Kitobni o'qish: «Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792»
Principes de réorganisation des jurés et réfutation du système proposé par M, Duport au nom des Comités de judicature et de constitution, par Maximilien Robespierre, député du Pas-de-Calais à l'Assemblée nationale (5 février 1791)
Messieurs,
Le mot de Jurés semble réveiller l'idée de l'une des institutions sociales les plus précieuses à l'humanité: mais la chose qu'il exprime est loin d'être universellement connue, et clairement définie; ou plutôt, il est clair que, sous ce nom, on peut établir des choses essentiellement différentes par leur nature et par leurs effets. La plupart des Français n'y attachent guère aujourd'hui qu'une certaine idée vague du système anglais, qui ne leur est point parfaitement connu. Au reste, il nous importe bien moins de savoir ce qu'on fait ailleurs, que de trouver ce qu'il nous convient d'établir chez nous. Les Comités de constitution et de judicature pourraient même avoir calqué exactement une partie du plan qu'ils vous proposent sur les Jurés connus en Angleterre, et n'avoir encore rien fait pour le bien de la nation; car les avantages et les vices d'une institution dépendent presque toujours de leurs rapports avec les autres parties de la législation, avec les usages, les moeurs d'un pays, et une foule d'autres circonstances locales et particulières. On pourrait de plus les avoir modifiés de telle manière, et attachés à de telles circonstances, qu'au lieu des fruits heureux que les Anglais en auraient recueillis, les Jurés ne produisissent chez nous que des poisons mortels pour la liberté. Attachons-nous donc à la nature même de la chose, au principe de toute bonne constitution judiciaire, et de l'institution des Jurés.
Son caractère essentiel, c'est que les citoyens soient jugés par leurs pairs; son objet, est que les citoyens soient jugés avec plus de justice et d'impartialité; que leurs droits soient à l'abri des coups du despotisme judiciaire. Comparons d'abord avec ces principes le système des Comités. C'est pour avoir de véritables jurés, que je vais prouver qu'ils ne nous en présentent que le masque et le fantôme.
Dans l'étendue d'un département, deux cents citoyens seront pris, seulement, parmi ceux qui paient la contribution exigée pour être éligibles aux places administratives. Ces deux cents éligibles seront choisis par le procureur-général syndic de l'administration du département. Sur ces deux cents, douze seront tirés au sort; ce sont ces douze qui, sous le titre de jurés de jugement, décideront si le crime a été commis, si l'accusé est coupable. Il faut observer seulement que, sur les deux cents éligibles qui formaient la liste des jurés, l'accusateur public et l'accusé ont également la faculté d'en récuser chacun vingt.
Maintenant, pour embrasser l'ensemble du système, pour en saisir l'esprit, et en calculer les effets, il faut rapprocher de cette organisation des jurés celle du tribunal qui doit intervenir dans les procès criminels et prononcer la peine.
Un tribunal criminel, unique par chaque département, composé de juges pris à tour de rôle, et tous les trois mois, parmi les membres du tribunal de district que renfermera le département.
A la tête de ce tribunal, un magistrat permanent, un président, nommé pour l'espace de douze années, qui, indépendamment des fonctions de juge, est seul revêtu d'une autorité infiniment étendue, que nous ferons connaître dans la suite.
Contentons-nous maintenant de développer les vices cachés, pour ainsi dire, dans la combinaison des dispositions que nous venons d'annoncer.
Quels sont-ils, ces jurés, ces hommes appelés à décider de la condamnation ou du salut des accusés? Deux cents citoyens choisis par le procureur-syndic du département. Voilà donc un seul homme, un officier d'administration maître de donner au peuple les juges qu'il lui plaît. Voilà tout ce que le génie de la législation pouvait inventer pour garantir les droits les plus effacés de l'homme et du citoyen, qui aboutit à la sagesse, à la volonté, au caprice d'un procureur-syndic. Je sais bien que, sur ces deux cents, douze seront tirés au sort, et que l'accusé pourra en récuser vingt: mais le sort ne pourra jamais s'exercer que sur deux cents hommes choisis par le procureur-syndic; mais, après les récusations, il ne restera jamais que des hommes dont le choix ne prouvera, tout au plus, que la confiance du procureur-syndic; mais, en dernière analyse, il demeure certain que vous abandonnez au procureur-syndic une influence aussi étrange que redoutable sur l'honneur, sur la liberté, sur la vie, peut-être, des citoyens. J'aurais pu observer aussi que l'effet de la faculté de récuser, que vous donnez à l'accusé, est anéanti ou compensé par celle que vous accordez à l'accusateur public, puisque, si d'un côté il peut écarter les vingt jurés qui pourraient lui être les plus suspects, son adversaire peut lui ravir, de l'autre, le même nombre de ceux en qui il aurait le plus de confiance.
Si un pareil pouvoir donné au procureur-syndic est, en soi, un abus extrême, que sera-ce si nous considérons les circonstances particulières à notre nation et à notre Révolution, les seules sans doute qui doivent fixer nos regards!
Dans un temps où la nation est divisée par tant d'intérêts, par tant de factions, où elle est surtout partagée en deux grandes sections, la majorité des citoyens, les citoyens les moins puissants, les moins caressés par la fortune et par l'ancien gouvernement, ces citoyens que l'on appelle peuple, que j'appelle ainsi, parce qu'il faut que je parle la langue de mes adversaires, parce que ce nom me paraît à la fois auguste et touchant; dans le temps, dis-je, où l'Etat est comme partagé entre le peuple et la foule innombrable de ces hommes qui veulent, ou rappeler les anciens abus, ou en créer de nouveaux au profit de leur ambition et aux dépens de la liberté; dans le temps où les plus dangereux de ses ennemis ne sont pas ceux qui se montrent à découvert, mais ceux qui cachent leurs sinistres dispositions sous le masque du civisme, et sous les formes de la Constitution nouvelle, n'est-il pas possible, n'est-il pas même inévitable et conforme à l'expérience, que l'intrigue et l'erreur portent souvent aux premières places de l'administration des citoyens de ce caractère? Or, de tels procureurs-syndics ne seraient-ils pas naturellement enclins à appeler aux fonctions de jurés des hommes qui auraient adopté les mêmes principes, et qui suivraient le même parti? Ne pourraient-ils pas même, sans nuire à leurs vues, les entremêler, pour ainsi dire, d'un certain nombre de ces hommes nuls et insignifiants qui appartiennent au plus adroit et au plus puissant; et, s'ils le voulaient, ne le pourraient-ils pas facilement? Seraient-ils réduits à chercher longtemps deux cents de ces hommes-là dans toute l'étendue du département? Et dès lors ne voilà-t-il pas le peuple, les patriotes les plus zélés surtout, livrés à des juges partiaux et ennemis? Je n'en conclurai pas qu'on se hâtera d'abord de déployer l'appareil des jugements criminels contre ceux qui, sur un grand théâtre, auront défendu avec éclat les droits de la nation et de l'humanité; mais je vois les citoyens faibles et sans appui, suspects d'un trop grand attachement à la cause populaire, persécutés au nom des lois et de l'ordre public; je vois des réclamations vigoureuses, des actes de résistance provoqués par de longs outrages, ou, si l'on veut, les actes d'un patriotisme sincère, mais non encore éclairé par la connaissance des lois nouvelles, punis comme des actes de rébellion et comme des attentats à la sûreté publique. Je vois, dans toutes les accusations qui auront le moindre trait aux calomnies que les ennemis de la liberté n'ont cessé de répandre contre le peuple, les meilleurs citoyens abandonnés à toutes les préventions, à toute la malignité hypocrite des faux patriotes, à toutes les vengeances de l'aristocratie soupçonneuse et irritée.
Ce n'est pas tout: comme si ce n'était point assez de ces précautions pour nous assurer ce malheur, les Comités ne nous proposent-ils pas encore de restreindre la faculté d'être choisi par le procureur-syndic, à la classe des éligibles aux administrations, c'est-à-dire des citoyens les plus riches et les plus puissants? Est-ce donc là ce que vous appelez être jugé par ses pairs? Ils le seront peut-être, ces citoyens exclusivement appelés aux fonctions d'administrateurs et de jurés; mais ils ne forment pas le quart de la nation: pour les autres, ils le seront de fait par leurs supérieurs; leur sort sera soumis à une classe séparée d'eux par la ligne de démarcation la plus profonde, par toute la distance qui existe entre la puissance politique et judiciaire et la nullité, entre la souveraineté et la sujétion, ou, si vous voulez, la servitude. Et comment la nation retrouverait-elle là, je ne dis pas l'égalité des droits, je ne dis pas les droits imprescriptibles des hommes, mais ce principe fondamental de toute organisation des jurés, ce caractère de justice et d'impartialité qui doit la distinguer? Tous ceux qui seront hors de votre classe privilégiée ne craindront-ils pas de trouver dans ces jurés plus de penchant à l'indulgence, plus d'égards, plus de préventions pour les personnes de leur état, et moins d'humanité, moins de respect pour ceux qu'ils sont accoutumés à regarder comme d'une grande hauteur?
Je suis bien éloigné de vouloir que les accusés soient jugés par les tribunaux. Mais certes, je ne crains pas d'affirmer que ce système serait beaucoup moins dangereux, beaucoup moins contraire aux principes de la liberté que celui qu'on nous propose. Du moins, les citoyens seraient jugés par des magistrats qu'ils auraient eux-mêmes choisis: dans l'autre leur sort est soumis à des hommes nommés par un seul fonctionnaire public, peut-être par leur ennemi.
Dans le premier, l'égalité des droits est au moins respectée, puisque tous sont jugés par ceux que tous ont choisis; mais le second distingue la nation en deux classes, dont l'une est destinée à juger et l'autre à être jugée; la partie la plus précieuse de la souveraineté nationale est transportée à la minorité de la nation; la richesse devient la seule mesure des droits du citoyen, et le peuple français est à la fois avili et opprimé. Enfin, si le système judiciaire, que je mets en parallèle avec celui du Comité, est défectueux, celui du Comité est inique et monstrueux.
Que dirai-je de cette autre disposition qui porte que les deux tiers des jurés seront pris dans la ville où sera établi le tribunal criminel? Que dirai-je de cette partialité injuste et injurieuse aux citoyens des campagnes, dont il est impossible de calculer les suites funestes? de cet oubli inconcevable des premiers principes de la raison et de l'ordre social?
Ces inconvénients sont si frappants que je n'ai pas même songé à relever une atteinte directe qu'il porte aux premiers principes de notre Constitution, en donnant le droit d'élire des fonctionnaires publics (et quels fonctionnaires) à un autre fonctionnaire public, à un officier que le peuple n'a pas chargé de cette mission, et dont le pouvoir est renfermé dans les bornes des affaires de l'administration. Défions-nous de cette tendance à investir les Directoires de toutes ces prérogatives; elles sont autant d'attentats à l'autorité nationale et à la liberté publique.
Mais je n'ai encore exposé qu'une partie des dangers attachés à l'organisation des jurés dont on nous menace: il faut les voir en action; il faut considérer leur rapport avec ce tribunal criminel auquel on les lie. Vous savez que ce tribunal est composé de deux juges pris dans chaque district; mais ces juges changent tous les trois mois; le président seul reste. Le président est nommé pour douze années; c'est vous dire assez que ce magistrat aura une prodigieuse influence. Mais considérez l'étendue de ses fonctions. Indépendamment de celles qui lui sont communes avec les autres juges, de celle de tirer les jurés au sort, de les convoquer, il fera subir un interrogatoire à l'accusé immédiatement après son arrivée; il assistera, il présidera à toute l'instruction; l'instruction finie, il sera chargé encore de diriger les jurés eux-mêmes dans l'exercice de leurs fonctions, de leur exposer, de leur résumer l'affaire, de leur faire remarquer les principales preuves, même de leur rappeler leur devoir.
C'en serait assez pour vous convaincre que ce président exercera une singulière influence sur la procédure et sur le jugement des jurés. Peut-être aussi serez-vous étonnés de ce qu'en même temps que l'on considère cette dernière espèce de juges comme les seuls capables de protéger suffisamment les droits de l'innocence et la liberté civile, on les mette ainsi sous la tutelle et sous la férule d'un magistrat nommé pour douze ans. Si on les suppose ineptes, ils verront par les yeux du Mentor que les Comités leur donnent; si on les suppose capables de leurs fonctions, pourquoi ne pas leur laisser cette indépendance qui doit caractériser des juges?
Mais ce qui achève de dévoiler l'esprit de ce système, c'est le pouvoir indéfini et arbitraire dont le même président est investi par un autre article. "Le Président du Tribunal criminel, dit-on en propres termes, peut prendre sur lui de faire ce qu'il croira utile pour découvrir la vérité; et la loi charge son honneur et sa conscience d'employer tous ses efforts pour en favoriser la manifestation."
La découverte de la vérité est un motif très beau, c'est l'objet de toute procédure criminelle et le but de tout juge. Mais que la loi donne vaguement au juge le pouvoir illimité de prendre sur lui tout ce qu'il croira utile pour l'atteindre; qu'elle substitue l'honneur et la conscience de l'homme à sa sainte autorité; qu'elle cesse de soupçonner que son premier devoir est, au contraire, d'enchaîner les caprices et l'ambition des hommes toujours enclins à abuser de leur pouvoir; et qu'elle fournisse à notre président criminel un texte précis qui favorise toutes les prétentions, qui pallie tous les écarts, qui justifie tous les abus d'autorité, c'est un procédé absolument nouveau, et dont les Comités nous donnent le premier exemple.
Je ne veux point parcourir les autres vices dont leur projet est entaché; je ne veux pas même parler des fonctions inutiles et dangereuses du Commissaire du Roi qu'ils mêlent à toute l'instruction, ni de l'autorité énorme qu'ils donnent à l'accusateur public, en lui attribuant le droit de mander, de réprimander arbitrairement les juges de paix, les officiers de police; en les mettant dans sa dépendance; en lui conférant une puissance qui répond à celle de nos intendants et des procureurs généraux de nos Parlements; mais comment taire ou qualifier les dispositions par lesquelles ils remettent ensuite au Roi le pouvoir de lui donner des ordres pour la poursuite des crimes?
C'est donc en vain que vous avez retiré des mains du Commissaire du Roi le redoutable ministère de l'accusation publique, pour le confier à un officier nommé par le peuple; voilà que vos Comités osent vous proposer de le remettre indirectement au Roi lui-même, c'est-à-dire de remettre à la Cour et au Ministère la plus dangereuse influence sur le sort des citoyens et des plus zélés partisans de la liberté; de dénaturer, de pervertir l'institution de l'accusateur public, pour en faire un vil instrument des agents du Pouvoir exécutif, pour avilir le peuple lui-même, le souverain, en soumettant à leur empire le magistrat qu'il a choisi pour poursuivre, en son nom, les délits qui troublent la société. Eh! qui ne serait point effrayé de ces voies obliques, par lesquelles on s'efforce sans cesse de ramener tous les jours toute la puissance nationale dans les mains du Roi, et de nous remettre insensiblement sous le joug d'un despotisme constitutionnel, plus redoutable que celui sous lequel nous gémissons!
Quel est le résultat de tout ce que nous avons dit sur les principes du système des Comités?
Que la place du président sera ce qu'on appelle une très belle place pour celui qui aspirerait à s'asseoir sur ce trône de la Justice criminelle; qu'en lui se concentrerait presque toute l'autorité du tribunal; qu'il dominerait également et sur la procédure et sur les jurés; que ces jurés eux-mêmes ne seraient que des instruments passifs et suspects, passant, pour ainsi dire, des mains de l'officier qui les aurait créés dans celles du président qui les dirigerait. Je vois partout les principes de la justice et de l'égalité violés, les maximes constitutionnelles foulées aux pieds, la liberté civile pressée, pour ainsi dire, entre un accusateur public, un Commissaire du Roi, un président et un procureur-syndic... J'oubliais les officiers de maréchaussées érigés en magistrats de police; mais laissons, pour un moment, ce système fatal qui complète le plan oppressif que nous avons développé, qui livre brutalement la liberté des citoyens aux caprices et aux outrages du despotisme militaire, qui semble proposé, non pour un peuple généreux, conquérant de sa liberté, mais pour un troupeau d'esclaves que l'on voudrait punir d'avoir un instant secoué leurs chaînes...
Dissipons, dans ce moment, les illusions dont les Comités semblent couvrir leur système. Ils ne cessent de répéter qu'il existe en Angleterre.
Quand on veut adopter la méthode, si incertaine et si fausse, de préférer des exemples étrangers à la raison, on devrait au moins être exact sur les faits. Mais comment peut-on se dissimuler que le système anglais et celui qu'on nous présente diffèrent par des circonstances essentielles qui en changent absolument le résultat? Et d'abord, qui ne sent pas que le système anglais présente à l'innocence une sauvegarde qui suffirait seule pour prévenir bien des inconvénients, pour tempérer bien des vices dans la composition des jurés? C'est la loi qui veut l'unanimité absolue pour condamner l'accusé: or, cette loi salutaire est précisément celle que les Comités commencent par effacer de leur projet.
Non contents d'avoir ainsi garanti l'innocence avant le jugement, les lois anglaises lui ménagent une ressource puissante après la condamnation, en donnant à un juge unique le pouvoir de venir à son secours en soumettant l'affaire à un nouveau juré.
Les Comités ne laissent la possibilité de réclamer la revision que dans le cas presque chimérique où le tribunal tout entier et le Commissaire du Roi sont unanimement d'un avis contraire à la déclaration du juré qui a prononcé la condamnation, de manière que, suivant, dans les deux cas, le principe diamétralement opposé à celui de la législation anglaise, ils exigent l'unanimité lorsqu'il s'agit de secourir l'accusé; ils en dispensent, lorsqu'il est question de le condamner.
Mais quoi! les Anglais ont-ils lié au système de leurs jurés ce pouvoir monstrueux de la maréchaussée? Ont-ils remis dans les mains de l'aristocratie militaire le pouvoir de rendre et d'exécuter des ordonnances de police; de traiter les citoyens comme suspects; de les déclarer prévenus; de les livrer à l'accusateur public; de les envoyer en prison; de dresser des procès-verbaux, et de faire contre eux une procédure provisoire? Ont-ils confondu les limites de la Justice criminelle et de la Police, pour donner à des gendarmes royaux, sous le titre de gendarmes nationaux, le plus terrible de tous les pouvoirs? Ah! ils ont tellement respecté les droits du citoyen, qu'ils ont repoussé avec effroi toutes ces institutions dignes du génie du despotisme. Tout le monde sait qu'ils ont poussé, à cet égard, les précautions jusqu'au scrupule, et qu'ils ont mieux aimé paraître affaiblir l'énergie et l'activité de la police, que d'exposer la liberté civile aux vexations de ses agents. Or, croit-on que cette différence doit être comptée pour rien? Croit-on que ce soit la même chose de pouvoir être exposé arbitrairement à des poursuites criminelles par une autorité essentiellement violente et despotique, ou d'être protégé par la loi contre ces premiers dangers?
Pouvez-vous nier encore que, malgré quelques rapports de ressemblance presque matériels, de quelques-unes des dispositions que vous proposez avec celles de la législation anglaise, il y a dans l'ensemble et dans les détails de grandes nuances, qui doivent en déterminer les effets? Mais pouvez-vous surtout vous dissimuler à quel point les vices énormes de votre système sont liés aux circonstances politiques où nous nous trouvons?
Les jurés d'Angleterre ont-ils été établis, ont-ils fleuri au milieu des troubles civils, au sein des intrigues des ennemis du peuple qui nous environnent? Sont-ils organisés de manière à fournir à ses oppresseurs les moyens de l'abattre, de le remettre sous le joug, avec l'appareil des formes judiciaires?
En Angleterre, le peuple a-t-il réclamé ses droits contre le gouvernement et contre l'aristocratie? Existe-t-il des factions dominantes qui le calomnient, qui peignent les plus zélés défenseurs de la liberté, qui le représentent lui-même comme une troupe de brigands et de séditieux? L'a-t-on livré, sous ce prétexte, à des prévois, à des soldats? A-t-on lieu de croire que les jurés anglais nommés par un seul homme, apporteront sur le tribunal ces sinistres préventions, ou le dessein formé d'immoler des victimes de la tyrannie? Si des représentants du peuple anglais, dans des circonstances semblables à celles que je viens d'indiquer, proposaient de pareilles mesures; si, avant que la révolution fût affermie, au moment où elle serait menacée de toutes parts, ils affectaient toujours une défiance injuste et une rigueur inexorable pour la majorité des citoyens intéressés à la maintenir, et une aveugle confiance, une complaisance sans borne pour ceux dont elle aurait ou irrité les préjugés ou offensé l'orgueil, quel jugement faudrait-il porter, ou de leur prévoyance, ou de leur zèle pour la liberté?
Que conclure de tout ce que j'ai dit? Pour moi; j'en conclus d'abord qu'il faut au moins faire disparaître de la constitution des jurés tous les vices monstrueux que je viens de relever.
Je conclus qu'à la place de leur système, il faut substituer un plan d'organisation fondé sur les principes d'une Constitution libre, et qui puisse réaliser les avantages que le nom des jurés semble promettre à la société.
Nous en viendrons facilement à bout, ce me semble, si nous voulons, d'un côté, fixer un moment notre attention sur les maximes fondamentales de noire Constitution, de l'autre, observer rapidement les causes de la méprise où les Comités me semblent être tombés. Elle consiste, suivant moi, en ce que, se livrant trop à l'esprit d'imitation et à cette espèce d'enthousiasme que nous a inspiré l'habitude d'entendre vanter les jurés anglais, ils n'ont pas fait attention qu'à la hauteur où notre Révolution nous a placés, nous ne pouvons pas être aussi faciles à contenter en ce genre que la nation anglaise.
Que les Anglais, chez qui le pouvoir de nommer les officiers de justice était livré au Roi, aient regardé comme un avantage d'être jugés, en matière criminelle, par des citoyens choisis par un officier appelé shérif, et ensuite réduits par le sort, cela se conçoit aisément; que les Anglais, dont la représentation politique, si absurde et si informe, n'était que l'abus de l'aristocratie des riches, ne présentait aux yeux des politiques philosophes qu'un fantôme de Corps législatif asservi et acheté par un monarque; que les Anglais, dis-je, aient vu, sans étonnement le choix des jurés renfermé dans la classe des citoyens qui possédaient une quantité de propriétés déterminée, cela se conçoit avec la même facilité.
Que les Anglais, contemplant d'un côté les lois bienfaisantes qui adoucissaient les inconvénients de cette formation vicieuse de leurs jurés, comparant de l'autre leur système judiciaire avec le honteux esclavage des peuples qui les entouraient, et, avec les vices mêmes des autres parties de leur gouvernement, aient regardé ce système comme le Palladium de leur liberté individuelle, et qu'ils nous aient communiqué leur enthousiasme dans le temps où nous n'osions même élever nos regards vers l'image de la liberté, tout cela était dans l'ordre naturel des choses.
Mais qu'en France, où les droits de l'homme et la souveraineté de la nation ont été solennellement proclamés; où ce principe constitutionnel que les juges doivent être choisis par le peuple a été reconnu;
Qu'en France, où, en conséquence de ce principe, les moindres intérêts civils et pécuniaires des citoyens ne sont décidés que par les citoyens à qui ils ont confié ce pouvoir; leur honneur, leur destinée, soient abandonnés à des hommes qui n'ont reçu d'eux aucune mission, à des hommes nommés par un simple administrateur auquel le peuple n'a point donné et n'a pu donner une telle puissance;
Que ces hommes ne puissent être choisis que dans une classe particulière, que parmi les plus riches; que les législateurs descendent des principes simples et justes qu'ils ont eux-mêmes consacrés, pour calquer laborieusement un système de justice criminelle sur des institutions étrangères, dont ils ne conservent pas même les dispositions les plus favorables à l'innocence, et qu'ils nous vantent ensuite avec enthousiasme, et la sainteté des jurés, et la magnificence du présent qu'ils veulent faire à l'humanité, voilà ce qui me paraît incroyable, incompréhensible; voilà ce qui me démontre plus évidemment que toute autre chose à quel point on s'égare, lorsqu'on veut s'écarter de ces vérités éternelles de la morale publique qui doivent être la base de toutes les sociétés humaines.
Il suffit de revenir à ce principe pour découvrir le véritable plan d'organisation des jurés que nous devons adopter.
Voici celui que je propose, c'est-à-dire les dispositions que je regarde comme fondamentales de l'organisation des jurés (car, pour les lois de détail, et pour les formes de la procédure, je ne me pique pas de les énoncer toutes, d'autant que j'adopte une grande partie de celles que les comités nous proposent, d'après l'exemple de l'Angleterre et l'opinion publique).
Formation du Jury d'accusation.
I.
Tous les ans, les électeurs de chaque canton s'assembleront pour élire, à la pluralité des suffrages, 6 citoyens, qui, durant le cours de l'année, seront appelés à exercer les fonctions de jurés.
II.
Il sera formé, au directoire de district, une liste des jurés nommés par les cantons.
III.
Le Tribunal de district indiquera celui des jours de la semaine qui sera consacré à l'assemblée du jury d'accusation.
IV.
Huitaine avant le jour, le directeur du jury fera tirer au sort, en présence du public, huit citoyens, sur la liste de ceux qui auront été choisis par tous les cantons, et ces huit formeront le jury d'accusation.
V.
Quand le jury sera assemblé, il prêtera devant le directeur du jury le serment suivant: Nous jurons d'examiner, avec une attention scrupuleuse, les témoignages et les pièces qui nous seront présentées, et de nous expliquer sur l'accusation, selon notre conscience.
VI.
Ensuite l'acte d'accusation leur sera remis; ils examineront les pièces, entendront les témoins, et délibéreront entre eux.
VII.
Ils feront ensuite leur déclaration, qui portera qu'il y a lieu, ou qu'il y a pas lieu à l'accusation.
VIII.
Le nombre de huit jurés sera absolument indispensable pour rendre cette déclaration.
IX.
Il faudra l'unanimité des voix pour déclarer qu'il y a lieu à accusation.
Formation du Jury de jugement.
I.
Il sera fait une liste générale de tous les jurés qui auront été choisis dans tous les districts du département.
II.
Sur cette liste, le premier de chaque mois, le président du tribunal criminel, dont il sera parlé ci-après, fera tirer au sort 16 jurés qui formeront le jury de jugement.
III.
Le 15 de chaque mois, s'il y a quelque affaire à juger, ces 16 jurés s'assembleront, d'après la convocation qui en aura été faite.
IV.
L'accusé pourra récuser 30 jurés sans donner aucun motif.
V.
Il pourra récuser, en outre, tous ceux qui auraient assisté au jury d'accusation.
Formation du Tribunal criminel.
I.
Il sera établi un tribunal criminel par chaque département.
II.
Ce tribunal sera composé de six juges pris à tour de rôle, tous les six mois, parmi les jugés des tribunaux de district.
III.
Il sera nommé tous les deux ans, par les électeurs du département, un président du tribunal criminel, dont les fonctions vont être fixées.
IV.
Outre les fonctions de juge, qui lui sont communes avec les autres membres du tribunal, il sera chargé de faire tirer au sort les jurés, de les convoquer, de leur exposer l'affaire qu'ils ont à juger, et de présider à l'instruction.
V.
Il pourra, sur la demande et pour l'intérêt de l'accusé, permettre ou ordonner ce qui pourrait être utile à la manifestation de l'innocence, quand bien même cela serait hors des formes ordinaire de la procédure déterminée par la loi.
VI.
L'accusateur public sera nommé tous les deux ans par les électeurs du département.
VII.
Ses fonctions se borneront à poursuivre les délits sur les actes d'accusation admis par les premiers jurés.
VIII.
Le Roi ne pourra lui adresser aucun ordre pour la poursuite des crimes, attendu que cette prérogative serait incompatible avec les principes constitutionnels sur la séparation des pouvoirs, et avec la liberté.
IX.
Le Corps Législatif lui-même ne pourra lui adresser de pareils ordres, la Constitution renfermant sa compétence dans la poursuite des crimes de lèse-nation, devant le tribunal établi pour les punir.