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Consuelo

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XLI. Ô ma mère, s’écria-t-elle, ouvre-moi tes bras!

Ô ma mère, s’écria-t-elle, ouvre-moi tes bras! Ô Anzoleto, je t’ai aimé! Ô mon Dieu, dédommage-moi dans une vie meilleure!».

À peine avait-elle jeté vers le ciel ce cri d’agonie, qu’elle trébuche et se frappe à un obstacle inattendu. Ô surprise! ô bonté divine! c’est un escalier étroit et raide, qui monte à l’une des parois du souterrain, et qu’elle gravit avec les ailes de la peur et de l’espérance. La voûte s’élève sur son front; le torrent se précipite, heurte l’escalier que Consuelo a eu le temps de franchir, en dévore les dix premières marches, mouille jusqu’à la cheville les pieds agiles qui le fuient, et, parvenu enfin au sommet de la voûte surbaissée que Consuelo a laissée derrière elle, s’engouffre dans les ténèbres, et tombe avec un fracas épouvantable dans un réservoir profond que l’héroïque enfant domine d’une petite plate-forme où elle est arrivée sur ses genoux et dans l’obscurité.

Car son flambeau s’est éteint. Un coup de vent furieux a précédé l’irruption de la masse d’eau. Consuelo s’est laissée tomber sur la dernière marche, soutenue jusque-là par l’instinct conservateur de la vie, mais ignorant encore si elle est sauvée, si ce fracas de la cataracte est un nouveau désastre qui va l’atteindre, et si cette pluie froide qui en rejaillit jusqu’à elle, et qui baigne ses cheveux, est la main glacée de la mort qui s’étend sur sa tête.

Cependant le réservoir se remplit peu à peu, jusqu’à d’autres déversoirs plus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de la terre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs se dissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu’effrayant, se répand dans les cavernes. D’une main convulsive, Consuelo est parvenue à rallumer son flambeau. Son cœur frappe encore violemment sa poitrine; mais son courage s’est ranimé. À genoux, elle remercie Dieu et sa mère. Elle examine enfin le lieu où elle se trouve, et promène la clarté vacillante de sa lanterne sur les objets environnants.

Une vaste grotte creusée par la nature sert de voûte à un abîme que la source lointaine du Schreckenstein alimente, et où elle se perd dans les entrailles du rocher. Cet abîme est si profond qu’on ne voit plus l’eau qu’il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendant deux minutes, et produit en s’y plongeant une explosion semblable à celle du canon. Les échos de la caverne le répètent longtemps, et le clapotement sinistre de l’eau invisible dure plus longtemps encore. On dirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de la grotte, un sentier étroit et difficile, taillé dans le roc, côtoie le précipice, et s’enfonce dans une nouvelle galerie ténébreuse, où le travail de l’homme cesse entièrement, et qui se détourne des courants d’eau et de leur chute, en remontant vers des régions plus élevées.

C’est la route que Consuelo doit prendre. Il n’y en a point d’autre: l’eau a fermé et rempli entièrement celle qu’elle vient de suivre. Il est impossible d’attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L’humidité en est mortelle, et déjà le flambeau pâlit, pétille et menace de s’éteindre sans pouvoir se rallumer.

Consuelo n’est point paralysée par l’horreur de cette situation. Elle pense bien qu’elle n’est plus sur la route du Schreckenstein. Ces galeries souterraines qui s’ouvrent devant elle sont un jeu de la nature, et conduisent à des impasses ou à un labyrinthe dont elle ne retrouvera jamais l’issue. Elle s’y hasardera pourtant, ne fût-ce que pour trouver un asile plus sain jusqu’à la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenko reviendra; il arrêtera le courant, la galerie sera vidée, et la captive pourra revenir sur ses pas et revoir la lumière des étoiles.

Consuelo s’enfonça donc dans les mystères du souterrain avec un nouveau courage, attentive cette fois à tous les accidents du sol, et s’attachant à suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser détourner par les galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s’offraient à chaque instant. De cette manière elle était sûre de ne plus rencontrer de courants d’eau, et de pouvoir revenir sur ses pas.

Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres énormes encombraient sa route, et déchiraient ses pieds; des chauves-souris gigantesques, arrachées de leur morne sommeil par la clarté de la lanterne, venaient par bataillons s’y frapper, et tourbillonner comme des esprits de ténèbres autour de la voyageuse. Après les premières émotions de la surprise, à chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir son courage. Quelquefois elle gravissait d’énormes blocs de pierre détachés d’immenses voûtes crevassées, qui montraient d’autres blocs menaçants, retenus à peine dans leurs fissures élargies à vingt pieds au-dessus de sa tête; d’autres fois la voûte se resserrait et s’abaissait au point que Consuelo était forcée de ramper dans un air rare et brûlant pour s’y frayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu’au détour d’un angle resserré, où son corps svelte et souple eut de la peine à passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face à face avec Zdenko: Zdenko d’abord pétrifié de surprise et glacé de terreur, bientôt indigné, furieux et menaçant comme elle l’avait déjà vu.

Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, à la clarté vacillante d’un flambeau que le manque d’air étouffait à chaque instant, la fuite était impossible. Consuelo songea à se défendre corps à corps contre une tentative de meurtre. Les yeux égarés, la bouche écumante de Zdenko, annonçaient assez qu’il ne s’arrêterait pas cette fois à la menace. Il prit tout à coup une résolution étrangement féroce: il se mit à ramasser de grosses pierres, et à les placer l’une sur l’autre, entre lui et Consuelo, pour murer l’étroite galerie où elle se trouvait. De cette manière, il était sûr qu’en ne vidant plus la citerne durant plusieurs jours, il la ferait périr de faim, comme l’abeille qui enferme le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire à l’entrée.

Mais c’était avec du granit que Zdenko bâtissait, et il s’en acquittait avec une rapidité prodigieuse. La force athlétique que cet homme si maigre, et en apparence si débile, trahissait en ramassant et en arrangeant ces blocs, prouvait trop bien à Consuelo que la résistance était impossible, et qu’il valait mieux espérer de trouver une autre issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernières extrémités en l’irritant. Elle essaya de l’attendrir, de le persuader et de le dominer par ses paroles.

Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu là, insensé? Albert te reprochera ma mort. Albert m’attend et m’appelle. Je suis son amie, sa consolation et son salut. Tu perds ton ami et ton frère en me perdant.»

Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et résolu de continuer son œuvre, se mit à chanter dans sa langue sur un air vif et animé, tout en bâtissant d’une main active et légère son mur cyclopéen.

Une dernière pierre manquait pour assurer l’édifice. Consuelo le regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai démolir ce mur. Il me faudrait les mains d’un géant. La dernière pierre fut posée, et bientôt elle s’aperçut que Zdenko en bâtissait un second, adossé au premier. C’était toute une carrière, toute une forteresse qu’il allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait prendre un plaisir extrême à son ouvrage.

Une inspiration merveilleuse vint enfin à Consuelo. Elle se rappela la fameuse formule hérétique qu’elle s’était fait expliquer par Amélie, et qui avait tant scandalisé le chapelain.

Zdenko! s’écria-t-elle en bohémien, à travers une des fentes du mur mal joint qui la séparait déjà de lui; ami Zdenko, que celui à qui on a fait tort te salue!»

À peine cette parole fut-elle prononcée, qu’elle opéra sur Zdenko comme un charme magique; il laissa tomber l’énorme bloc qu’il tenait, en poussant un profond soupir, et il se mit à démolir son mur avec plus de promptitude encore qu’il ne l’avait élevé; puis, tendant la main à Consuelo, il l’aida en silence à franchir cette ruine, après quoi il la regarda attentivement, soupira étrangement, et, lui remettant trois clefs liées ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle, en lui disant:

Que celui à qui on a fait tort te salue!

– Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton maître.»

Zdenko secoua la tête en disant:

Je n’ai pas de maître, j’avais un ami. Tu me le prends. La destinée s’accomplit. Va où Dieu te pousse; moi, je vais pleurer ici jusqu’à ce que tu reviennes.»

Et, s’asseyant sur les décombres, il mit sa tête dans ses mains, et ne voulut plus dire un mot.

Consuelo ne s’arrêta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le retour de sa fureur; et, profitant de ce moment où elle le tenait en respect, certaine enfin d’être sur la route du Schreckenstein, elle partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et pénible, Consuelo n’avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par une route beaucoup plus longue mais inaccessible à l’eau, s’était rencontré avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l’un par un détour bien ménagé, et creusé de main d’homme dans le roc, l’autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du château, de ses vastes dépendances, et de la colline sur laquelle il était assis. Consuelo ne se doutait guère qu’elle était en cet instant sous le parc, et cependant elle en franchissait les grilles et les fossés par une voie que toutes les clefs et toutes les précautions de la chanoinesse ne pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensée, au bout de quelque trajet sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer à une entreprise déjà si traversée, et qui avait failli lui devenir si funeste. De nouveaux obstacles l’attendaient peut-être encore. Le mauvais vouloir de Zdenko pouvait se réveiller. Et s’il allait courir après elle! s’il allait élever un nouveau mur pour empêcher son retour! Au lieu qu’en abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la citerne, et de remettre cette citerne à sec pour qu’elle pût monter, elle avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais elle était encore trop sous l’émotion du moment pour se résoudre à revoir ce fantasque personnage. La peur qu’il lui avait causée augmentait à mesure qu’elle s’éloignait de lui; et après avoir affronté sa vengeance avec une présence d’esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la représentant. Elle fuyait donc devant lui, n’ayant plus le courage de tenter ce qu’il eût fallu faire pour se le rendre favorable, et n’aspirant qu’à trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cédé les clefs, afin de mettre une barrière entre elle et le retour de sa démence.

 

Mais n’allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu’elle s’était obstinée témérairement à croire doux et traitable, dans une position analogue à celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile épais sur toute cette aventure; et, revenue de l’attrait romanesque qui avait contribué à l’y pousser, Consuelo se demandait si elle n’était pas la plus folle des trois, de s’être précipitée dans cet abîme de dangers et de mystères, sans être sûre d’un résultat favorable et d’un succès fructueux.

Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creusé par les fortes mains des hommes du Moyen Âge. Tous les rochers étaient percés par un entaillement ogival surbaissé avec beaucoup de caractère et de régularité. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol, tous les endroits où l’éboulement eût été possible, étaient soutenus par une construction en pierre de taille à rinceaux croisés, que liaient ensemble des clefs de voûte quadrangulaires en granit. Consuelo ne perdait pas son temps à admirer ce travail immense, exécuté avec une solidité qui défiait encore bien des siècles. Elle ne se demandait pas non plus comment les possesseurs actuels du château pouvaient ignorer l’existence d’une construction si importante. Elle eût pu se l’expliquer, en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et de cette propriété avaient été détruits plus de cent ans auparavant, à l’époque de l’introduction de la réforme en Bohême; mais elle ne regardait plus autour d’elle, et ne pensait presque plus qu’à son propre salut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, et un libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin à faire, quoique cette route directe vers le Schreckenstein fût beaucoup plus courte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bien long; et, ne pouvant plus s’orienter, elle ignorait même si cette route la conduisait au Schreckenstein ou à un terme beaucoup plus éloigné de son expédition.

Au bout d’un quart d’heure de marche, elle vit de nouveau la voûte s’élever, et le travail de l’architecte cesser entièrement. C’était pourtant encore l’ouvrage des hommes que ces vastes carrières, ces grottes majestueuses qu’il lui fallait traverser. Mais envahies par la végétation, et recevant l’air extérieur par de nombreuses fissures, elles avaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait là mille moyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d’un adversaire irrité. Mais un bruit d’eau courante vint faire tressaillir Consuelo; et si elle eût pu plaisanter dans une pareille situation, elle se fût avoué à elle-même que jamais le baron Frédéric, au retour de la chasse, n’avait eu plus d’horreur de l’eau qu’elle n’en éprouvait en cet instant.

Cependant elle fit bientôt usage de sa raison. Elle n’avait fait que monter depuis qu’elle avait quitté le précipice, au moment d’être submergée. À moins que Zdenko n’eût à son service une machine hydraulique d’une puissance et d’une étendue incompréhensible, il ne pouvait pas faire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il était bien évident d’ailleurs qu’elle devait rencontrer quelque part le courant de la source, l’écluse, ou la source elle-même; et si elle eût pu réfléchir davantage, elle se fût étonnée de n’avoir pas encore trouvé sur son chemin cette onde mystérieuse, cette source des Pleurs qui alimentait la citerne.

C’est que la source avait son courant dans les veines inconnues des montagnes, et que la galerie, coupant à angle droit, ne la rencontrait qu’aux approches de la citerne d’abord, et ensuite sous le Schreckenstein, ainsi qu’il arriva enfin à Consuelo. L’écluse était donc loin derrière elle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchait de cette source, que depuis des siècles aucun autre homme qu’Albert ou Zdenko n’avait vue. Elle eut bientôt rejoint le courant, et cette fois elle le côtoya sans terreur et sans danger.

Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eau limpide et transparente, qui courait avec un bruit généreux dans un lit convenablement encaissé. Là, reparaissait le travail de l’homme. Ce sentier était relevé en talus dans des terres fraîches et fertiles; car de belles plantes aquatiques, des pariétaires énormes, des ronces sauvages fleuries dans ce lieu abrité, sans souci de la rigueur de la saison, bordaient le torrent d’une marge verdoyante. L’air extérieur pénétrait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pour entretenir la vie de la végétation, mais trop étroites pour laisser passage à l’œil curieux qui les aurait cherchées du dehors. C’était comme une serre chaude naturelle, préservée par ses voûtes du froid et des neiges, mais suffisamment aérée par mille soupiraux imperceptibles. On eût dit qu’un soin complaisant avait protégé la vie de ces belles plantes, et débarrassé le sable que le torrent rejetait sur ces rives des graviers qui offensent le pied; et on ne se fût pas trompé dans cette supposition. C’était Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et sûrs les abords de la retraite d’Albert.

Consuelo commençait à ressentir l’influence bienfaisante qu’un aspect moins sinistre et déjà poétique des objets extérieurs produisait sur son imagination bouleversée par de cruelles terreurs. En voyant les pâles rayons de la lune se glisser çà et là dans les fentes des roches, et se briser sur les eaux tremblotantes, en sentant l’air de la forêt frémir par intervalles sur les plantes immobiles que l’eau n’atteignait pas, en se sentant toujours plus près de la surface de la terre, elle se sentait renaître, et l’accueil qui l’attendait au terme de son héroïque pèlerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres. Enfin, elle vit le sentier se détourner brusquement de la rive, entrer dans une courte galerie maçonnée fraîchement, et finir à une petite porte qui semblait de métal, tant elle était froide, et qu’encadrait gracieusement un grand lierre terrestre.

Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irrésolutions, quand elle appuya sa main épuisée sur ce dernier obstacle, qui pouvait céder à l’instant même, car elle tenait la clef de cette porte dans son autre main, Consuelo hésita et sentit une timidité plus difficile à vaincre que toutes ses terreurs. Elle allait donc pénétrer seule dans un lieu fermé à tout regard, à toute pensée humaine, pour y surprendre le sommeil ou la rêverie d’un homme qu’elle connaissait à peine; qui n’était ni son père, ni son frère, ni son époux; qui l’aimait peut-être, et qu’elle ne pouvait ni ne voulait aimer. Dieu m’a entraînée et conduite ici, pensait-elle, au milieu des plus épouvantables périls. C’est par sa volonté plus encore que par sa protection que j’y suis parvenue. J’y viens avec une âme fervente, une résolution pleine de charité, un cœur tranquille, une conscience pure, un désintéressement à toute épreuve. C’est peut-être la mort qui m’y attend, et cependant cette pensée ne m’effraie pas. Ma vie est désolée, et je la perdrais sans trop de regrets; je l’ai éprouvé il n’y a qu’un instant, et depuis une heure je me vois dévouée à un affreux trépas avec une tranquillité à laquelle je ne m’étais point préparée. C’est peut-être une grâce que Dieu m’envoie à mon dernier moment. Je vais tomber peut-être sous les coups d’un furieux, et je marche à cette catastrophe avec la fermeté d’un martyr. Je crois ardemment à la vie éternelle, et je sens que si je péris ici, victime d’un dévouement inutile peut-être, mais profondément religieux, je serai récompensée dans une vie plus heureuse. Qui m’arrête? et pourquoi éprouvé-je donc un trouble inexprimable, comme si j’allais commettre une faute et rougir devant celui que je viens sauver?

C’est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur, luttait contre elle-même, et se faisait presque un reproche de la délicatesse de son émotion. Il ne lui venait cependant pas à l’esprit qu’elle pût courir des dangers plus affreux pour elle que celui de la mort. Sa chasteté n’admettait pas la pensée qu’elle pût devenir la proie des passions brutales d’un insensé. Mais elle éprouvait instinctivement la crainte de paraître obéir à un sentiment moins élevé, moins divin que celui dont elle était animée. Elle mit pourtant la clef dans la serrure; mais elle essaya plus de dix fois de l’y faire tourner sans pouvoir s’y résoudre. Une fatigue accablante, une défaillance extrême de tout son être, achevaient de lui faire perdre sa résolution au moment d’en recevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charité; dans le ciel, par une mort sublime.

XLII. Cependant elle prit son parti…

Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc trois portes et deux pièces à traverser avant celle où elle supposait Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s’arrêter, si la force lui manquait.

Elle pénétra dans une salle voûtée, qui n’offrait d’autre ameublement qu’un lit de fougère sèche sur lequel était jetée une peau de mouton. Une paire de chaussures à l’ancienne mode, dans un délabrement remarquable, lui servit d’indice pour reconnaître la chambre à coucher de Zdenko. Elle reconnut aussi le petit panier qu’elle avait porté rempli de fruits sur la pierre d’épouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin disparu. Elle se décida à ouvrir la seconde porte, après avoir refermé la première avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde pièce où elle entra était voûtée comme la première, mais les murs étaient revêtus de nattes et de claies garnies de mousse. Un poêle y répandait une chaleur suffisante, et c’était sans doute le tuyau creusé dans le roc qui produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo avait observée. Le lit d’Albert était, comme celui de Zdenko, formé d’un amas de feuilles et d’herbes desséchées; mais Zdenko l’avait couvert de magnifiques peaux d’ours, en dépit de l’égalité absolue qu’Albert exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne chagrinait pas la tendresse passionnée qu’il lui portait et la préférence de sollicitude qu’il lui donnait sur lui-même. Consuelo fut reçue dans cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la serrure, s’était posté sur le seuil, l’oreille dressée et l’œil inquiet. Mais Cynabre avait reçu de son maître une éducation particulière: c’était un ami, et non pas un gardien. Il lui avait été si sévèrement interdit dès son enfance de hurler et d’aboyer, qu’il avait perdu tout à fait cette habitude naturelle aux êtres de son espèce. Si on eût approché d’Albert avec des intentions malveillantes, il eût retrouvé la voix; si on l’eût attaqué, il l’eût défendu avec fureur. Mais prudent et circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit sans être sûr de son fait, et sans avoir examiné et flairé les gens avec attention. Il approcha de Consuelo avec un regard pénétrant qui avait quelque chose d’humain, respira son vêtement et surtout sa main qui avait tenu longtemps les clefs touchées par Zdenko; et, complètement rassuré par cette circonstance, il s’abandonna au souvenir bienveillant qu’il avait conservé d’elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur les épaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu’il balayait lentement la terre de sa queue superbe. Après cet accueil grave et honnête, il alla se recoucher sur le bord de la peau d’ours qui couvrait le lit de son maître, et s’y étendit avec la nonchalance de la vieillesse, non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de Consuelo.

Avant d’oser approcher de la troisième porte, Consuelo jeta un regard sur l’arrangement de cet ermitage, afin d’y chercher quelque révélation sur l’état moral de l’homme qui l’occupait. Elle n’y trouva aucune trace de démence ni de désespoir. Une grande propreté, une sorte d’ordre y régnait. Il y avait un manteau et des vêtements de rechange accrochés à des cornes d’aurochs, curiosités qu’Albert avait rapportées du fond de la Lithuanie; et qui servaient de portemanteaux. Ses livres nombreux étaient bien rangés sur une bibliothèque en planches brutes, que soutenaient de grosses branches artistement agencées par une main rustique et intelligente. La table, les deux chaises, étaient de la même matière et du même travail. Un herbier et des livres de musique anciens, tout à fait inconnus à Consuelo, avec des titres et des paroles slaves, achevaient de révéler les habitudes paisibles, simples et studieuses de l’anachorète. Une lampe de fer curieuse par son antiquité, était suspendue au milieu de la voûte, et brûlait dans l’éternelle nuit de ce sanctuaire mélancolique.

 

Consuelo remarqua encore qu’il n’y avait aucune arme dans ce lieu. Malgré le goût des riches habitants de ces forêts pour la chasse et pour les objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n’avait pas un fusil, pas un couteau; et son vieux chien n’avait jamais appris la grande science, en raison de quoi Cynabre était un sujet de mépris et de pitié pour le baron Frédéric. Albert avait horreur du sang; et quoiqu’il parût jouir de la vie moins que personne, il avait pour l’idée de la vie en général un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait ni donner ni voir donner la mort, même aux derniers animaux de la création. Il eût aimé toutes les sciences naturelles; mais il s’arrêtait à la minéralogie et à la botanique. L’entomologie lui paraissait déjà une science trop cruelle, et il n’eût jamais pu sacrifier la vie d’un insecte à sa curiosité.

Consuelo savait ces particularités. Elle se les rappelait en voyant les attributs des innocentes occupations d’Albert. Non, je n’aurai pas peur, se disait-elle, d’un être si doux et si pacifique. Ceci est la cellule d’un saint, et non le cachot d’un fou. Mais plus elle se rassurait sur la nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublée et confuse. Elle regrettait presque de ne point trouver là un aliéné, ou un moribond; et la certitude de se présenter à un homme véritable la faisait hésiter de plus en plus.

Elle rêvait depuis quelques minutes, ne sachant comment s’annoncer, lorsque le son d’un admirable instrument vint frapper son oreille: c’était un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n’avait entendu un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui était inconnu; mais à ses formes étranges et naïves, elle jugea qu’il devait être plus ancien que toute l’ancienne musique qu’elle connaissait. Elle écoutait avec ravissement, et s’expliquait maintenant pourquoi Albert l’avait si bien comprise dès la première phrase qu’il lui avait entendu chanter. C’est qu’il avait la révélation de la vraie, de la grande musique. Il pouvait n’être pas savant à tous égards, il pouvait ne pas connaître les ressources éblouissantes de l’art; mais il avait en lui le souffle divin, l’intelligence et l’amour du beau. Quand il eut fini, Consuelo, rassurée entièrement et animée d’une sympathie plus vive, allait se hasarder à frapper à la porte qui la séparait encore de lui, lorsque cette porte s’ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte s’avancer la tête penchée, les yeux baissés vers la terre, avec son violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa pâleur était effrayante, ses cheveux et ses habits dans un désordre que Consuelo n’avait pas encore vu. Son air préoccupé, son attitude brisée et abattue, la nonchalance désespérée de ses mouvements, annonçaient sinon l’aliénation complète, du moins le désordre et l’abandon de la volonté humaine. On eût dit un de ces spectres muets et privés de mémoire, auxquels croient les peuples slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l’on voit agir sans suite et sans but, obéir comme par instinct aux anciennes habitudes de leur vie, sans reconnaître et sans voir leurs amis et leurs serviteurs terrifiés qui fuient ou les regardent en silence, glacés par l’étonnement et la crainte.

Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s’apercevant qu’il ne la voyait pas, bien qu’elle fût à deux pas de lui. Cynabre s’était levé, il léchait la main de son maître. Albert lui dit quelques paroles amicales en bohémien; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui reportait ses discrètes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement les pieds de cette jeune fille qui étaient chaussés à peu près en ce moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tête, il lui dit en bohémien quelques paroles qu’elle ne comprit pas, mais qui semblaient une demande et qui se terminaient par son nom.

En le voyant dans cet état, Consuelo sentit disparaître sa timidité. Tout entière à la compassion, elle ne vit plus que le malade à l’âme déchirée qui l’appelait encore sans la reconnaître; et, posant sa main sur le bras du jeune homme avec confiance et fermeté, elle lui dit en espagnol de sa voix pure et pénétrante:

Voici Consuelo.»