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Kitobni o'qish: «La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04»

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A MONSIEUR VICTOR HUGO.

Vous qui, par le privilége des Raphaël et des Pitt, étiez déjà grand poète à l'âge où les hommes sont encore si petits, vous avez, comme Chateaubriand, comme tous les vrais talents, lutté contre les envieux embusqués derrière les colonnes, ou tapis dans les souterrains du Journal. Aussi désiré-je que votre nom victorieux aide à la victoire de cette œuvre que je vous dédie, et qui, selon certaines personnes, serait un acte de courage autant qu'une histoire pleine de vérité. Les journalistes n'eussent-ils donc pas appartenu, comme les marquis, les financiers, les médecins et les procureurs, à Molière et à son Théâtre? Pourquoi donc la Comédie humaine, qui castigat ridendo mores, excepterait-elle une puissance, quand la Presse parisienne n'en excepte aucune?

Je suis heureux, monsieur, de pouvoir me dire ainsi

Votre sincère admirateur et ami,
de Balzac.

PREMIÈRE PARTIE
LES DEUX POÈTES

A l'époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l'encre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de provinces. Malgré la spécialité qui la met en rapport avec la typographie parisienne, Angoulême se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est redevable du mot faire gémir la presse, maintenant sans application. L'imprimerie arriérée y employait encore des balles en cuir frottées d'encre, avec lesquelles l'un des pressiers tamponnait les caractères. Le plateau mobile où se place la forme pleine de lettres sur laquelle s'applique la feuille de papier était encore en pierre et justifiait son nom de marbre. Les dévorantes presses mécaniques ont aujourd'hui si bien fait oublier ce mécanisme, auquel nous devons, malgré ses imperfections, les beaux livres des Elzevier, des Plantin, des Alde et des Didot, qu'il est nécessaire de mentionner les vieux outils auxquels Jérôme-Nicolas Séchard portait une superstitieuse affection; car ils jouent leur rôle dans cette grande petite histoire.

Ce Séchard était un ancien compagnon pressier, que dans leur argot typographique les ouvriers chargés d'assembler les lettres appellent un Ours. Le mouvement de va-et-vient, qui ressemble assez à celui d'un ours en cage, par lequel les pressiers se portent de l'encrier à la presse et de la presse à l'encrier, leur a sans doute valu ce sobriquet. En revanche, les Ours ont nommé les compositeurs des Singes, à cause du continuel exercice qu'ils font pour attraper les lettres dans les cent cinquante-deux petites cases où elles sont contenues. A la désastreuse époque de 1793, Séchard, âgé d'environ cinquante ans, se trouva marié. Son âge et son mariage le firent échapper à la grande réquisition qui emmena presque tous les ouvriers aux armées. Le vieux pressier resta seul dans l'imprimerie dont le maître, autrement dit le Naïf, venait de mourir en laissant une veuve sans enfants. L'établissement parut menacé d'une destruction immédiate: l'Ours solitaire était incapable de se transformer en Singe; car, en sa qualité d'imprimeur, il ne sut jamais ni lire ni écrire. Sans avoir égard à ses incapacités, un Représentant du Peuple, pressé de répandre les beaux décrets de la Convention, investit le pressier du brevet de maître imprimeur, et mit sa typographie en réquisition. Après avoir accepté ce périlleux brevet, le citoyen Séchard indemnisa la veuve de son maître en lui apportant les économies de sa femme, avec lesquelles il paya le matériel de l'imprimerie à moitié de la valeur. Ce n'était rien. Il fallait imprimer sans faute ni retard les décrets républicains. En cette conjoncture difficile, Jérôme-Nicolas Séchard eut le bonheur de rencontrer un noble Marseillais qui ne voulait ni émigrer pour ne pas perdre ses terres, ni se montrer pour ne pas perdre sa tête, et qui ne pouvait trouver de pain que par un travail quelconque. Monsieur le comte de Maucombe endossa donc l'humble veste d'un prote de province: il composa, lut et corrigea lui-même les décrets qui portaient la peine de mort contre les citoyens qui cachaient des nobles; l'Ours devenu Naïf les tira, les fit afficher; et tous deux ils restèrent sains et saufs. En 1795, le grain de la Terreur étant passé, Nicolas Séchard fut obligé de chercher un autre maître Jacques qui pût être compositeur, correcteur et prote. Un abbé, depuis évêque sous la Restauration et qui refusait alors de prêter le serment, remplaça le comte de Maucombe jusqu'au jour où le Premier Consul rétablit la religion catholique. Le comte et l'évêque se rencontrèrent plus tard sur le même banc de la Chambre des Pairs. Si en 1802 Jérôme-Nicolas Séchard ne savait pas mieux lire et écrire qu'en 1793, il s'était ménagé d'assez belles étoffes pour pouvoir payer un prote. Le compagnon si insoucieux de son avenir était devenu très-redoutable à ses Singes et à ses Ours. L'avarice commence où la pauvreté cesse. Le jour où l'imprimeur entrevit la possibilité de se faire une fortune, l'intérêt développa chez lui une intelligence matérielle de son état, mais avide, soupçonneuse et pénétrante. Sa pratique narguait la théorie. Il avait fini par toiser d'un coup d'œil le prix d'une page et d'une feuille selon chaque espèce de caractère. Il prouvait à ses ignares chalands que les grosses lettres coûtaient plus cher à remuer que les fines; s'agissait-il des petites, il disait qu'elles étaient plus difficiles à manier. La composition étant la partie typographique à laquelle il ne comprenait rien, il avait si peur de se tromper qu'il ne faisait jamais que des marchés léonins. Si ses compositeurs travaillaient à l'heure, son œil ne les quittait jamais. S'il savait un fabricant dans la gêne, il achetait ses papiers à vil prix et les emmagasinait. Aussi dès ce temps possédait-il déjà la maison où l'imprimerie était logée depuis un temps immémorial. Il eut toute espèce de bonheur: il devint veuf et n'eut qu'un fils; il le mit au lycée de la ville, moins pour lui donner de l'éducation que pour se préparer un successeur; il le traitait sévèrement afin de prolonger la durée de son pouvoir paternel; aussi les jours de congé, le faisait-il travailler à la casse en lui disant d'apprendre à gagner sa vie pour pouvoir un jour récompenser son pauvre père, qui se saignait pour l'élever. Au départ de l'abbé, Séchard choisit pour prote celui de ses quatre compositeurs que le futur évêque lui signala comme ayant autant de probité que d'intelligence. Par ainsi, le bonhomme fut en mesure d'atteindre le moment où son fils pourrait diriger l'établissement, qui s'agrandirait alors sous des mains jeunes et habiles. David Séchard fit au lycée d'Angoulême les plus brillantes études. Quoiqu'un Ours, parvenu sans connaissances ni éducation, méprisât considérablement la science, le père Séchard envoya son fils à Paris pour y étudier la haute typographie; mais il lui fit une si violente recommandation d'amasser une bonne somme dans un pays qu'il appelait le paradis des ouvriers, en lui disant de ne pas compter sur la bourse paternelle, qu'il voyait sans doute un moyen d'arriver à ses fins dans ce séjour au pays de Sapience. Tout en apprenant son métier, David acheva son éducation à Paris. Le prote des Didot devint un savant. Vers la fin de l'année 1819 David Séchard quitta Paris sans y avoir coûté un rouge liard à son père, qui le rappelait pour mettre entre ses mains le timon des affaires. L'imprimerie de Nicolas Séchard possédait alors le seul journal d'annonces judiciaires qui existât dans le Département, la pratique de la Préfecture et celle de l'Évêché, trois clientèles qui devaient procurer une grande fortune à un jeune homme actif.

Précisément à cette époque, les frères Cointet, fabricants de papiers, achetèrent le second brevet d'imprimeur à la résidence d'Angoulême, que jusqu'alors le vieux Séchard avait su réduire à la plus complète inaction, à la faveur des crises militaires qui, sous l'Empire, comprimèrent tout mouvement industriel; par cette raison, il n'en avait point fait l'acquisition, et sa parcimonie fut une cause de ruine pour la vieille imprimerie. En apprenant cette nouvelle, le vieux Séchard pensa joyeusement que la lutte qui s'établirait entre son établissement et les Cointet serait soutenue par son fils, et non par lui. – J'y aurais succombé, se dit-il; mais un jeune homme élevé chez MM. Didot s'en tirera. Le septuagénaire soupirait après le moment où il pourrait vivre à sa guise. S'il avait peu de connaissances en haute typographie, en revanche il passait pour être extrêmement fort dans un art que les ouvriers ont plaisamment nommé la soûlographie, art bien estimé par le divin auteur du Pantagruel, mais dont la culture, persécutée par les sociétés dites de tempérance, est de jour en jour plus abandonnée. Jérôme-Nicolas Séchard, fidèle à la destinée que son nom lui avait faite, était doué d'une soif inextinguible. Sa femme avait pendant long-temps contenu dans de justes bornes cette passion pour le raisin pilé, goût si naturel aux Ours que monsieur de Chateaubriand l'a remarqué chez les véritables ours de l'Amérique; mais les philosophes ont remarqué que les habitudes du jeune âge reviennent avec force dans la vieillesse de l'homme. Séchard confirmait cette observation: plus il vieillissait, plus il aimait à boire. Sa passion laissait sur sa physionomie oursine des marques qui la rendaient originale. Son nez avait pris le développement et la forme d'un A majuscule corps de triple canon. Ses deux joues veinées ressemblaient à ces feuilles de vigne pleines de gibbosités violettes, purpurines et souvent panachées. Vous eussiez dit d'une truffe monstrueuse enveloppée par les pampres de l'automne. Cachés sous deux gros sourcils pareils à deux buissons chargés de neige, ses petits yeux gris, où pétillait la ruse d'une avarice qui tuait tout en lui, même la paternité, conservaient leur esprit jusque dans l'ivresse. Sa tête chauve et découronnée, mais ceinte de cheveux grisonnants qui frisotaient encore, rappelait à l'imagination les Cordeliers des Contes de la Fontaine. Il était court et ventru comme beaucoup de ces vieux lampions qui consomment plus d'huile que de mèche; car les excès en toute chose poussent le corps dans la voie qui lui est propre. L'ivrognerie, comme l'étude, engraisse encore l'homme gras et maigrit l'homme maigre. Jérôme-Nicolas Séchard portait depuis trente ans le fameux tricorne municipal, qui dans quelques provinces se retrouve encore sur la tête du tambour de la ville. Son gilet et son pantalon étaient en velours verdâtre. Enfin, il avait une vieille redingote brune, des bas de coton chinés et des souliers à boucles d'argent. Ce costume où l'ouvrier se retrouvait encore dans le bourgeois convenait si bien à ses vices et à ses habitudes, il exprimait si bien sa vie, que ce bonhomme semblait avoir été créé tout habillé: vous ne l'auriez pas plus imaginé sans ses vêtements qu'un oignon sans sa pelure. Si le vieil imprimeur n'eût pas depuis long-temps donné la mesure de son aveugle avidité, son abdication suffirait à peindre son caractère. Malgré les connaissances que son fils devait rapporter de la grande École des Didot, il se proposa de faire avec lui la bonne affaire qu'il ruminait depuis long-temps. Si le père en faisait une bonne, le fils devait en faire une mauvaise. Mais, pour le bonhomme, il n'y avait ni fils ni père en affaire. S'il avait d'abord vu dans David son unique enfant, plus tard il y vit un acquéreur naturel de qui les intérêts étaient opposés aux siens: il voulait vendre cher, David devait acheter à bon marché; son fils devenait donc un ennemi à vaincre. Cette transformation du sentiment en intérêt personnel, ordinairement lente, tortueuse et hypocrite chez les gens bien élevés, fut rapide et directe chez le vieil Ours, qui montra combien la soûlographie rusée l'emportait sur la typographie instruite. Quand son fils arriva, le bonhomme lui témoigna la tendresse commerciale que les gens habiles ont pour leurs dupes: il s'occupa de lui comme un amant se serait occupé de sa maîtresse; il lui donna le bras, il lui dit où il fallait mettre les pieds pour ne pas se crotter; il lui avait fait bassiner son lit, allumer du feu, préparer un souper. Le lendemain, après avoir essayé de griser son fils durant un plantureux dîner, Jérôme-Nicolas Séchard, fortement aviné, lui dit un: —Causons d'affaires? qui passa si singulièrement entre deux hoquets, que David le pria de remettre les affaires au lendemain. Le vieil Ours savait trop bien tirer parti de son ivresse pour abandonner une bataille préparée depuis si long-temps. D'ailleurs, après avoir porté son boulet pendant cinquante ans, il ne voulait pas, dit-il, le garder une heure de plus. Demain son fils serait le Naïf.

Ici peut-être est-il nécessaire de dire un mot de l'établissement. L'imprimerie, située dans l'endroit où la rue de Beaulieu débouche sur la place du Mûrier, s'était établie dans cette maison vers la fin du règne de Louis XIV. Aussi depuis long-temps les lieux avaient-ils été disposés pour l'exploitation de cette industrie. Le rez-de-chaussée formait une immense pièce éclairée sur la rue par un vieux vitrage, et par un grand châssis sur une cour intérieure. On pouvait d'ailleurs arriver au bureau du maître par une allée. Mais en province les procédés de la typographie sont toujours l'objet d'une curiosité si vive, que les chalands aimaient mieux entrer par une porte vitrée pratiquée dans la devanture donnant sur la rue, quoiqu'il fallût descendre quelques marches, le sol de l'atelier se trouvant au dessous du niveau de la chaussée. Les curieux, ébahis, ne prenaient jamais garde aux inconvénients du passage à travers les défilés de l'atelier. S'ils regardaient les berceaux formés par les feuilles étendues sur des cordes attachées au plancher, ils se heurtaient le long des rangs de casses, ou se faisaient décoiffer par les barres de fer qui maintenaient les presses. S'ils suivaient les agiles mouvements d'un compositeur grapillant ses lettres dans les cent cinquante-deux cassetins de sa casse, lisant sa copie, relisant sa ligne dans son composteur en y glissant une interligne, ils donnaient dans une rame de papier trempé chargée de ses pavés, ou s'attrapaient la hanche dans l'angle d'un banc; le tout au grand amusement des Singes et des Ours. Jamais personne n'était arrivé sans accident jusqu'à deux grandes cages situées au bout de cette caverne, qui formaient deux misérables pavillons sur la cour, et où trônaient d'un côté le prote, de l'autre le maître imprimeur. Dans la cour, les murs étaient agréablement décorés par des treilles qui, vu la réputation du maître, avaient une appétissante couleur locale. Au fond, et adossé au noir mur mitoyen, s'élevait un appentis en ruine où se trempait et se façonnait le papier. Là, étaient l'évier sur lequel se lavaient avant et après le tirage les Formes, ou, pour employer le langage vulgaire, les planches de caractères; il s'en échappait une décoction d'encre mêlée aux eaux ménagères de la maison, qui faisait croire aux paysans venus les jours de marché que le diable se débarbouillait dans cette maison. Cet appentis était flanqué d'un côté par la cuisine, de l'autre par un bûcher. Le premier étage de cette maison, au-dessus duquel il n'y avait que deux chambres en mansardes, contenait trois pièces. La première, aussi longue que l'allée, moins la cage du vieil escalier de bois, éclairée sur la rue par une petite croisée oblongue, et sur la cour par un œil-de-bœuf, servait à la fois d'antichambre et de salle à manger. Purement et simplement blanchie à la chaux, elle se faisait remarquer par la cynique simplicité de l'avarice commerciale; le carreau sale n'avait jamais été lavé; le mobilier consistait en trois mauvaises chaises, une table ronde et un buffet situé entre deux portes qui donnaient entrée dans une chambre à coucher et dans un salon; les fenêtres et la porte étaient brunes de crasse; des papiers blancs ou imprimés l'encombraient la plupart du temps; souvent le dessert, les bouteilles, les plats du dîner de Jérôme-Nicolas Séchard se voyaient sur les ballots. La chambre à coucher, dont la croisée avait un vitrage en plomb qui tirait son jour de la cour, était tendue de ces vieilles tapisseries que l'on voit en province le long des maisons au jour de la Fête-Dieu. Il s'y trouvait un grand lit à colonnes garni de rideaux, de bonnes-grâces et d'un couvre-pieds en serge rouge, deux fauteuils vermoulus, deux chaises en bois de noyer et en tapisserie, un vieux secrétaire, et sur la cheminée un cartel. Cette chambre, où se respirait une bonhomie patriarcale et pleine de teintes brunes, avait été arrangée par le sieur Rouzeau, prédécesseur et maître de Jérôme-Nicolas Séchard. Le salon, modernisé par feu madame Séchard, offrait d'épouvantables boiseries peintes en bleu de perruquier; les panneaux étaient décorés d'un papier à scènes orientales, coloriées en bistre sur un fond blanc; le meuble consistait en six chaises garnies de basane bleue dont les dossiers représentaient des lyres. Les deux fenêtres grossièrement cintrées, et par où l'œil embrassait la place du Mûrier, était sans rideaux; la cheminée n'avait ni flambeau, ni pendule, ni glace. Madame Séchard était morte au milieu de ses projets d'embellissement, et l'Ours ne devinant pas l'utilité d'améliorations qui ne rapportaient rien, les avait abandonnées. Ce fut là que, pede titubante, Jérôme-Nicolas Séchard amena son fils et lui montra sur la table ronde un état du matériel de son imprimerie dressé sous sa direction par le prote.

– Lis cela, mon garçon, dit Jérôme-Nicolas Séchard en roulant ses yeux ivres du papier à son fils et de son fils au papier. Tu verras quel bijou d'imprimerie je te donne.

– Trois presses en bois maintenues par des barres en fer, à marbre en fonte…

– Une amélioration que j'ai faite, dit le vieux Séchard en interrompant son fils.

– Avec tous leurs ustensiles; encriers, balles et bancs, etc., seize cents francs! Mais, mon père, dit David Séchard en laissant tomber l'inventaire, vos presses sont des sabots qui ne valent pas cent écus, et dont il faut faire du feu.

– Des sabots?.. s'écria le vieux Séchard, des sabots?.. Prends l'inventaire et descendons! Tu vas voir si vos inventions de méchante serrurerie manœuvrent comme ces bons vieux outils éprouvés. Après, tu n'auras pas le cœur d'injurier d'honnêtes presses qui roulent comme des voitures en poste, et qui iront encore pendant toute ta vie sans nécessiter la moindre réparation. Des sabots! Oui c'est des sabots où tu trouveras du sel pour cuire des œufs! des sabots que ton père a manœuvrés pendant vingt ans, qui lui ont servi à te faire ce que tu es.

Le père dégringola l'escalier raboteux, usé, tremblant, sans y chavirer; il ouvrit la porte de l'allée qui donnait dans l'atelier, se précipita sur la première de ses presses sournoisement huilées et nettoyées, il montra les fortes jumelles en bois de chêne frotté par son apprenti.

– Est-ce là un amour de presse? dit-il.

Il s'y trouvait le billet de faire part d'un mariage. Le vieil Ours abaissa la frisquette sur le tympan, et le tympan sur le marbre qu'il fit rouler sous la presse; il tira le barreau, déroula la corde pour ramener le marbre, releva tympan et frisquette avec l'agilité qu'aurait mise un jeune Ours. La presse ainsi manœuvrée jeta un si joli cri que vous eussiez dit d'un oiseau qui serait venu heurter à une vitre et se serait enfui.

– Y a-t-il une seule presse anglaise capable d'aller ce train-là? dit le père à son fils étonné.

Le vieux Séchard courut successivement à la seconde, à la troisième presse, sur chacune desquelles il fit la même manœuvre avec une égale habileté. La dernière offrit à son œil troublé de vin un endroit négligé par l'apprenti; l'ivrogne, après avoir notablement juré, prit le pan de sa redingote pour la frotter, comme un maquignon qui lustre le poil d'un cheval à vendre.

– Avec ces trois presses-là, sans prote, tu peux gagner tes neuf mille francs par an, David. Comme ton futur associé, je m'oppose à ce que tu les remplaces par ces maudites presses en fonte qui usent les caractères. Vous avez crié miracle à Paris en voyant l'invention de ce maudit Anglais, un ennemi de la France, qui a voulu faire la fortune des fondeurs. Ah! vous avez voulu des Stanhope! merci de vos Stanhope qui coûtent chacune deux mille cinq cents francs, presque deux fois plus que valent mes trois bijoux ensemble, et qui vous échinent la lettre par leur défaut d'élasticité. Je ne suis pas instruit comme toi, mais retiens bien ceci: la vie des Stanhope est la mort du caractère. Ces trois presses te feront un bon user, l'ouvrage sera proprement tirée, et les Angoumoisins ne t'en demanderont pas davantage. Imprime avec du fer ou avec du bois, avec de l'or ou de l'argent, ils ne t'en paieront pas un liard de plus.

– Item, dit David, cinq milliers de livres de caractères, provenant de la fonderie de monsieur Vaflard… A ce nom, l'élève des Didot ne put s'empêcher de sourire.

– Ris, ris! Après douze ans, les caractères sont encore neufs. Voilà ce que j'appelle un fondeur! Monsieur Vaflard est un honnête homme qui fournit de la matière dure; et, pour moi, le meilleur fondeur est celui chez lequel on va le moins souvent.

– Estimés dix mille francs, reprit David en continuant. Dix mille francs, mon père! mais c'est à quarante sous la livre, et messieurs Didot ne vendent leur cicéro neuf que trente-six sous la livre. Vos têtes de clous ne valent que le prix de la fonte, dix sous la livre.

– Tu donnes le nom de têtes de clous aux Bâtardes, aux Coulées, aux Rondes de monsieur Gillé, anciennement imprimeur de l'Empereur, des caractères qui valent six francs la livre, des chefs-d'œuvre de gravure achetés il y a cinq ans, et dont plusieurs ont encore le blanc de la fonte, tiens! Le vieux Séchard attrapa quelques cornets pleins de sortes qui n'avaient jamais servi et les montra.

– Je ne suis pas savant, je ne sais ni lire ni écrire, mais j'en sais encore assez pour deviner que les caractères d'écriture de la maison Gillé ont été les pères des anglaises de tes messieurs Didot. Voici une ronde, dit-il en désignant une casse et y prenant un M, une ronde de cicéro qui n'a pas encore été dégommée.

David s'aperçut qu'il n'y avait pas moyen de discuter avec son père. Il fallait tout admettre ou tout refuser, il se trouvait entre un non et un oui. Le vieil Ours avait compris dans l'inventaire jusqu'aux cordes de l'étendage. La plus petite ramette, les ais, les jattes, la pierre et les brosses à laver, tout était chiffré avec le scrupule d'un avare. Le total allait à trente mille francs, y compris le brevet de maître imprimeur et l'achalandage. David se demandait en lui-même si l'affaire était ou non faisable. En voyant son fils muet sur le chiffre, le vieux Séchard devint inquiet; car il préférait un débat violent à une acceptation silencieuse. En ces sortes de marchés, le débat annonce un négociant capable qui défend ses intérêts. Qui tope à tout, disait le vieux Séchard, ne paye rien. Tout en épiant la pensée de son fils, il fit le dénombrement des méchants ustensiles nécessaires à l'exploitation d'une imprimerie en province; il amena successivement David devant une presse à satiner, une presse à rogner pour faire les ouvrages de ville, et il lui en vanta l'usage et la solidité.

– Les vieux outils sont toujours les meilleurs, dit-il. On devrait en imprimerie les payer plus cher que les neufs, comme cela se fait chez les batteurs d'or.

D'épouvantables vignettes représentant des Hymens, des Amours, des morts qui soulevaient la pierre de leurs sépulcres en décrivant un V ou un M, d'énormes cadres à masques pour les affiches de spectacles, devinrent, par l'effet de l'éloquence avinée de Jérôme-Nicolas, des objets de la plus immense valeur. Il dit à son fils que les habitudes des gens de province étaient si fortement enracinées, qu'il essaierait en vain de leur donner de plus belles choses. Lui, Jérôme-Nicolas Séchard, avait tenté de leur vendre des almanachs meilleurs que le Double Liégeois imprimé sur du papier à sucre! eh! bien, le vrai Double Liégeois avait été préféré aux plus magnifiques almanachs. David reconnaîtrait bientôt l'importance de ces vieilleries, en les vendant plus cher que les plus coûteuses nouveautés.

– Ha! ha! mon garçon, la province est la province, et Paris est Paris. Si un homme de l'Houmeau t'arrive pour faire faire son billet de mariage, et que tu le lui imprimes sans un Amour avec des guirlandes, il ne se croira point marié, et te le rapportera s'il n'y voit qu'un M, comme chez tes messieurs Didot, qui sont la gloire de la typographie, mais dont les inventions ne seront pas adoptées avant cent ans dans les provinces. Et voilà.

Les gens généreux font de mauvais commerçants. David était une de ces natures pudiques et tendres qui s'effraient d'une discussion, et qui cèdent au moment où l'adversaire leur pique un peu trop le cœur. Ses sentiments élevés et l'empire que le vieil ivrogne avait conservé sur lui le rendaient encore plus impropre à soutenir un débat d'argent avec son père, surtout quand il lui croyait les meilleures intentions; car il attribua d'abord la voracité de l'intérêt à l'attachement que le pressier avait pour ses outils. Cependant, comme Jérôme-Nicolas Séchard avait eu le tout de la veuve Rouzeau pour dix mille francs en assignats, et qu'en l'état actuel des choses trente mille francs étaient un prix exorbitant, le fils s'écria: – Mon père, vous m'égorgez!

– Moi qui t'ai donné la vie?.. dit le vieil ivrogne en levant la main vers l'étendage. Mais, David, à quoi donc évalues-tu le brevet? Sais-tu ce que vaut le Journal d'Annonces à dix sous la ligne, privilége qui, à lui seul, a rapporté cinq cents francs le mois dernier? Mon gars, ouvre les livres, vois ce que produisent les affiches et les registres de la Préfecture, la pratique de la Mairie et celle de l'Évêché! Tu es un fainéant qui ne veut pas faire sa fortune. Tu marchandes le cheval qui doit te conduire à quelque beau domaine comme celui de Marsac.

A cet inventaire était joint un acte de société entre le père et le fils. Le bon père louait à la société sa maison pour une somme de douze cents francs, quoiqu'il ne l'eût achetée que six mille livres, et il s'y réservait une des deux chambres pratiquées dans les mansardes. Tant que David Séchard n'aurait pas remboursé les trente mille francs, les bénéfices se partageraient par moitié; le jour où il aurait remboursé cette somme à son père, il deviendrait seul et unique propriétaire de l'imprimerie. David estima le brevet, la clientèle et le journal, sans s'occuper des outils; il crut pouvoir se libérer et accepta ces conditions. Habitué aux finasseries de paysan, et ne connaissant rien aux larges calculs des Parisiens, le père fut étonné d'une si prompte conclusion.

– Mon fils se serait-il enrichi? se dit-il, ou invente-t-il en ce moment de ne pas me payer? Dans cette pensée, il le questionna pour savoir s'il apportait de l'argent, afin de le lui prendre en à-compte. La curiosité du père éveilla la défiance du fils. David resta boutonné jusqu'au menton. Le lendemain, le vieux Séchard fit transporter par son apprenti dans la chambre au deuxième étage ses meubles qu'il comptait faire apporter à sa campagne par les charrettes qui y reviendraient à vide. Il livra les trois chambres du premier étage tout nues à son fils, de même qu'il le mit en possession de l'imprimerie sans lui donner un centime pour payer les ouvriers. Quand David pria son père, en sa qualité d'associé, de contribuer à la mise nécessaire à l'exploitation commune, le vieux pressier fit l'ignorant. Il ne s'était pas obligé, dit-il, à donner de l'argent en donnant son imprimerie; sa mise de fonds était faite. Pressé par la logique de son fils, il lui répondit que, quand il avait acheté l'imprimerie à la veuve Rouzeau, il s'était tiré d'affaire sans un sou. Si lui, pauvre ouvrier dénué de connaissances, avait réussi, un élève de Didot ferait encore mieux. D'ailleurs David avait gagné de l'argent qui provenait de l'éducation payée à la sueur du front de son vieux père, il pouvait bien l'employer aujourd'hui.

– Qu'as-tu fait de tes banques? lui dit-il en revenant à la charge afin d'éclaircir le problème que le silence de son fils avait laissé la veille indécis.

– Mais n'ai-je pas eu à vivre, n'ai-je pas acheté des livres? répondit David indigné.

– Ah! tu achetais des livres? tu feras de mauvaises affaires. Les gens qui achètent des livres ne sont guère propres à en imprimer, répondit l'Ours.

David éprouva la plus horrible des humiliations, celle que cause l'abaissement d'un père: il lui fallut subir le flux de raisons viles, pleureuses, lâches, commerciales par lesquelles le vieil avare formula son refus. Il refoula ses douleurs dans son âme, en se voyant seul, sans appui, en trouvant un spéculateur dans son père que, par curiosité philosophique, il voulut connaître à fond. Il lui fit observer qu'il ne lui avait jamais demandé compte de la fortune de sa mère. Si cette fortune ne pouvait entrer en compensation du prix de l'imprimerie, elle devait au moins servir à l'exploitation en commun.

– La fortune de ta mère, dit le vieux Séchard, mais c'était son intelligence et sa beauté!

A cette réponse, David devina son père tout entier, et comprit que, pour en obtenir un compte, il faudrait lui intenter un procès interminable, coûteux et déshonorant. Ce noble cœur accepta le fardeau qui allait peser sur lui, car il savait avec combien de peines il acquitterait les engagements pris envers son père.

– Je travaillerai, se dit-il. Après tout, si j'ai du mal, le bonhomme en a eu. Ne sera-ce pas d'ailleurs travailler pour moi-même?

– Je te laisse un trésor, dit le père inquiet du silence de son fils.

David demanda quel était ce trésor.

– Marion, dit le père.

Marion était une grosse fille de campagne indispensable à l'exploitation de l'imprimerie: elle trempait le papier et le rognait, faisait les commissions et la cuisine, blanchissait le linge, déchargeait les voitures de papier, allait toucher l'argent et nettoyait les tampons. Si Marion eût su lire, le vieux Séchard l'aurait mise à la composition.