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Kitobni o'qish: «Faust»

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PREFACE

Il est certains poèmes qui ont eu de tout temps le privilège, pour ainsi dire exclusif, d'éveiller l'imagination des peintres; tels sont, entre autres et par excellence, l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, le Paradis perdu de Milton, le Roland furieux du divin Arioste; on ferait un volume avec la simple énumération des tableaux ou dessins remarquables qu'ils ont inspirés depuis leur apparition jusqu'à nos jours. Parmi les compositions poétiques tout-à-fait modernes, qui, sous ce rapport, méritent de lutter avec celles que nous venons de nommer, le Faust de M. de Goethe doit être mis au premier rang. Ce grand homme a su donner tant de vie aux personnages fantastiques qui abondent dans cette tragédie, qu'on est obligé d'y croire comme à des personnages réels, et de leur prêter une figure, un geste, un accent particulier; on les voit agir, on les entend parler; pour chaque scène nouvelle, le lecteur, involontairement, compose en idée un nouveau tableau. Aussi plusieurs artistes habiles se sont-ils déjà essayés à reproduire les plus saillantes d'entre elles, et jusqu'à présent M. Retsch est celui d'entre eux qui a le mieux réussi dans cette tentative; ses dessins, gravés d'abord en Allemagne, où ils obtinrent le plus grand succès, furent bientôt contrefaits en Angleterre et en France, où l'on se plut également à reconnaître l'esprit, la finesse et la grâce avec lesquels leur auteur a su rendre la plupart des scènes de Faust. Mais malheureusement ce sont de simples croquis au trait, en général un peu froids, et qui même ne sont pas toujours exempts de la roideur tant reprochée aux dessins semblables, que naguère Flaxman exécuta pour Eschyle, Homère, Hésiode et le Dante.

Ceux que nous publions aujourd'hui n'essuieront pas, à coup sûr, un pareil reproche. On pourra leur en adresser d'autres, parce que nulle production de l'art n'est à l'abri de la critique; mais, s'il nous est permis d'anticiper sur le jugement du public, nous ne doutons pas que chacun n'y admire la hardiesse avec laquelle le dessinateur s'est élancé, sur les pas de M. de Goethe, hors des chemins battus; toute la verve créatrice du poète, quelque chose même de ce que les esprits exacts se plaisent à appeler son dévergondage d'imagination, nous pensons que chacun l'y retrouvera du premier coup-d'œil. Ainsi, pour les personnes qui n'avaient pu faire connaissance avec Faust que par l'intermédiaire de notre faible traduction1, cet ouvrage va, grâce à M. Delacroix, reprendre la physionomie franche et originale qui lui appartient, et dont nous l'avions dépouillé à leurs yeux.

Il est à propos d'avertir ces personnes-là que la tragédie de Faust, écrite en vers d'un bout à l'autre et en vers rimés, ce qui n'est pas, comme on sait, une condition indispensable de la versification allemande, se divise néanmoins en deux parties fort distinctes, dont l'une est toute dramatique, l'autre toute lyrique.

Dans la partie dramatique, le style varie selon les situations et selon les personnages: tantôt comique et tantôt sérieux, il passe tour-à-tour, et souvent sans aucune transition, du dernier degré du burlesque au pathétique le plus déchirant, de l'expression de ce qu'il y a de plus abject dans la nature humaine à celle des plus hautes pensées, des sentiments les plus exaltés et les plus purs, qui puissent traverser le cœur ou l'esprit de l'homme. Mais comme, au milieu de ces disparates de détail, il ne perd pourtant jamais son caractère distinctif, qui est celui d'une extrême simplicité; comme le ton du dialogue reste toujours celui de la conversation ordinaire, il ne nous a point paru impossible de traduire en prose toute cette partie de l'ouvrage de M. de Goethe2: nous avons cru même pouvoir le faire sans trop altérer, ni la couleur de l'ensemble, ni les teintes diverses, si multipliées et parfois si tranchées, qui la nuancent. Au moins aurions-nous éprouvé des difficultés beaucoup plus grandes à humilier le vers français jusqu'au ton vulgaire de certains passages, que nous n'en avons eu d'élever la prose au ton inspiré de certains autres.

Il n'en va pas ainsi de la partie lyrique, qui occupe dans Faust une assez grande place. On y rencontre ça et là des chansons, des romances, des chants d'esprits célestes et d'esprits infernaux, des chœurs de sorciers et de sorcières, des formules magiques; tous morceaux d'une poésie cadencée, dont le principal charme consiste, pour la plupart, soit dans le choix du rythme et l'arrangement des vers, soit même uniquement dans la désinence des rimes. Ici nous n'eussions pu nous permettre la prose sans manquer au premier devoir d'un traducteur, à l'exactitude; et, il faut le dire, nous avons senti dans ce cas particulier d'autant moins de répugnance à le remplir, que, de chercher à nous y soustraire, c'eût été courir au-devant d'obligations plus dures encore: car il aurait fallu suppléer au défaut de rythme par des tours de force, que nous avouons au-dessus de notre portée, et qui nous semblent même à-peu-près impossibles.

Ainsi donc, tout ce qui se chante et en somme tous les morceaux du poème, au mérite desquels le mécanisme de la versification concourt pour une forte part, nous avons employé une versification analogue pour les rendre; et, a l'égard de la portion de l'ouvrage, à laquelle notre prose a enlevé sa forme poétique, nous avons fait ce qui dépendait de nous pour y conserver, aux tournures quelque chose de leur vivacité, au dialogue un peu de son nerf et de sa vérité, au style en général une ombre de sa souplesse et de son mouvement. Annoncer qu'on s'est proposé un tel but, nous le sentons, c'est avouer qu'on ne l'a pas atteint; aussi ne parlons nous que de nos efforts, le lecteur jugera de ce qu'ils ont produit.

Deux mots maintenant du sujet de ce poème extraordinaire. Ce fût, à ce qu'on croit, au commencement du seizième siècle que vécut le docteur Faust, espèce de Don Juan du nord. Bien que parvenu aux plus hauts grades dans toutes les Facultés, et réputé sage parmi les hommes, ce docteur, dégoûté de la science, livra son âme à Satan; en retour de quoi celui-ci s'obligea de lui fournir et lui procura en effet un Esprit nommé Méphostophilis, ayant commission de lui faire passer ici-bas vingt-quatre ans de délices, ni plus ni moins, et de l'emporter ensuite dans l'autre monde, pour y souffrir à jamais. Ses aventures joyeuses et sa lamentable fin sont racontées au long dans un gros livre fort ancien, qui fût traduit de bonne heure en plusieurs langues. La traduction anglaise donna au poète Marlow, contemporain de Shakespeare, l'idée d'une pièce, qui fût jouée de son temps, et dans laquelle, au milieu d'un grand nombre de bouffonneries grossières, éclatent des beautés du premier ordre.

Jusque vers la fin du siècle dernier le docteur, moins heureux dans son propre pays, y était demeuré relégué sur des théâtres de marionnettes, d'où, comme Polichinelle chez nous, il amusait la populace par ses espiègleries. Lessing alors imagina le premier qu'on pourrait traiter un tel sujet d'une manière sérieuse; mais des deux tragédies qu'il en voulait tirer, il n'existe qu'une très-courte scène, devant leur servir de prologue. Après Lessing vint Klinger, qui publia une espèce de roman philosophique sous le titre de Faust sa vie, ses actions et son voyage en enfer; puis enfin M. de Goethe, leur maître à tous, sur les brisées duquel il n'y a point d'apparence que personne s'aventure, autrement que pour l'imiter; ce que n'a pas dédaigné de faire lord Byron lui-même, dans son Deformed transformed, et quelque peu aussi dans son Manfred.

Pour être goûtées de nos jours, les absurdes légendes du moyen âge ont grand besoin de toute l'imagination et de tout l'esprit de M. de Goethe; aussi ne s'en est-il servi que comme on se sert d'un canevas, sur lequel on brode absolument ce que l'on veut. La conception de Faust, envisagée sous ce point de vue, lui appartient donc en propre; et certes, il n'a jamais été rien conçu de plus original, de plus étrange; jamais les fictions n'ont été portées à un excès de délire, qui dépasse de plus loin les bornes communes. Il faut avouer néanmoins que, si le poète a largement usé et, dans maint endroit peut-être, abusé du surnaturel, il faut avouer, disons-nous, que le sujet qu'il avait choisi excusait une telle licence, l'exigeait même jusqu'à un certain point. Et d'ailleurs, à quelque hauteur que son vol parvienne dans la région des songes et des chimères, quels que soient le vide et l'extravagance des mondes où il plane, toujours il part de la terre, il s'appuie toujours sur la réalité, sur la vie: comme les sorcières de Macbeth c'est en maniant des ustensiles grossiers, c'est en prononçant des paroles simples, qu'il évoque les fantômes.

Il nous reste à protester contre ceux qui, après la lecture de cette traduction, s'imagineraient avoir acquis le droit de porter un jugement touchant le mérite de l'original; car, s'il n'existe point d'ouvrage sur lequel une traduction puisse donner un tel droit, celui-ci se trouve dans ce cas moins encore qu'aucun autre, à cause de la perfection continue du style. Qu'on lui suppose le naturel exquis de versification de l'Amphytrion de Molière, joint à ce que les poésies de Jean-Baptiste Rousseau offrent de plus lyrique, celles de Parny de plus tendre et de plus gracieux; alors seulement on pourra se croire dispensé, pour le juger, d'être en état de lire l'original lui-même.

A. S.

Nota. Le portrait de l'auteur de Faust, mis en tête du présent volume, a été exécuté par M. Delacroix d'après un croquis, fait à Weimar au commencement de l'année 1827, que M. de Goethe avait envoyé dans ce but à l'éditeur; et le nom inscrit au bas de ce portrait est un fac-similé exact de la signature d'une lettre de lui, écrite vers la même époque, dont on lira un passage dans la note 2.

FAUST

PERSONNAGES DU PREMIER PROLOGUE

UN DIRECTEUR DE THÉATRE.

UN POÈTE DRAMATIQUE.

UN PERSONNAGE BOUFFON.

PERSONNAGES DU SECOND PROLOGUE.

LE SEIGNEUR.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

RAPHAËL,}

GABRIEL,} Archanges.

MICHEL, }

LES ARMÉES CÉLESTES.

PERSONNAGES DE LA TRAGÉDIE.

LE DOCTEUR HENRI FAUST.

WAGNER, son domestique.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

UN ÉCOLIER.

FROSCH, }

BRANDER,} Compagnons de bouteille, jeunes débauchés de Leipzig

SIEBEL, }

ALTMAYER,}

MARGUERITE, maîtresse de Faust.

MARTHE, voisine de Marguerite.

LISETTE, compagne de Marguerite.

VALENTIN, soldat, frère de Marguerite.

BOURGEOIS, PAYSANS, MENDIANTS, ETC.

UNE SORCIÈRE.

ANIMAUX À SES ORDRES.

UN MAUVAIS ESPRIT.

UN FEU FOLLET.

ESPRITS AUX ORDRES DE MÉPHISTOPHÉLÈS.

SORCIERS ET SORCIÈRES, CHŒURS D'ANGES ET DE FIDÈLES, VOIX D'EN HAUT, etc.

PROLOGUE SUR LE THÉÂTRE

DIRECTEUR, POÈTE DRAMATIQUE, PERSONNAGE BOUFFON
LE DIRECTEUR

Vous qui m'avez si souvent prêté votre appui dans mes revers de fortune, dites-moi franchement, mes amis, ce que vous espérez en Allemagne de notre entreprise. Mon plus grand désir serait de plaire à la multitude; il n'est qu'elle au monde qui vive et fasse vivre. Déjà les pieux sont enfoncés en terre, les planches sont clouées sur les pieux, et chacun se promet une fête: les spectateurs garnissent déjà les bancs; et, immobiles, les sourcils élevés, l'œil fixe, ils ne demandent qu'à applaudir. Je n'ignore pas la manière de se concilier les suffrages du public; eh bien! jamais pourtant je ne me suis senti tant d'inquiétude qu'aujourd'hui. Il est vrai qu'en fait de chefs-d'œuvre ils ne sont pas gâtés; mais ils ont terriblement lu. Comment allons-nous donc nous y prendre pour leur donner quelque chose qui leur semble neuf, et qui les intéresse en même temps? Car, je ne m'en cache point, aucun spectacle ne vaut à mes yeux celui de la multitude, lorsqu'elle roule ses vagues contre nos tréteaux, et qu'avec l'impétuosité du vent elle s'engouffre dans la porte étroite. Au grand jour, dès quatre heures, ils assiègent déjà le bureau, et se feraient assommer pour un billet; comme à la porte d'un boulanger on le ferait pour un pain, s'il y avait disette. Et ce miracle opéré sur tant d'hommes à la fois, c'est l'ouvrage d'un seul, c'est l'ouvrage du poète. O mon ami, opère ce miracle aujourd'hui, je t'en conjure.

LE POÈTE

Non, ne me parle pas de cette foule aveugle à sa vue, l'inspiration nous abandonne. Cache-moi cette multitude, dont les flots nous entraînent malgré nous dans le tourbillon du monde. C'est au-dessus des nuages qu'il faut me conduire, dans ces régions tranquilles où règne, pour le poète, une volupté pure, où l'amour et l'amitié, consolateurs de nos peines, nous tendent une main céleste, une main créatrice. Hélas! ce qui jaillit du fond de notre âme, ce que bégaient nos lèvres tremblantes, tantôt avorté, tantôt couronné d'un succès éphémère, disparaît englouti dans le gouffre du temps. Mais souvent il arrive aussi qu'après avoir traversé sans gloire un siècle ou deux, notre génie secoue les linceuls de l'oubli, et soulève une tête colossale. Ce qui brille ne dure qu'un temps; jamais le vrai beau n'est perdu pour la postérité.

LE PERSONNAGE BOUFFON

Si on voulait bien ne pas toujours parler de la postérité!.. Supposons que moi je me misse à m'occuper de la postérité, qui donc se chargerait d'amuser mes contemporains? Et il n'y a pas à dire, il faut qu'ils s'amusent. Le suffrage d'un honnête homme est, ce me semble, déjà quelque chose. D'ailleurs celui qui sait parler un langage convenable, n'a rien à redouter des caprices du peuple; au contraire, plus le cercle est nombreux, plus il est certain de l'émouvoir. Soyez beau tant que vous voulez, et montrez-vous original; que chez vous l'imagination se déploie avec tout son cortège de raison, d'esprit, de sentiment, de passion; mais, prenez-y bien garde, jamais sans un grain de folie.

LE DIRECTEUR

Surtout faites la part un peu large; que les événements se pressent. Pourquoi vient-on? pour voir: on veut voir à toute force. Qu'il y ait donc beaucoup à voir, afin de faire ouvrir de grands yeux à la foule; et votre cause est gagnée, et vous êtes un homme adorable. Ce n'est que par la masse, que vous agirez sur la masse; car, enfin, chacun cherchant quelque chose qui lui convienne, celui qui apporte beaucoup, apportera à chacun quelque chose; et nul ne sortira mécontent de la salle. Donnez votre pièce en petite monnaie, elle aura un débit plus sûr et plus prompt. Qu'elle se décompose, aussi facilement qu'elle fût composée. À quoi bon produire un tout compact? Le public vous le plumera comme un geai.

LE POÈTE

Vous ne sentez pas tout ce qu'il y a de vulgaire dans un pareil métier, combien le véritable artiste y répugne! Le barbouillage de ces messieurs est, je le vois, dans votre méthode.

LE DIRECTEUR

Ce reproche ne m'atteint pas. Un ouvrier qui songe à bien travailler, doit acheter le meilleur outil possible: songez donc, vous, que vous avez du bois mou à fendre, et voyez quels sont ceux pour qui vous écrivez. Pendant que l'ennui nous amène celui-là, celui-ci sort d'un repas splendide où il s'en est mis jusqu'au gosier; et, ce qu'il y a de pis encore, plus d'un vient d'achever la lecture des gazettes. On se hâte d'entrer chez nous, distrait comme pour une mascarade; et la curiosité seule donne des ailes aux plus tardifs: les belles dames se couvrent de parures, et jouent leur rôle gratis… Que diantre rêvez-vous sur votre Parnasse? En quoi peut vous inspirer une salle garnie de monde? Eh! regardez de près nos Mécènes. Ils sont, les uns blasés, les autres à moitié ours: l'un, après le spectacle, s'attend à une partie de jeu, l'autre à une nuit de plaisirs dans les bras de sa maîtresse. Y pensez-vous, pauvres fous, d'aller prostituer à ces gens-là les chastes Muses? Je vous le répète, donnez-leur en de toute couleur et de toute qualité: ainsi vous ne manquerez jamais votre but. Cherchez à intriguer les hommes; les contenter est trop difficile… Mais qu'est-ce qui vous prend? Extase? douleur?

LE POÈTE

Va loin d'ici chercher un autre esclave… Que pour ton bon plaisir le poète déshonore son plus beau titre! qu'il renonce au droit sacré dont la nature l'a investi!.. Par quelle puissance émeut-il les âmes? par quelle puissance bouleverse-t-il les éléments? N'est-ce point à l'aide de l'accord parfait qui règne en lui-même, et qui oblige l'univers à se reconstruire au fond de son propre cœur? Pendant que la Nature, tournant son fuseau d'une main insouciante, démêle, en se jouant, les fils éternels de toute existence, pendant que la foule tumultueuse des êtres se presse en désordre, et accomplit péniblement sa dure destinée; qui sait animer d'un feu divin cette masse inerte, uniforme, et l'assujettir aux lois de l'harmonie? Qui sait faire rentrer l'individu isolé dans l'ordre universel? Qui répand un doux crépuscule sur les sens absorbés dans une méditation austère? Qui sème toutes les jolies fleurs du printemps le long du sentier foulé par une amante? Qui dépouille de leurs feuilles les arbres, où elles pendaient inutiles, et les tresse en couronnes pour les distribuer aux mérites de tous genres? Qui soutient l'Olympe? Qui convoque l'assemblée des Dieux? La puissance de l'homme, révélée dans le poète.

LE PERSONNAGE BOUFFON

Hé bien, tout en se servant des plus nobles facultés de l'esprit, ne poursuit-elle pas ses occupations poétiques, comme on poursuit une aventure d'amour? On se rapproche par hasard, on s'enflamme, on reste, et peu à peu on se trouve pris; le bonheur croît à chaque moment, l'attaque commence enfin, on est enivré, transporté: puis arrive le dégoût, et avant qu'on s'en aperçoive, on a broché un roman. Voilà le spectacle que vous devez mettre sous nos yeux. Lancez-vous au milieu de la vie humaine. Chacun vit de cette vie-là un petit nombre la connaît; et c'est le peu que vous en montrez, qui fait tout le charme de vos ouvrages. Dans un flux d'images une faible clarté, beaucoup d'erreurs et une étincelle de vérité; avec cela l'on compose le meilleur breuvage, avec cela l'on captive et l'on édifie tout le monde. Alors s'assemble la fleur de la jeunesse, et dans votre œuvre elle se mire avec complaisance; alors tout sentiment tendre trouve la nourriture mélancolique qui lui convient; alors sont émus tantôt l'un, tantôt l'autre des spectateurs, et chacun voit représenté au naturel ce qu'il porte en lui-même. Ils sont prêts à rire comme à pleurer, à pleurer comme à rire: ils honorent les efforts du poète, ils applaudissent à l'illusion de la scène. Pour l'homme déjà fait rien n'est bon; mais on peut s'assurer en la gratitude de celui qui espère devenir homme.

LE POÈTE

Rends-moi donc, rends-moi les temps où je n'étais encore moi-même qu'en espérance; lorsqu'une source intarissable de chants mélodieux coulait de ma veine, lorsqu'un voile de nuages dérobait le monde à mes regards, que les bourgeons promettaient des fruits merveilleux, et que je cueillais d'une main avide les millions de fleurs qui tapissaient les vallées. Je n'avais rien, et ce rien me suffisait: c'était l'amour de la vérité et la volupté des songes. Rends-moi les désirs indomptés qui fatiguaient mon cœur, rends-moi ce cœur profondément ébranlé, et la force de haïr, et la puissance d'aimer! Rends-moi ma jeunesse!

LE PERSONNAGE BOUFFON

La jeunesse, mon ami? Tu en aurais besoin, si dans la bataille l'ennemi te pressait de toutes parts; ou si de jeunes filles charmantes se pendaient à ton col; ou bien si de loin tu voyais la couronne, prix de l'agilité, se balancer près d'une barrière difficile à atteindre; ou encore si, au sortir d'une danse animée, il te fallait passer la nuit dans les festins. Mais jouer avec force et grâce sur une lyre familière, se proposer un but vague, et s'y rendre à travers mille agréables détours; voilà, messieurs les vieillards, ce qui doit vous occuper. Et nous ne vous en estimons pas moins pour cela. La vieillesse ne nous fait pas, comme on dit, retomber en enfance; elle nous trouve encore vrais enfants.

LE DIRECTEUR

Assez discourir: montrez-moi enfin des actions. Pendant que vous faites assaut de paroles, il pourrait se passer quelque chose d'utile. À quoi bon parler de la disposition où l'on devrait être? Pour s'y mettre, il faut agir. Vous donnez-vous pour un poète, commandez à la poésie. Vous savez bien quels sont nos besoins nous voulons des boissons fortes: brassez-en donc sur l'heure! Ce qui ne se fait pas aujourd'hui, demain n'est pas fait; et il ne faut pas perdre un jour à délibérer. Prenons l'occasion par les cheveux, et ne la lâchons point, si nous prétendons répondre à l'attente du public.

Vous savez que, sur nos théâtres d'Allemagne, chacun s'essaie à ce qu'il veut: ainsi n'épargnez aujourd'hui, ni les décorations, ni les machines. Servez-vous de la grande et de la petite lumière du ciel; vous pouvez semer à pleines mains les étoiles: d'eau, de feu, de rochers escarpés, de quadrupèdes, d'oiseaux, nous n'en manquons pas non plus. Transportez donc de plein saut, dans cette étroite maison de planches, tout le cercle de la création; et, avec une vitesse calculée d'avance, allez des cieux, à travers le monde, aux enfers.

1.Cette traduction avait paru, pour la première fois, en 1825, dans la collection des Œuvres dramatiques de J. W. Goethe, que publièrent alors les libraires Sautelet et Cie. Encouragé par l'accueil bienveillant, mais trop peu mérité, qu'elle reçut à cette époque du public allemand et de M. de Goethe lui-même, l'auteur ne la réimprime aujourd'hui, qu'après l'avoir revue d'un bout à l'autre avec tout le soin dont il est capable, et lui avoir fait subir de nombreuses corrections. Ce nouveau travail, il est vrai, n'a servi, malgré le scrupule qui y a présidé, ou plutôt à cause de ce scrupule, qu'à lui mieux démontrer son impuissance. Mais au moins, s'il vient encore d'échouer dans son entreprise, sa vanité seule en pourra souffrir il n'aura manqué que de talent.
2.Afin de donner une idée du système de versification adopté par le poète dans la partie dramatique de Faust, nous avons fait exception à notre règle, et traduit en vers toute une scène, celle intitulée Prologue dans le ciel. Nous avons choisi de préférence cette scène-là, parce qu'elle se trouve en dehors de l'ouvrage, et que les interlocuteurs sont eux-mêmes en dehors de la sphère d'action des personnages qui figurent dans la tragédie.
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