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Kitobni o'qish: «Le Colonel Chabert»

Shrift:

Honoré de Balzac
LE COLONEL CHABERT

A MADAME LA COMTESSE IDA DE BOCARME,

NÉE DU CHASTELER


LA COMEDIE HUMAINE

– Allons! encore notre vieux carrick!

Cette exclamation échappait à un clerc appartenant au genre de ceux qu’on appelle dans les Etudes des saute-ruisseaux, et qui mordait en ce moment de fort bon appétit dans un morceau de pain; il arracha un peu de mie pour faire une boulette qu’il lança railleusement par le vasistas d’une fenêtre sur laquelle il s’appuyait. Bien dirigée, la boulette rebondit presque à la hauteur de la croisée, après avoir frappé le chapeau d’un inconnu qui traversait la cour d’une maison située rue Vivienne, où demeurait maître Derville, avoué.

– Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux gens, ou je vous mets à la porte. Quelque pauvre que soit un client, c’est toujours un homme, que diable! dit le premier clerc en interrompant l’addition d’un mémoire de frais.

Le saute-ruisseau est généralement, comme était Simonnin, un garçon de treize à quatorze ans, qui dans toutes les Etudes se trouve sous la domination spéciale du principal clerc dont les commissions et les billets doux l’occupent tout en allant porter des exploits chez les huissiers et des placets au Palais. Il tient au gamin de Paris par ses mœurs, et à la Chicane par sa destinée. Cet enfant est presque toujours sans pitié, sans frein, indisciplinable, faiseur de couplets, goguenard, avide et paresseux. Néanmoins presque tous les petits clercs ont une vieille mère logée à un cinquième étage avec laquelle ils partagent les trente ou quarante francs qui leur sont alloués par mois.

– Si c’est un homme, pourquoi l’appelez-vous vieux carrick? dit Simonnin de l’air de l’écolier qui prend son maître en faute.

Et il se remit à manger son pain et son fromage en accotant son épaule sur le montant de la fenêtre, car il se reposait debout, ainsi que les chevaux de coucou, l’une de ses jambes relevée et appuyée contre l’autre, sur le bout du soulier.

– Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là? dit à voix basse le troisième clerc nommé Godeschal en s’arrêtant au milieu d’un raisonnement qu’il engendrait dans une requête grossoyée par le quatrième clerc, et dont les copies étaient faites par deux néophytes venus de province. Puis il continua son improvisation: … Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-huit (mettez en toutes lettres, hé! monsieur le savant qui faites la Grosse!), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit… (qu’est-ce qu’il comprit, ce gros farceur-là?) la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence! … … (point admiratif et six points: on est assez religieux au Palais pour nous les passer), et sa première pensée fût ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles et nombreux serviteurs (nombreux est une flatterie qui doit plaire au tribunal) tous leurs biens non vendus, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine public soit qu’ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne soit enfin qu’ils se trouvassent dans les dotations d’établissements publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est l’esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en

– Attendez, dit Godeschal aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli la fin de ma page.

– Eh! bien, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbre, eh! bien, si vous voulez lui faire une farce, il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses clients qu’entre deux et trois heures du matin: nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur! Et Godeschal reprit la phrase commencée:

– rendue en… Y êtes-vous? demanda-t-il.

– Oui, crièrent les trois copistes.

Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration.

– Rendue en… Hein? papa Boucard, quelle est la date de l’ordonnance? il faut mettre les points sur les i, saquerlotte! Cela fait des pages.

– Saquerlotte! répéta l’un des copistes avant que Boucard le Maître clerc n’eût répondu.

– Comment, vous avez écrit saquerlotte? s’écria Godeschal en regardant l’un des nouveaux venus d’un air à la fois sévère et goguenard.

– Mais oui, dit le quatrième clerc en se penchant sur la copie de son voisin, il a écrit: Il faut mettre les points sur les i, et sakerlotte avec un k.

Tous les clercs partirent d’un grand éclat de rire.

– Comment, monsieur Huré, vous prenez saquerlotte pour un terme de Droit, et vous dites que vous êtes de Mortagne! s’écria Simonnin.

– Effacez bien ça! dit le principal clerc. Si le juge chargé de taxer le dossier voyait des choses pareilles, il dirait qu’on se moque de la barbouillée! Vous causeriez des désagréments au patron. Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Huré! Un Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. C’est le: – Portez arme! de la Bazoche.

– Rendue en… en, demanda Godeschal. Dites-moi donc, quand, Boucard?

– Juin 1814, répondit le premier clerc sans quitter son travail.

Un coup frappé à la porte de l’Etude interrompit la phrase de la prolixe requête. Cinq clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié d’une voix de chantre:

– Entrez. Boucard resta la face ensevelie dans un monceau d’actes, nommés broutille en style de Palais, et continua de dresser le mémoire de frais auquel il travaillait.

L’Etude était une grande pièce ornée du poêle classique qui garnit tous les antres de la chicane. Les tuyaux traversaient diagonalement la chambre et rejoignaient une cheminée condamnée sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des triangles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du Maître clerc. L’odeur de ces comestibles s’amalgamait si bien avec la puanteur du poêle chauffé sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que la puanteur d’un renard n’y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportée par les clercs. Près de la fenêtre se trouvait le secrétaire à cylindre du Principal, et auquel était adossée la petite table destinée au second clerc. Le second faisait en ce moment le palais. Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. L’Etude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies immobilières, des ventes, des licitations entre majeurs et mineurs, des adjudications définitives ou préparatoires, la gloire des Etudes! Derrière le Maître clerc était un énorme casier qui garnissait le mur du haut en bas, et dont chaque compartiment était bourré de liasses d’où pendaient un nombre infini d’étiquettes et de bouts de fil rouge qui donnent une physionomie spéciale aux dossiers de procédure. Les rangs inférieurs du casier étaient pleins de cartons jaunis par l’usage, bordés de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms des gros clients dont les affaires juteuses se cuisinaient en ce moment. Les sales vitres de la croisée laissaient passer peu de jour. D’ailleurs, au mois de février, il existe à Paris très-peu d’Etudes où l’on puisse écrire sans le secours d’une lampe avant dix heures, car elles sont toutes l’objet d’une négligence assez concevable: tout le monde y va, personne n’y reste, aucun intérêt personnel ne s’attache à ce qui est si banal; ni l’avoué, ni les plaideurs, ni les clercs ne tiennent à l’élégance d’un endroit qui pour les uns est une classe, pour les autres un passage, pour le maître un laboratoire. Le mobilier crasseux se transmet d’avoués en avoués avec un scrupule si religieux que certaines Etudes possèdent encore des boîtes à résidus, des moules à tirets, des sacs provenant des procureurs au Chlet, abréviation du mot CHATELET, juridiction, qui représentait dans l’ancien ordre de choses le Tribunal de Première Instance actuel. Cette Etude obscure, grasse de poussière, avait donc, comme toutes les autres, quelque chose de repoussant pour les plaideurs, et qui en faisait une des plus hideuses monstruosités parisiennes. Certes, si les sacristies humides où les prières se pèsent et se payent comme des épices, si les magasins des revendeuses où flottent des guenilles qui flétrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant où aboutissent nos fêtes, si ces deux cloaques de la poésie n’existaient pas, une Etude d’avoué serait de toutes les boutiques sociales la plus horrible. Mais il en est ainsi de la maison de jeu, du tribunal, du bureau de loterie et du mauvais lieu. Pourquoi? Peut-être dans ces endroits le drame, en se jouant dans l’âme de l’homme, lui rendit les accessoires indifférents: ce qui expliquerait aussi la simplicité du grand penseur et des grands ambitieux.

– Où est mon canif?

– Je déjeune!

– Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête!

– Chît! messieurs.

Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le vieux plaideur ferma la porte avec cette sorte d’humilité qui dénature les mouvements de l’homme malheureux. L’inconnu essaya de sourire, mais les muscles de son visage se détendirent quand il eut vainement cherché quelques symptômes d’aménité sur les visages inexorablement insouciants des six clercs. Accoutumé sans doute à juger les hommes, il s’adressa fort poliment au saute-ruisseau, en espérant que ce Pâtiras lui répondrait avec douceur.

– Monsieur, votre patron est-il visible?

Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu’en se donnant avec les doigts de la main gauche de petits coups répétés sur l’oreille, comme pour dire: – Je suis sourd.

– Que souhaitez-vous, monsieur? demanda Godeschal qui tout en faisant cette question avalait une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce de quatre, brandissait son couteau, et se croisait les jambes en mettant à la hauteur de son œil celui de ses pieds qui se trouvait en l’air.

– Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. Je souhaite parler à monsieur Derville.

– Est-ce pour une affaire?

– Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur…

– Le patron dort, si vous désirez le consulter sur quelques difficultés, il ne travaille sérieusement qu’à minuit. Mais si vous vouliez nous dire votre cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous…

L’inconnu resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui, comme un chien qui, en se glissant dans une cuisine étrangère, craint d’y recevoir des coups. Par une grâce de leur état, les clercs n’ont jamais peur des voleurs, ils ne soupçonnèrent donc point l’homme au carrick et lui laissèrent observer le local, où il cherchait vainement un siége pour se reposer, car il était visiblement fatigué. Par système, les avoués laissent peu de chaises dans leurs Etudes. Le client vulgaire, lassé d’attendre sur ses jambes, s’en va grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d’un vieux procureur, n’est pas admis en taxe.

– Monsieur, répondit-il, j’ai déjà eu l’honneur de vous prévenir que je ne pouvais expliquer mon affaire qu’à monsieur Derville, je vais attendre son lever.

Boucard avait fini son addition. Il sentit l’odeur de son chocolat, quitta son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme, regarda le carrick et fit une grimace indescriptible. Il pensa probablement que, de quelque manière que l’on tordît ce client, il serait impossible d’en tirer un centime; il intervint alors par une parole brève, dans l’intention de débarrasser l’Etude d’une mauvaise pratique.

– Ils vous disent la vérité, monsieur. Le patron ne travaille que pendant la nuit. Si votre affaire est grave, je vous conseille de revenir à une heure du matin.

Le plaideur regarda le Maître clerc d’un air stupide, et demeura pendant un moment immobile. Habitués à tous les changements de physionomie et aux singuliers caprices produits par l’indécision ou par la rêverie qui caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent à manger, en faisant autant de bruit avec leurs mâchoires que doivent en faire des chevaux au râtelier, et ne s’inquiétèrent plus du vieillard.

– Monsieur, je viendrai ce soir, dit enfin le vieux qui par une ténacité particulière aux gens malheureux voulait prendre en défaut l’humanité.

La seule épigramme permise à la Misère est d’obliger la Justice et la Bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux ont convaincu la Société de mensonge, ils se rejettent plus vivement dans le sein de Dieu.

– Ne voilà-t-il pas un fameux crâne? dit Simonnin sans attendre que le vieillard eût fermé la porte.

– Il a l’air d’un déterré, reprit le dernier clerc.

– C’est quelque colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc.

– Non, c’est un ancien concierge, dit Godeschal.

– Parions qu’il est noble, s’écria Boucard.

– Je parie qu’il a été portier, répliqua Godeschal. Les portiers sont seuls doués par la nature de carricks usés, huileux et déchiquetés par le bas comme l’est celui de ce vieux bonhomme! Vous n’avez donc vu ni ses bottes éculées qui prennent l’eau, ni sa cravate qui lui sert de chemise? Il a couché sous les ponts.

– Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc. Ça s’est vu!

– Non, reprit Boucard au milieu des rires, je soutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonel sous la République.

– Ah! je parie un spectacle pour tout le monde qu’il n’a pas été soldat, dit Godeschal.

– Ça va, répliqua Boucard.

– Monsieur! monsieur? cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre.

– Que fais-tu, Simonnin? demanda Boucard.

– Je l’appelle pour lui demander s’il est colonel ou portier, il doit le savoir, lui.

Tous les clercs se mirent à rire. Quant au vieillard, il remontait déjà l’escalier.

– Qu’allons-nous lui dire? s’écria Godeschal.

– Laissez-moi faire! répondit Boucard.

Le pauvre homme rentra timidement en baissant les yeux, peut-être pour ne pas révéler sa faim en regardant avec trop d’avidité les comestibles.

– Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom, afin que le patron sache si…

– Chabert.

– Est-ce le colonel mort à Eylau? demanda Huré qui n’ayant encore rien dit était jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres.

– Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira.

– Chouit!

– Dégommé!

– Puff!

– Oh!

– Ah!

– Bâoun!

– Ah! le vieux drôle!

– Trinn, la, la, trinn, trinn.

– Enfoncé!

– Monsieur Desroches, vous irez au spectacle sans payer, dit Huré, le quatrième clerc, à un nouveau venu en lui donnant sur l’épaule une tape à tuer un rhinocéros.

Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations, à la peinture duquel on userait toutes les onomatopées de la langue.

– A quel théâtre irons-nous?

– A l’Opéra! s’écria le principal.

– D’abord, reprit Godeschal, le théâtre n’a pas été désigné. Je puis, si je veux, vous mener chez madame Saqui.

– Madame Saqui n’est pas un spectacle.

– Qu’est-ce qu’un spectacle? reprit Godeschal. Etablissons d’abord le point de fait. Qu’ai-je parié, messieurs? un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle? une chose qu’on voit…

– Mais dans ce système-là, vous vous acquitteriez donc en nous menant voir l’eau couler sous le Pont-Neuf? s’écria Simonnin en interrompant.

– Qu’on voit pour de l’argent, disait Godeschal en continuant.

– Mais on voit pour de l’argent bien des choses qui ne sont pas un spectacle. La définition n’est pas exacte, dit Huré.

– Mais, écoutez-moi donc!

– Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard.

– Curtius est-il un spectacle? dit Godeschal.

– Non, répondit le premier clerc, c’est un cabinet de figures.

– Je parie cent francs contre un sou, reprit Godeschal, que le cabinet de Curtius constitue l’ensemble de choses auquel est dévolu le nom de spectacle. Il comporte une chose à voir à différents prix, suivant les différentes places où l’on veut se mettre.

– Et berlik berlok, dit Simonnin.

– Prends garde que je ne te gifle, toi! dit Godeschal.

Les clercs haussèrent les épaules.

– D’ailleurs, il n’est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de nous, dit-il en cessant son argumentation étouffée par le rire des autres clercs. En conscience, le colonel Chabert est bien mort, sa femme est remariée au comte Ferraud, Conseiller d’Etat. Madame Ferraud est une des clientes de l’Etude!

– La cause est remise à demain, dit Boucard. A l’ouvrage, messieurs! Sac-à-papier! l’on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête, elle doit être signifiée avant l’audience de la quatrième Chambre. L’affaire se juge aujourd’hui. Allons, à cheval.

– Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’il n’aurait pas chaussé le bout de son pied dans le postérieur de ce farceur de Simonnin quand il a fait le sourd? dit Huré en regardant cette observation comme plus concluante que celle de Godeschal.

– Puisque rien n’est décidé, reprit Boucard, convenons d’aller aux secondes loges des Français voir Talma dans Néron. Simonnin ira au parterre.

Là-dessus, le premier clerc s’assit à son bureau, et chacun l’imita.

– Rendue en juin mil huit cent quatorze (en toutes lettres), dit Godeschal, y êtes-vous?

– Oui, répondirent les deux copistes et le grossoyeur dont les plumes recommencèrent à crier sur le papier timbré en faisant dans l’Etude le bruit de cent hannetons enfermés par des écoliers dans des cornets de papier.

– Et nous espérons que Messieurs composant le tribunal, dit l’improvisateur. Halte! il faut que je relise ma phrase, je ne me comprends plus moi-même.

– Quarante-six… Ça doit arriver souvent! … Et trois, quarante-neuf, dit Boucard.

– Nous espérons, reprit Godeschal après avoir tout relu, que Messieurs composant le tribunal ne seront pas moins grands que ne l’est l’auguste auteur de l’ordonnance, et qu’ils feront justice des misérables prétentions de l’administration de la grande chancellerie de la Légion-d’Honneur en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous établissons ici

– Monsieur Godeschal, voulez-vous un verre d’eau? dit le petit clerc.

– Ce farceur de Simonnin! dit Boucard. Tiens, apprête tes chevaux à double semelle, prends ce paquet, et valse jusqu’aux Invalides.

– Que nous établissons ici, reprit Godeschal. Ajoutez: dans l’intérêt de madame… (en toutes lettres) la vicomtesse de Grandlieu

– Comment! s’écria le Maître clerc, vous vous avisez de faire des requêtes dans l’affaire Vicomtesse de Grandlieu contre Légion-d’Honneur, une affaire pour compte d’Etude, entreprise à forfait? Ah! vous êtes un fier nigaud! Voulez-vous bien me mettre de côté vos copies et votre minute, gardez-moi cela pour l’affaire Navarreins contre les Hospices. Il est tard, je vais faire un bout de placet, avec des attendu, et j’irai moi même au Palais…

Cette scène représente un des mille plaisirs qui, plus tard, font dire en pensant à la jeunesse:

– C’était le bon temps!

Vers une heure du matin, le prétendu colonel Chabert vint frapper à la porte de maître Derville, avoué près le Tribunal de Première Instance du département de la Seine. Le portier lui répondit que monsieur Derville n’était pas rentré. Le vieillard allégua le rendez-vous et monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sa jeunesse, passait pour être une des plus fortes têtes du Palais. Après avoir sonné, le défiant solliciteur ne fut pas médiocrement étonné de voir le premier clerc occupé à ranger sur la table de la salle à manger de son patron les nombreux dossiers des affaires qui venaient le lendemain en ordre utile. Le clerc, non moins étonné, salua le colonel en le priant de s’asseoir: ce que fit le plaideur.

– Ma foi, monsieur, j’ai cru que vous plaisantiez hier en m’indiquant une heure si matinale pour une consultation, dit le vieillard avec une fausse gaieté d’un homme ruiné qui s’efforce de sourire.

– Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble, reprit le Principal en continuant son travail. Monsieur Derville a choisi cette heure pour examiner ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite, en disposer les défenses. Sa prodigieuse intelligence est plus libre en ce moment, le seul où il obtienne le silence et la tranquillité nécessaires à la conception des bonnes idées. Vous êtes, depuis qu’il est avoué, le troisième exemple d’une consultation donnée à cette heure nocturne. Après être rentré, le patron discutera chaque affaire, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq heures à sa besogne; puis, il me sonnera et m’expliquera ses intentions. Le matin, de dix heures à deux heures, il écoute ses clients, puis il emploie le reste de la journée à ses rendez-vous. Le soir, il va dans le monde pour y entretenir ses relations. Il n’a donc que la nuit pour creuser ses procès, fouiller les arsenaux du Code et faire ses plans de bataille. Il ne veut pas perdre une seule cause, il a l’amour de son art. Il ne se charge pas, comme ses confrères, de toute espèce d’affaire. Voilà sa vie, qui est singulièrement active. Aussi gagne-t-il beaucoup d’argent.

En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre figure prit une expression si dépourvue d’intelligence, que le clerc, après l’avoir regardé, ne s’occupa plus de lui. Quelques instants après, Derville rentra, mis en costume de bal; son Maître clerc lui ouvrit la porte, et se remit à achever le classement des dossiers. Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait. Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius où Godeschal avait voulu mener ses camarades. Cette immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. Le vieux soldat était sec et maigre. Son front, volontairement caché sous les cheveux de sa perruque lisse, lui donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’une taie transparente: vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage pâle, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’emprunter cette expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre. Les bords du chapeau qui couvrait le front du vieillard projetaient un sillon noir sur le haut du visage. Cet effet bizarre, quoique naturel, faisait ressortir, par la brusquerie du contraste, les rides blanches, les sinuosités froides, le sentiment décoloré de cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradants symptômes par lesquels se caractérise l’idiotisme, pour faire de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis.

En voyant l’avoué, l’inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable à celui qui échappe aux poètes quand un bruit inattendu vient les détourner d’une féconde rêverie, au milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se découvrit promptement et se leva pour saluer le jeune homme; le cuir qui garnissait l’intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en aperçût, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à l’œil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L’enlèvement soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir. La première pensée que suggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci:

– Par là s’est enfuie l’intelligence!

– Si ce n’est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier! pensa Boucard.

– Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler?

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30 avgust 2016
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