Kitobni o'qish: «La fille du ciel»
AVANT-PROPOS
Pour bien comprendre la Chine, il faut savoir qu'elle porte au cœur depuis trois cents ans une plaie profonde et toujours saignante. Lorsque le pays fut conquis par les Tartares Mandchous, l'antique dynastie des Ming dut céder le trône à celle des Tsin envahisseurs; mais la nation chinoise ne cessa ni de la regretter, ni d'attendre son retour. La révolution est donc permanente en Chine; c'est un feu qui couve éternellement, éclate en incendie dans quelque province, puis s'éteint pour se rallumer bientôt dans une autre.
L'Empire Jaune est sans doute trop immense pour que les révoltés puissent s'entendre et, par un effort collectif, briser enfin le joug des Tartares. Plusieurs fois cependant, les Chinois de race furent tout près de la victoire. Ainsi, il y a une vingtaine d'années, des événements que l'Europe n'a jamais bien connus, bouleversèrent la Chine. Les révoltés, victorieux pour un temps, proclamèrent à Nang-King un empereur de sang chinois et de la dynastie des Ming. Il s'appelait Ron-Tsin-Tsé, ce qui signifie: la Floraison définitive, et sa période fut nommée par ses fidèles Taï-Ping-Tien-Ko, ce qui signifie: l'Empire de la grande paix céleste. Il régna dix-sept années, concurremment avec l'empereur tartare de Pékin, et à peine dans l'ombre.
Plus tard, on s'efforça de supprimer même son histoire; les livres qui la contaient furent confisqués et brûlés, et on défendit, sous peine de mort, de prononcer son nom.
Voici cependant la traduction du passage qui le concerne, dans le volumineux rapport adressé par le général tartare Tsen-Kouan-Weï à l'empereur de Pékin:
«Quand les révoltés se soulevèrent dans la province de Kouang-Tong, dit-il, ils s'étaient emparés de seize provinces et de six cents villes. Leur coupable chef et ses criminels amis étaient devenus formidables. Tous leurs généraux se fortifiaient dans les places qu'ils avaient prises, et ce n'est qu'après trois années de siège que nous fûmes de nouveau maîtres de Nang-King. En ce moment, l'armée rebelle comptait plus de cent mille hommes, mais pas un seul ne consentit à se rendre. Dès qu'ils se jugèrent perdus, ils mirent le feu au palais et se brûlèrent vifs. Beaucoup de femmes se pendirent, s'étranglèrent ou se jetèrent dans les lacs des jardins. Je parvins cependant à faire prisonnière une jeune fille et je la pressai de me dire où était leur empereur, «Il est mort, répondit-elle; vaincu, il s'est empoisonné; mais aussitôt après on a proclamé empereur son fils Hon-Fo-Tsen.» Elle me conduisit ensuite à sa tombe, que je donnai l'ordre de briser; on y trouva en effet l'empereur, qu'enveloppait un linceul de soie jaune brodé de dragons. Il était vieux, chauve, avec une moustache blanche. Je fis brûler son cadavre et jeter sa cendre au vent. Nos soldats détruisirent tout ce qui restait dans les murs; il y eut trois jours et trois nuits de tueries et de pillages. Cependant une troupe de quelques milliers de rebelles, très bien armés, réussit à s'échapper de la ville, après avoir revêtu les costumes de nos morts, et il est à craindre que leur nouvel empereur ait pu fuir avec eux.»
Cet empereur Hon-Fo-Tsen, qui, en effet, avait pu s'enfuir de Nang-King, fut considéré par les vrais Chinois comme le souverain légitime, et sa descendance, secrètement, lui succédera vraisemblablement sans interruption.
Il y a quelques années, un homme très remarquable, qui semblait incarner la Chine nouvelle, rêva une réconciliation pacifique et sincère entre les deux races ennemies. (Il avait bien d'autres rêves encore, comme par exemple celui de fonder les États-Unis du monde.) Il conçut le projet, presque irréalisable, de gagner à ses idées l'empereur de Pékin lui-même et, avec son concours, de réformer la Chine, sans verser de sang. Il s'appelait Kan-You-Wey. Pour se rapprocher de l'empereur, il ouvrit une école à Pékin en 1889.
Des rumeurs, mais combien contradictoires, couraient sur la personnalité de cet invisible empereur Kouang-Su, gardé en tutelle, comme captif au fond de ses palais, et si inconnu de tous. Les uns le disaient bienveillant, lettré, curieux des choses modernes. Les autres le représentaient comme faible d'esprit et de corps, livré à tous les excès et incapable d'agir.
Kan-You-Wey ne voulut croire que la version favorable; il savait d'ailleurs ce que valaient les ministres de la Régente, maîtres, avec elle, du pouvoir; il plaignait l'impériale victime, tout son cœur allait vers ce souverain, puisqu'il était malheureux. Mais comment l'atteindre, par delà ses quadruples murailles? Comment éveiller l'attention de la mélancolique idole?.. Kan-You-Wey renouvela dix fois la tentative, avec un zèle d'apôtre, et réussit enfin, en 1898, grâce à l'un de ses disciples, à placer sous les yeux de l'empereur un mémoire qu'il avait préparé.
Alors le souverain-fantôme se réveilla; très frappé par ces idées subversives, il voulut qu'elles lui fussent expliquées en détail et accorda une audience au novateur; tout de suite il subit l'influence de ce grand esprit; il fit de lui son ministre, son confident intime, et, soutenu par ses conseils, il parvint à ressaisir le pouvoir.
C'est à ce moment du règne de Kouang-Su que se déroule notre drame; l'empereur lui-même en est le héros, et Kan-You-Wey y figure sous le nom de Puits-des-bois…
JUDITH GAUTIER ET PIERRE LOTI.
PERSONNAGES
L'EMPEREUR DE PÉKIN, de race tartare et de la dynastie des Tsin (30 ans)
PUITS-DES-BOIS, conseiller de l'Empereur tartare.
PORTE-FLÈCHE} seigneurs chinois de la Cour de Nang-King
PRINCE-FIDÈLE }
PRINCE-AILÉ. }
FILS DU PRINTEMPS, petit empereur chinois de Nang-King (7 ou 8 ans).
LUMIÈRE-VOILÉE, conseiller de l'Impératrice.
LE GRAND ASTROLOGUE.
UN GÉNÉRAL TARTARE.
LE PEUPLIER, grand mandarin.
LE ROC }
PETIT-SAPIN} jardiniers du Palais de Nang-King.
LE COURBÉ }
LE FORT }
DEUX ESPIONS TARTARES.
DEUX BOURREAUX TARTARES.
UN EUNUQUE.
LA FILLE DU CIEL, impératrice de race chinoise et de la dynastie des Ming (24 ou 25 ans).
LOTUS D'OR }
CINNAMOME} filles d'honneur de l'Impératrice.
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE }
LA PERLE }
LA GRANDE MAITRESSE DU PALAIS DE NANG-KING.
LA GRANDE MAITRESSE DU PALAIS DE PÉKIN.
MARCHANDES DE BONBONS ET DE FLEURS, DES RUES DE PÉKIN.
GRANDS MANDARINS ET GENS DU PEUPLE. SOLDATS CHINOIS ET SOLDATS TARTARES.
L'action se passe de nos jours en Chine.
ACTE PREMIER
PREMIER TABLEAU
Les jardins du Palais de Nang-King. A gauche, le pavillon des filles d'honneur, précédé d'une véranda enguirlandée. Entre les arbres et les buissons fleuris, on aperçoit des toitures de faïence jaune, aux angles retroussés et hérissés de monstres. Grands cèdres contournés. Étangs, ruisseaux, ponts courbes en marbre et en laque rouge.
Préparatifs de fête. Au fond, des serviteurs plantent des bannières, des lances, des insignes de toutes formes. Plus près, d'autres nettoient le jardin, balaient la pluie de fleurs tombée des arbres. Soleil levant.
SCÈNE PREMIÈRE
LE ROC, PETIT-SAPIN, LE FORT, LE COURBÉ, JARDINIERS
On entend dans le lointain une cloche et un tambour.
LE ROC, qui s'arrête de travailler et prête l'oreille.
Entendez-vous la grosse cloche de bronze et le grand tambour?.. Encore un prince qui passe sous le portail d'honneur, un de plus qui fait son entrée dans notre palais de Nang-King.
PETIT-SAPIN
J'entends, oui… Mais j'aimerais mieux voir…
LE FORT
Les beaux spectacles ne sont pas faits pour nous.
LE ROC
Les cérémonies n'ont pas besoin de nos regards.
PETIT-SAPIN
Oui, oui, on sait: notre fonction est de travailler à l'écart, de préparer patiemment la beauté de la fête qui ne sera pas pour nos yeux.
LE FORT
Vas-tu te plaindre?.. Chaque être doit accepter la place qui lui échoit dans la vie.
LE ROC
La loi est pour tous. Il y a des animaux fiers et superbes, des oiseaux qui ont un magnifique plumage. Et il y a aussi des rats et d'affreux insectes qui répugnent.
LE FORT
Il se trouve des rois parmi les arbres et des princesses parmi les fleurs.
LE ROC
Et beaucoup de pauvres plantes n'ont ni beauté ni parfum.
PETIT-SAPIN
La pluie les arrose tout de même et le soleil les réchauffe.
LE COURBÉ
Il arrive aussi que le hasard favorise le plus humble… Tenez, moi, sans avoir mérité pour cela aucun reproche, j'ai vu ce qu'il m'était interdit de voir.
LE FORT
Toi! Tu as vu?
PETIT-SAPIN
Quoi? quoi? Oh! raconte-nous.
LE COURBÉ
Eh bien … c'était hier, après le coucher du soleil, les autres travailleurs venaient tous de partir; moi, qui n'avais pas fini, j'étais resté à polir un des grands lions de marbre, vous savez, au portail d'honneur. Je travaillais sans me méfier, quand tout à coup voilà que le tambour bat, que la cloche tinte, que les veilleurs descendent de la tour du guet pour ouvrir la grande porte. Des gardes accourent, et des chefs, et des ministres. J'entends dire que celui qui arrive est le plus important de tous les invités, le vice-roi des provinces du Sud. Comment m'échapper au milieu de tous ces beaux personnages?.. Impossible!.. Je me cache derrière une des grosses pattes, je me fais tout petit, personne ne prend garde à moi … et j'ai vu, j'ai vu, à travers le globe ajouré, vous savez, que le lion tient sous sa griffe…
PETIT-SAPIN
Toi! tu as vu entrer le vice-roi avec son cortège?..
LE COURBÉ
Oui, moi!.. Oh! tant de costumes de soie et d'or! tant de chevaux qui étaient tout brillants de pierreries! tant de bannières! Et des visages terribles, et des regards effrayants d'orgueil!.. Mais quand il parut, lui, oh! comme j'ai compris que tout le reste ne comptait plus… Pâle, l'air très las, sur un cheval maintenu par deux valets… Un costume simple, mais qui avait l'air plus riche que ceux des autres… Il était tellement imposant que mon cœur ne pouvait plus battre dans ma poitrine et il me sembla que si seulement il tournait vers moi ses yeux, qui ne regardaient rien, du coup je tomberais mort.
PETIT-SAPIN
Eh bien! vrai! Si rien que pour un vice-roi c'est à ce point-là, que serait-ce donc, hein! si on était regardé par l'empereur même?
LE COURBÉ
Non, je vous assure, celui qui ne l'a pas vu, ne peut pas…
PETIT-SAPIN
Chut! chut! Un officier du palais.
SCÈNE II
LES MÊMES, PORTE-FLÈCHE, OFFICIER DU PALAIS
PORTE-FLÈCHE
Alors, c'est cela, votre travail! En vains bavardages, vous dissipez les précieuses minutes qui nous restent.
LE COURBÉ
Le travail s'achève, seigneur.
PORTE-FLÈCHE
Il s'achève? Et moi je vois le sol encore tout jonché de pétales et de fleurs mortes… Ici, surtout, à l'entour du pavillon des filles d'honneur (à part), là où s'épanouit la fleur vivante que j'aime.
LE COURBÉ
A peine a-t-on fait la place nette que le vent malicieux secoue les branches, et c'est à recommencer.
PORTE-FLÈCHE
Enlevez au moins là, sur la mousse… on dirait des taches, toutes ces fleurs fanées…
SCÈNE III
LES MÊMES, LOTUS-D'OR, CINNAMOME, LA PERLE, TRANQUILLE-ÉLÉGANCE, FILLES D'HONNEUR
Elles paraissent, furtivement, sous la véranda du pavillon. Lotus-d'Or s'avance lentement et s'accoude à la balustrade. Porte-Flèche la contemple avec émotion.
CINNAMOME, à demi-voix
J'ai cru reconnaître la voix du seigneur Porte-Flèche…
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
Lotus-d'Or l'a reconnue avant toi.
LA PERLE
Toujours ce jeune homme rôde par ici.
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
On sait pourquoi.
CINNAMOME
Voyez, il salue notre compagne comme on salue une reine.
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
N'est-elle pas la reine de son cœur?
PORTE-FLÈCHE
La brise du printemps m'effleure et me grise du parfum des lotus.
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
L'allusion est transparente…
CINNAMOME
On sait que «brise du printemps» signifie amour…
LA PERLE
Et elle s'appelle: Lotus-d'Or!..
LOTUS-D'OR, à Porte-Flèche.
Seigneur! j'ai entendu que vous commandiez d'enlever ces fleurs… Me suis-je trompée?..
PORTE-FLÈCHE
J'ai osé élever la voix pour donner cet ordre … peut-être vous ai-je déplu?
LOTUS-D'OR
Oh! non!.. mais je veux vous demander grâce pour ces mortes charmantes: laissez-les quelque temps encore former un tapis au pied de notre pavillon. Arrachées de leurs tiges elles sont belles cependant, et embaument.
PORTE-FLÈCHE
Quelle gloire pour moi de vous obéir! J'envie ces fleurs qui seront foulées par vos petits pieds.
Il fait signe aux jardiniers de s'éloigner.
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE, tirant Lotus-d'Or par la manche.
Assez! Lotus-d'Or! Ce n'est pas convenable d'écouter de tels propos.
PORTE-FLÈCHE
N'avez-vous plus rien à me dire?
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
Allons! viens! Rentrons!
LOTUS-D'OR, à Tranquille-Élégance.
Non, attends un peu… (A Porte-Flèche.) Seigneur, vous le savez, les nouvelles sont lentes à parvenir dans le quartier des femmes … et ma curiosité est bien impatiente, en ce jour solennel entre tous, où notre impératrice va restaurer le trône de la lumineuse dynastie des Ming et prendre la régence de l'Empire. A quelle heure exactement commence la fête?.. Savez-vous l'ordre des cérémonies?
PORTE-FLÈCHE
Quelle joie pour moi de pouvoir vous répondre. Les crieurs du Ministère des Rites ont proclamé hier au soir l'ordre de la solennité. J'ai noté ce que j'entendais.
Il tire de sa manche un petit rouleau de soie.
Je compte en écrire plus tard quelques poèmes. C'est une date si unique dans les annales de la Chine!..
LOTUS-D'OR
Oh! lisez-nous, seigneur!
Les jeunes filles, curieuses, se rapprochent.
PORTE-FLÈCHE, lisant.
«En cette journée magnifique, où notre Impératrice, quittant le deuil de son illustre époux, va prendre le pouvoir au nom de son fils, en dépit de l'usurpateur qui, depuis trois cents ans, tient la Chine sous le joug:
»Ordre à tous les hauts fonctionnaires du palais, aux maîtres des cérémonies, aux grands secrétaires d'État, aux ministres, aux guerriers, aux princes, aux gardiens du Sceau Impérial, de se tenir prêts avant la dernière veille de la nuit et de réunir les objets précieux dont ils ont la garde, afin de les disposer selon les rites, sur les six tables d'or, dans le Palais de la Grande Pureté. L'intendant de la musique placera les orchestres et les chanteurs sur les galeries et dans la salle du trône. Dès que la dernière veille aura sonné, l'astrologue ira avertir l'Impératrice que c'est l'heure choisie où elle doit monter au temple de ses ancêtres pour faire aux Mânes augustes les offrandes prescrites. Sa Majesté ne sera accompagnée que des princesses et des filles d'honneur.»
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
Nous!.. Alors, rentrons, il faut nous préparer bientôt.
LOTUS-D'OR
On nous préviendra quand il sera temps.
PORTE-FLÈCHE, continuant de lire.
«Du temple des ancêtres au palais de la Grande Pureté, tous les fonctionnaires, officiers, gardes, secrétaires, feront la haie sur le passage de l'Impératrice, qui sera portée dans un palanquin orné de dragons et de phénix, jusqu'au pied de l'escalier conduisant à la salle du trône, où aura lieu, la grande cérémonie de l'investiture.»
LOTUS-D'OR
Est-ce que les femmes y assisteront?
PORTE-FLÈCHE
Oui; les princesses et les filles d'honneur forment le cortège de l'Impératrice et se groupent autour d'Elle.
LOTUS-D'OR
Ah! je n'étais pas bien sûre… C'est cela surtout que je voulais savoir…
PORTE-FLÈCHE
Le jeune empereur sera auprès de sa courageuse mère qui va régner en son nom… Régner, vous savez comment! Régner dans le mystère, dans l'angoisse, à travers d'inextricables obstacles…
LOTUS-D'OR
Tant de cœurs battent pour elle, tant de bras voudraient la défendre…
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
Tous les invités sont-ils arrivés au palais?..
PORTE-FLÈCHE
Je le crois… On a logé le plus puissant d'entre eux, le vice-roi du Sud, pas bien loin d'ici, dans le pavillon des Sources Claires. Si les buissons n'étaient pas si touffus, de votre demeure on verrait l'angle de son toit.
CINNAMOME, à demi-voix.
J'aimerais apercevoir le prince!..
LOTUS-D'OR
Une question encore, seigneur: un danger prochain ne nous menace-t-il pas? Des rumeurs viennent sourdement jusqu'à nous… Nos provinces reconquises sont-elles sûrement gardées?..
PORTE-FLÈCHE
Hélas! même pendant les heures de joie l'inquiétude nous mord; hélas! quand l'arôme délicieux d'une fleur nous caresse, il nous faut redouter l'orage qui toujours gronde à l'horizon!.. La gazelle avait un peu de répit parce que le tigre était blessé. S'il guérit, il se rejettera aussitôt à la poursuite de sa proie.
LOTUS-D'OR
Quel est le sens de cette image?
PORTE-FLÈCHE
C'est que l'empereur tartare, celui qui règne à Pékin, et nous considère, nous Chinois dépossédés, comme des rebelles, vient d'être vaincu dans une guerre que lui ont faite les barbares formidables de l'Occident; à grand'peine il a obtenu la paix et n'est pas tout à fait remis de sa défaite.
LOTUS-D'OR
Ah! oui, le bruit de cette guerre nous était venu; mais quelle en fut donc la cause?
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
Comme la politique l'intéresse…
LA PERLE
Quand c'est ce jeune homme qui renseigne…
PORTE-FLÈCHE
La cause en est singulière: un prince, parent de l'usurpateur tartare, a eu la folle idée de réunir une troupe de bandits, sous prétexte de la jeter contre les sujets chrétiens en exécration dans le nord de la Chine. Mais, la horde déchaînée, on n'a pu la retenir; elle s'est ruée aussi contre les barbares étrangers, dont la présence était depuis longtemps tolérée autour des palais. Alors les armées des nations d'Occident sont venues saccager Pékin, d'où l'empereur tartare, avec toute sa cour, s'était enfui.
LOTUS-D'OR
Sans doute, il est malheureux pour nous que l'usurpateur ait obtenu la paix…
PORTE-FLÈCHE
Qui sait? La Chine serait tombée peut-être sous une domination plus funeste encore…
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
La leçon n'est pas finie?..
LOTUS-D'OR, se retirant.
Il est temps, seigneur, de nous parer pour la fête.
PORTE-FLÈCHE
C'est vous qui embellirez la parure.
LOTUS-D'OR
Ne vous moquez pas… Au revoir, seigneur.
PORTE-FLÈCHE, qui voit venir quelqu'un vers la droite.
Oh! rentrez vite!.. Votre illustre voisin, le vice-roi du Sud, se promène dans les jardins et vient de ce côté-ci.
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE, baissant un store de bambou.
Si nous pouvions l'apercevoir à travers les stores!..
PORTE-FLÈCHE
Adieu! Je dois céder la place à un aussi noble promeneur.
Les jeunes filles rentrent, Porte-Flèche sort rapidement.
SCÈNE IV
L'EMPEREUR TARTARE, déguisé en vice-roi du Sud, PUITS-DES-BOIS, son ministre
PUITS-DES-BOIS
Je ne vois personne… Votre Majesté peut s'avancer.
L'EMPEREUR
«Votre Majesté»… Tu veux donc me perdre?
PUITS-DES-BOIS
Oh! Sire!
L'EMPEREUR
Encore!
PUITS-DES-BOIS
Quand nous sommes seuls, je ne peux m'empêcher…
L'EMPEREUR
Il le faut… Derrière ces stores, très probablement, des espions nous surveillent.
PUITS-DES-BOIS
Des curieuses plutôt: c'est le pavillon des filles d'honneur.
L'EMPEREUR
Le pavillon des filles d'honneur!.. Alors, il y a aussi des filles d'honneur! Non, vraiment, je crois rêver! Je savais pourtant ce que je venais chercher ici. Qu'en trois siècles de règne, les empereurs de ma dynastie n'ont jamais dompté la sourde révolte des vaincus, je le savais! Que dans les provinces du Sud les rebelles n'ont jamais courbé la tête, oui, je le savais. Que Nang-King est leur centre et qu'ici même un descendant des Ming a régné pendant plus de dix-sept ans avant d'être anéanti par nos armées, je n'ignorais rien de tout cela… Mais je croyais que ce simulacre d'empire était plus mystérieux, plus dans l'ombre… Et voici que je trouve un palais aussi beau que le mien, des gardes, des fonctionnaires, des ministres, un cérémonial réglé comme dans ma propre cour… Notre empire est trop grand, vois-tu pour être gouverné par une seule tête… J'ai voulu voir par mes yeux. J'étais préparé à toutes les surprises et, cependant, ceci me dépasse!
Il s'assied sur un banc, au pied d'un arbre en fleur.
PUITS-DES-BOIS
Ce qui est plus surprenant encore, c'est que vous soyez ici, vous, à l'insu de tous; ici, chez vos implacables ennemis, et vêtu à la mode d'il y a trois cents ans!..
L'EMPEREUR
Il est heureux que ce vice-roi du Sud, dont j'ai pris la place, soit de ma taille… Que peut-il penser de cette aventure, dans le navire où on me le garde prisonnier? Que se figure-t-il, hein?..
PUITS-DES-BOIS
Tout, plutôt que la vérité.
L'EMPEREUR
S'il s'échappait pourtant, serais-je assez perdu?
PUITS-DES-BOIS
Mon cœur est comme pris dans un étau… Ne l'êtes-vous pas, de toutes façons, perdu?..
L'EMPEREUR
Tais-toi. Après tout, qu'est-ce que j'ai donc à risquer, moi? Ma vie? A l'ombre de ce trône, dont on m'écarte, n'est-elle pas une interminable agonie? Ah! de quel poids m'écrasent les heures lentes qui tombent!.. Qui dira l'horreur de cette stagnation molle, de cette solitude oisive? Oh! la rage qui dévaste l'âme, quand on est le Maître, et que l'on n'a aucun pouvoir!.. Si je trouve ici la mort, je serai encore heureux mille fois d'être venu! Toute ma triste existence antérieure ne vaut pas ces quelques jours de fuite et de voyage, l'ivresse de m'être échappé, d'avoir rompu, pour un temps, toute cette trame grise et soyeuse qui m'emprisonnait. Oh! agir! Agir au soleil, agir comme un homme, entreprendre une action téméraire qui, si je meurs, au moins, restera pour honorer ma mémoire!
PUITS-DES-BOIS
Vous êtes grand, vous êtes noble, vous êtes intrépide; mais moi, qui ne suis rien, j'ai le droit de trembler!..
L'EMPEREUR
C'est toi, pourtant, qui as éveillé mon esprit, qui l'as tiré de sa torpeur mortelle; c'est toi qui m'as insufflé la volonté et la force. N'as-tu pas approuvé mon projet? N'as-tu pas trouvé noble, et digne d'un sage, le rêve dont je m'enivrais?
PUITS-DES-BOIS, s'agenouillant auprès de l'Empereur.
J'ai crié d'enthousiasme, j'ai pleuré d'émotion, quand j'ai compris votre sublime pensée… Mais c'est un rêve impossible et, vouloir le réaliser, est une folie, généreuse autant que vaine! J'ai peur pour vous, Sire, mon bien-aimé maître, j'ai peur!..
L'EMPEREUR
Peur de quoi?.. Jusqu'à ce jour, tout ce que j'avais imaginé ne s'est-il pas accompli comme par enchantement?
PUITS-DES-BOIS
Jusqu'à ce jour, oui, je ne dis pas non!
L'EMPEREUR
Ma sortie du palais, qui semblait si périlleuse: aucun obstacle!.. Toi, mon cher ministre, dans ton palanquin officiel, moi à tes côtés sous le costume de ton secrétaire! Je souriais, t'en souviens-tu? comme un écolier qui prend la clef des champs; j'avais l'air trop joyeux, cela te faisait peur… Et lui, ton pauvre petit secrétaire, ton élève, presque ton fils, consentant à prendre ma place, dans mon lit aux soies funèbres, au fond de ma chambre sépulcrale, grillée, murée, remurée, où l'on étouffe à respirer des parfums trop suaves!.. Si j'en réchappe, que pourrai-je bien faire pour reconnaître ce dévouement prodigieux: s'être substitué au martyr que j'étais, être entré dans la momie d'un Empereur de Chine!
PUITS-DES-BOIS
Ce rôle, saura-t-il le tenir?
L'EMPEREUR
Ah! c'est un rôle aisé, que celui de souverain, dans ma triste chambre close: dormir, lire ou méditer; se garder de rien faire de plus… J'ai employé l'arme dont on se sert si souvent contre moi: on m'accuse d'être malade, quand je ne le suis pas; cette fois je prétends l'être, qui osera ne pas le croire?
PUITS-DES-BOIS
Et le médecin, qui soigne ce faux empereur, êtes-vous sûr au moins de sa fidélité?
L'EMPEREUR
Mon médecin? quel intérêt aurait-il à trahir? Il croit à quelque expédition galante et je lui ai promis une province si mon absence n'est pas découverte. Il veille sur son malade et interdit sévèrement à quiconque de l'approcher.
PUITS-DES-BOIS
C'est admirable!..
L'EMPEREUR
Même dans ma ville de Pékin, qui donc risquait de me reconnaître, puisque aucun de mes sujets n'a jamais aperçu mon visage… Ah! cela rend la fuite aisée, d'être un empereur invisible!.. Et une fois sur le vaisseau, frété par tes soins, te rappelles-tu, quelle ivresse de s'envoler dans l'espace, légers comme les nuages de fumée que déroulait notre course!..
PUITS-DES-BOIS
C'est vrai, l'enlèvement du vice-roi et de ses compagnons était un point plus dangereux encore, mais nos matelots s'en sont tirés comme à miracle! Les immortels sont avec vous, Majesté!
L'EMPEREUR
Pauvre petit vice-roi! Et l'escorte qui venait à sa rencontre, ne l'ayant jamais vu non plus, rien d'aussi simple que d'être pris pour lui. Je te dis, Puits-des-Bois, tout cela ne pouvait qu'être d'une facilité enfantine!
PUITS-DES-BOIS
Sire, vous auriez composé des romans d'aventure mieux encore que l'illustre Lo-Kouan-Tson.
L'EMPEREUR
Que veux-tu! on ne m'a laissé que deux choses dans ma solitude magnifique: l'amour et l'opium. L'opium exalte l'imagination, et j'ai eu tout le loisir d'échafauder des projets.
PUITS-DES-BOIS
Moi, je construis l'avenir dans des écrits, prophétiques peut-être, mais je laisse aux générations prochaines le soin d'accomplir l'œuvre. Tandis que vous, c'est votre propre sang que vous offrez en sacrifice, pour fléchir la haine invincible. Les immortels se pencheront vers vous, comme vers leur égal; mais ceux-là mêmes que vous voulez combler de vos bienfaits, vous serez déchiré par eux!
L'EMPEREUR
Qui sait! La haine souvent cède à l'amour…
PUITS-DES-BOIS
Pas celle-là, pas cette haine séculaire, que rien n'a pu amollir et qui, pendant ces trois cents ans, n'a pas connu même une faiblesse amoureuse: jamais un Tartare ne s'est uni à une Chinoise, jamais un Chinois n'a aimé une femme tartare et, voyez, depuis trois ans, que, par un décret, vous avez autorisé les mariages entre les deux races, personne n'a usé de la permission.
L'EMPEREUR
Si! Il y a eu un mariage…
PUITS-DES-BOIS
Un mariage! Un de vos courtisans pour vous plaire a épousé la fille d'un de vos ministres, et rappelez-vous de combien de faveurs vous avez dû payer un acte aussi méritoire.
L'EMPEREUR
Toi, pourtant, tu es Chinois et je veux croire que tu m'aimes un peu.
PUITS-DES-BOIS
Pour moi seul, vous avez laissé rayonner la lumière de votre âme, et j'ai d'ailleurs rejeté tous les préjugés qui entravent la vie: je vous aime et je vous admire.
L'EMPEREUR
Eh bien! c'est déjà ma récompense…
PUITS-DES-BOIS
On vient par là! Prenons garde…