cet honnête homme de bien Antoine Woodville son frère, qui ont fait envoyer lord Hastings à la Tour, dont il vient de sortir ce jour même? Nous ne sommes pas en sûreté, Clarence, nous ne sommes pas en sûreté.
CLARENCE. – Par le Ciel, je crois en effet que personne n'est en sûreté ici que les parents de la reine, et les messagers nocturnes qui se fatiguent à aller et venir entre le roi et sa maîtresse Jeanne Shore. N'avez-vous pas su quelles humbles supplications lui a faites le lord Hastings pour obtenir sa délivrance?
GLOCESTER. – C'est par ses humbles prières à cette divinité que milord chambellan a obtenu sa liberté. Je vous le dis: si nous voulons nous conserver dans les bonnes grâces du roi, je pense que le meilleur moyen est de nous mettre au nombre de ses gens, de porter sa livrée. La vieille et jalouse veuve et celle-ci, depuis que notre frère en a fait des dames, sont de puissantes commères dans cette monarchie.
BRAKENBURY. – Je demande pardon à Vos Grâces: mais Sa Majesté m'a expressément enjoint de ne permettre à aucun homme, de quelque rang qu'il puisse être, un entretien particulier avec son frère.
GLOCESTER. – Oui? Eh bien, s'il plaît à Votre Seigneurie, Brakenbury, vous pouvez être en tiers dans tout ce que nous disons: il n'y a nul crime de trahison dans nos paroles, mon cher. – Nous disons que le roi est sage et vertueux, et que la noble reine est d'âge à plaire, belle et point jalouse. – Nous disons que la femme de Shore a le pied mignon, les lèvres vermeilles comme la cerise, un oeil charmant, le discours infiniment agréable; que les parents de la reine sont devenus de beaux gentilshommes: qu'en dites-vous, mon ami? Tout cela n'est-il pas vrai?
BRAKENBURY. – Milord, je n'ai rien à faire de tout cela.
GLOCESTER. – Rien à faire avec mistriss Shore? Je te dis, ami, que celui qui a quelque chose à faire avec elle, hors un seul, ferait bien de le faire en secret et quand ils seront seuls.
BRAKENBURY. – Hors un seul! lequel, milord?
GLOCESTER. – Eh! son mari, apparemment. – Voudrais-tu me trahir?
BRAKENBURY. – Je supplie Votre Grâce de me pardonner, et aussi de cesser cet entretien avec le noble duc.
CLARENCE. – Nous connaissons le devoir qui t'est imposé, Brakenbury, et nous allons obéir.
GLOCESTER. – Nous sommes les sujets méprisés 1 de la reine, et il nous faut obéir! – Adieu, mon frère. Je vais trouver le roi, et à quoi que ce soit qu'il vous plaise de m'employer, fût-ce d'appeler ma soeur la veuve que s'est donnée le roi Édouard, je ferai tout pour hâter votre délivrance. – En attendant, ce profond outrage fait à l'union fraternelle m'affecte plus profondément que vous ne pouvez l'imaginer.
CLARENCE. – Je sais qu'il ne plaît à aucun de nous.
GLOCESTER. – Allez, votre emprisonnement ne sera pas long: je vous en délivrerai, ou je prendrai votre place. En attendant, tâchez d'avoir patience.
CLARENCE. – Il le faut bien. Adieu.
(Clarence sort avec Brakenbury et les gardes.)
GLOCESTER. – Va, suis ton chemin, par lequel tu ne repasseras jamais, simple et crédule Clarence. Je t'aime tant, que dans peu j'enverrai ton âme dans le ciel, si le ciel veut en recevoir le présent de ma main. Mais qui s'approche? C'est Hastings, tout nouvellement élargi.
(Entre Hastings.)
HASTINGS. – Bonjour, mon gracieux lord.
GLOCESTER. – Bonjour, mon digne lord chambellan. Je me félicite de vous voir rendu au grand air. Comment Votre Seigneurie a-t-elle supporté son emprisonnement?
HASTINGS. – Avec patience, mon noble lord, comme il faut que fassent les prisonniers. Mais j'espère vivre, milord, pour remercier les auteurs de mon emprisonnement.
GLOCESTER. – Oh! sans doute, sans doute; et Clarence l'espère bien aussi: car ceux qui se sont montrés vos ennemis sont aussi les siens, et ils ont réussi contre lui, comme contre vous.
HASTINGS. – C'est pitié que l'aigle soit mis en cage, tandis que les vautours et les étourneaux pillent en liberté.
GLOCESTER. – Quelles nouvelles du dehors?
HASTINGS. – Il n'y a rien au dehors d'aussi fâcheux que ce qui se passe ici. – Le roi est en mauvais état, faible, mélancolique, et ses médecins en sont fort inquiets.
GLOCESTER. – Oui, par saint Paul; voilà une nouvelle bien fâcheuse en effet! oh! il a suivi longtemps un mauvais régime; et il a par trop épuisé sa royale personne: cela est triste à penser. Mais quoi, garde-t-il le lit?
HASTINGS. – Il est au lit.
GLOCESTER. – Allez-y le premier, et je vais vous suivre. (Hastings sort.) Il ne peut vivre; je l'espère: mais il ne faut pas qu'il meure avant que George ait été dépêché en poste pour le ciel. – Je vais entrer, pour irriter encore plus sa haine contre Clarence par des mensonges armés d'arguments qui aient du poids; et si je n'échoue pas dans mes profondes machinations, Clarence n'a pas un jour de plus à vivre. Cela fait, que Dieu dispose du roi Édouard dans sa miséricorde, et me laisse à mon tour la scène du monde pour m'y démener. – Alors j'épouserai la fille cadette de Warwick… Quoi, après avoir tué son mari et son père? – Le moyen le plus court de donner satisfaction à cette pauvre créature, c'est de devenir son mari et son père; et c'est ce que je veux faire, non pas tant par amour que pour certaine autre vue secrète à laquelle je dois parvenir en l'épousant. – Mais me voilà toujours à courir au marché avant mon cheval. Clarence respire encore, Édouard vit et règne: c'est quand ils n'y seront plus que je pourrai faire le compte de mes bénéfices.
(Il sort.)
SCÈNE II
Toujours à Londres. – Une rue
Entre le convoi du roi Henri VI; son corps est porté dans un cercueil découvert et entouré de troupes avec des hallebardes; LADY ANNE suivant le deuil
ANNE. – Déposez, déposez ici votre honorable fardeau (si du moins l'honneur peut s'ensevelir dans un cercueil): laissez-moi un moment répandre les pleurs du deuil sur la mort prématurée du vertueux Lancastre. – Pauvre image glacée d'un saint roi! pâles cendres de la maison de Lancastre! restes privés de sang royal, qu'il me soit permis d'adresser à ton ombre la prière d'écouter les lamentations de la pauvre Anne, de la femme de ton Édouard, de ton fils massacré, percé de la même main qui t'a fait ces blessures! Vois; dans ces ouvertures par où ta vie s'est écoulée, je verse le baume inutile de mes pauvres yeux. Oh! maudite soit la main qui a ouvert ces larges plaies! maudit soit le coeur qui en eut le courage! maudit le sang qui fit couler ce sang! Que des calamités plus désastreuses que je n'en peux souhaiter aux serpents, aux aspics, aux crapauds, à tous les reptiles venimeux qui rampent en ce monde tombent sur l'odieux misérable qui, par ta mort, causa notre misère! Si jamais il a un fils, que ce fils, avorton monstrueux, amené avant terme à la lumière du jour, effraye de son aspect hideux et contre nature la mère qui l'attendait pleine d'espérance; et qu'il soit l'héritier du malheur qui accompagne son père! Si jamais il a une épouse, qu'elle devienne, par sa mort, plus misérable encore que je ne le suis par la perte de mon jeune seigneur et par la sienne! – Allons, marchez maintenant vers Chertsey, avec le saint fardeau que vous avez tiré de Saint-Paul, pour l'inhumer en ce lieu. – Et toutes les fois que vous serez fatigués de le porter, reposez-vous, tandis que je ferai entendre mes lamentations sur le corps du roi Henri.
(Les porteurs reprennent le corps et se remettent en marche.)
(Entre Glocester.)
GLOCESTER. – Arrêtez, vous qui portez ce corps; posez-le à terre.
ANNE. – Quel noir magicien évoque ici ce démon, pour venir mettre obstacle aux oeuvres pieuses de la charité?
GLOCESTER. – Misérables, posez ce corps, vous dis-je; ou, par saint Paul, je fais un corps mort du premier qui me désobéira.
ANNE. – Milord, rangez-vous, et laissez passer ce cercueil.
GLOCESTER. – Chien mal-appris! Arrête quand je te l'ordonne: relève ta hallebarde de dessous ma poitrine; ou, par saint Paul, je t'étends à terre d'un seul coup, et je te foule sous mes pieds, malotru, pour punir ton audace.
(Les porteurs déposent le corps.)
ANNE. – Quoi! vous tremblez? vous avez peur? – Hélas! je ne vous blâme point. Vous êtes des mortels, et les yeux des mortels ne peuvent soutenir la vue du démon… Eloigne-toi, effroyable ministre des enfers! – Tu n'avais de pouvoir que sur son corps mortel: tu ne peux en avoir sur son âme; ainsi, va-t'en.
GLOCESTER. – Douce sainte, au nom de la charité, point tant d'imprécations.
ANNE. – Horrible démon, au nom de Dieu, loin d'ici, et laisse-nous en paix. Tu as établi ton enfer sur cette heureuse terre que tu as remplie de cris de malédiction, et de profondes exclamations de douleur. Si tu te plais à contempler tes odieux forfaits, regarde cet échantillon de tes assassinats. Oh! voyez, voyez! les blessures de Henri mort rouvrent leurs bouches glacées, et saignent de nouveau. Rougis, rougis de honte, masse odieuse de difformités: car c'est ta présence qui fait sortir le sang de ces vides et froides veines qui ne contenaient plus de sang. C'est ton forfait inhumain et contre nature qui provoque ce déluge contre nature. – O Dieu, qui formas ce sang, venge sa mort! Terre qui bois ce sang, venge sa mort! Ciel, d'un trait de ta foudre frappe à mort le meurtrier; ou bien ouvre ton soin, ô terre, et dévore-le à l'instant comme tu engloutis le sang de ce bon roi, qu'a assassiné son bras conduit par l'enfer.
GLOCESTER. – Madame, vous ignorez les règles de la charité, qui rend le bien pour le mal, et bénit ceux qui nous maudissent.
ANNE. – Scélérat, tu ne connais aucune loi, ni divine ni humaine: il n'est point de bête si féroce qui ne sente quelque atteinte de pitié.
GLOCESTER. – Je n'en sens aucune, preuve que je ne suis point une de ces bêtes.
ANNE. – O prodige! entendre le diable dire la vérité!
GLOCESTER. – Il est encore plus prodigieux de voir un ange se mettre ainsi en colère. – Souffrez, divine perfection entre les femmes, que je puisse me justifier en détail de ces crimes supposés.
ANNE. – Souffre plutôt, monstre d'infection entre tous les hommes, que, pour ces crimes bien connus, je maudisse en détail ta personne maudite.
GLOCESTER. – Toi, qui es trop belle pour que des noms puissent exprimer ta beauté, accorde-moi avec patience quelques instants pour m'excuser.
ANNE. – Toi qui es plus odieux que le coeur ne peut le concevoir, il n'est pour toi d'autre excuse admissible que d'aller te pendre.
GLOCESTER. – Par un pareil désespoir je m'accuserais moi-même.
ANNE. – Et c'est par le désespoir que tu pourrais t'excuser, en faisant sur toi-même une juste vengeance de l'injuste carnage que tu fais des autres.
GLOCESTER. – Dites, si je ne les avais pas tués?
ANNE. – Eh bien, alors ils ne seraient pas morts! mais ils sont morts, et par toi, scélérat diabolique.
GLOCESTER. – Je n'ai point tué votre mari.
ANNE. – Il est donc vivant?
GLOCESTER. – Non, il est mort; il a été tué de la main d'Édouard.
ANNE. – Tu as menti par ton infâme gorge. – La reine Marguerite a vu ton épée meurtrière fumante de son sang, cette même épée que tu allais ensuite diriger contre elle-même, si tes frères n'en eussent écarté la pointe.
GLOCESTER. – Je fus provoqué par sa langue calomnieuse, qui chargeait de leur crime ma tête innocente.
ANNE. – Tu fus provoqué par ton âme sanguinaire, qui ne rêva jamais que sang et carnage. – N'as-tu pas tué ce roi?
GLOCESTER. – Je vous l'accorde.
ANNE. – Tu l'accordes, porc-épic? Eh bien, que Dieu m'accorde donc aussi que tu sois damné pour cette action maudite! – Oh! il était bon, doux, vertueux.
GLOCESTER. – Il n'en était que plus digne du Roi du ciel, qui le possède maintenant.
ANNE. – Il est dans le ciel, où tu n'entreras jamais.
GLOCESTER. – Qu'il me remercie donc de l'y avoir envoyé: il était plus fait pour ce séjour que pour la terre.
ANNE. – Et toi, tu n'es fait pour aucun autre séjour que l'enfer.
GLOCESTER. – Il y aurait encore une autre place, si vous me permettiez de la nommer.
ANNE. – Quelque cachot, sans doute.
GLOCESTER. – Votre chambre à coucher.
ANNE. – Que l'insomnie habite la chambre où tu reposes!
GLOCESTER. – Elle l'habitera, madame, jusqu'à ce que j'y repose entre vos bras 2.
ANNE. – Je l'espère ainsi.
GLOCESTER. – Et moi, j'en suis sûr. – Mais, aimable lady Anne, finissons cet assaut de mots piquants, et discutons d'une manière plus posée. – L'auteur de la mort prématurée de ces Plantagenet, Henri et Édouard, n'est-il pas aussi condamnable que celui qui en a été l'instrument?
ANNE. – Tu en as été la cause, et de toi est sorti cet effet maudit.
GLOCESTER. – C'est votre beauté qui a été la cause de cet effet. Oui, votre beauté qui m'obsédait pendant mon sommeil, et me ferait entreprendre de donner la mort au monde entier, si je pouvais à ce prix vivre seulement une heure sur votre sein charmant.
ANNE. – Si je pouvais le croire, je te déclare, homicide, que tu me verrais déchirer de mes ongles la beauté de mon visage.
GLOCESTER. – Jamais mes yeux ne supporteraient la destruction de cette beauté. Vous ne parviendrez pas à l'outrager, tant que je serai présent. C'est elle qui m'anime comme le soleil anime le monde: elle est ma lumière, ma vie.
ANNE. – Que la sombre nuit enveloppe ta lumière, que la mort éteigne ta vie!
GLOCESTER. – Ne prononce pas de malédictions contre toi-même, belle créature; tu es pour moi l'une et l'autre.
ANNE. – Je le voudrais bien, pour me venger de toi.
GLOCESTER. – C'est une haine bien contre nature, que de vouloir te venger de celui qui t'aime!
ANNE. – C'est une haine juste et raisonnable, que de vouloir être vengée de celui qui a tué mon mari.
GLOCESTER. – Celui qui t'a privée de ton mari ne l'a fait que pour t'en procurer un meilleur.
ANNE. – Il n'en existe point de meilleur que lui sur la terre.
GLOCESTER. – Il en est un qui vous aime plus qu'il ne vous aimait.
ANNE. – Nomme-le.
GLOCESTER. – Plantagenet.
ANNE. – Eh! c'était lui.
GLOCESTER. – C'en est un du même nom; mais d'une bien meilleure nature.
ANNE. – Où donc est-il?
GLOCESTER. – Le voilà. (Elle lui crache au visage.) Pourquoi me craches-tu au visage?
ANNE. – Je voudrais, à cause de toi, que ce fût un mortel poison.
GLOCESTER. – Jamais poison ne vint d'un si doux endroit.
ANNE. – Jamais poison ne tomba sur un plus odieux crapaud. – Ote-toi de mes yeux; ta vue finirait par me rendre malade.
GLOCESTER. – C'est de tes yeux, douce beauté, que les miens ont pris mon mal.
ANNE. – Que n'ont-ils le regard du basilic pour te donner la mort!
GLOCESTER. – Je le voudrais, afin de mourir tout d'un coup, au lieu qu'ils me font mourir sans m'ôter la vie. Tes yeux ont tiré des miens des larmes amères. Ils les ont fait honteusement rougir de pleurs puérils, ces yeux qui ne versèrent jamais une larme de pitié, ni quand mon père York et Édouard pleurèrent au douloureux gémissement que poussa Rutland dans l'instant où l'affreux Clifford le perça de son épée; ni lorsque ton belliqueux père, me faisant le funeste récit de la mort de mon père, s'interrompit vingt fois pour pleurer et sangloter comme un enfant, et que tous les assistants avaient les joues trempées de larmes, comme des arbres chargés des gouttes de la pluie; en ces tristes instants mes yeux virils ont dédaigné de s'humecter d'une seule larme; mais ce que n'ont pu faire toutes ces douleurs, ta beauté l'a fait, et mes yeux sont aveuglés de pleurs. Jamais je n'ai supplié ni ami ni ennemi; jamais ma langue ne put apprendre un doux mot capable d'adoucir la colère; mais aujourd'hui que ta beauté peut en être le prix, mon coeur superbe sait supplier, et pousse ma langue à parler. (Anne le regarde avec dédain.) Ah! n'enseigne pas à tes lèvres cette expression de mépris: elles ont été faites pour le baiser et non pour l'outrage. Si ton coeur vindicatif ne sait pas pardonner, tiens, je te prête cette épée acérée: si tel est ton désir, enfonce-la dans ce coeur sincère, et fais enfuir une âme qui t'adore: j'offre mon sein nu au coup mortel, et à tes genoux je te demande humblement la mort. (Il découvre son sein: Anne dirige l'épée contre lui.) Non, n'hésite pas: j'ai tué le roi Henri. – Mais ce fut ta beauté qui m'y entraîna. Allons, hâte-toi. – C'est moi qui ai poignardé le jeune Édouard. (Elle dirige de nouveau l'épée contre lui.) Mais ce fut ce visage céleste qui poussa mes coups. (Elle laisse tomber l'épée.) Relève cette épée ou relève-moi.
ANNE. – Lève-toi, fourbe: quoique je désire ta mort, je ne veux pas être ton bourreau.
GLOCESTER. – Eh bien, ordonne-moi de me tuer, et je t'obéirai.
ANNE. – Je te l'ai déjà dit.
GLOCESTER. – C'était dans ta colère… Redis-le encore; et au moment où tu auras prononcé l'ordre, cette main qui, par amour pour toi, tua l'objet de ton amour, tuera encore, par amour pour toi, un amant bien plus sincère. Tu auras contribué à leur mort à tous deux.
Nous sommes les abjects de la reine. Il a fallu renoncer à rendre cette amère plaisanterie de Richard, qui ne pouvait conserver en français le sel qu'elle a en anglais, où abjects et subjects ayant la même terminaison, l'un peut être substitué à l'autre sans laisser aucune équivoque sur l'intention de l'interlocuteur.