Kitobni o'qish: «Henri VIII»
TRAGÉDIE
NOTICE
SUR LE ROI HENRI VIII
Quoique Johnson mette Henri VIII au second rang des pièces historiques, avec Richard III, Richard II et le Roi Jean, cet ouvrage est fort loin d'approcher même du moindre de ceux auxquels l'assimile le critique. Le désir de plaire à Élisabeth, ou peut-être même l'ordre donné par cette princesse de composer une pièce dont sa naissance fût en quelque sorte le sujet, ne pouvait suppléer à cette liberté qui est l'âme du génie. L'entreprise de mettre Henri VIII sur la scène en présence de sa fille, et de sa fille dont il avait fait périr la mère, offrait une complication de difficultés que le poëte n'a pas cherché à surmonter. Le caractère de Henri est complètement insignifiant; ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est l'intérêt que le poëte d'Élisabeth a répandu sur Catherine d'Aragon; dans le rôle de Wolsey, surtout au moment de sa chute, se retrouve la touche du grand maître: mais il paraît que, pour les Anglais, le mérite de l'ouvrage est dans la pompe du spectacle qui l'a déjà fait reparaître plusieurs fois sur le théâtre dans quelques occasions solennelles. Henri VIII peut avoir pour nous un intérêt littéraire, celui du style que le poëte a certainement eu soin de rendre conforme au langage de la cour, tel qu'il était de son temps ou un petit nombre d'années auparavant. Dans aucun autre de ses ouvrages le style n'est aussi elliptique; les habitudes de la conversation semblent y porter, dans la construction de la phrase, cette habitude d'économie, ce besoin d'abréviation qui, dans la prononciation anglaise, retranchent des mots près de la moitié des syllabes. On n'y trouve d'ailleurs presque point de jeux de mots, et, sauf dans un petit nombre de passages, assez peu de poésie.
Henri VIII fut représenté, à ce qu'on croit, en 1601, à la fin du règne d'Élisabeth, et repris, à ce qu'il paraît, après sa mort, en 1613. Il y a lieu de croire que l'éloge de Jacques 1er, encadré à la fin dans la prédiction qui concerne Élisabeth, fut ajouté à cette époque, soit par Shakspeare lui-même, soit par Ben Johnson à qui l'on attribue assez généralement le prologue et l'épilogue; ce fut, dit-on, à cette reprise, en 1613, que les canons que l'on tirait à l'arrivée du roi chez Wolsey, mirent le feu au théâtre du Globe qui fut consumé en entier.
La pièce comprend un espace de douze ans, depuis 1521 jusqu'en 1533. On n'en connaît, avant celle de Shakspeare, aucune autre sur le même sujet.
F. G.
LE ROI HENRI VIII
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
LE ROI HENRI VIII.
LE CARDINAL WOLSEY.
LE CARDINAL CAMPEGGIO.
CAPUCIUS, ambassadeur de l'empereur Charles V.
GRANMER, archevêque de Cantorbéry.
LE DUC DE NORFOLK.
LE DUC DE BUCKINGHAM.
LE DUC DE SUFFOLK.
LE LORD DE SURREY.
LE LORD CHAMBELLAN.
LE LORD CHANCELIER.
GARDINER, évêque de Winchester.
L'ÉVÊQUE DE LINCOLN.
LORD ABERGAVENNY.
LORD SANDS.
SIR HENRI GUILFORD.
SIR THOMAS LOVEL.
SIR ANTOINE DENNY.
SIR NICOLAS DE VAUX.
CROMWELL, au service de Wolsey.
GRIFFITH, gentilhomme, écuyer de la reine Catherine.
TROIS AUTRES GENTILSHOMMES
LE DOCTEUR BUTTS, médecin du roi.
L'INTENDANT DU DUC DE BUCKINGHAM.
LE GARTER ou roi d'armes.
BRANDON ET UN SERGENT D'ARMES.
UN HUISSIER de la chambre du conseil.
UN PORTIER ET SON VALET.
UN PAGE DE GARDINER.
UN CRIEUR.
LA REINE CATHERINE, d'abord femme de Henri, ensuite répudiée.
ANNE BOULEN, sa fille d'honneur, et ensuite reine.
UNE VIEILLE DAME, amie d'Anne Boulen.
PATIENCE, une des femme de la reine Catherine.
PLUSIEURS LORDS ET DAMES, PERSONNAGES MUETS; DES FEMMES DE LA
REINE, UN ESPRIT QUI APPARAIT A LA REINE, OFFICIERS, GARDES ET AUTRES
PERSONNAGES DE SUITE.
La scène est tantôt à Londres, tantôt à Westminster, et une seule fois à Kimbolton
PROLOGUE
Je ne viens plus pour vous faire rire. Nous vous présentons aujourd'hui des choses importantes, d'un aspect sérieux, élevé, imposant, pathétique, rempli de pompe et de tristesse, des scènes nobles et touchantes, bien propres à faire couler vos pleurs. Ceux qui sont capables de pitié peuvent ici, s'ils le veulent, laisser tomber une larme; le sujet en est digne. Ceux qui donnent leur argent dans l'espérance de voir des choses qu'ils puissent croire trouveront ici la vérité. Quant à ceux qui viennent seulement pour voir une scène de spectacle ou deux, et convenir ensuite que la pièce peut passer, s'ils veulent être tranquilles et bien intentionnés, je ferai en sorte que, dans l'espace de deux courtes heures, ils en aient abondamment pour leur schelling. Ceux-là seulement qui viennent pour entendre une pièce gaie et licencieuse, et un bruit de boucliers, ou pour voir un bouffon en robe bigarrée, bordée de jaune, seront trompés dans leur attente; car sachez, indulgents auditeurs, qu'associer ainsi, aux vérités choisies que nous allons vous offrir, le spectacle d'un fou, ou d'un combat, outre que ce serait sacrifier notre propre jugement, et l'intention où nous sommes de ne rien représenter ici que ce que nous jugeons véritable, nous risquerions de ne pas avoir pour nous un seul homme de sens: ainsi, au nom de la bonté de votre âme, et puisque vous êtes connus pour former le premier auditoire de la ville, et le plus heureusement composé, soyez aussi sérieux que nous le désirons; imaginez que vous avez sous vos yeux les personnages mêmes de notre noble histoire, comme s'ils étaient en vie; imaginez que vous les voyez grands et suivis de la foule des peuples et des empressements de mille courtisans; et voyez ensuite comme en un instant cette puissance se trouve atteinte par le malheur: et si alors vous avez le courage de rire encore, je dirai qu'un homme peut pleurer le jour de ses noces.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
A Londres.–Une antichambre du palais
LE DUC DE NORFOLK entre par une porte, LE DUC DE BUCKINGHAM ET LE LORD ABERGAVENNY entrent par une autre porte
BUCKINGHAM.–Bonjour; je suis enchanté de vous rencontrer. Comment vous êtes-vous porté depuis que nous nous sommes vus en France?
NORFOLK.–Je remercie Votre Grâce; à merveille, et toujours dans une admiration toute nouvelle de ce que j'y ai vu.
BUCKINGHAM.–Une fièvre survenue bien à contre-temps m'a retenu prisonnier dans ma chambre le jour que ces deux soleils de gloire, ces deux lumières se sont rencontrés dans la vallée d'Ardres.
NORFOLK.–Entre Guines et Ardres; j'étais présent. Je les vis se saluer à cheval. Je les vis lorsqu'ils mirent ensuite pied à terre, se tenir si étroitement embrassés qu'ils semblaient ne plus faire qu'un. S'il en eût été ainsi, quelles seraient les quatre têtes couronnées capables entre elles de contre-balancer un roi ainsi composé?
BUCKINGHAM.–Tout ce temps-là je restai emprisonné dans ma chambre.
NORFOLK.–Eh bien, vous avez donc perdu le spectacle des gloires de ce monde. On peut dire que jusqu'alors les pompes avaient vécu dans le célibat, mais qu'alors chacune d'elles s'unit à une autre qui la surpassait. Chaque jour enchérissait sur le jour précédent, jusqu'au dernier, qui rassembla seul les merveilles de tous les autres ensemble. Aujourd'hui les Français tout brillants, tout or comme les dieux païens, éclipsaient les Anglais; le lendemain ceux-ci donnaient à l'Angleterre l'aspect de l'Inde. Chaque homme debout semblait une mine; leurs petits pages étaient comme des chérubins tout dorés; et les dames aussi, peu faites à la fatigue, suaient presque sous le poids des richesses qu'elles portaient, et l'effort qu'elles avaient à faire leur servait de fard. La mascarade d'aujourd'hui était proclamée incomparable, la nuit suivante vous la faisait regarder comme une pauvreté et une niaiserie. Les deux rois égaux en splendeur paraissaient chacun à son tour, ou le premier ou le second, selon qu'ils se faisaient remarquer par leur présence. Celui qu'on voyait était toujours le plus loué, et lorsqu'ils étaient tous deux présents, on croyait n'en voir qu'un; et nul connaisseur n'eût hasardé sa langue à prononcer un jugement entre eux. Dès que ces deux soleils (car c'est ainsi qu'on les nomme) eurent par leurs hérauts invité les nobles courages à venir éprouver leurs armes, il se fit des choses tellement au delà de l'effort de la pensée, que les histoires fabuleuses furent reconnues possibles, et que l'on en vint à croire aux prouesses de Bevis 1.
BUCKINGHAM.–Oh! c'est aller bien loin.
NORFOLK.–Non, comme je suis soumis à l'honnêteté et tiens à la pureté de mon honneur, la représentation de tout ce qui s'est passé perdrait, dans le récit du meilleur narrateur, quelque chose de cette vie qui ne peut être exprimée que par l'action elle-même. Tout y était royal: nulle confusion, nulle disparate ne troublait l'harmonie de l'ensemble; l'ordre faisait voir chaque objet dans son vrai jour; chacun dans son emploi remplissait distinctement toute l'étendue de ses fonctions.
BUCKINGHAM.–Savez-vous qui a dirigé cette belle fête, je veux dire qui en a ajusté le corps et les membres?
NORFOLK.–Un homme, certes, qui n'en est pas à son apprentissage de telles affaires.
BUCKINGHAM.–Qui, je vous prie, milord?
NORFOLK.–Tout a été réglé par les bons soins du très-vénérable cardinal d'York.
BUCKINGHAM.–Que le diable l'emporte! Personne ne saurait avoir son écuelle à l'abri de ses doigts ambitieux. Qu'avait-il affaire dans toutes ces vanités guerrières? Je ne conçois pas que ce pâté de graisse soit parvenu à intercepter de sa masse les rayons du soleil bienfaisant, et à en priver la terre.
NORFOLK.–Certainement il faut qu'il ait eu dans son propre fonds de quoi parvenir à ce point; car n'étant pas soutenu par ces aïeux dont la gloire aplanit le chemin à leurs descendants, n'étant pas distingué par de grands services rendus, ni aidé par des alliés puissants, mais comme l'araignée tirant de lui-même les fils de sa toile, il nous fait voir qu'il n'avance que par la force de son propre mérite; présent dont le ciel a fait les frais, et qui lui a valu la première place auprès du roi.
ABERGAVENNY.–Je ne saurais dire quels présents il a reçus du ciel; des yeux plus savants que les miens pourraient le découvrir: mais ce que je suis en état de voir, c'est l'orgueil qui lui sort de partout; et d'où l'a-t-il eu, si ce n'est de l'enfer? Il faut que le diable soit un avare, ou bien qu'il ait déjà tout donné, et que celui-ci refasse en lui-même un nouvel enfer.
BUCKINGHAM.–Eh! pourquoi diable dans ce voyage de France a-t-il pris sur lui de désigner, sans en parler au roi, ceux qui devaient accompagner Sa Majesté? Il y a fait passer toute la noblesse, et cela fort peu dans l'intention de les honorer, du moins pour la plupart, mais pour leur imposer une charge ruineuse; et sur sa simple lettre, sans qu'il vous eût fait l'honneur de prendre l'avis du conseil, ceux à qui il avait écrit étaient obligés d'arriver.
ABERGAVENNY.–J'ai trois de mes parents, pour le moins, dont ceci a tellement dérangé les affaires que jamais ils ne se reverront dans leur première aisance.
BUCKINGHAM.–Oh! il y en a beaucoup dans ce grand voyage qui se sont cassé les reins à porter sur eux leurs domaines. Et que nous a servi toute cette parade? à nous ménager des négociations dont le résultat est bien pitoyable.
NORFOLK.–Malheureusement, la paix conclue entre la France et nous ne vaut pas ce qu'il nous en a coûté pour la conclure.
BUCKINGHAM.–Aussi, après l'effroyable orage qui suivit la conclusion, chacun se trouva prophète; et tous, sans s'être consultés, prédirent à la fois que cette tempête, en déchirant la parure de la paix, donnait lieu de présager qu'elle serait bientôt rompue.
NORFOLK.–L'événement vient d'éclore; car la France a rompu le traité: elle a saisi nos marchandises à Bordeaux.
ABERGAVENNY.–Est-ce donc pour cela qu'on a refusé de recevoir l'ambassadeur?
NORFOLK.–Oui, sans doute.
ABERGAVENNY.–Vraiment une belle paix de nom! Et à quel prix ruineux l'avons-nous achetée!
BUCKINGHAM.–Voilà pourtant l'ouvrage de notre vénérable cardinal!
NORFOLK.–N'en déplaise à Votre Grâce, on remarque à la cour le différend particulier qui s'est élevé entre vous et le cardinal. Je vous donne un conseil, et prenez-le comme venant d'un coeur à qui votre honneur et votre sûreté sont infiniment chers; c'est de considérer tout ensemble la méchanceté et le pouvoir du cardinal, et de bien songer ensuite que lorsque sa profonde haine voudra venir à bout de quelque chose, son pouvoir ne lui fera pas défaut. Vous connaissez son caractère, combien il est vindicatif; et je sais, moi, que son épée est tranchante: elle est longue, et on peut dire qu'elle atteint de loin; et où elle ne peut atteindre, il la lance. Enfermez mon conseil dans votre coeur; vous le trouverez salutaire.–Tenez, vous voyez approcher l'écueil que je vous avertis d'éviter.
(Entrent le cardinal Wolsey, la bourse portée devant lui, quelques gardes et deux secrétaires tenant des papiers. Le cardinal et Buckingham fixent en passant leurs regards l'un sur l'autre d'un air plein de mépris.)
WOLSEY.–L'intendant du duc de Buckingham? Ah! où est sa déposition?
LE SECRÉTAIRE.–La voici, avec votre permission.
WOLSEY.–Est-il prêt à la soutenir en personne?
LE SECRÉTAIRE.–Oui, dès qu'il plaira à Votre Grâce.
WOLSEY.–Eh bien! nous en saurons donc davantage, et Buckingham abaissera ce regard altier.
(Wolsey sort avec sa suite.)
BUCKINGHAM.–Ce chien de boucher 2 a la dent venimeuse, et je ne suis pas en état de le museler: il vaut donc mieux ne point l'éveiller de son sommeil. Le livre d'un gueux vaut mieux aujourd'hui que le sang d'un noble.
NORFOLK.–Quoi! vous vous emportez? Priez le ciel qu'il vous donne la modération; elle est le seul remède à votre mal.
BUCKINGHAM.–J'ai lu dans ses yeux quelque projet contre moi; son regard est tombé sur moi comme sur l'objet de ses mépris: en ce moment même, il me joue quelque tour perfide. Il est allé chez le roi; je veux le suivre et l'effrayer par ma présence.
NORFOLK.–Demeurez, milord; attendez que votre raison ait interrogé votre colère sur ce que vous allez faire. Pour gravir une pente escarpée, il faut monter doucement d'abord. La colère ressemble à un cheval fougueux qui, abandonné à lui-même, est bientôt fatigué par sa propre ardeur. Personne, en Angleterre, ne pourrait me conseiller aussi bien que vous: soyez pour vous-même ce que vous seriez pour votre ami.
BUCKINGHAM.–Je vais aller trouver le roi; et je veux faire taire, en parlant comme il sied à un homme de mon rang, ce roturier d'Ipswich, ou bien je publierai qu'il n'y a plus aucune distinction entre les hommes.
NORFOLK.–De la prudence. N'allez point attiser pour votre ennemi une fournaise si ardente que vous vous y brûliez vous-même. Un excès de vitesse peut nous emporter au delà du but, et nous faire manquer le prix de la course. Ne savez-vous pas que le feu qui élève la liqueur d'un vase jusque par-dessus les bords la perd en paraissant l'augmenter? De la prudence, je vous le répète; il n'y a point d'homme en Angleterre plus capable de vous guider que vous-même, si vous vouliez vous servir des sucs de la raison pour éteindre ou seulement calmer le feu de la passion.
BUCKINGHAM.–Je vous rends grâces et je suivrai votre conseil; mais je sais par des informations, et des preuves aussi claires que les fontaines en juillet, quand nous y apercevons chaque grain de sable, que cet archi-insolent (et ce n'est point l'impétuosité de la bile qui me le fait nommer ainsi, mais une honnête indignation) est un traître corrompu.
NORFOLK.–Ne l'appelez point traître.
BUCKINGHAM.–Je l'appellerai ainsi en présence du roi même, et je soutiendrai mon allégation ferme comme un banc de roche. Écoutez-moi bien; ce saint renard, ou si vous voulez, ce loup, ou tous les deux ensemble (car il est aussi féroce qu'il est subtil, aussi enclin au mal qu'habile à le faire, son coeur et son pouvoir se corrompant l'un par l'autre), n'a voulu qu'étaler son faste aux yeux de la France, comme il l'étale ici dans ce royaume, en suggérant au roi notre maître l'idée d'une entrevue qui a englouti tant de trésors, pour parvenir à un traité coûteux, et qui, comme un verre, se casse dès qu'on le rince!
NORFOLK.–J'en conviens, c'est ce qui est arrivé.
BUCKINGHAM.–Je vous prie, veuillez bien m'écouter. Cet artificieux cardinal a dressé les articles du traité comme il lui a plu, et ils ont été ratifiés dès qu'il a dit: Que cela soit; et cela pour servir tout autant que des béquilles à un mort. Mais c'est notre comte cardinal qui l'a fait, et tout est au mieux; c'est l'ouvrage du digne Wolsey, qui ne peut jamais se tromper!–Et voici maintenant les conséquences, que je regarde en quelque sorte comme les enfants de la vieille mère: c'est que l'empereur Charles, sous couleur de rendre visite à la reine sa tante (car voilà son prétexte, mais il est venu en effet pour marmotter avec Wolsey), nous arrive ici dans la crainte où il était que cette entrevue de la France et de l'Angleterre ne vînt à établir entre ces deux puissances une amitié contraire à ses intérêts; car il a pu entrevoir dans ce traité des dangers qui le menaçaient. Il négocie secrètement avec notre cardinal, pour l'engager à changer les projets du roi, et lui faire rompre la paix; et c'est, je n'en doute pas, après avoir fait et pavé un pont d'or que l'empereur a exprimé son désir, et j'ai d'autant plus de raisons de le croire que je sais certainement qu'il a payé avant de promettre, en sorte que sa demande a été accordée avant qu'il la formât. Il faut que le roi sache, comme il le saura bientôt par moi, que c'est ainsi que le cardinal achète et vend comme il lui plaît, et à son profit, l'honneur de Sa Majesté.
NORFOLK.–Je suis fâché d'entendre ce que vous dites du cardinal, et je désirerais qu'il y eût là quelque erreur sur son compte.
BUCKINGHAM.–Il n'y a pas l'erreur d'une syllabe; je le déclare tel que je vous le peins; la preuve vous le montrera tel.
(Entre Brandon avec un sergent d'armes, et devant lui deux ou trois gardes.)
BRANDON.–Sergent, faites votre devoir.
LE SERGENT.–Au nom du roi, notre souverain, je vous arrête, milord duc de Buckingham, comte d'Hereford, de Strafford et de Northampton, pour crime de haute trahison.
BUCKINGHAM.–Tenez, milord, me voilà pris dans ses filets; je périrai victime de ses intrigues et de ses menées.
BRANDON.–Je suis fâché de vous voir ôter la liberté d'agir dans cette affaire; mais la volonté de Sa Majesté est que vous vous rendiez à la Tour.
BUCKINGHAM.–Il ne me servira de rien de vouloir défendre mon innocence; on a jeté sur moi une couleur qui me noircira dans ce que j'ai de plus pur. Que la volonté du ciel soit faite en cela et en toutes choses! J'obéis:–O mon cher lord Abergavenny.... Adieu.
BRANDON.–Eh mais, il faut qu'il vous tienne compagnie. (Au lord Abergavenny.) C'est la volonté du roi que vous soyez mis à la Tour, jusqu'à ce qu'il ait pris une détermination ultérieure.
ABERGAVENNY.–Comme a dit le duc, que la volonté du Ciel soit faite, et les ordres du roi accomplis.
BRANDON.–Voici un ordre du roi pour s'assurer de lord Montaigu, et de la personne du confesseur du duc, Jean de la Cour; d'un Gilbert Peck, son chancelier....
BUCKINGHAM.–Allons, allons, ce seront les membres du complot! Il n'y en a point d'autres, j'espère?
BRANDON.–Il y a un chartreux!
BUCKINGHAM.–Ah! Nicolas Hopkins?
BRANDON.–Lui-même.
BUCKINGHAM.–Mon intendant est un traître! Le souverain cardinal lui aura fait voir de l'or. Mes jours sont déjà comptés; je ne suis que l'ombre du pauvre Buckingham effacé dès cet instant par le nuage qui vient d'obscurcir l'éclat de mon soleil. Adieu, milord.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La chambre du conseil.–Fanfares de cors
Entrent LE ROI HENRI, LE CARDINAL WOLSEY, LES LORDS DU CONSEIL ET SIR THOMAS LOVEL, officiers, suite. Le roi entre appuyé sur l'épaule du cardinal
LE ROI HENRI.–Oui, ma vie et tout ce qu'elle a de plus précieux vous sont redevables de ce grand service; j'étais déjà sous le coup d'une conspiration prête à éclater, et je vous remercie de l'avoir étouffée. Qu'on fasse venir devant nous ce gentilhomme du duc de Buckingham; je veux l'entendre lui-même soutenir ses aveux, et me répéter de point en point la trahison de son maître.
(Le roi monte sur son trône; les lords du conseil prennent leurs places. Le cardinal s'assied aux pieds du roi et à sa droite.)
(On entend du bruit derrière le théâtre, et l'on crie Place à la reine! La reine entre précédée des ducs de Norfolk et Suffolk, et se jette aux pieds du roi, qui se lève de son trône, la relève, l'embrasse et la place auprès de lui.)
CATHERINE.–Non, il faut que je reste à vos pieds; je suis une suppliante.
LE ROI HENRI.–Levez-vous, et prenez place auprès de nous. Il y a toujours une moitié de vos demandes que vous n'avez pas besoin d'exprimer; vous avez la moitié de notre pouvoir, et l'autre vous est accordée avant que vous la demandiez. Déclarez votre volonté, et elle sera exécutée.
CATHERINE.–Je rends grâces à Votre Majesté. L'objet de ma pétition est que vous daigniez vous aimer vous-même, et que, d'après ce sentiment, vous ne perdiez pas de vue votre honneur et la dignité de votre rang.
LE ROI HENRI.–Continuez, madame.
CATHERINE.–Un grand nombre de personnes, et toutes d'une condition relevée, m'ont conjurée de vous dire, de vous apprendre que vos sujets souffrent cruellement; qu'on a fait circuler dans le royaume des ordres qui ont porté un coup fatal à leurs sentiments de fidélité; et quoique dans leurs ressentiments, mon bon lord cardinal, ce soit contre vous qu'ils s'élèvent avec le plus d'amertume, comme le promoteur de ces exactions, cependant le roi notre auguste maître (dont le Ciel veuille préserver le nom de toute tache!), le roi lui-même n'échappe pas à des propos tellement irrévérents, que, brisant toutes les retenues qu'impose la loyauté, ils se tournent presque en révolte déclarée.
NORFOLK.–Non pas presque, mais tout à fait, car, opprimés par ces taxes, tous les fabricants se trouvant hors d'état d'entretenir les ouvriers de leurs ateliers, ont renvoyé les fileurs, cardeurs, fouleurs et tisserands qui, incapables de tout autre travail, poussés par faim et par le défaut de ressources, se sont soulevés, affrontant l'événement en désespérés; et le danger s'est enrôlé parmi eux.
LE ROI HENRI.–Des taxes! où donc? et quelle taxe enfin?–Milord cardinal, vous qui êtes avec nous l'objet de leurs reproches, avez-vous connaissance de cette taxe?
WOLSEY.–Je répondrai à Votre Majesté que je ne les connais que pour ma part personnelle dans ce qui concerne les affaires de l'État: je ne suis que le premier dans la ligne où mes collègues marchent avec moi.
CATHERINE.–Non, milord, vous n'en savez pas plus que les autres; mais c'est vous qui dressez les plans dont ils ont comme vous connaissance, et qui ne sont pas salutaires à ceux qui voudraient bien ne les connaître jamais, et qui cependant sont forcément obligés de faire connaissance avec eux. Ces exactions, dont mon souverain désire être instruit, sont odieuses à entendre raconter, et on ne les saurait porter sans que les reins succombent sous un tel fardeau. On dit qu'elles sont imaginées par vous; si cela n'est pas, vous êtes malheureux d'exciter de telles clameurs.
LE ROI HENRI.–Et toujours des exactions? De quel genre? De quelle nature est enfin cette taxe? Expliquez-le-nous.
CATHERINE.–Je m'expose peut-être trop à irriter votre patience; mais enfin je m'enhardis sur la promesse de votre pardon. Le mécontentement du peuple vient des ordres qui ont été expédiés pour lever sur chacun la sixième partie du revenu, exigible sans délai; on donne pour prétexte une guerre contre la France. Par là les bouches s'enhardissent, les langues rejettent tout respect, et la fidélité se glace dans des coeurs refroidis. Là où l'on entendait des prières, on entend aujourd'hui des malédictions; et il est vrai que la docile obéissance ne se soumet plus qu'aux volontés irritées de chacun. Je voudrais que Votre Majesté prit ceci promptement en considération; il n'y a point d'affaire plus urgente.
LE ROI HENRI.–Sur ma vie, cela est contre notre volonté.
WOLSEY.–Quant à moi, je n'y ai d'autre part que d'avoir donné ma voix comme les autres, et cela n'a passé qu'avec l'approbation éclairée des membres du conseil. Si je suis maltraité par des voix qui, sans connaître ni l'étendue de mes pouvoirs ni ma personne, se font les historiens de mes actions, permettez-moi de vous dire que c'est le sort des gens en place, et que ce sont là les ronces à travers lesquelles est obligée de marcher la vertu. Nous ne devons pas rester en arrière de notre devoir, par la crainte d'avoir à lutter contre des censeurs malveillants, qui toujours, comme les poissons dévorants, s'attachent à la trace du vaisseau récemment équipé, et n'en remportent d'autre avantage qu'une inutile attente. Souvent ce que nous faisons de mieux sera interprété par des esprits malades, quelquefois de la plus pauvre espèce, qui nous en refuseront la louange ou la possession, et souvent aussi ce que nous avons fait de moins bien étant de nature à frapper des intelligences plus grossières, sera proclamé comme notre chef-d'oeuvre. Si nous restions tranquilles à la même place, dans la crainte que nos démarches ne fussent ou tournées en ridicule ou blâmées, nous pourrions prendre racine dans nos places, ou demeurer de vraies statues d'État.
LE ROI HENRI.–Tout ce qui est bien et fait avec prudence est à l'abri de la crainte; mais il y a toujours quelque chose à craindre du résultat des choses jusque-là sans exemple. Avez-vous quelque précédent pour une pareille ordonnance? Je crois que vous n'en avez aucun. Nous ne devons pas arracher violemment nos peuples à nos lois, pour les assujettir à notre volonté. La sixième partie de leur revenu! c'est une taxe qui fait trembler! Quoi! nous prenons de chaque arbre les branches, l'écorce et une partie du tronc! Nous avons beau lui laisser sa racine; lorsqu'elle est si horriblement mutilée, l'air en boira la sève. Envoyez dans tous les comtés où l'on s'est élevé contre cette taxe des lettres de pardon pour tous ceux qui auront refusé de s'y soumettre. Je vous prie, ayez soin que cela soit fait; je vous en charge.
WOLSEY, à son secrétaire.–Approchez, j'ai à vous parler.–Ecrivez au nom du roi, dans tous les comtés, des lettres de grâce et de pardon. Les communes grevées ont mauvaise idée de moi; faites courir le bruit que c'est à notre intercession qu'elles doivent la révocation de l'impôt et leur pardon. Je vous donnerai, dans un moment, des instructions ultérieures sur toute cette affaire.
(Le secrétaire sort.)
(Entre l'intendant du duc de Buckingham.)
CATHERINE.–Je suis affligée que le duc de Buckingham ait encouru votre disgrâce.
LE ROI HENRI.–Cela afflige beaucoup de gens. Ce gentilhomme est instruit, doué d'un rare talent pour la parole; personne ne doit plus que lui à la nature; ses connaissances sont si grandes qu'il peut éclairer et instruire les plus savants, sans avoir jamais besoin pour lui-même du secours des autres. Et voyez, cependant, quand ces nobles avantages sont mal employés, comment l'âme venant à se corrompre, ils ne se montrent plus que sous une forme vicieuse, plus hideux dix fois qu'ils ne furent jamais beaux. Cet homme si accompli, qu'on avait compté au rang des prodiges, qui, lorsque nous l'écoutions avec une sorte de ravissement, nous faisait passer les heures comme les minutes; cet homme, madame, a changé en de monstrueuses habitudes les mérites qu'il possédait jadis, et il est devenu aussi noir que s'il avait été trempé dans l'enfer.–Prenez place à côté de nous (cet homme avait sa confiance), et l'on vous apprendra, sur son compte, des choses à frapper de tristesse tout homme d'honneur.–Ordonnez-lui de redire les pratiques dont il a déjà fait le récit, et que nous ne saurions vouloir repousser trop loin et éclairer de trop près.
WOLSEY.–Avancez, et racontez hardiment tout ce qu'en sujet vigilant, vous avez recueilli sur le duc de Buckingham.
LE ROI HENRI.–Parle librement.
L'INTENDANT.–D'abord, il lui était ordinaire de ne pas passer un jour sans mêler à ses discours ce propos criminel, que, si le roi venait à mourir sans postérité, il ferait si bien qu'il s'approprierait le sceptre: je lui ai entendu dire ces propres paroles à son gendre, le lord Abergavenny, à qui il jurait avec menaces qu'il se vengerait du cardinal.
WOLSEY.–Votre Majesté voudra bien remarquer en ceci ses dangereux sentiments: parce qu'il n'est pas en faveur autant qu'il le désire, c'est à votre personne que sa haine en veut le plus, et elle s'étend même jusque sur vos amis.
CATHERINE.–Docte lord cardinal, apportez de la charité dans toutes les affaires.
LE ROI HENRI.–Poursuis; et sur quoi fondait-il son titre à la couronne, à notre défaut? Lui as-tu jamais oui dire quelque chose sur ce point?
L'INTENDANT.–Il a été amené à cette idée par une vaine prophétie de Nicolas Hopkins.
LE ROI HENRI.–Quel est cet Hopkins?
L'INTENDANT.–Sire, c'est un moine chartreux, son confesseur, qui l'entretenait sans cesse d'idées de souveraineté.
LE ROI HENRI.–Comment le sais-tu?
L'INTENDANT.–Quelque temps avant que Votre Majesté partit pour la France, le duc étant à la Rose 3, dans la paroisse de Saint-Laurent-Poultney, me demanda ce que disaient les habitants de Londres sur ce voyage de France. Je lui répondis qu'on craignait que les Français n'usassent de quelque perfidie sur la personne du roi. Aussitôt le duc répliqua que c'était en effet ce qu'on craignait, et qu'il appréhendait que l'événement ne justifiât certain discours prononcé par un saint religieux, «qui souvent, me dit-il, a envoyé chez moi me prier de permettre à Jean de la Cour, mon chapelain, de prendre une heure pour aller apprendre de lui des choses assez importantes; et lorsque celui-ci eut solennellement juré, sous le sceau de la confession, de ne révéler ce qu'il venait de lui dire à personne au monde qu'à moi seul, il prononça ces paroles d'un ton grave et mystérieux: Dites au duc que ni le roi ni ses héritiers ne prospéreront: exhortez-le à s'efforcer de gagner l'amour du peuple: le duc gouvernera l'Angleterre.»
CATHERINE.–Si je vous connais bien, vous étiez l'intendant du duc; et vous avez perdu votre emploi sur les plaintes de ses vassaux. Prenez bien garde de ne pas accuser, dans un mouvement de haine, un noble personnage, et de ne pas perdre votre âme, plus noble encore: je vous le répète, prenez-y bien garde; oui, je vous en conjure avec instance.