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La Daniella, Vol. II

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– Tiens! m'écriai-je en me relevant, tu es un indigne coquin! Tu as menti, grâce au ciel! Voilà la Daniella!

– Eh! non, mossiou! dit-il en se disposant à aller ouvrir; c'est l'Olivia, ou bien c'est la Mariuccia qui vient vous donner des nouvelles de sa nièce.

J'étais si impatient d'en recevoir de vraies que, sans m'inquiéter davantage de Tartaglia, je m'élançai, je franchis comme une flèche la longueur du parterre, et ouvris la porte du dehors sans aucune précaution. Ce n'était ni Mariuccia ni Olivia, mais bien le frère Cyprien, qui se glissa rapidement par la fente de la porte avant que j'eusse eu le temps de l'ouvrir toute grande et qui la repoussa derrière lui en me faisant signe de tirer les gros verrous.

– Silence! me dit-il à voix basse; j'ai pu être suivi malgré mes précautions!

Nous avançâmes dans le parterre, et il me parla d'une manière assez embrouillée: c'est sa manière. Ce que je compris clairement, c'est que le jardin était occupé, non pas ostensiblement, mais très-certainement par des gens de la police, et que le capucin courait des risques en venant me voir.

– Allons chez vous, dit-il; je vous parlerai plus librement. Quand il fut seul avec moi dans le casino, il me confirma le récit de Tartaglia. L'entorse de Daniella n'avait rien d'inquiétant, mais exigeait le plus complet repos. Son frère, installé chez les fermiers de la villa Taverna, avait l'oeil sur la porte et sur les fenêtres de sa chambre. Je devais renoncer à la voir jusqu'à nouvel ordre. Elle exigeait de nouveau ma parole d'honneur qu'à moins d'être poursuivi jusque dans l'intérieur de Mondragone, je m'y tinsse enfermé et tranquille.

– Donnez-moi cette parole, mon cher frère, dit le capucin, car elle est capable de tout risquer et de venir ici en se traînant sur les genoux.

– Je vous la donne, m'écriai-je; mais ne peut-elle m'écrire?

– Elle le voulait, j'ai refusé de me charger de sa lettre. Je pouvais être arrêté et fouillé. C'était nous perdre tous. Voyons, calmez-vous, et causons; mais donnez-moi quelque chose à manger, car c'est l'heure de mon souper, et j'ai une belle trotte à faire pour regagner mon couvent.

Je me hâtai de servir le bonhomme, qui dégusta sa part de macaroni avec un appétit remarquable. Tout agité qu'il était, je vis qu'il prenait grand plaisir à manger, et cela me gênait beaucoup pour obtenir des réponses nettes aux mille questions que je lui adressais. Le pauvre homme n'est peut-être pas gourmand, mais il est affamé. Ce fut bien pis quand Tartaglia, que j'avais oublié, reparut avec un jeune esturgeon cuit au vin, et un plat d'artichauts frits dans la graisse. Il n'y eut plus moyen de tirer du moine un mot de bon sens, et, pendant plus d'une heure, il fallut me résigner à le voir engloutir ces mets, et à manger moi-même pour satisfaire Tartaglia, que je ne pouvais plus regarder comme un ennemi, et dont le dévouement méritait mieux de moi que des soupçons et des rebuffades.

Ma situation devenait de plus en plus étrange avec ces hôtes nouveaux. Mon chagrin et mon inquiétude se heurtaient aux contrastes d'un appétit de capucin qui profitait d'une rare circonstance pour s'assouvir, et d'une servilité de valet comique dont, en ce moment, l'unique préoccupation était de me prouver ses talents culinaires.

– Mangez, mangez, Excellence, me disait-il; vous aurez du café succulent pour digérer, car la Daniella m'a dit: «Surtout, soigne-lui son café; il n'a pas d'autre gourmandise.»

Ce détail était si bien dans les habitudes de gâterie féminine de Daniella, que je me rendis tout à fait à la sincérité de Tartaglia, attestée d'ailleurs par la confiance et l'espèce d'amitié que le capucin lui témoignait. Il me restait bien une épine dans le coeur, en songeant que cette amitié était réelle et sérieuse chez Daniella, et je me sentais profondément humilié, non pas d'accepter les services de cet homme (je pouvais les payer un jour), mais de le voir immiscé dans les secrets de coeur de Daniella, et comme initié aux mystères de mon bonheur.

Je ne pus me retenir d'en témoigner quelque chose à frère Cyprien.

– Vous n'étiez donc pas là quand elle a fait cette chute? lui demandai-je pendant que Tartaglia allait chercher le café.

– Eh! vraiment, non, dit-il; mais, quand même j'y aurais été, ce n'est ni moi, ni Olivia, ni ma soeur Mariuccia qui aurions pu nous charger de veiller sur vous et de vous empêcher de mourir de faim. Ces deux femmes sont trop surveillées dans ce moment-ci; et, quant à moi, je suis un pauvre homme trop assujetti à la règle de son ordre. Croyez-moi, Tartaglia est l'ami qu'il vous fallait, et il ne sera jamais arrêté en venant vous voir, lui!

– Ah! ah! et pourquoi cela?

– Je ne sais pas, mais c'est ainsi. Tout le monde le connaît, et il est bien avec tout le monde.

– Même avec la police?

– Eh! chi lo sa! répondit le moine, du même ton que prenait sa soeur Mariuccia quand elle voulait dire: «Ne m'en demandez pas davantage, je ne veux pas le savoir.»

Tout en prenant le café, j'essayai de me distraire de mes préoccupations en faisant la conversation avec ce moine. Je fus surpris de sa nullité et même de sa stupidité. D'après les avertissements qu'il avait su donner à sa famille à propos de moi, et d'après la visite généreuse qu'il me faisait en ce moment, je devais le croire pénétrant, hardi et actif. Rien de tout cela! Il est ignorant, timide et paresseux. En outre, il est dépourvu de toute notion, même élémentaire, sur quoi que ce soit au monde, et complètement abruti par la règle de son ordre et par la mendicité. C'est pourtant une bonne et douce créature, qui n'a conservé de facultés aimantes que pour sa soeur et pour sa nièce, et qui, malgré la sincérité de sa dévotion, manquera tant qu'elles voudront à l'esprit de corps monastique pour les servir et les obliger; mais son ineptie doit rendre son assistance à peu près nulle. Sa cervelle est une tête de pavot percée de trous, par où, depuis longtemps, le vent a fait tomber toute la graine. Il n'a ni ordre dans les idées, ni mémoire, ni lucidité sur aucun sujet. Il sait à peine le nom, l'âge et la profession des êtres avec lesquels il se trouve en relations fréquentes, et quand, par hasard, il s'en souvient, il en est si enchanté qu'il répète son dire cinq ou six fois avec une complaisance hébétée. Quant à la nature qui l'environne et dont il vante, à tout propos, la beauté et la fertilité par un phrase banale stéréotypée, il les voit à travers un crêpe, et ne distinguerait pas, j'en réponds un chardon d'avec une rose. Rien de particulier ne frappe cette organisation émoussée, très-inférieure à celle du paysan le plus fiévreux et le plus indolent de la Campagne de Rome. En fait de religion, il est impossible de savoir s'il a la notion de Dieu à quelque degré que ce soit. Il parle chapelle, reliques, cierges, offices et chapelet; mais je ne crois pas qu'au-dessus du matériel du culte, il ait une idée, un sentiment religieux quelconques.

Quant à la société religieuse et politique de son pays, ce sont lettres closes pour lui. Il confond dans la même soumission béate et souriante tout ce qu'il peut avoir de respect et de foi pour le pape de 1848 et pour le pape d'aujourd'hui; et non seulement il approuve et bénit le pape passant d'un système au système opposé, mais encore il admire et bénit, parmi les princes de l'Église, les plus ardents ennemis de tout système émanant du pape. Pourvu qu'on soit cardinal, évéque ou seulement abbate, on est un personnage nimbé, qui l'éblouit et le subjugue. Bref, on ne peut rien tirer de lui, et Dieu sait bien que je ne voulais en tirer autre chose que des renseignements à mon usage sur ma situation personnelle; mais cela même fut impossible: tout aboutissait à cet éternel Chi lo sa? qui est arrivé à me porter sur les nerfs. Mes questions l'effrayaient; il ne les comprenait même pas. Il ne savait pas si le cardinal avait agi réellement; il ne savait pas si mon affaire était poursuivie au civil ou au religieux, si j'avais affaire au giudice processante, juge d'instruction du pays, ou à l'inquisiteur de droit, président du tribunal ecclésiastique, ou enfin au saint-office proprement dit; car ces trois juridictions fonctionnent tour à tour et peut-être simultanément dans les poursuites politiques, civiles et religieuses. Or, dans ce pays-ci, l'accusation portée contre moi peut être envisagée sous ces trois faces.

Quand je vis que mes questions étaient superflues, j'engageai Tartaglia à reconduire le capucin à son couvent; mais celui-ci, pris de terreur, refusa de sortir avant deux heures du matin.

– A l'heure qu'il est, dit-il (il était dix heures), mon couvent est fermé, et il ne sera rouvert que lorsqu'on sonnera matines. Ne vous inquiétez pas de moi; je m'éveillerai de moi-même à ce moment-là; je vas m'étendre sur votre lit et faire un somme.

Cette proposition me révolta, car le bonhomme était d'une malpropreté classique. Tartaglia m'en préserva en lui disant qu'il ne fallait pas risquer d'être surpris dans ma chambre, et il l'emmena coucher dans le cellier à la paille, où, en cas d'événement, il pourrait se tenir coi et n'être pas découvert.

XXXII

Mondragone, 20 avril.

Comme il m'eût été impossible de dormir, j'enlevai le souper, je donnai de l'air à ma chambre, puis je m'enfermai et rallumai la bougie afin de tromper l'inquiétude et la tristesse en reprenant ce journal. Mais je n'avais pas écrit une ligne que l'on frappa de nouveau à ma porte. Un pareil incident m'eût bouleversé hier, lorsque je me sentais seul au monde avec Daniella. Aujourd'hui que je ne l'attends plus et que toutes mes précautions pour conjurer le destin seraient à peu près inutiles, je me sens préparé à tout et déjà habitué à cette vie d'éventualités plus ou moins sérieuses.

Je répondis donc: «Entrez!» sans me déranger.

 

C'était encore Tartaglia.

– Tout va bien, mossiou! me dit-il. Le capucin ronfle déjà dans la paille, et tout est tranquille au dehors. Je vais vous souhaiter una felicissima notte, et faire moi-même un somme. Je sortirai avec fra Cipriano à l'heure de matines, et pourrai revenir avant le jour avec vos provisions de bouche pour la journée. C'est le moment où les plus éveillés se sentent fatigués, et où l'on peut espérer de tromper la surveillance.

– Tu crois donc que, réellement, les jardins sont occupés par la police; le moine n'a pas rêvé cela?

– Il n'a pas rêvé, ni moi non plus. Rien n'est plus certain.

– Avoue-moi que tu en es toi-même, de la police?

– Je ne l'avoue pas, cela n'est pas; mais, si cela était, vous devriez en remercier le ciel?

– Tu pourrais donc en être et ne pas vouloir me livrer?

– On peut tout ce qu'on veut, amico mio, et quand on est à même de servir plusieurs maîtres, c'est le coeur et la conscience qui choisissent celui qu'on doit protéger contre les autres. Ah! mossiou, cela vous semble malhonnête, et vous riez de tout! Mais vous n'êtes pas Italien, et vous ne savez pas ce que vaut un Italien! Vous êtes d'un pays où toutes choses sont réglées par une espèce de droit apparent qui enchaîne la liberté du coeur et de l'esprit. Chacun pense à soi, chez vous autres, et chacun se sent ou se croit en sûreté chez lui. C'est cela qui vous rend égoïstes et froids. Ici, où nous avons l'air d'être esclaves, nous travaillons en-dessous de la légalité, et nous faisons ce que nous voulons pour nous et pour nos amis. L'obligation de se cacher de ce qui est bien comme de ce qui est mal, fait pousser des vertus que vous apprécierez plus tard: le dévouement et la discrétion. Vous devriez croire en moi, qui vous ai déjà rendu de grands services et qui vous en rendrai encore.

– Il est vrai que tu m'as fait traverser à cheval la campagne de Rome pour venir ici…

– Le dimanche de Pâques? En cela j'ai eu tort. J'aurais dû inventer quelque chose de mieux et vous empêcher de quitter Rome! Mais j'ai de la faiblesse pour vous, et je vous gâte comme un père gâte son enfant.

– Alors, mon tendre père, quels sont, en dehors de ta présence ici en ce moment et du très-bon dîner que tu m'as servi, les autres bienfaits dont j'ai à te récompenser?

– Nous parlerons de récompense plus tard. Pour le moment, sachez que tous les avertissements et renseignements que la Daniella et la Mariuccia ont reçus à temps pour vous faire cacher, et pour soustraire vos effets aux recherches, viennent de moi, qui suis un homme de tête, et non de ce capucin, qui est une huître au soleil.

– De toi? J'aurais dû m'en douter? Mais pourquoi m'a-t-on dit les tenir du capucin?

– C'est la Daniella qui vous a dit ça? Je comprends! Elle sait que vous vous méfiez de moi. Heureusement, elle n'est pas comme vous; elle m'estime, elle sait qui je suis… sous tous les rapports! Car si, dans le temps, j'avais voulu abuser de son innocence… mais je ne l'ai pas voulu, mossiou!

Il s'arrêta, voyant qu'il rouvrait ma blessure, et que, lié par la reconnaissance qu'il me fallait lui devoir, je résistais avec peine à l'envie de le jeter à la porte. Je crois que le drôle sait le défaut de la cuirasse et qu'il se venge ainsi, par le menu, du peu de cas que je fais de lui. Mais il est poltron en face de moi, et le moindre froncement de sourcil coupe court à ses velléités de représailles.

Il détourna la conversation en essayant de me parler de Medora.

– On dit à Rome, reprit-il, qu'elle est allée à Florence pour épouser son cousin; mais je sais qu'il n'y a rien de vrai. Elle ne l'aime pas.

– Comment sais-tu cela, maintenant que la Daniella n'est plus auprès d'elle pour te révéler ses pensées?

– Eh! mon Dieu! je le sais par milord B***, qui croit être bien réservé, et à qui je fais dire tout ce que je veux… après dîner.

– Et comment sais-tu ce qui me concerne dans l'affaire de l'image de la madone?

– Vous allez me dire encore que je suis dans la police? Cela n'est pas! mais on a des amis partout. Je sais tout ce qui vous concerne, et bien plus de choses que je ne vous en dis.

– Il faudrait cependant, si tu as tant de zèle pour moi, me mettre à même de lutter contre mes ennemis.

– Cela viendra en temps et en lieu; rien ne presse. Mais vous êtes fatigué, mossiou! Comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, vous feriez bien de dormir un peu et de vous tenir en force et santé devant les événements.

J'étais fatigué, en effet. La brusque transition de ma belle vie de roman et d'amour à ce nouvel état de choses déplaisantes m'avait accablé comme si je fusse tombé matériellement au fond d'un abîme.

– Voulez-vous que j'emporte la clef de votre chambre? dit Tartaglia d'un ton léger, en me souhaitant le bonsoir.

La question était grave: il pouvait s'être chargé de me faire empoigner sans bruit, et de manière à laisser croire à mon protecteur que je m'étais rendu de bonne grâce, par ennui de la solitude. Jusque-là, il m'avait vu disposé à vendre ma liberté le plus cher possible. S'il me trahissait, il devait vouloir me surprendre endormi.

Mais, comme je vous l'ai dit, j'étais déjà las de me méfier et de me préserver d'événements que je n'ai pu promettre à Daniella d'éviter; et d'ailleurs, si je devais être vendu par Tartaglia, je trouvais une sorte de plaisir amer à pouvoir dire un jour à ma maîtresse imprudente: «Voilà l'effet de votre amitié pour ce coquin». Si, au contraire, le coquin était loyal envers moi, je lui devais réparation formelle da mes injustices.

– Prends la clef, lui dis-je et bonne nuit!

Il me parut enchanté de cette réponse. Ses yeux de Scapin brillèrent soit d'une joie de chat qui happe sa proie, soit de reconnaissance pour mon bon procédé.

– Dormez en paix, Excellence, me dit-il, et sachez que personne au monde ne viendra vous troubler! Il y a défense absolue d'entrer ici, où l'on sait que vous êtes et où vous voyez qu'on vous laisse tranquille.

– On le sait donc positivement? Tu ne me l'avais pas dit!

– On le sait positivement, Excellence! et on espère que vous ferez une tentative d'évasion, ce qui serait une imprudence et une folie. On croit que vous serez chassé du gîte par la faim; mais ils ont compté sans Tartaglia, ces bons messieurs!

Il prit mes habits et se mit à les brosser dans l'antichambre. J'étais si fatigué, que je m'endormis à demi, au bruit de sa vergette.

Je m'éveillai au bout d'une heure, et je vis mon drôle assis devant mon feu, occupé à lire tranquillement, en se chauffant les pieds, l'album qui contient ce récit depuis le jour de Pâques. (Vous avez dû recevoir tout ce qui précède; je vous l'ai envoyé de Rome, ce jour-là, par Brumières, qui a un ami à l'ambassade française.)

En voyant ce coquin feuilleter mon journal et s'arrêter sur quelques pages qui semblaient l'intéresser, je fus sur le point de me lever pour lui administrer à l'improviste une grêle de soufflets; mais cette réflexion me retint:

– S'il est; comme je n'en peux guère douter, de la police, il va se convaincre que je n'ai pas la plus petite préoccupation ni affiliation politique, et mon principal moyen de salut est dans ses mains. Laissons-le faire.

Il y avait, d'ailleurs, dans la tranquillité de sa lecture, quelque chose qui me rassurait sur ses projets immédiats: il n'avait nullement l'air et l'attitude d'un homme qui se dispose à un coup de main. Tout à coup, il fut pris d'un fou rire qu'il contint pendant quelques instants en se tenant le ventre, et qui finit par éclater. C'était un motif suffisant pour m'éveiller ostensiblement. Je me soulevai sur mon lit et le regardai en face. Le rire se figea sur sa figure burlesque. Ce fut une scène muette comme dans les pantomimes italiennes.

Son premier mouvement avait été de cacher l'album; mais, voyant qu'il était trop tard, il prit bravement son parti.

– Mon Dieu, mossiou, s'écria-t-il, que c'est donc joli et amusant de se voir raconté comme ça jour par jour et mot pour mot! Je vous demande bien pardon si j'ai été indiscret; mais j'aime tant les arts, qu'en voyant là votre album, je n'ai pas pu résister à l'envie de l'ouvrir; je croyais y trouver des dessins, des vases du pays, et pas du tout, le nom de Tartaglia m'est sauté aux yeux. Ça m'est égal, mossiou, d'être là dedans trait pour trait; Tartaglia n'est pas mon vrai nom, pas plus que Benvenuto, et ça ne peut pas me compromettre. Et puis vous avez tant d'esprit et vous dites si bien les choses, que je suis content de me les rappeler comme ça en détail, telles qu'elles se sont passées. Oui, voilà notre promenade de nuit sur les chevaux de la Medora, et toutes mes paroles, comme je vous les disais, sur les brigands, sur l'illumination de Saint-Pierre et sur la manière habile dont je vous ai forcé à vous servir de ces chevaux dérobés par moi pour la circonstance. Avouez, mossiou, que vous avez beau vous méfier de moi, vous êtes content de reconnaître que je ne suis pas un engourdi ni un imbécile?

– Comme tu es charmé de mon opinion sur ton compte, tout est pour le mieux, et nous sommes satisfaits l'un de l'autre, n'est-il pas vrai?

– Excellence, je vous l'ai dit, s'écria-t-il avec conviction en se levant, et je ne m'en dédis pas, je vous aime! Vous me traitez de canaille et de gredin en écrit et en paroles; mais, avec la certitude d'avoir un jour votre amitié comme vous avez la mienne, je prends tous ces mots-là pour des facéties qu'on peut se permettre entre amis.

– A la bonne heure, ami de mon coeur! A présent, tu es bien sûr que je ne conspire pas contre le pape, et tu voudras bien ne plus toucher à ce que j'écris, à moins qu'il ne te plaise recevoir…

– Bah! vous menacez toujours et ne frappez jamais. Vous êtes bon, Excellence, et jamais vous ne maltraiterez un pauvre homme qui n'aime pas les querelles et qui vous est attaché. Pour moi, je ne me repens pas d'avoir lu tout ce qui vous est arrivé dans ce pays, et surtout l'histoire étonnante de ce maudit petit carré de fer-blanc que l'on a trouvé dans votre chambre à Piccolomini. C'était là une chose qui me tourmentait bien. Comment diable, me disais-je, a-t-il pu se procurer cette chose-là? Et quand on l'a reçue, comment est-on assez étourdi pour la laisser traîner?

– C'est donc bien précieux?

– Non, mais c'est dangereux.

– Qu'est-ce que c'est?

– Un signe de ralliement; vous l'avez bien deviné, puisque vous l'avez écrit.

– Un ralliement politique?

– Eh! chi lo sà?

– Qui le sait? Toi!

– Et pas vous, je le vois bien! Allons, pensez que c'est un agent provocateur qui vous a fait prendre cela; moi, je dis que c'est un ennemi personnel.

– Qui? Masolino?

– Non, il n'a pas assez d'invention pour ça; et, d'ailleurs, pour oser revêtir un habit de dominicain, il faut être plus protégé qu'il ne l'est; c'est un ivrogne qui ne fera jamais son chemin. Avez-vous vu la figure de ce faux moine?

– Oui, si c'est le même que j'avais remarqué à Tusculum; mais je n'en suis pas certain.

– Et celui qui vient rôder par ici depuis quelques jours?

– C'est celui de Tusculum, j'en suis presque sûr.

– Et vous reconnaîtriez sa figure?

– Oui, je crois pouvoir l'affirmer.

– Faites-y bien attention si vous l'apercevez encore, et méfiez-vous!

Est-ce qu'il est grand?

– Assez.

– Et gros?

– Aussi.

– Ah! s'il est gros; ce n'est pas lui.

– Qui, lui?

– Celui que je m'imaginais; mais nous verrons bien; il faudra que je découvre ce qui en est. Allons, dormez, Excellence. Tartaglia veille.

Il sortit en prenant la clef, et je me rendormis.

Je m'éveillai comme d'habitude, à cinq heures. Un instant je cherchai ma compagne à mes côtés. J'étais seul, je me souvins. Je soupirai amèrement.

Je m'habillai et donnai, de ma terrasse, un coup d'oeil aux environs. Aussi loin que ma vue pouvait s'étendre, je ne vis pas une âme. J'entendis seulement quelques bruits lointains du départ pour le travail des champs. Tartaglia vint à six heures m'apporter des côtelettes et des oeufs frais. Il avait un air soucieux qui m'effraya.

– Daniella est plus malade? m'écriai-je.

– Non, au contraire, elle va mieux. Voilà une lettre d'elle. Je la lui arrachai des mains.

«Aie confiance et patience, me disait-elle. Je te reverrai, j'espère, dans peu de jours, malgré les obstacles. Ne sors pas de Mondragone, et ne te montre pas. Espère, et attends celle qui t'aime.»

– Elle me prescrit de ne pas me montrer, dis-je à Tartaglia, et tu m'assurais pourtant que l'on me sait ici!

– Ah! mossiou, répondit-il avec un geste d'impatience, je ne sais plus rien. Ne vous montrez pas, ce sera toujours plus prudent; mais il se passe des choses que je ne peux plus m'expliquer… Aussi, je me disais bien: «Pourquoi se donner tant de soins pour s'emparer de ce pauvre petit artiste qui ne peut point passer pour dangereux? Il faut qu'il serve de prétexte à autre chose…» et il y a autre chose, mossiou, ou bien l'on s'imagine qu'il y a autre chose.

 

– Explique-toi!

– Non! vous n'avez pas de confiance en moi.

– Si fait! j'ai confiance en toi aujourd'hui; j'ai été à ta merci toute cette nuit, j'ai dormi tranquillement; je suis persuadé que tu ne veux me faire arrêter ni dedans ni dehors; parle!

– Eh bien! mossiou, dites-moi: êtes-vous seul ici?

– Comment? si je suis seul à Mondragone? Tu en doutes?

– Oui, mossiou.

– Eh bien, lui répondis-je, frappé de la même idée, si tu m'avais dit cela le premier jour de mon installation, j'aurais été de ton avis. Ce jour-là et la nuit suivante, j'ai pensé que nous étions deux ou plusieurs réfugiés dans ces ruines; mais voici le huitième jour que j'y passe, et, depuis ce temps, je suis bien certain d'être seul.

– Eh! eh! voilà déjà quelque chose. Quelqu'un de plus important et de plus dangereux que vous a passé par ici; on le sait, on croit qu'il y est encore, et, si on vous surveille, c'est par-dessus le marché, ou parce que l'on vous suppose affilié à cette personne ou à ces personnes… car vous dites que vous étiez peut-être plusieurs?

– Oh! cela, je le dis au hasard, et je peux fort bien te raconter ce qui m'est arrivé. J'ai cru entendre marcher dans le Pianto.

– Qu'est-ce que c'est que le Pianto?

– Le petit cloître…

– Je sais, je sais! Vous avez entendu?..

– Ou cru entendre le pas d'un homme.

– D'un seul?

– D'un seul.

– Et après?

– Après? Pendant la nuit j'ai entendu, oh! mais cela très distinctement, jouer du piano.

– Du piano? dans cette masure? Ne rêviez-vous pas, mossiou?

– J'étais debout et bien éveillé.

– Et la Daniella, l'a-t-elle entendu aussi?

– Parfaitement. Elle supposait que cela venait des Camaldules, et que c'était l'orgue, dont le son était dénaturé par l'éloignement.

– Ce ne pouvait pas être autre chose. Donc, mossiou, vous ne savez rien de plus?

– Rien. Et toi?

– Moi, je saurai! Dites-moi encore, mossiou, avez-vous été partout dans cette grande carcasse de château?

– Partout où l'on peut aller.

– Jusque dans les caves sous le terrazzone?

– Jusque dans la partie de ces caves qui n'est pas murée.

– Il y a grand danger à y aller, à ce qu'on dit?

– Oui, à y aller sans lumière et sans précautions.

– Mais il n'y a pas de précautions et pas de chandelle qui empêcheraient cette grande terrasse de crouler, et elle ne tient à rien.

– Qui t'a dit cela?

– Felipone, le fermier de la laiterie des Cyprès.

– Il est vrai que sa femme empêche les enfants de venir jouer dessus; mais cette crainte me paraît une rêverie. Un pareil massif, assis sur un pareil roc, est à l'abri du temps.

– Mais non pas des tremblements de terre, et ils ne sont pas rares ici. On dit que des voûtes immenses se sont écroulées, et qu'un beau jour le terrazzone se crèvera tout au moins s'il ne dégringole pas tout à fait. Il y a, sur cette terrasse, des endroits où l'eau séjourne, où il pousse du jonc et où l'on enfonce comme dans un marécage. C'est pour cela que l'on a muré l'entrée du cucinone (la grande cuisine), dont les colonnes à girouettes étaient les cheminées, et qui était elle-même, à ce que l'on m'a dit, une des plus belles choses qu'il y ait dans le pays. Du temps que j'étais ânier et guide à Frascati, j'ai essayé deux ou trois fois d'y pénétrer. Découvrir une entrée praticable, c'eût été une bonne affaire. J'en aurais sollicité le monopole auprès de l'intendant de la princesse, et j'y aurais conduit les voyageurs; mais impossible, mossiou! Sitôt que l'on donne seulement un coup de pioche dans ces vieux murs souterrains, on entends des bruits, des éboulements et des craquements sourds qui font dresser les cheveux sur la tête. C'est au point que les gens du pays croient qu'il y a quelque diablerie là dedans, et que les enfants disent que c'est le logis de la Befana.

– Qu'est-ce que c'est que la Befana?

– Une chose dont on a peur et qu'on ne voit jamais; un esprit-bête qui fait le bien et le mal.

– Le nom me plaît. Nous appellerons cet endroit-là la Befana.

– Je veux bien, mossiou, mais je n'y crois pas.

– Et tu ne crois pas non plus qu'il puisse y avoir quelqu'un de caché dans ce logis de la Befana?

– Non certes, mossiou, mais la cave qui est sous le petit cloître que vous appelez le Pianto?

– Je m'en suis inquiété, car j'aurais voulu découvrir une sortie souterraine en cas d'envahissement; mais cela me paraît également fermé par les éboulements, et d'ailleurs il y a des grilles massives aux soupiraux.

– Je le sais! J'ai voulu limer ça dans le temps, dans l'idée de retrouver l'entrée des cuisines; mais la peur m'a pris parce que cette grille soutenait une partie lézardée dont la fente s'agrandissait à vue d'oeil, à mesure que je travaillais. Si vous aviez bien regardé, vous auriez vu une barre de fer qui est déjà bien entamée; et avec ça, mossiou, ajouta-t-il en me montrant une lime anglaise très-fine, avec ce petit instrument qu'un homme de bon sens doit toujours avoir sur lui à tout événement, on pourrait continuer, si on était sûr de ne pas se faire écraser par la galerie du cloître!

– Pourquoi faire? Espères-tu que, par là, nous trouverions une issue?

– Chi lo sà?

– Mais puisqu'en restant ici je ne peux pas être pris! Puisque j'ai juré à la Daniella de ne pas bouger!

– Vous avez raison, mossiou, quant à vous; mais, quant à moi, si je trouvais le secret du château, j'en tirerais quelques sous à l'occasion. Un jour que j'aurai le temps… et le courage! je veux essayer encore!

J'avais fini de déjeuner. Je laissai Tartaglia déjeuner à son tour, et je me rendis à mon atelier, où je viens de vous écrire ce chapitre et où je vais essayer de travailler pour dissiper ma mélancolie.

5 heures.

Je reprends pour vous dire que, pendant que j'étais à peindre, j'ai entendu frapper violemment, à plusieurs reprises, à la porte de la grande cour. Tartaglia, tout effaré, est venu à moi en me disant:

– Cachez-vous quelque part, mossiou; on enfonce les portes!

– Non, lui dis-je, c'est Olivia qui est forcée d'amener quelque voyageur pour ne pas éveiller les soupçons, et qui m'avertit par un signal convenu.

Je ne me trompais pas. A peine m'étais-je réfugié dans le casino, que je vis, par la fente de la porte de ma terrasse, Olivia passer sous le portique de Vignole et regarder de mon côté avec inquiétude. Quand elle se fut assurée que mon sanctuaire était bien fermé, elle alla rejoindre ses voyageurs, qu'elle sut tenir à quelque distance. C'étaient des bourgeois marseillais qui décrétèrent, à voix haute et retentissante, que cette ruine était horrible et dégoûtante, et qui, effrayés de voir courir autour d'eux ces petits serpents dont je vous ai parlé, parurent peu disposés à explorer l'intérieur du palais. Mais ils étaient escortés d'un grand homme sec, vêtu, en revanche, d'un habit noir très-gras, qui éveilla l'attention de Tartaglia.

– Voyez celui-ci, mossiou, me dit-il dans l'oreille. Il n'est pas de cette compagnie; il fait le cicerone, mais ce n'est pas son état, et il trompe Olivia qui ne le connaît pas. Je le connais, moi; regardez-le bien: l'avez-vous vu quelque part?

– Oui, certainement; mais où? je ne saurais le dire.

– Est-ce celui qui vous a remis l'amulette?

– Peut-être. Il est de la taille du moine que j'ai vu ce soir-là; mais il faisait nuit.

– Est-ce le moine de Tusculum!

– Non, à coup sûr! Le moine de Tusculum était gras et beau; celui-ci est maigre et laid.

– Et le moine de la terrasse aux girouettes?

– C'était celui de Tusculum et non celui-ci.

– Mais enfin, où avez-vous vu celui que vous voyez maintenant? Chercher bien!

– Attends! j'y suis!

J'y étais en effet: c'est le bandit que j'ai assommé sur la via Aurelia.