Kitobni o'qish: «Littérature et Philosophie mêlées»
BUT DE CETTE PUBLICATION
Mars 1834.
Il y a dans la vie de tout écrivain consciencieux un moment où il sent le besoin de compter avec le passé, de classer en ordre et de dater les diverses empreintes qu'il a prises de la forme de son esprit à différentes époques, de coordonner, tout en les mettant franchement en lumière, les contradictions plutôt superficielles que radicales de sa vie, et de montrer, s'il y a lieu, par quels rapports mystérieux et intimes les idées divergentes en apparence de sa première jeunesse se rattachent à la pensée unique et centrale qui s'est peu à peu dégagée du milieu d'elles et qui a fini par les résorber toutes.
D'ordinaire, ces sortes d'examens de conscience, quand ils sont faits avec bonne foi et candeur, produisent des livres du genre de celui-ci.
Ces deux volumes, en effet, ne sont autre chose que la collection de toutes les notes que l'auteur, dans la route littéraire et politique qu'il a déjà parcourue, a écrites çà et là, chemin faisant, depuis quinze ans qu'il marche. Ce livre, qui ne peut offrir d'ailleurs quelque intérêt qu'aux personnes qui aimeraient à voir de quelle façon et à quel point un esprit loyal peut se transformer par la critique de lui-même, dans nos temps de révolution sociale et intellectuelle, ce livre est le complément nécessaire et naturel de la série des oeuvres de l'auteur. Chacune des sections qu'il renferme correspond à l'un des termes de cette série; chacun de ces morceaux a été écrit en même temps que quelqu'un des ouvrages qui la composent, et représente, pour qui sait bien voir, le même groupe d'idées. Ainsi le Journal d'un jacobite de 1819 est du temps de Han d'Islande, le Journal d'un révolutionnaire de 1830 est du temps de Notre-Dame de Paris. En consultant les dates qu'on a eu soin de placer en tête de tous ces fragments, ceux des lecteurs qui se plaisent à ces sortes de comparaisons, même lorsqu'il s'agit d'ouvrages aussi peu importants que celui-ci, pourront voir aisément à quelle oeuvre de l'auteur, à quel moment de sa manière, à quelle phase de sa pensée sur la société et sur l'art se rattache chacune des divisions de ce livre. Ces deux volumes côtoient tous les autres en les reflétant. On y retrouve, de 1819 à 1834, sur une échelle plus rapide, mais qui n'a pas moins d'échelons, tous les changements successifs de style et de pensée, toutes les modifications d'opinion et de forme, tous les élargissements d'horizon politique et littéraire que les personnes qui veulent bien suivre le développement de son esprit ont pu remarquer en gravissant la série totale de ses oeuvres.
Ces changements, ces modifications, ces élargissements, est-ce décadence, comme on l'a dit? est-ce progrès, comme il le croit? il pose la question; le lecteur la décidera.
Ce qui n'est une question pour personne, il l'espère du moins, c'est le complet désintéressement qui a présidé aux diverses modifications de ses opinions. Les guèbres ne s'agenouillaient que devant le soleil; lui, il ne s'agenouille que devant la vérité.
Il livre ce recueil au public en toute franchise et en toute confiance. Dans des temps comme les nôtres, où les événements font si rapidement changer d'aspect aux doctrines et aux hommes, il a pensé que ce ne serait peut-être pas un spectacle sans enseignement que le développement d'un esprit sérieux et droit qui n'a encore été directement mêlé à aucune chose politique et qui a silencieusement accompli toutes ses révolutions sur lui-même, sans autre but que la satisfaction de sa conscience. Ceci est donc avant tout une oeuvre de probité. Le premier de ces deux volumes ne contient que deux divisions; l'une a pour titre: Journal des idées, des opinions et des lectures d'un jeune jacobite de 1819; l'autre: Journal des idées et des opinions d'un révolutionnaire de 1830. Comment et par quelle série d'expériences successives le jacobite de 1819 est-il devenu le révolutionnaire de 1830, c'est ce que l'auteur écrira peut-être un jour; et cette toute modeste Histoire des révolutions intérieures d'une opinion politique honnête ne sera peut-être pas un appendice inutile à la grande histoire des révolutions générales de notre temps. Pourquoi, en effet, ne pas confronter plus souvent qu'on ne le fait les révolutions de l'individu avec les révolutions de la société? Qui sait? la petite chose éclaire quelquefois la grande. En attendant qu'il essaye ce travail tout à la fois psychologique et historique, individuel et universel, il croit devoir publier comme document, et absolument tels qu'ils ont été écrits chacun dans leur temps, ces deux journaux d'idées, l'un de 1819, l'autre de 1830, faits tous deux par le même homme, et si différents.
Ce ne sont pas des faits qu'il faut chercher dans ces journaux. Il n'y en a pas. Nous le répétons, ce sont des idées. Des idées à l'état de germe dans le premier, à l'état d'épanouissement dans le second.
Le plus ancien de ces deux journaux surtout, celui qui occupe les deux cents premières pages de ce volume, a besoin d'être lu avec une extrême indulgence et sans que le lecteur en perde un seul instant la date de vue, 1819. L'auteur l'offre ici, non comme oeuvre littéraire, mais comme sujet d'étude et d'observation pour les esprits attentifs et bienveillants qui ne dédaignent pas de chercher dans ce qu'un enfant balbutie les rudiments de la pensée d'un homme. Aussi, pour que cette partie du livre ait du moins le mérite de présenter une base sincère aux études de ce genre, a-t-on eu soin de l'imprimer, sans y rien changer, absolument telle qu'on l'a recueillie, soit dans des publications du temps aujourd'hui oubliées, soit dans des dossiers de notes restées manuscrites. Ce recueil représente durant deux années, de l'âge de seize ans à l'âge de dix-huit ans, l'état de l'esprit de l'auteur, et, par assimilation, autant qu'un échantillon aussi incomplet peut permettre d'en juger, l'état de l'esprit d'une fraction assez notable de la génération d'alors. Ce n'est même que parce qu'en le généralisant ainsi, il peut offrir, jusqu'à un certain point, cette sorte d'intérêt, qu'on a cru qu'il n'était peut-être pas tout a fait inutile de le présenter au public. En se plaçant à ce point de vue, tout ce que renferme ce Journal des idées d'un royaliste adolescent d'il y a quinze ans, acquiert, à défaut de la valeur biographique qu'un nom plus considérable en tête de ce livre pourrait seul lui donner, cette sorte de valeur historique qui s'attache à tous les documents honnêtes où se retrouve la physionomie d'une époque, de quelque part qu'ils viennent. Il y a de tout dans ce journal. C'est le profil à demi effacé de tout ce que nous nous figurions en 1819. C'est, comme dans nos cerveaux alors, le dialogue de tous les contraires. Il y a des recherches historiques et des rêveries, des élégies et des feuilletons, de la critique et de la poésie; pauvre critique! pauvre poésie surtout! Il a de petits vers badins et de grands vers pleureurs; d'honorables et furieuses déclamations contre les tueurs de rois; des épîtres où les hommes de 1793 sont égratignés avec des épigrammes de 1754, espèces de petites satires sans poésie qui caractérisent assez bien le royalisme voltairien de 1818, nuance perdue aujourd'hui. Il y a des rêves de réforme pour le théâtre et des voeux d'immobilité pour l'état; tous les styles qui s'essayent à la fois, depuis le sarcasme du pamphlet jusqu'à l'ampoule oratoire; toutes sortes d'instincts classiques mis au service d'une pensée d'innovation littéraire; des plans de tragédies faits au collège; des plans de gouvernement faits à l'école. Tout cela va, vient, avance, recule, se mêle, se coudoie, se heurte, se contredit, se querelle, croit, doute, tâtonne, nie, affirme, sans but visible, sans ordre extérieur, sans loi apparente; et cependant, au fond de toutes ces choses, nous le croyons du moins, il y a une loi, un ordre, un but. Au fond, comme à la surface, il y a ce qui fera peut-être pardonner à l'auteur l'insuffisance du talent et la faillibilité de l'esprit, droiture, honneur, conviction, désintéressement; et au milieu de toutes les idées contradictoires qui bruissent à la fois dans ce chaos d'illusions généreuses et de préjugés loyaux, sous le flot le plus obscur, sous l'entassement le plus désordonné, on sent poindre et se mouvoir un élément qui s'assimilera un jour tous les autres, l'esprit de liberté, que les instincts de l'auteur appliqueront d'abord à l'art, puis, par un irrésistible entraînement de logique, à la société; de façon que chez lui, dans un temps donné, aidées, il est vrai, par l'expérience et la récolte de faits de chaque jour, les idées littéraires corrigeront les idées politiques.
Tel qu'il est donc, ce Journal d'un jeune jacobite de 1819 ne nous paraît pas complètement dépourvu de signification, ne fût-ce qu'à cause de l'espèce de jour douteux qui flotte sur toutes ces idées ébauchées, sorte de lumière indécise faite de deux rayons opposés qui viennent l'un du couchant, l'autre de l'orient, crépuscule du monarchisme politique qui finit, aube de la révolution littéraire qui commence.
Immédiatement après ce Journal des idées d'un royaliste de 1819, l'auteur a cru devoir placer ce qu'il a intitulé: Journal des idées d'un révolutionnaire de 1830. A onze ans d'intervalle, voilà le même esprit, transformé. L'auteur pense que tous ceux de nos contemporains qui feront, de bonne foi le même repli sur eux-mêmes, ne trouveront pas des modifications moins profondes dans leur pensée, s'ils ont eu la sagesse et le désintéressement de lui laisser son libre développement en présence des faits et des résultats.
Quant à ce dernier résultat en lui-même, voici de quelle manière il s'est formé. Après la révolution de juillet, pendant les derniers mois de 1830 et les premiers mois de 1831, l'auteur reçut de l'ébranlement que les événements donnaient alors à toute chose des impressions telles, qu'il lui fut impossible de ne pas en laisser trace quelque part. Il voulut constater, en s'en rendant compte sur-le-champ, de quelle façon et jusqu'à quelle profondeur chacun des faits plus ou moins inattendus qui se succédaient troublait la masse d'idées politiques qu'il avait amassée goutte à goutte depuis dix ans. A mesure qu'un fait nouveau dégageait en lui une idée nouvelle, il enregistrait, non le fait, mais l'idée. De là ce journal.
On a cru devoir donner ce titre, journal, aux deux divisions qui composent le premier volume de ce livre, parce qu'il a semblé que, de tous les titres possibles, c'était encore celui qui convenait le mieux. Cependant, afin qu'on ne cherche pas dans ce livre autre chose que ce qu'il renferme, et qu'on ne s'attende pas à trouver dans ces deux journaux une peinture historique, ou biographique, ou anecdotique, avec curiosités, particularités et noms propres, de l'année 1819 et de l'année 1830, nous insistons sur ce point, que ces deux journaux contiennent, non les faits, mais seulement le retentissement des faits.
La formation de la seconde partie de cette collection n'a besoin que de quelques mots pour s'expliquer d'elle-même.
C'est une série de fragments écrits à diverses époques, et publiés pour la plupart dans les recueils du temps où ils ont été écrits. Ces fragments sont disposés par ordre chronologique; et ceux des lecteurs qui, en lisant chaque morceau, voudront ne point oublier la date qu'il porte, pourront remarquer de quelle façon l'idée de l'auteur mûrit d'année en année et dans la forme et dans le fond, depuis l'étude sur Voltaire, qui est de 1823, jusqu'à l'étude sur Mirabeau, qui est de 1834. C'est d'ailleurs peut-être la seule chose frappante de ce volume, à la composition duquel n'a été mêlé aucun arrangement artificiel, qu'il commence par le nom de Voltaire et finisse par le nom de Mirabeau. Cela montrerait, s'il n'en existait pas d'ailleurs beaucoup d'autres exemples à côté desquels celui-ci ne vaut pas la peine d'être compté, à quel point le dix-huitième siècle préoccupe le dix-neuvième. Voltaire, en effet, c'est le dix-huitième siècle système; Mirabeau, c'est le dix-huitième siècle action.
Le premier de ces deux volumes enserre onze années de la vie intellectuelle de l'auteur, de 1819 à 1830. Le deuxième contient également onze années, de 1823 à 1834. Mais comme une partie de ce deuxième volume rentre dans l'intervalle de 1819 à 1830, les deux volumes réunis n'offrent le mouvement en bien ou en mal de la pensée de celui qui les a écrits que sur une échelle de quinze années, de 1819 à 1834.
Nous ne ferons aucune observation sur les dépouillements de style et de manière que la critique y pourra noter de saison en saison. L'esprit de tout écrivain progressif doit être comme le platane, dont l'écorce se renouvelle à mesure que le tronc grossit.
Pour finir ce que nous avons à dire de ce livre, si l'on nous demandait de le caractériser d'un mot, nous dirions que ce n'est autre chose qu'une sorte d'herbier où la pensée de l'auteur a déposé, sous étiquette, un échantillon tel quel de ses diverses floraisons successives.
Que le lecteur de bonne foi compare, et juge si la loi selon laquelle s'est développée cette pensée est bonne ou mauvaise.
Maintenant il se rencontrera peut-être des esprits bienveillants et sérieux qui demanderont à l'auteur quelle est la formule actuelle de ses opinions sur la société et sur l'art.
L'espace lui manque ici pour répondre à la première de ces deux questions. Ce serait un livre tout entier à faire; il le fera quelque jour. Des matières si graves veulent être traitées à fond et ne sauraient être utilement abordées dans un avant-propos. Le peu de pages qui nous reste morcellerait la pensée de l'auteur sans profit, car il serait impossible de détacher, pour des proportions si exiguës, rien de fini, d'organisé et de complet d'un bloc d'idées où tout se tient et fait ensemble. De quelque façon que nous nous y prissions, il y aurait toujours des afférences latérales sur lesquelles il faudrait s'expliquer, des choses purement affirmées faute de marge pour les démontrer, des préliminaires supposés admis, des conséquences tronquées, d'autres qui se ramifieraient trop à l'étroit; en un mot, des tangentes et des sécantes dont les extrémités dépasseraient les limites de cette préface.
En attendant qu'il puisse se dérouler complètement et à l'aise dans un écrit spécial, l'auteur croit pouvoir dire dès à présent que, quoique le Journal d'un révolutionnaire de 1830 renferme beaucoup de choses radicalement vraies selon lui, sa pensée politique actuelle est cependant plutôt représentée par les dernières pages du second de ces deux volumes que par les dernières pages du premier. Si jamais, dans ce grand concile des intelligences où se débattent de la presse à la tribune tous les intérêts généraux de la civilisation du dix-neuvième siècle, il avait la parole, lui si petit en présence de choses si grandes, il la prendrait sur l'ordre du jour seulement, et il ne demanderait qu'une chose pour commencer: la substitution des questions sociales aux questions politiques.
Une fois son intention politique ainsi esquissée, il croit pouvoir répondre avec plus de détail aux personnes qui le questionneraient sur son intention littéraire. Ici il peut être plus aisément et plus vite compris; tout ce qu'il a écrit jusqu'à ce jour sert de commentaire à ses paroles. Qu'on lui permette donc quelques développements sur un sujet plus important qu'on ne le pense communément. Quand on creuse l'art, au premier coup de pioche on entame les questions littéraires, au second, les questions sociales.
L'art est aujourd'hui à un bon point. Les querelles de mots ont fait place à l'examen des choses. Les noms de guerre, les sobriquets de parti n'ont plus de signification pour personne. Ces appellations de classiques et de romantiques, que celui qui écrit ces lignes s'est toujours refusé à prononcer sérieusement, ont disparu de toute conversation sensée aussi complètement que les ubiquitaires et les antipaedobaptistes. Or c'est déjà un grand progrès dans une discussion quand les mots de parti sont hors de combat. Tant qu'on en est à la bataille des mots, il n'y a pas moyen de s'entendre; c'est une mêlée furieuse, acharnée et aveugle. Cette bataille, qui a si longtemps assourdi notre littérature dans les dernières années de la restauration, est finie aujourd'hui. Le public commence à distinguer nettement le contour des questions réelles trop longtemps cachées aux yeux par la poussière que la polémique faisait autour d'elles. Le pugilat des théories a cessé. Le terrain de l'art maintenant n'est plus une arène, c'est un champ. On ne se bat plus, on laboure.
A notre avis, la victoire est aux générations nouvelles. Elles ont pris grandement position dans tous les arts. Nous essayerons peut-être un jour de caractériser le point précis où elles en sont sous les diverses formes, poésie, peinture, sculpture, musique et architecture, et nous tâcherons d'indiquer par quels progrès et selon quelle loi il nous semble que doit s'opérer la fusion entre les nuances différentes des jeunes écoles, soit qu'elles cherchent plus spécialement le caractère, comme les gothiques, ou le style, comme les grecs.
En attendant, l'impulsion est donnée, la marée monte. Les doctrines de la liberté littéraire ont ensemencé l'art tout entier. L'avenir moissonnera.
Ce n'est pas que nous, plus que d'autres, nous croyions l'art perfectible. Nous savons qu'on ne dépassera ni Phidias, ni Raphaël. Mais nous ne déclarons pas, en secouant tristement la tête, qu'il est à jamais impossible de les égaler. Nous ne sommes pas ainsi, dans les secrets de Dieu. Celui qui a créé ceux-là ne peut-il pas en créer d'autres? Pourquoi vouloir arrêter l'esprit humain? Toutes les époques lui conviennent, tous les climats lui sont bons. L'antiquité a Homère, mais le moyen âge a Dante, Shakespeare et les cathédrales au nord; la bible et les pyramides à l'orient.
Et quelle époque que celle-ci! Nous l'avons déjà dit ailleurs et plus d'une fois, le corollaire rigoureux d'une révolution politique, c'est une révolution littéraire. Que voulez-vous que nous y fassions? Il y a quelque chose de fatal dans ce perpétuel parallélisme de la littérature et de la société. L'esprit humain ne marche pas d'un seul pied. Les moeurs et les lois s'ébranlent d'abord; l'art suit. Pourquoi lui clore l'avenir? Les magnifiques ambitions font faire les grandes choses. Est-ce que le siècle qui a été assez grand pour avoir son Charlemagne serait trop petit pour avoir son Shakespeare?
Nous croyons donc fermement à l'avenir. On voit bien flotter encore çà et là sur la surface de l'art quelques tronçons des vieilles poétiques démâtées, lesquelles faisaient déjà eau de toutes parts il y dix ans. On voit bien aussi quelques obstinés qui se cramponnent à cela. Rari nantes. Nous les plaignons. Mais nous avons les yeux ailleurs. S'il nous était permis, à nous qui sommes bien loin de nous compter parmi les hommes prédestinés qui résoudront ces grandes questions par de grandes oeuvres, s'il nous était permis de hasarder une conjecture sur ce qui doit advenir de l'art, nous dirions qu'à notre avis, d'ici à peu d'années, l'art, sans renoncer à toutes ses autres formes, se résumera plus spécialement sous la forme essentielle et culminante du drame. Nous avons expliqué pourquoi dans la préface d'un livre qui ne vaut pas la peine d'être rappelé ici.
Aussi les quelques mots que nous allons dire du drame s'appliquent dans notre pensée, sauf de légères variantes de rédaction, à la poésie tout entière, et ce qui s'applique à la poésie s'applique à l'art tout entier.
Selon nous donc, le drame de l'avenir, pour réaliser l'idée auguste que nous nous en faisons, pour tenir dignement sa place entre la presse et la tribune, pour jouer comme il convient son rôle dans les choses civilisantes, doit être grand et sévère par la forme, grand et sévère par le fond.
Les questions de forme ont été toutes abordées depuis plusieurs années. La forme importe dans les arts. La forme est chose beaucoup plus absolue qu'on ne pense. C'est une erreur de croire, par exemple, qu'une même pensée peut s'écrire de plusieurs manières, qu'une même idée peut avoir plusieurs formes. Une idée n'a jamais qu'une forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente, sa forme complète, sa forme rigoureuse, sa forme essentielle, sa forme préférée par elle, et qui jaillit toujours en bloc avec elle du cerveau de l'homme de génie. Ainsi, chez les grands poëtes, rien de plus inséparable, rien de plus adhèrent, rien de plus consubstantiel que l'idée et l'expression de l'idée. Tuez la forme, presque toujours vous tuez l'idée. Otez sa forme à Homère, vous avez Bitaubé.
Aussi tout art qui veut vivre doit-il commencer par bien se poser à lui-même les questions de forme, de langage et de style.
Sous ce rapport, le progrès est sensible en France depuis dix ans. La langue a subi un remaniement profond.
Et pour que notre pensée soit claire, qu'on nous permette d'indiquer ici en quelques mots les diverses formations de notre langue, qui valent la peine d'être étudiées, à partir du seizième siècle surtout, époque où la langue française a commencé à devenir la langue la plus littéraire de l'Europe.
On peut dire de la langue française au seizième siècle que c'est tout à fait une langue de la renaissance. Au seizième siècle, l'esprit de la renaissance est partout, dans la langue comme dans tous les arts. Le goût romain-byzantin, que le grand événement de 1454 a fait refluer sur l'occident, et qui avait par degrés envahi l'Italie dès la seconde moitié du quinzième siècle, n'arrive guère en France qu'au commencement du seizième; mais à l'instant même il s'empare de tout, il fait irruption partout, il inonde tout. Rien ne résiste au flot. Architecture, poésie, musique, tous les arts, toutes les études, toutes les idées, jusqu'aux ameublements et aux costumes, jusqu'à la législation, jusqu'à la théologie, jusqu'à la médecine, jusqu'au blason, tout suit pêle-mêle et s'en va à vau-l'eau sur le torrent de la renaissance. La langue est une des premières choses atteintes; en un moment, elle se remplit de mots latins et grecs; elle déborde de néologismes; son vieux sol gaulois disparaît presque entièrement sous un chaos sonore de vocables homériques et virgiliens. A cette époque d'enivrement et d'enthousiasme pour l'antiquité lettrée, la langue française parle grec et latin comme l'architecture, avec un désordre, un embarras et un charme infinis; c'est un bégayement classique adorable. Moment curieux! c'est une langue qui n'est pas faite, une langue sur laquelle on voit le mot grec et le mot latin à nu, comme les veines et les nerfs sur l'écorché. Et pourtant, cette langue qui n'est pas faite est une langue souvent bien belle; elle est riche, ornée, amusante, copieuse, inépuisable en formes, haute en couleur; elle est barbare à force d'aimer la Grèce et Rome; elle est pédante et naïve. Observons en passant qu'elle semble parfois chargée, bourbeuse et obscure. Ce n'est pas sans troubler profondément la limpidité de notre vieil idiome gaulois que ces deux langues mortes, la latine et la grecque, y ont si brusquement vidé leurs vocabulaires. Chose remarquable et qui s'explique par tout ce que nous venons dire, pour ceux qui ne comprennent que la langue courante, le français du seizième siècle est moins intelligible que le français du quinzième. Pour cette classe de lecteurs, Brantôme est moins clair que Jean de Troyes.
Au commencement du dix-septième siècle, cette langue trouble et vaseuse subit une première filtration. Opération mystérieuse faite tout à la fois par les années et par les hommes, par la foule et par le lettré, par les événements et par les livres, par les moeurs et par les idées, qui nous donne pour résultat l'admirable langue de P. Mathieu et de Mathurin Régnier, qui sera plus tard celle de Molière et de La Fontaine, et plus tard encore celle de Saint-Simon. Si les langues se fixaient, ce qu'à Dieu ne plaise, la langue française aurait dû en rester là. C'était une belle langue que cette poésie de Régnier, que cette prose de Mathieu! c'était une langue déjà mûre, et cependant toute jeune, une langue qui avait toutes les qualités les plus contraires, selon le besoin du poëte; tantôt ferme, adroite, svelte, vive, serrée, étroitement ajustée sur l'intention de l'écrivain, sobre, austère, précise, elle allait à pied et sans images et droit au but; tantôt majestueuse, lente et tout empanachée de métaphores, elle tournait largement autour de la pensée, comme les carrosses à huit chevaux dans un carrousel. C'était une langue élastique et souple, facile à nouer et à dénouer au gré de toutes les fantaisies de la période, une langue toute moirée de figures et d'accidents pittoresques; une langue neuve, sans aucun mauvais pli, qui prenait merveilleusement la forme de l'idée, et qui, par moments, flottait quelque peu à l'entour, autant qu'il le fallait pour la grâce du style. C'était une langue pleine de fières allures, de propriétés élégantes, de caprices amusants; commode et naturelle à écrire; donnant parfois aux écrivains les plus vulgaires toutes sortes de bonheurs d'expressions qui faisaient partie de son fonds naturel. C'était une langue forte et savoureuse, tout à la fois claire et colorée, pleine d'esprit, excellente au goût, ayant bien la senteur de ses origines, très française, et pourtant laissant voir distinctement sous chaque mot sa racine hellénique, romaine ou castillane; une langue calme et transparente, au fond de laquelle on distinguait nettement toutes ces magnifiques étymologies grecques, latines ou espagnoles, comme les perles et les coraux sous l'eau d'une mer limpide.
Cependant, dans la deuxième moitié du dix-septième siècle, il s'éleva une mémorable école de lettrés qui soumit à un nouveau débat toutes les questions de poésie et de grammaire dont avait été remplie la première moitié du même siècle, et qui décida, à tort selon nous, pour Malherbe contre Régnier. La langue de Régnier, qui semblait encore très bonne à Molière, parut trop verte et trop peu faite à ces sévères et discrets écrivains. Racine la clarifia une seconde fois. Cette deuxième distillation, beaucoup plus artificielle que la première, beaucoup plus littéraire et beaucoup moins populaire, n'ajouta à la pureté et à la limpidité de l'idiome qu'en le dépouillant de presque toutes ses propriétés savoureuses et colorantes, et en le rendant plus propre désormais à l'abstraction qu'à l'image; mais il est impossible de s'en plaindre quand on songe qu'il en est résulté Britannicus, Esther, et Athalie, oeuvres belles et graves, dont le style sera toujours religieusement admiré de quiconque acceptera avec bonne foi les conditions sous lesquelles il s'est formé.
Toute chose va à sa fin. Le dix-huitième siècle filtra et tamisa la langue une troisième fois. La langue de Rabelais, d'abord épurée par Régnier, puis distillée par Racine, acheva de déposer dans l'alambic de Voltaire les dernières molécules de la vase natale du seizième siècle. De là cette langue du dix-huitième siècle, parfaitement claire, sèche, dure, neutre, incolore et insipide, langue admirablement propre à ce qu'elle avait à faire, langue du raisonnement et non du sentiment, langue incapable de colorer le style, langue encore souvent charmante dans la prose, et en même temps très haïssable dans le vers, langue de philosophes en un mot, et non de poëtes. Car la philosophie du dix-huitième siècle, qui est l'esprit d'analyse arrivé à sa plus complète expression, n'est pas moins hostile à la poésie qu'à la religion, parce que la poésie comme la religion n'est qu'une grande synthèse. Voltaire ne se hérisse pas moins devant Homère que devant Jésus.
Au dix-neuvième siècle, un changement s'est fait dans les idées à la suite du changement qui s'était fait dans les choses. Les esprits ont déserté cet aride sol voltairien, sur lequel le soc de l'art s'ébréchait depuis si longtemps pour de maigres moissons. Au vent philosophique a succédé un souffle religieux, à l'esprit d'analyse l'esprit de synthèse, au démon démolisseur le génie de la reconstruction, comme à la convention avait succédé l'empire, à Robespierre Napoléon. Il est apparu des hommes doués de la faculté de créer, et ayant tous les instincts mystérieux qui tracent son itinéraire au génie. Ces hommes, que nous pouvons d'autant plus louer que nous sommes personnellement bien éloignés de prétendre à l'honneur de figurer parmi eux, ces hommes se sont mis à l'oeuvre. L'art, qui, depuis cent ans, n'était plus en France qu'une littérature, est redevenu une poésie.
Au dix-huitième siècle il avait fallu une langue philosophique, au dix-neuvième il fallait une langue poétique.
C'est en présence de ce besoin que, par instinct et presque à leur insu, les poëtes de nos jours, aidés d'une sorte de sympathie et de concours populaire, ont soumis la langue à cette élaboration radicale qui était si mal comprise il y a quelques années, qui a été prise d'abord pour une levée en masse de tous les solécismes et de tous les barbarismes possibles, et qui a si longtemps fait taxer d'ignorance et d'incorrection tel pauvre jeune écrivain consciencieux, honnête et courageux, philologue comme Dante en même temps que poëte, nourri des meilleures études classiques, lequel avait peut-être passé sa jeunesse à ne remporter dans les collèges que des prix de grammaire.
Les poëtes ont fait ce travail, comme les abeilles leur miel, en songeant à autre chose, sans calcul, sans préméditation, sans système, mais avec la rare et naturelle intelligence des abeilles et des poëtes. Il fallait d'abord colorer la langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la saveur; il a donc été bon de la mélanger selon certaines doses avec la fange féconde des vieux mots du seizième siècle. Les contraires se corrigent souvent l'un par l'autre. Nous ne pensons pas qu'on ait eu tort de faire infuser Ronsard dans cet idiome affadi par Dorat.
L'opération d'ailleurs s'est accomplie, on le voit bien maintenant, selon les lois grammaticales les plus rigoureuses. La langue a été retrempée à ses origines. Voilà tout. Seulement, et encore avec une réserve extrême, on a remis en circulation un certain nombre d'anciens mots nécessaires ou utiles. Nous ne sachons pas qu'on ait fait des mots nouveaux. Or ce sont les mots nouveaux, les mots inventés, les mots faits artificiellement qui détruisent le tissu d'une langue. On s'en est gardé. Quelques mots frustes ont été refrappés au coin de leurs étymologies. D'autres, tombés en banalité, et détournés de leur vraie signification, ont été ramassés sur le pavé et soigneusement replacés dans leur sens propre.