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Kitobni o'qish: «Mémoires de Hector Berlioz»

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Life's but a walking shadow, etc.

La vie n'est qu'une ombre qui passe; un pauvre comédien qui, pendant son heure, se pavane et s'agite sur le théâtre, et qu'après on n'entend plus; c'est un conte récité par un idiot, plein de fracas et de furie, et qui n'a aucun sens.

Shakespeare (Macbeth.)

PRÉFACE

Londres, 21 mars 1848.

On a imprimé, et on imprime encore de temps en temps à mon sujet des notices biographiques si pleines d'inexactitudes et d'erreurs, que l'idée m'est enfin venue d'écrire moi-même ce qui, dans ma vie laborieuse et agitée, me paraît susceptible de quelque intérêt pour les amis de l'art. Cette étude rétrospective me fournira en outre l'occasion de donner des notions exactes sur les difficultés que présente, à notre époque, la carrière des compositeurs, et d'offrir à ceux-ci quelques enseignements utiles.

Déjà un livre que j'ai publié il y a plusieurs années, et dont l'édition est épuisée, contenait avec des nouvelles et des fragments de critique musicale, le récit d'une partie de mes voyages. De bienveillants esprits ont souhaité quelquefois me voir remanier et compléter ces notes sans ordre.

Si j'ai tort de céder aujourd'hui à ce désir amical, ce n'est pas, au moins, que je m'abuse sur l'importance d'un pareil travail. Le public s'inquiète peu, je n'en saurais douter, de ce que je puis avoir fait, senti ou pensé. Mais un petit nombre d'artistes et d'amateurs de musique s'étant montrés pourtant curieux de le savoir, encore vaut-il mieux leur dire le vrai que de leur laisser croire le faux. Je n'ai pas la moindre velléité non plus de me présenter devant Dieu mon livre à la main en me déclarant le meilleur des hommes, ni d'écrire des confessions. Je ne dirai que ce qu'il me plaira de dire; et si le lecteur me refuse son absolution, il faudra qu'il soit d'une sévérité peu orthodoxe, car je n'avouerai que les péchés véniels.

Mais, finissons ce préambule. Le temps me presse. La République passe en ce moment son rouleau de bronze sur toute l'Europe; l'art musical, qui depuis si longtemps partout se traînait mourant, est bien mort à cette heure; on va l'ensevelir, ou plutôt le jeter à la voirie. Il n'y a plus de France, plus d'Allemagne pour moi. La Russie est trop loin, je ne puis y retourner. L'Angleterre, depuis que je l'habite, a exercé à mon égard une noble et cordiale hospitalité. Mais voici, aux premières secousses du tremblement de trônes qui bouleverse le continent, des essaims d'artistes effarés accourant de tous les points de l'horizon chercher un asile chez elle, comme les oiseaux marins se réfugient à terre aux approches des grandes tempêtes de l'Océan. La métropole britannique pourra-t-elle suffire à la subsistance de tant d'exilés? Voudra-t-elle prêter l'oreille à leurs chants attristés au milieu des clameurs orgueilleuses des peuples voisins qui se couronnent rois? l'exemple ne la tentera-t-il pas? Jam proximus ardet Ucalegon!.. Qui sait ce que je serai devenu dans quelques mois?.. je n'ai point de ressources assurées pour moi et les miens… Employons donc les minutes; dussé-je imiter bientôt la stoïque résignation de ces Indiens du Niagara, qui, après d'intrépides efforts pour lutter contre le fleuve, en reconnaissent l'inutilité, s'abandonnent enfin au courant, regardent d'un œil ferme le court espace qui les sépare de l'abîme, et chantent, jusqu'au moment où saisis par la cataracte, ils tourbillonnent avec le fleuve dans l'infini.

I

I

La Côte Saint-André. – Ma première communion. – Première impression musicale

Je suis né le 11 décembre 1803, à la Côte-Saint-André, très-petite ville de France, située dans le département de l'Isère, entre Vienne, Grenoble et Lyon. Pendant les mois qui précédèrent ma naissance, ma mère ne rêva point, comme celle de Virgile, qu'elle allait mettre au monde un rameau de laurier. Quelque douloureux que soit cet aveu pour mon amour-propre, je dois ajouter qu'elle ne crut pas non plus, comme Olympias, mère d'Alexandre, porter dans son sein un tison ardent. Cela est fort extraordinaire, j'en conviens, mais cela est vrai. Je vis le jour tout simplement, sans aucun des signes précurseurs en usage dans les temps poétiques, pour annoncer la venue des prédestinés de la gloire. Serait-ce que notre époque manque de poésie?..

La Côte Saint-André, son nom l'indique, est bâtie sur le versant d'une colline, et domine une assez vaste plaine, riche, dorée, verdoyante, dont le silence a je ne sais quelle majesté rêveuse, encore augmentée par la ceinture de montagnes qui la borne au sud et à l'est, et derrière laquelle se dressent au loin, chargés de glaciers, les pics gigantesques des Alpes.

Je n'ai pas besoin de dire que je fus élevé dans la foi catholique, apostolique et romaine. Cette religion charmante, depuis qu'elle ne brûle plus personne, a fait mon bonheur pendant sept années entières; et, bien que nous soyons brouillés ensemble depuis longtemps, j'en ai toujours conservé un souvenir fort tendre. Elle m'est si sympathique, d'ailleurs, que si j'avais eu le malheur de naître au sein d'un de ces schismes éclos sous la lourde incubation de Luther ou de Calvin, à coup sûr, au premier instant de sens poétique et de loisir, je me fusse hâté d'en faire abjuration solennelle pour embrasser la belle romaine de tout mon cœur. Je fis ma première communion le même jour que ma sœur aînée, et dans le couvent d'Ursulines où elle était pensionnaire. Cette circonstance singulière donna à ce premier acte religieux un caractère de douceur que je me rappelle avec attendrissement. L'aumônier du couvent me vint chercher à six heures du matin. C'était au printemps, le soleil souriait, la brise se jouait dans les peupliers murmurants; je ne sais quel arôme délicieux remplissait l'atmosphère. Je franchis tout ému le seuil de la sainte maison. Admis dans la chapelle, au milieu des jeunes amies de ma sœur, vêtues de blanc, j'attendis en priant avec elles l'instant de l'auguste cérémonie. Le prêtre s'avança, et, la messe commencée, j'étais tout à Dieu. Mais je fus désagréablement affecté quand, avec cette partialité discourtoise que certains hommes conservent pour leur sexe jusqu'au pied des autels, le prêtre m'invita à me présenter à la sainte table avant ces charmantes jeunes filles qui, je le sentais, auraient dû m'y précéder. Je m'approchai cependant, rougissant de cet honneur immérité. Alors, au moment où je recevais l'hostie consacrée, un chœur de voix virginales, entonnant un hymne à l'Eucharistie, me remplit d'un trouble à la fois mystique et passionné que je ne savais comment dérober à l'attention des assistants. Je crus voir le ciel s'ouvrir, le ciel de l'amour et des chastes délices, un ciel plus pur et plus beau mille fois que celui dont on m'avait tant parlé. Ô merveilleuse puissance de l'expression vraie, incomparable beauté de la mélodie du cœur! Cet air, si naïvement adapté à de saintes paroles et chanté dans une cérémonie religieuse, était celui de la romance de Nina: «Quand le bien-aimé reviendra.» Je l'ai reconnu dix ans après. Quelle extase de ma jeune âme! cher d'Aleyrac! Et le peuple oublieux des musiciens se souvient à peine de ton nom, à cette heure!

Ce fut ma première impression musicale.

Je devins ainsi saint tout d'un coup, mais saint au point d'entendre la messe tous les jours, de communier chaque dimanche, et d'aller au tribunal de la pénitence pour dire au directeur de ma conscience: «Mon père, je n'ai rien fait.»… – «Eh bien, mon enfant, répondait le digne homme, il faut continuer.» Je n'ai que trop bien suivi ce conseil pendant plusieurs années.

II

Mon père. – Mon éducation littéraire. – Ma passion pour les voyages. – Virgile. – Première secousse poétique

Mon père (Louis Berlioz) était médecin. Il ne m'appartient pas d'apprécier son mérite. Je me bornerai à dire de lui: Il inspirait une très-grande confiance, non-seulement dans notre petite ville, mais encore dans les villes voisines. Il travaillait constamment, croyant la conscience d'un honnête homme engagée quand il s'agit de la pratique d'un art difficile et dangereux comme la médecine, et que, dans la limite de ses forces, il doit consacrer à l'étude tous ses instants, puisque de la perte d'un seul peut dépendre la vie de ses semblables. Il a toujours honoré ses fonctions en les remplissant de la façon la plus désintéressée, en bienfaiteur des pauvres et des paysans, plutôt qu'en homme obligé de vivre de son état. Un concours ayant été ouvert en 1810 par la société de médecine de Montpellier sur une question neuve et importante de l'art de guérir, mon père écrivit à ce sujet un mémoire qui obtint le prix. J'ajouterai que son livre fut imprimé à Paris[1] et que plusieurs médecins célèbres lui ont emprunté des idées sans le citer jamais. Ce dont mon père, dans sa candeur, s'étonnait, en ajoutant seulement: «Qu'importe, si la vérité triomphe!» Il a cessé d'exercer depuis longtemps, ses forces ne le lui permettent plus. La lecture et la méditation occupent sa vie maintenant.

Il est doué d'un esprit libre. C'est dire qu'il n'a aucun préjugé social, politique ni religieux. Il avait néanmoins si formellement promis à ma mère de ne rien tenter pour me détourner des croyances regardées par elle comme indispensables à mon salut, qu'il lui est arrivé plusieurs fois, je m'en souviens, de me faire réciter mon catéchisme. Effort de probité, de sérieux, ou d'indifférence philosophique, dont, il faut l'avouer, je serais incapable à l'égard de mon fils. Mon père, depuis longtemps, souffre d'une incurable maladie de l'estomac, qui l'a cent fois mis aux portes du tombeau. Il ne mange presque pas. L'usage constant et de jour en jour plus considérable de l'opium, ranime seul aujourd'hui ses forces épuisées. Il y a quelques années, découragé par les douleurs atroces qu'il ressentait, il prit à la fois trente-deux grains d'opium. «Mais je t'avoue, me dit-il plus tard, en me racontant le fait, que ce n'était pas pour me guérir.» Cette effroyable dose de poison, au lieu de le tuer comme il l'espérait, dissipa presque immédiatement ses souffrances et le rendit momentanément à la santé.

J'avais dix ans quand il me mit au petit séminaire de la Côte pour y commencer l'étude du latin. Il m'en retira bientôt après, résolu à entreprendre lui-même mon éducation.

Pauvre père, avec quelle patience infatigable, avec quel soin minutieux et intelligent il a été ainsi mon maître de langues, de littérature, d'histoire, de géographie et même de musique! ainsi qu'on le verra tout à l'heure.

Combien une pareille tâche, accomplie de la sorte, prouve dans un homme de tendresse pour son fils! et qu'il y a peu de pères qui en soient capables! Je n'ose croire pourtant cette éducation de famille aussi avantageuse que l'éducation publique, sous certains rapports. Les enfants restent ainsi en relations exclusives avec leurs parents, leurs serviteurs, et de jeunes amis choisis, ne s'accoutument point de bonne heure au rude contact des aspérités sociales; le monde et la vie réelle demeurent pour eux des livres fermés; et je sais, à n'en pouvoir douter, que je suis resté à cet égard enfant ignorant et gauche jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans.

Mon père, tout en n'exigeant de moi qu'un travail très-modéré, ne put jamais m'inspirer un véritable goût pour les études classiques. L'obligation d'apprendre chaque jour par cœur quelques vers d'Horace et de Virgile m'était surtout odieuse. Je retenais cette belle poésie avec beaucoup de peine et une véritable torture de cerveau. Mes pensées s'échappaient d'ailleurs de droite et de gauche, impatientes de quitter la route qui leur était tracée. Ainsi je passais de longues heures devant des mappemondes, étudiant avec acharnement le tissu complexe que forment les îles, caps et détroits de la mer du Sud et de l'archipel Indien; réfléchissant sur la création de ces terres lointaines, sur leur végétation, leurs habitants, leur climat, et pris d'un désir ardent de les visiter. Ce fut l'éveil de ma passion pour les voyages et les aventures.

Mon père, à ce sujet, disait de moi avec raison: «Il sait le nom de chacune des îles Sandwich, des Moluques, des Philippines; il connaît le détroit de Torrès, Timor, Java et Bornéo, et ne pourrait dire seulement le nombre de départements de la France.» Cette curiosité de connaître les contrées éloignées, celles de l'autre hémisphère surtout, fut encore irritée par l'avide lecture de de tout ce que la bibliothèque de mon père contenait de voyages anciens et modernes; et nul doute que, si le lieu de ma naissance eût été un port de mer, je me fusse enfui quelque jour sur un navire, avec ou sans le consentement de mes parents, pour devenir marin. Mon fils a de très-bonne heure manifesté les mêmes instincts. Il est aujourd'hui sur un vaisseau de l'État, et j'espère qu'il parcourra avec honneur la carrière de la marine, qu'il a embrassée et qu'il avait choisie avant d'avoir seulement vu la mer.

Le sentiment des beautés élevées de la poésie vint faire diversion à ces rêves océaniques, quand j'eus quelque temps ruminé La Fontaine et Virgile. Le poëte latin, bien avant le fabuliste français, dont les enfants sont incapables en général, de sentir la profondeur cachée sous la naïveté, et la science du style voilée par un naturel si rare et si exquis, le poëte latin, dis-je, en me parlant de passions épiques que je pressentais, sut le premier trouver le chemin de mon cœur et enflammer mon imagination naissante. Combien de fois, expliquant devant mon père le quatrième livre de l'Énéide, n'ai-je pas senti ma poitrine se gonfler, ma voix s'altérer et se briser!.. Un jour, déjà troublé dès le début de ma traduction orale par le vers:

 
«Atregina gravi jamdudum saucia cura,»
 

j'arrivais tant bien que mal à la péripétie du drame; mais lorsque j'en fus à la scène où Didon expire sur son bûcher, entourée des présents que lui fit Énée, des armes du perfide, et versant sur ce lit, hélas! bien connu, les flots de son sang courroucé; obligé que j'étais de répéter les expressions désespérées de la mourante, trois fois se levant appuyée sur son coude et trois fois retombant, de décrire sa blessure et son mortel amour frémissant au fond de sa poitrine, et les cris de sa sœur, de sa nourrice, de ses femmes éperdues, et cette agonie pénible dont les dieux mêmes émus envoient Iris abréger la durée, les lèvres me tremblèrent, les paroles en sortaient à peine et inintelligibles; enfin au vers:

 
«Quæsivit cœlo lucem ingemuitque reperta.»
 

à cette image sublime de Didon qui cherche aux cieux la lumière et gémit en la retrouvant, je fus pris d'un frissonnement nerveux, et, dans l'impossibilité de continuer, je m'arrêtai court.

Ce fut une des occasions où j'appréciai le mieux l'ineffable bonté de mon père. Voyant combien j'étais embarrassé et confus d'une telle émotion, il feignit de ne la point apercevoir, et, se levant tout à coup, il ferma le livre en disant: «Assez, mon enfant, je suis fatigué!» Et je courus, loin de tous les yeux, me livrer à mon chagrin virgilien.

III

Meylan. – Mon oncle. – Les brodequins roses. – L'hamadryade du Saint-Eynard. – L'amour dans un cœur de douze ans

C'est que je connaissais déjà cette cruelle passion, si bien décrite par l'auteur de l'Énéide, passion rare, quoi qu'on en dise, si mal définie et si puissante sur certaines âmes. Elle m'avait été révélée avant la musique, à l'âge de douze ans. Voici comment:

Mon grand-père maternel, dont le nom est celui du fabuleux guerrier de Walter Scott, (Marmion) vivait à Meylan, campagne située à deux lieues de Grenoble, du côté de la frontière de Savoie. Ce village, et les hameaux qui l'entourent, la vallée de l'Isère qui se déroule à leurs pieds et les montagnes du Dauphiné qui viennent là se joindre aux Basses-Alpes, forment un des plus romantiques séjours que j'aie jamais admirés. Ma mère, mes sœurs et moi, nous allions ordinairement chaque année y passer trois semaines vers la fin de l'été. Mon oncle (Félix Marmion), qui suivait alors la trace lumineuse du grand Empereur, venait quelquefois nous y joindre, tout chaud encore de l'haleine du canon, orné tantôt d'un simple coup de lance, tantôt d'un coup de mitraille dans le pied ou d'un magnifique coup de sabre au travers de la figure. Il n'était encore qu'adjudant-major de lanciers; jeune, épris de la gloire, prêt à donner sa vie pour un de ses regards, croyant le trône de Napoléon inébranlable comme le mont Blanc; et joyeux et galant, grand amateur de violon et chantant fort bien l'opéra-comique.

Dans la partie haute de Meylan, tout contre l'escarpement de la montagne, est une maisonnette blanche, entourée de vignes et de jardins, d'où la vue plonge sur la vallée de l'Isère; derrière sont quelques collines rocailleuses, une vieille tour en ruines, des bois, et l'imposante masse d'un rocher immense, le Saint-Eynard; une retraite enfin évidemment prédestinée à être le théâtre d'un roman. C'était la villa de madame Gautier, qui l'habitait pendant la belle saison avec ses deux nièces, dont la plus jeune s'appelait Estelle. Ce nom seul eût suffi pour attirer mon attention; il m'était cher déjà à cause de la pastorale de Florian (Estelle et Némorin) dérobée par moi dans la bibliothèque de mon père, et lue en cachette, cent et cent fois. Mais celle qui le portait avait dix-huit ans, une taille élégante et élevée, de grands yeux armés en guerre, bien que toujours souriants, une chevelure digne d'orner le casque d'Achille, des pieds, je ne dirai pas d'Andalouse, mais de Parisienne pur sang, et des… brodequins roses!.. Je n'en avais jamais vu… Vous riez!!.. Eh bien, j'ai oublié la couleur de ses cheveux (que je crois noirs pourtant) et je ne puis penser à elle sans voir scintiller, en même temps que les grands yeux, les petits brodequins roses.

En l'apercevant, je sentis une secousse électrique; je l'aimai, c'est tout dire. Le vertige me prit et ne me quitta plus. Je n'espérais rien… je ne savais rien… mais j'éprouvais au cœur une douleur profonde. Je passais des nuits entières à me désoler. Je me cachais le jour dans les champs de maïs, dans les réduits secrets du verger de mon grand-père, comme un oiseau blessé, muet et souffrant. La jalousie, cette pâle compagne des plus pures amours, me torturait au moindre mot adressé par un homme à mon idole. J'entends encore en frémissant le bruit des éperons de mon oncle quand il dansait avec elle! Tout le monde, à la maison et dans le voisinage, s'amusait de ce pauvre enfant de douze ans brisé par un amour au-dessus de ses forces. Elle-même qui, la première, avait tout deviné, s'en est fort divertie, j'en suis sûr. Un soir il y avait une réunion nombreuse chez sa tante; il fut question de jouer aux barres; il fallait, pour former les deux camps ennemis, se diviser en deux groupes égaux; les cavaliers choisissaient leurs dames; on fit exprès de me laisser avant tous désigner la mienne. Mais je n'osai, le cœur me battait trop fort; je baissai les yeux en silence. Chacun de me railler; quand mademoiselle Estelle, saisissant ma main: «Eh bien, non, c'est moi qui choisirai! Je prends M. Hector!» Ô douleur! elle riait aussi, la cruelle, en me regardant du haut de sa beauté…

Non, le temps n'y peut rien… d'autres amours n'effacent point la trace du premier… J'avais treize ans, quand je cessai de la voir… J'en avais trente quand, revenant d'Italie par les Alpes, mes yeux se voilèrent en apercevant de loin le Saint-Eynard, et la petite maison blanche, et la vieille tour… Je l'aimais encore… J'appris en arrivant qu'elle était devenue… mariée et… tout ce qui s'ensuit. Cela ne me guérit point. Ma mère, qui me taquinait quelquefois au sujet de ma première passion, eut peut-être tort de me jouer le tour qu'on va lire. «Tiens, me dit-elle, peu de jours après mon retour de Rome, voilà une lettre qu'on m'a chargée de faire tenir à une dame qui doit passer ici tout à l'heure dans la diligence de Vienne. Va au bureau du courrier, pendant qu'on changera de chevaux, tu demanderas madame F*** et tu lui remettras la lettre. Regarde bien cette dame, je parie que tu la reconnaîtras, bien que tu ne l'aies pas vue depuis dix-sept ans.» Je vais, sans me douter de ce que cela voulait dire, à la station de la diligence. À son arrivée, je m'approche la lettre à la main, demandant madame F***. «C'est moi, monsieur!» me dit une voix. C'est elle! me dit un coup sourd qui retentit dans ma poitrine. Estelle!.. encore belle!.. Estelle!.. la nymphe, l'hamadryade du Saint-Eynard, des vertes collines de Meylan! C'est son port de tête, sa splendide chevelure, et son sourire éblouissant!.. mais les petits brodequins roses, hélas! où étaient-ils?.. On prit la lettre. Me reconnut-on? je ne sais. La voiture repartit; je rentrai tout vibrant de la commotion. «Allons, me dit ma mère en m'examinant, je vois que Némorin n'a point oublié son Estelle.» Son Estelle! méchante mère!..

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31 iyul 2017
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