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Kitobni o'qish: «Le Rhin, Tome III», sahifa 5

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LETTRE XXVI
WORMS. – MANNHEIM

Nuit tombante. – Dissertation profonde et hautement philosophique sur les appellations sonores. – Le voyageur croit être un moment Micromégas se baissant et cherchant une ville à terre dans l'herbe – A quoi bon avoir été une grande chose! – Les quatorze églises de Worms. – Le pauvre hère et le gros gaillard. – Dialogues. – Un monosyllabe accompagné de son commentaire. – Dans quel cas un aubergiste est majestueux. – O inégale nature! – Le voyageur a un peu peur des fées et des revenants. – Il prend le parti d'adresser de plates flatteries à la lune. – Un spectre. – A quel genre d'exercice se livrait ce spectre. – Autre monosyllabe accompagné d'un autre commentaire. – Où le lecteur apprend dans quels endroits se mettent les vieux numéros d'un vieux journal. – Le spectre devient de plus en plus aimable et caressant. – Entrée à Worms. – Par malheur, le voyageur connaît si bien le Worms d'autrefois, qu'il ne reconnaît plus le Worms d'à présent. – Ce qu'on s'expose à voir quand on regarde par le trou des serrures. – Saint Ruprecht. – Mélancolie à propos d'un garçon tonnelier. – L'auberge du Faisan (qui est peut-être l'auberge du Cygne, à moins que ce ne soit l'auberge du Paon. Lecteur, défiez-vous de l'auteur sur ce point.) – A quoi étaient occupés deux hommes dans la salle à manger, et ce que faisait un troisième. – Eloquence d'un sot. – Le voyageur continue à décrire le gîte. – La chambre à coucher. – Le tableau du chevet du lit. – Deux amants s'enfuyant à travers une épouvantable orthographe. – L'auteur se promène dans Worms. – Allocution aux Parisiens. – L'agonie d'une ville. – Ce que Perse et Horace ont dit de la Petite-Provence qui est aux Tuileries. – Conseils indirects aux jeunes niais qui gâtent le costume des hommes en France à l'heure qu'il est. – La cathédrale de Worms. – Le dehors. – L'intérieur. – Le temple luthérien. – Mannheim. – L'unique mérite de Mannheim. – Par quels gens Mannheim serait admiré. – Encore la figure de rhétorique que le bon Dieu prodigue. – Intéressante inscription recueillie à Mannheim.

Bords du Neckar, octobre.

La nuit tombait. Ce je ne sais quel ennui qui saisit l'âme à la disparition du jour se répandait sur tout l'horizon autour de nous. Qui est triste à ces heures-là? est-ce la nature? est-ce nous-mêmes? Un crêpe blanc montait des profondeurs de cette immense vallée des Vosges, les roseaux du fleuve bruissaient lugubrement, le dampfschiff battait l'eau comme un gros chien fatigué; tous les voyageurs, appesantis ou assoupis, étaient descendus dans la cabine, encombrée de paquets, de sacs de nuit, de tables en désordre et de gens endormis; le pont était désert; trois étudiants allemands y étaient seuls restés, immobiles, silencieux, fumant, sans faire un geste et sans dire un mot, leurs pipes de faïence peinte; trois statues; je faisais la quatrième, et je regardais vaguement dans l'étendue. Je me disais: «Je n'aperçois rien à l'horizon. Nous ne serons pas à Worms avant la nuit noire. C'est étrange. Je ne croyais pas que Worms fût si loin de Mayence. – Tout à coup le dampfschiff s'arrêta. – Bon, me dis-je, l'eau est très-basse dans cette plaine, le lit du Rhin est obstrué de bancs de sable; nous voilà engravés.»

Le patron du bateau sortait de sa cellule. «Eh bien! capitaine, lui dis-je, – car vous savez qu'aujourd'hui on met sur toute chose un mot sonore: un comédien s'appelle artiste; un chanteur virtuose; un patron s'appelle capitaine; – eh bien! capitaine, voilà un petit contretemps. Du coup nous n'arriverons pas avant minuit.» Le patron me regarda avec ses larges yeux bleus de Teuton stupéfait, et me dit: «Vous êtes arrivés!» Je le regarde à mon tour, non moins stupéfait que lui. En ce moment, nous dûmes faire admirablement les deux figures de l'étonnement français et de l'étonnement allemand.

«Arrivés, capitaine?

– Oui, arrivés.

– Où?

– Mais à Worms!»

Je m'exclame, et je promène mes yeux autour de moi. «A Worms! rêvais-je tout éveillé? Etais-je le jouet de quelque vision crépusculaire? Le patron raillait-il le voyageur? L'Allemand en donnait-il à garder au Parisien? Le Germain se gaussait-il du Gaulois? A Worms! Mais où était donc cette haute et magnifique ceinture de murailles flanquées de tours carrées qui venait jusqu'au bord du fleuve prendre fièrement le Rhin pour fossé? Je ne voyais qu'une immense plaine dont de grandes brumes me cachaient le fond, de pâles rideaux de peupliers, une berge à peine distincte, tant elle était mêlée aux roseaux, et sur la rive même, tout près de nous, une belle pelouse verte où quelques femmes étendaient leur linge pour le faire blanchir à la rosée.

Cependant le patron, le bras tendu vers l'avant du bateau, me montrait une façon de maison neuve, carrée, plâtrée, à contrevents verts, fort laide, espèce de gros pavé blanchâtre que je n'avais pas aperçu d'abord.

«Monsieur, voilà Worms.

– Worms! repris-je; Worms cela! cette maison blanche! Mais c'est tout au plus une auberge!

– C'est une auberge en effet. Vous y serez à merveille.

– Mais la ville?

– Ah! la ville! c'est la ville que vous voulez?

– Mais sans doute.

– Fort bien. Vous la trouverez là-bas, dans la plaine; mais il faut marcher! il y a un bon bout de chemin. Ah! monsieur vient pour la ville? En général, il est fort rare qu'on s'arrête ici; mais messieurs les voyageurs se contentent de l'auberge. On y est très-bien. Ah! monsieur tient à voir la ville? c'est différent. Quant à moi, je passe ici toujours assez tard le soir, ou de très-bonne heure le matin, et je ne l'ai jamais vue.»

Ayez donc été ville impériale! ayez eu des gaugraves, des archevêques-souverains, des évêques-princes, une pfalz, quatre forteresses, trois ponts sur le Rhin, trois couvents à clocher, quatorze églises, trente mille habitants! ayez été l'une des quatre cités maîtresses dans la formidable hanse des cent villes! soyez pour celui qui s'éprend des traditions fantastiques, comme pour celui qui étudie et critique les faits réels, un lieu étrange, poétique et célèbre autant qu'aucun autre coin de l'Europe! ayez dans votre merveilleux passé tout ce que le passé peut contenir, la fable et l'histoire, ces deux arbres, plus semblables qu'on ne pense, dont les racines et les rameaux sont parfois si inextricablement mêlés dans la mémoire des hommes! soyez la ville qui a vu vaincre César, passer Attila, rêver Brunehaut, marier Charlemagne! soyez la ville qui a vu dans le Jardin des Roses le combat de Sigefroi le Cornu et du dragon, et devant la façade de sa cathédrale cette contestation de Chrimhilde d'où est sortie une épopée, et sur les bancs de la diète cette contestation de Luther d'où est sortie une religion! soyez la Vormatia des Vangions, le Bormitomagus de Drusus, le Wonnegau des poëtes, le chef-lieu des héros dans les Niebelungen, la capitale des rois francs, la cour judiciaire des empereurs! soyez Worms, en un mot, pour qu'un rustre, ivre de tabac, qui ne sait même plus s'il est Vangion ou Némète, dise en parlant de vous: «Ah! Worms! cette ville! c'est là-bas! je ne l'ai jamais vue!»

Oui, mon ami, Worms est tout cela. Une ville illustre, comme vous le voyez. Résidence impériale et royale, trente mille habitants, quatorze églises, dont voici les noms, aujourd'hui complétement oubliés. C'est pour cela que je les enregistre:

Le Munster.

Sancta-Cæcilia.

Saint-Vesvin.

Saint-André.

Saint-Mang.

Saint-Johann.

Notre-Dame.

Saint-Paul.

Saint-Ruprecht.

Predicatores.

Saint-Lamprecht.

Saint-Sixt.

Saint-Martin.

Saint-Amandus.

Cependant je m'étais fait descendre à terre, à la grande surprise de mes compagnons de voyage, qui semblaient ne rien comprendre à ma fantaisie. Le dampfschiff avait repris sa route vers Mannheim, me laissant seul avec mon bagage dans une étroite barque que secouait violemment le remous du fleuve, agité par les roues de la machine. J'avais abordé le débarcadère sans trop remarquer deux hommes qui étaient là debout pendant que la barque s'approchait et que le bateau à vapeur s'éloignait. L'un de ces hommes, espèce d'hercule joufflu aux manches retroussées, à l'air le plus insolent qu'on pût voir, s'accoudait, en fumant sa pipe, sur une assez grande charrette à bras. L'autre, maigre et chétif, se tenait, sans pipe et sans insolence, près d'une petite brouette, la plus humble et la plus piteuse du monde. C'était un de ces visages pales et flétris qui n'ont pas d'âge, et qui laissent hésiter l'esprit entre un adolescent tardif et un vieillard précoce.

Comme je venais de prendre terre, et pendant que je considérais le pauvre diable à la brouette, je ne m'étais pas aperçu que mon sac de nuit, laissé sur l'herbe à mes pieds par le batelier, avait subitement disparu. Cependant un bruit de roues en mouvement me fit tourner la tête: c'était mon sac de nuit qui s'en allait sur la charrette à bras, gaillardement traînée par l'homme à la pipe. L'autre me regardait tristement, sans faire un pas, sans risquer un geste, sans dire un mot, avec un air d'opprimé qui se résigne auquel je ne comprenais rien du tout. Je courus après mon sac de nuit.

«Hé, l'ami! criai-je à l'homme, où allez-vous comme cela?»

Le bruit de sa charrette, la fumée de sa pipe, et peut-être aussi la conscience de son importance, l'empêchaient de m'entendre. J'arrive essoufflé près de lui, et je répète ma question.

«Où nous allons? dit-il en français et sans s'arrêter.

– Oui, repris-je.

– Pardieu, fit-il, là!»

Et il montrait d'un hochement de tête la maison blanche, qui n'était plus qu'à un jet de pierre.

«Hé! qu'est cela? lui dis-je.

– Hé! c'est l'hôtel.

– Ce n'est pas là que je vais.»

Il s'arrêta court. Il me regarda, comme le patron du dampfschiff, de l'air le plus stupéfait; puis, après un moment de silence, il ajouta avec cette fatuité propre aux aubergistes qui se sentent seuls dans un lieu désert, et qui se donnent le luxe d'être insolents parce qu'ils se croient indispensables:

«Monsieur couche dans les champs?»

Je ne crus pas devoir m'émouvoir.

«Non, lui dis-je; je vais à la ville.

– Où ça, la ville?

– A Worms.

– Comment, à Worms?

– A Worms!

– A Worms?

– A Worms!

– Ah!» reprit l'homme.

Que de choses il peut y avoir dans un ah! Je n'oublierai jamais celui-là. Il y avait de la surprise, de la colère, du mépris, de l'indignation, de la raillerie, de l'ironie, de la pitié, un regret profond et légitime de mes thalers et de mes silbergrossen, et, en somme, une certaine nuance de haine. Ce ah! voulait dire: «Qu'est-ce que c'est que cet homme-là? Avec quel sac de nuit me suis-je fourvoyé? Cela va à Worms! Qu'est-ce que cela va faire à Worms? Quelque intrigant! quelque banqueroutier qui se cache! Donnez-vous donc la peine de bâtir une auberge sur les bords du Rhin pour de pareils voyageurs! Cet homme me frustre. Aller à Worms, c'est stupide! Il eût bien dépensé chez moi dix francs de France; il me les doit! c'est un voleur. Est-il bien sûr qu'il a le droit d'aller ailleurs? Mais c'est abominable cela! Et dire que je me suis commis jusqu'à lui porter ses effets! un mauvais sac de nuit! Voilà un beau voyageur, qui n'a qu'un sac de nuit! Quelles guenilles y a-t-il là dedans? A-t-il une chemise seulement? Au fait, il est visible que ce Français n'a pas le sou. Il s'en serait probablement allé sans payer. Quels aventuriers on peut rencontrer cependant! A quoi est-on exposé! Je devrais peut-être offrir celui-ci à la maréchaussée. Mais, bah! il faut en avoir pitié. Qu'il aille où il voudra, à Worms, au diable! Je fais aussi bien de le planter là, au beau milieu de la route, avec sa sacoche!»

O mon ami, avez-vous remarqué comme il y a de grands discours qui sont vides et des monosyllabes qui sont pleins?

Tout cela dit dans cet ah! il saisit ma «sacoche» et la jeta à terre.

Puis il s'éloigna majestueusement avec sa charrette. Je crus devoir faire quelques remontrances.

«Eh bien! lui dis-je, vous vous en allez ainsi? vous me laissez là avec mon sac de nuit? Mais, que diable, prenez au moins la peine de le reporter où vous l'avez pris.»

Il continuait de s'éloigner.

«Eh! rustre!» lui criai-je.

Mais il n'entendait plus le français; il poursuivit son chemin en sifflant.

Il fallait bien en prendre mon parti. J'aurais pu courir après lui, me fâcher, m'emporter; mais que faire d'un rustre, à moins qu'on ne l'assomme? Et, pour tout dire, en me comparant à cet homme, je doute que de nous deux l'assommé eût été lui. La nature, qui ne veut pas l'égalité, ne l'avait pas voulue entre ce Teuton et moi. Evidemment, là, au crépuscule, en plein air, sur la grande route, j'étais l'inférieur et lui le supérieur.

O loi souveraine du coup de poing, devant laquelle tous les passants sont parfaitement inégaux! Dura lex, sed lex!

Je me résignai donc.

Je ramassai mon sac de nuit et le pris sous mon bras; puis je m'orientai. La nuit était pleinement tombée, l'horizon était noir, je n'apercevais rien autour de moi que la masse blanchâtre et indistincte de la maison à laquelle il m'avait plu de tourner le dos. Je n'entendais que le bruit vague et doux du Rhin dans les roseaux.

Vous trouverez Worms là-bas, avait dit le capitaine du bateau en me montrant le fond de la plaine. Là-bas! rien de plus. Où aller avec ce là-bas? Etait-ce à deux pas? Etait-ce à deux lieues? Worms, la ville des légendes, que j'étais venu chercher de si loin, commençait à me faire l'effet d'une de ces villes-fées qui reculent à mesure que le voyageur avance.

Et ces terribles et ironiques paroles de l'homme à la charrette me revenaient à l'esprit: Monsieur veut coucher dans les champs? Il me semblait entendre les génies familiers du Rhin, les duendes et les gnomes me les répéter à l'oreille avec des rires goguenards. C'était précisément l'heure où ils sortent, mêlés aux sylphes, aux masques, aux magiciennes et aux brucolaques, et où ils vont à ces danses mystérieuses qui laissent de grandes traces circulaires sur les pelouses foulées, traces que les vaches, le lendemain matin, regardent en rêvant.

La lune allait se lever.

Que faire? assister à ces danses? Cela serait curieux. Mais coucher dans les champs, cela est dur. Revenir sur mes pas? demander l'hospitalité à cette auberge que j'avais dédaignée? affronter un nouveau ah! du rustre à la charrette? qui sait? me faire peut-être fermer la porte au nez et entendre derrière moi, autour de moi, dans les roseaux, dans les brouillards, dans les feuillages agités des trembles, redoubler les éclats de rire des gnomes à l'œil d'escarboucle et des duendes aux faces vertes?

Etre ainsi humilié devant les fées! faire sourire d'un sourire de pitié moqueuse le doux et lumineux visage de Titania! jamais.

Plutôt coucher à la belle étoile! plutôt marcher toute la nuit!

Après avoir tenu conseil avec moi-même, je me décidai à retourner au débarcadère. Là, je trouverais sans doute quelque sentier qui me mènerait à Worms.

La lune se levait.

Je lui adressai une invocation mentale où je fis un abominable mélange de tous les poëtes qui ont parlé de la lune, depuis Virgile jusqu'à Lemierre. Je l'appelai pâle courrière et reine des nuits, et je la priai de m'éclairer un peu, en lui déclarant effrontément que je sentais que Diane est la sœur d'Apollon, et, me l'étant ainsi rendue favorable suivant le rite classique, je me remis bravement à marcher, ma sacoche au bras, dans la direction du Rhin.

J'avais à peine fait quelques pas, plongé dans une profonde rêverie, lorsqu'un léger bruit m'en tira. Je levai la tête. On a raison d'invoquer les déesses. La lune me permit de voir. Grâce à un rayon horizontal qui commençait à argenter la pointe des folles avoines, je distinguai parfaitement devant moi, à quelques pas, à côté d'un vieux saule dont le tronc ridé faisait une horrible grimace, je distinguai, dis-je, une figure blême et livide, un spectre qui me regardait d'un air effaré.

Ce spectre poussait une brouette.

«Ah! fis-je, voilà une apparition.»

Puis, mes yeux tombant sur la brouette, et le second mouvement succédant au premier:

«Tiens! dis-je, c'est un portefaix.»

Ce n'était ni un fantôme ni un portefaix; je reconnus le deuxième témoin de mon débarquement sur cette rive jusque-là peu hospitalière, l'homme au visage pâle.

Lui-même, en m'apercevant, avait fait un pas en arrière et paraissait médiocrement rassuré. Je crus à propos de prendre la parole:

«Mon ami, lui dis-je, notre rencontre était évidemment prévue de toute éternité. J'ai un sac de nuit que je trouve en ce moment beaucoup trop plein, vous avez une brouette tout à fait vide; si je mettais mon sac sur votre brouette? hein? qu'en dites-vous?»

Sur cette rive gauche du Rhin, tout parle et comprend le français, y compris les fantômes.

L'apparition me répondit:

«Où va monsieur?

– Je vais à Worms.

– A Worms?

– A Worms.

– Est-ce que monsieur voudrait descendre au Faisan?

– Pourquoi pas?

– Comment! monsieur va à Worms?

– A Worms.

– Oh!» fit l'homme à la brouette.

Je voudrais bien éviter ici un parallélisme qui a tout l'air d'une combinaison symétrique; mais je ne suis qu'historien, et je ne puis me refuser à constater que ce oh! était précisément la contre-partie et le contraire du ah! de l'homme à la charrette.

Ce oh! exprimait l'étonnement mêlé de joie, l'orgueil satisfait, l'extase, la tendresse, l'amour, l'admiration légitime pour ma personne et l'enthousiasme sincère pour mes pfennings et mes kreutzers.

Ce oh! voulait dire: «Oh! que voilà un voyageur admirable et un magnifique passant! Ce monsieur va à Worms! il descendra au Faisan! Comme on reconnaît bien là un Français! Ce gentilhomme dépensera au moins trois thalers à mon auberge! Il me donnera un bon pourboire. C'est un généreux seigneur et à coup sûr un particulier intelligent. Il va à Worms! il a l'esprit d'aller à Worms, celui-là! A la bonne heure! Pourquoi les passants de cette espèce sont-ils si rares? Hélas! c'est pourtant une situation élégiaque et intéressante que d'être hôtelier dans cette ville de Worms, où il y a trois auberges ouvertes tous les jours pour un voyageur qui vient tous les trois ans! Soyez le bienvenu, illustre étranger, spirituel Français, aimable monsieur! Comment! vous venez à Worms! il vient à Worms noblement, simplement, la casquette sur la tête, son sac de nuit sous le bras, sans pompe, sans fracas, sans chercher à faire de l'effet, comme quelqu'un qui est chez lui! Cela est beau! Quelle grande nation que cette nation française! Vive l'empereur Napoléon!»

Après ce beau monologue en une syllabe, il prit ma sacoche et la mit sur sa brouette en me regardant avec un air aimable et un ineffable sourire qui voulait dire: «Un sac de nuit! rien qu'un sac de nuit! que cela est noble et élégant de n'avoir qu'un sac de nuit! On voit que ce recommandable seigneur se sent grand par lui-même, qu'il se trouve avec raison assez éblouissant comme il est, et qu'il ne cherche pas à effacer le pauvre aubergiste par des semblants d'opulence, par des étalages de paquets, par des encombrements de valises, de portemanteaux, de cartons à chapeau et d'étuis à parapluie, et par de fallacieuses grosses malles, qu'on laisse dans les auberges pour répondre de la dépense, et qui ne contiennent le plus souvent que des copeaux et des pavés, du foin et de vieux numéros du Constitutionnel! Rien qu'un sac de nuit! c'est quelque prince.»

Après cette harangue et un sourire, il souleva joyeusement les bras de sa brouette enfin chargée, et se mit en marche en me disant d'un son de voix doux et caressant: «Monsieur, par ici!»

Chemin faisant il me parla; le bonheur l'avait fait loquace. Le pauvre diable vient tous les jours au débarcadère attendre les voyageurs. La plupart du temps, le bateau passe sans s'arrêter. A peine y a-t-il un voyageur hors de l'entre-pont pour regarder la silhouette mélancolique que font sur l'horizon splendide du couchant les quatre clochers et les deux aubergistes de Worms. Quelquefois cependant le bateau s'arrête, le signal se fait, le batelier du débarcadère se détache, va au dampfschiff, et en vient avec un, deux, trois voyageurs. On en a vu jusqu'à six à la fois! Oh! l'admirable aubaine! Les nouveaux arrivants débarquent avec cet air ouvert, étonné et bête qui est la joie de l'aubergiste; mais, hélas! l'aubergiste du bord de l'eau les happe et les avale immédiatement. Qui est-ce qui va à Worms? qui est-ce qui se doute que Worms existe? Si bien que mon pauvre homme voit la grande charrette de l'hôtel riverain s'enfoncer sous les arbres toute cahotante et criant sous le poids des malles et des valises, tandis que lui, philosophe pensif, s'en retourne à la lueur des étoiles avec sa brouette vide. De pareilles émotions l'ont maigri; mais il n'en vient pas moins là chaque jour, avec la conscience du devoir accompli, à ce débarcadère ironique, à cette station dérisoire, regarder l'eau du Rhin couler, les voyageurs passer et l'auberge voisine s'emplir. Il ne lutte pas, il ne s'irrite pas, il ne fait aucune guerre, il ne prononce aucune parole; il se résigne, il amène sa brouette, et il proteste, autant qu'une petite brouette peut protester contre une grande charrette. Il a en lui et il porte sur sa physionomie, devenue impassible à force d'humiliations subies et de mécomptes soufferts, ce sentiment de force et de grandeur que donne au faible et au petit la résignation mêlée à la persévérance. A côté du superbe, et bouffi, et triomphant aubergiste du bord de l'eau, lequel ne daigne même pas s'apercevoir qu'il existe, il a, lui, l'opprimé obstiné, patient et tenace, cette attitude sérieuse et inexprimable de l'eunuque devant le pacha, du pêcheur à la ligne en présence du pêcheur à l'épervier.

Cependant nous traversions des plaines, des prairies, des luzernes; nous avions franchi, à l'aide de je ne sais quel informe assemblage de vieilles poutres et de vieux pilotis ornés d'un chancelant tablier de planches à claire-voie, le petit bras du Rhin sur lequel on voyait encore, il y a deux siècles, le beau pont de bois couvert aboutissant à la grande et fière tour carrée ornée de tourelles à cul-de-lampe, bâtie par Maximilien. La lune avait emporté toutes les brumes qui s'en allaient au zénith en blanches nuées; le fond du paysage s'était nettoyé, et le magnifique profil de la cathédrale de Worms, avec ses tours et ses clochers, ses pignons, ses nefs et ses contre-nefs, apparaissait à l'horizon, immense masse d'ombre qui se détachait lugubrement sur le ciel plein de constellations et qui semblait un grand vaisseau de la nuit à l'ancre au milieu des étoiles.

Le petit bras du Rhin passé, il nous restait à traverser le grand bras. Nous prîmes à gauche, et j'en conclus que le beau pont de pierre qui aboutissait à la porte-forteresse près Frauwenbruder n'existait plus. Après quelques minutes de marche dans de charmantes verdures, nous arrivâmes à un vieux pont délabré, probablement construit sur l'emplacement de l'ancien pont de bois de la porte Saint-Mang. Ce pont franchi, j'entrevis dans son développement cette superbe muraille de Worms, laquelle dressait dix-huit tours carrées sur le seul côté de l'enceinte qui regardait le Rhin. Hélas! qu'en restait-il? quelques pans de murs décrépits et percés de fenêtres, quelques vieux tronçons de tours affaissés sous le lierre ou transformés en logis bourgeois, avec croisées à rideaux blancs, contrevents verts et tonnelles à treilles, au lieu de créneaux et de mâchicoulis. Un débris informe de tour ronde qui se profilait à l'extrémité orientale de la muraille me parut devoir être la tour Nideck; mais j'eus beau chercher du regard, je ne retrouvai à côté de cette pauvre tour Nideck ni la flèche aiguë du Munster, ni le joli clocher bas de Sainte-Cécilia. Quant à la Frauwenthurm, la tour carrée la plus voisine de la tour Nideck, elle est remplacée, à ce qu'il m'a paru, par un jardin de maraîcher. Du reste, l'antique Worms était déjà endormie; tout s'y taisait profondément; partout le silence, pas une lumière aux vitres. Prés du sentier que nous suivions à travers les champs de betteraves et de tabac qui entourent la ville, une vieille femme, courbée dans les broussailles, cherchait des herbes au clair de lune.

Nous entrâmes dans la ville: aucune chaîne ne cria, aucun pont-levis ne tomba, aucune herse ne se leva; nous entrâmes dans la vieille cité féodale et militaire des gaugraves et des princes-évêques par une baie qui avait été une porte-forteresse et qui n'était plus qu'une brèche. Deux peupliers à droite, un tas de fumier à gauche. Il y a des fermes installées dans d'anciens châteaux qui ont de ces entrées-là.

Puis nous prîmes à droite, mon compagnon sifflant et poussant gaiement sa brouette, moi songeant. Nous suivîmes quelque temps la vieille muraille à l'intérieur, puis nous nous engageâmes dans un dédale de ruelles désertes. L'aspect de la ville était toujours le même. Une tombe plutôt qu'une ville. Pas une chandelle aux fenêtres, pas un passant dans les rues.

Il était environ huit heures du soir.

Cependant nous parvînmes à une place assez large, à laquelle aboutissait le tracé de ce qui, à la clarté de la lune, me parut être une grande rue. Un des côtés de cette place était occupé par la ruine ou pour mieux dire par le spectre d'une vieille église.

«Quelle est cette église?» dis-je à mon guide, qui s'était arrêté pour reprendre haleine.

Il me répondit par cet expressif haussement d'épaules, qui signifie: Je ne sais pas.

L'église, au contraire de la ville, n'était ni déserte ni silencieuse, un bruit en sortait, une lueur s'en échappait à travers la porte. J'allai à cette porte. Quelle porte! Représentez-vous quelques ais grossièrement rattachés les uns aux autres par des traverses informes constellées de gros clous, laissant entre eux de larges espaces inégaux par le bas, ébréchés par le haut, et barricadant, avec cette sorte d'insolence du manant qui serait maître chez le seigneur, un magnifique et royal portail du quatorzième siècle.

Je regardai par les claires-voies, et j'entrevis confusément l'intérieur de l'église. Les sévères archivoltes du temps de Charles IV s'y dégageaient péniblement dans les ténèbres au milieu d'un inexprimable encombrement de tonnes, de fûts cerclés et de barriques vides. Au fond, à la clarté d'une chandelle de suif posée sur une excroissance de pierre qui avait dû être le maître-autel, un tonnelier, à manches retroussées et en tablier de cuir, chevillait un gros tonneau. Les douves retentissaient sous le maillet avec ce bruit de bois creux, si lugubre pour quiconque a entendu le marteau des fossoyeurs résonner sur un cercueil.

Qu'était-ce que cette église? Au-dessus du portail s'élevait une puissante tour carrée qui avait dû porter une haute flèche. Nous venions de laisser à gauche, un peu en arrière, les quatre clochers de la cathédrale. J'apercevais à quelque distance en avant, vers le sud-ouest, une abside qui devait être l'église des Prédicateurs, il est vrai que je ne retrouvais pas à gauche le clocher de Saint-Paul engagé entre ses deux tours basses; mais nous n'étions pas assez avancés dans la ville ni assez près de la porte Saint-Martin pour que ce fût Saint-Lamprecht; d'ailleurs je ne voyais pas la petite flèche de Saint-Sixte, qui aurait dû être à droite, ni l'aiguille plus élevée de Saint-Martin, qui aurait dû être à gauche. J'en conclus que cette aiguille devait être Saint-Ruprecht.

Une fois ces conjectures fixées et cette découverte faite, je me remis à regarder l'intérieur misérable de ce vénérable édifice, cette chandelle luisant dans cette ombre qu'avaient étoilée les lampes impériales des couronnements, ce tablier de cuir s'étalant où avait flotté la pourpre, ce tonnelier seul éveillé dans la ville accablée et endormie, martelant une futaille sur le maître-autel! et tout le passé de l'illustre église m'apparaissait. Les réflexions se pressaient dans mon esprit. Hélas! cette même nef de Saint-Ruprecht avait vu venir à elle en grande pompe, par la grande rue de Worms, des entrées solennelles de papes et d'empereurs, quelquefois tous les deux ensemble sous le même dais, le pape à droite sur sa mule blanche, l'empereur à gauche sur son cheval noir comme le jais, clairons et tibicines en tête, aigles et gonfalons au vent, et tous les princes et tous les cardinaux à cheval en avant du pape et de l'empereur, le marquis de Montferrat tenant l'épée, le duc d'Urbin tenant le sceptre, le comte palatin portant le globe, le duc de Savoie portant la couronne!

Hélas! comme tout ce qui s'en va s'en va!

Un quart d'heure après, j'étais installé dans l'auberge du , qui, je dois le dire, avait le meilleur aspect du monde. Je mangeais un excellent souper dans une salle meublée d'une longue table, et de deux hommes occupés à deux pipes. Malheureusement la salle à manger était un peu éclairée, ce qui m'attrista. En y entrant on n'apercevait qu'une chandelle dans un nuage. Ces deux hommes dégageaient plus de fumée que dix héros.

Comme je commençais à souper, un troisième hôte entra. Celui-là ne fumait pas; il parlait. Il parlait français avec un accent d'aventurier; on ne pouvait distinguer en l'écoutant s'il était Allemand ou Italien, ou Anglais ou Auvergnat; il était peut-être tout cela à la fois. Du reste, un grand aplomb sur un petit esprit, et, à ce qu'il me parut, quelques prétentions de bellâtre; trop de cravate, trop de col de chemise; des œillades aux servantes; c'était un homme de cinquante-huit ans mal conservé.

Il entama un dialogue à lui tout seul et le soutint; personne ne lui répondait. Les deux Allemands fumaient, je mangeais.

«Monsieur vient de France! beau pays! noble pays! le sol classique! la terre du goût! patrie de Racine! Par exemple, je n'aime pas votre Bonaparte! l'empereur me gâte le général. Je suis républicain, monsieur. Je le dis tout haut, votre Napoléon est un faux grand homme: on en reviendra. Mais que les tragédies de Racine sont belles! (Il prononçait pelles.) Voilà la vraie gloire de la France. On n'apprécie pas Racine en Allemagne; c'est une terre barbare; on y aime Napoléon presque autant qu'en France. Ces bons Allemands sont bien nommés les bons Allemands. Cela fait pitié; ne le pensez-vous pas, monsieur?»

Comme la fin de mon perdreau coïncidait avec la fin de sa phrase, je répondis en me tournant vers le garçon: Une autre assiette.