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Kitobni o'qish: «Histoire de Sibylle»

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PREMIERE PARTIE

I
LES FERIAS

Une belle journée du mois d'août était près de finir. La petite et massive église de Férias, qui couronne le sommet arrondi d'une falaise, sur la côte orientale de la presqu'île normande, agitait ses deux cloches au timbre grêle sur un rythme d'allégresse. Une multitude endimanchée venait de se répandre hors de l'église, et bourdonnait dans le cimetière: elle accueillit d'un murmure satisfait l'apparition d'une nourrice normande en grand appareil qui se présenta presque aussitôt sur le seuil du porche, berçant à l'ombre des grandes ailes de sa coiffe un enfant richement enveloppé dans ses langes de baptême. La foule s'ouvrit devant cette importante personne, qui daignait toutefois suspendre de temps à autre sa marche triomphale pour soulever, au bénéfice des commères attendries, les voiles de l'enfant. La nourrice était suivie par deux domestiques en livrée noire, chargés de lourdes sacoches, qui attiraient exclusivement l'attention de la partie la moins sentimentale du public. Tout à coup le curé, encore revêtu de l'étole, sortit de l'église avec une mine affairée, et adressa quelques mots aux domestiques, qui s'éloignèrent à la hâte, entraînant la foule sur leurs pas. Peu d'instants après, le curé, homme robuste, déjà mûr et dont le visage respirait une honnête bonhomie, se trouvait seul dans l'enceinte du petit cimetière, et on entendait au loin, se mêlant à la confuse rumeur des flots sur la grève, les cris des enfants qui se disputaient, sur le revers de la lande, les largesses accoutumées. En même temps l'église cessa de faire résonner son carillon de fête, et sa simple architecture reprit dans la solitude ce caractère de rigidité et de mélancolie que l'Océan semble refléter sur tout ce qui l'approche. Derrière les grands bois qui voilent l'horizon du côté de la terre, et qui suivent à perte de vue, parallèlement au rivage, les ondulations des collines, le soleil descendait dans sa gloire, perçant de mille flèches d'or les masses épaisses du feuillage: ses obliques rayons glissaient encore sur le sommet de la falaise et faisaient miroiter les vitraux de l'église; mais ils n'arrivaient déjà plus jusqu'à la mer, dont l'azur s'assombrissait brusquement.

En cet instant, la porte de l'église s'ouvrit: un vieux monsieur et une vieille dame, tous deux d'une taille élevée et un peu frêle, avec un grand air de distinction et de douce dignité, descendirent lentement les degrés du porche: ils s'avancèrent vers deux plaques de marbre blanc accouplées sur deux tombes voisines, et s'agenouillèrent côte à côte. Le curé s'agenouilla à quelques pas derrière eux.

Après quelques minutes, le vieux monsieur se releva: il toucha l'épaule de la vieille dame, qui priait la tête dans ses mains:

– Allons, Louise! dit-il doucement.

Elle se leva aussitôt, le regarda, et ses yeux pleins de larmes lui sourirent. Il l'attira à lui, et posa ses lèvres émues sur le front pâle et pur qu'elle lui tendait. Le curé s'approcha.

– Monsieur le marquis, dit-il avec une sorte de timidité, celui qui avait donné a repris: que son nom soit béni, n'est-ce pas?

Le vieillard soupira, attacha un moment son regard sur la mer, puis sur le ciel, et se découvrant:

– Oui, monsieur, dit-il, qu'il soit béni!

Il prit alors le bras de la vieille dame et sortit avec elle du cimetière.

Une demi-heure plus tard, comme la nuit achevait de tomber, une voiture, roulant sans bruit sur la terre humide d'une sombre avenue, ramenait au château de Férias tout ce qui restait alors de l'antique famille de ce nom, les deux aïeux que nous avons vus penchés sur deux tombes, et l'orpheline aux yeux bleus qui venait de recevoir au baptême les noms de Sibylle-Anne, traditionnels depuis des siècles dans sa maison.

Il y avait à cette époque un peu plus d'un an que le marquis et la marquise de Férias avaient perdu successivement, à quelques jours d'intervalle, leur belle-fille, Julie de Vergnes, créature angélique, qui n'avait vécu parmi eux que le temps de se faire adorer et d'être pleurée, et leur fils unique, Christian, comte de Férias, jeune homme grave, doux et tendre, qu'une convulsion de douleur avait foudroyé. Il n'est pas rare, en ces temps de sensibilités maladives et de molles croyances, que de tels coups fassent de ceux qu'ils frappent des désespérés. Le marquis et la marquise de Férias avaient échappé à ce désastre moral: c'étaient cependant deux coeurs naturellement délicats jusqu'à la faiblesse, et qui sentirent leur déchirement dans toute sa rigueur incomparable; mais ils se soutinrent par la foi, par l'appui d'une affection mutuelle que les années n'avaient fait qu'épurer, enfin par le sentiment du devoir qu'il leur restait à remplir auprès de ce berceau sorti d'une tombe.

II
LES BEAUMESNIL

Une voisine de campagne, qui se nommait madame de Beaumesnil, avait trouvé, dans la catastrophe qui écrasa la maison de Férias, une heureuse occasion d'exercer les talents qu'elle aimait à se reconnaître pour le rôle de consolatrice. On sait l'histoire de ce chirurgien qui estropiait les passants par le soupirail de sa cave, afin d'avoir des pratiques. Il y a des femmes de ce caractère, il y en a même beaucoup. Madame de Beaumesnil, superbe échantillon de l'espèce, éprouvait un tel besoin de répandre les trésors de charité déposés dans son sein par la nature, qu'on devait lui savoir un certain gré d'attendre, sans les provoquer, les malheurs de son prochain. Pour une personne animée d'un dévouement si actif, des couches laborieuses et deux morts presque subites se succédant sous le toit d'un ami dans une période de quinze jours, avaient été une triple fête et un opulent banquet. Aux premières douleurs de la jeune comtesse, on avait donc vu accourir au château de Férias cette discrète matrone, les poches pleines d'élixirs. Nageant en plein dans son élément, elle n'avait cessé, pendant cette fatale quinzaine, de conseiller, de consoler, de crier et de s'agiter comme une mouette pendant la tempête, le tout pour être inutile et même importune. De tels transports de la part d'une étrangère contrastaient avec le calme des deux vieillards sur qui tombait tout le poids de ces terribles épreuves, et qui, se dérobant autant que possible au spectacle, cachaient leurs larmes avec la pudeur des âmes élevées. Cette attitude avait profondément choqué madame de Beaumesnil. Quelques jours après, vers la fin d'un de ces repas énormes et succulents qui sont particuliers à la province, elle s'en expliquait devant ses convives dans le bas langage qui lui était habituel et que nous demandons la permission de reproduire.

– Décidément, disait-elle, ça n'a pas de coeur, ces Férias… Je m'en étais toujours doutée… maintenant j'en suis sûre… Ca n'a que de l'orgueil! En vérité, si je n'avais pas été là, je crois que tout se serait passé un peu à la sèche, comme on dit… Et, ma foi, si ce n'était que pour les remercîments que j'en ai rapportés, j'aurais aussi bien fait d'épargner mes mouchoirs et mes pauvres yeux;… mais on a un coeur ou on n'en a pas… D'ailleurs ce que j'en fais, c'est pour le bon Dieu, qui voit tout et qui lit dans les âmes: n'est-ce pas, l'abbé? Buvez donc, mon cher abbé… Allons, vous boirez, curé!.. un petit verre de ma bonne petite liqueur de ménage?.. Vous ne pouvez pas me refuser ça!.. Dame! vous n'êtes pas ici au château de Férias, mon pauvre curé!.. Nous n'avons pas des caves de Cocagne comme eux; mais ce que nous avons, nous l'offrons de bon coeur… C'est quelque chose. Allons, encore un verre! Bah! il est versé, vous le prendrez… Il faut vous refaire, l'abbé… Je vous ai vu joliment émotionné aux deux cérémonies… Vous pleuriez sur l'autel comme une rosée… A propos d'autel, votre nappe avance grand train, elle serait même déjà finie sans tout ce dérangement… Mais il faut se soutenir, voyez-vous… La vie n'est qu'une vallée de larmes, vous savez… D'ailleurs je me demande pourquoi nous nous montrerions plus désolés que les Férias, qui vraiment m'ont étonnée… Ce n'est pas l'embarras du reste, la Providence sait ce qu'elle fait… Cette pauvre Julie avait certainement des qualités, mais c'était une petite mijaurée parisienne qui aurait bien pu un jour ou l'autre donner du fil à retordre à ses beaux parents, surtout avec un mari comme Christian, qui n'était pas capable de mâter une femme malgré ses grands airs… C'était un bon garçon, je ne dis pas, mais fier comme un paon, un vrai Férias de la semelle jusqu'aux cheveux… et c'est bien le cas de dire avec le saint Evangile, curé, que ceux qui s'élèvent seront abaissés!

Sur quoi madame de Beaumesnil essuya modestement ses lèvres minces ombragées d'un duvet presque viril, sur lequel la bonne petite liqueur de ménage avait déposé un vernis onctueux.

Malgré l'esprit profondément misérable dont ce bavardage a pu donner l'idée, madame de Beaumesnil, qui était manifestement une sotte, n'était point une bête. Une sorte de finesse vulgaire, qui se loge à merveille dans les cerveaux les plus étroits, et qui peut être doublée d'ignobles sentiments, s'unissait chez elle à une volonté tenace et en faisait ce qu'on nomme une bonne tête, douée de capacité pour les affaires. Fille d'un mince hobereau de campagne chargé d'enfants, elle paraissait destinée, comme elle l'eût dit elle-même, à coiffer sainte Catherine, patronne des vierges martyres, quand une amie avisée désigna une proie à son désespoir; c'était un honnête gentilhomme d'un canton voisin, nommé M. de Beaumesnil, riche et d'une ancienne famille, mais d'une simplicité d'esprit qui touchait à l'idiotisme. Elle se dit qu'elle épouserait cet imbécile, et, à sa gloire, elle l'épousa. M. de Beaumesnil, qui était loin de s'entendre en affaires comme sa femme, n'en fit pourtant pas une mauvaise en donnant son nom à mademoiselle Desrozais; car elle s'empara énergiquement de la direction d'une fortune embarrassée qu'elle remit sur un bon pied et qu'elle sut y maintenir. M. de Beaumesnil put désormais, en toute sécurité, s'abandonner à la douce somnolence qui occupait le plus souvent les intervalles de ses repas; le reste du temps, cet esprit mystérieux paraissait envisager la vie comme la chose la plus plaisante du monde, riant de tout et de rien. Il était du reste muet comme un poisson, si ce n'est quand il avait rêvé, car sa manie était de conter ses rêves. Quelquefois il lui arrivait de rêver qu'il était taureau; cette vision le charmait, on ne sait pourquoi, et il en régalait volontiers ses convives.

M. et madame de Beaumesnil n'eurent point d'enfants, et il faut avouer que cette circonstance n'avait rien de particulièrement désespérant pour l'humanité; mais elle fut des plus heureuses pour la parenté de madame de Beaumesnil: un de ses frères, Théodore Desrozais, qui se faisait appeler le chevalier pour se donner des airs de noblesse, ne tarda pas à fixer ses pénates dans le manoir de Beaumesnil. C'était un homme déjà mûr, avec un grand nez et de petits yeux, fécond en bons mots épicés qui faisaient rougir agréablement les dames au dessert. Pendant la semaine, il était tour à tour la terreur et l'idole des servantes du voisinage, et il chantait au lutrin le dimanche. Vint ensuite une cousine, Constance Desrozais, vieille fille grasse, souriante et servile, que madame de Beaumesnil utilisa sans mesure dans les travaux de l'intérieur; puis enfin une nièce, Clotilde Desrozais, dont le père venait d'être tué en Afrique, belle enfant brune, emportée, capricieuse, follement gâtée, et qui s'annonçait terriblement.

– Voyez-vous, curé, disait encore madame de Beaumesnil à son pasteur, confident assez ordinaire de ses pensées, mais de qui elle n'obtenait le plus souvent, pour rendre justice à ce brave homme, qu'une approbation molle et contrainte; voyez-vous, il n'y a que les enfants gâtés qui tournent bien; j'ai toujours remarqué cela. A quoi bon contrarier ces chers petits êtres? Ils ont assez le temps d'être contrariés dans la vie, pauvres amours! D'ailleurs, c'est manquer de confiance dans le bon Dieu, qui veille sur eux… Je sais que ce n'est pas l'idée des Férias, et ils ne se gênent pas pour me l'insinuer à propos de Clotilde, comme si la chère enfant devait nous reprocher un jour de l'avoir gâtée, quand, au contraire, elle a pour M. de Beaumesnil et pour moi un amour et un respect qu'on peut difficilement imaginer… N'est-ce pas, ma Clotilde adorée?

Mademoiselle Clotilde, qui avait alors de sept à huit ans et qui écoutait ce discours les bras croisés, assise en équilibre sur le plus haut barreau d'une chaise, allongea pour toute réponse sa langue rose entre ses dents acérées.

– Charmante espiègle! reprit sans se déconcerter madame de Beaumesnil; quelle franchise de nature! Quant aux Férias, nous verrons ce qu'ils feront de leur Sibylle avec toutes leurs simagrées d'éducation… Ce n'est déjà pas de si bon augure, ce nom de païenne qu'ils lui ont donné! Encore l'orgueil qui leur a soufflé cela… Retenez bien ce que je vais vous dire, curé; ils en feront une pimbêche à prétentions, comme sa pauvre mère!

On s'étonnera qu'une femme du caractère de madame de Beaumesnil, escortée d'une famille assortie, pût être admise dans l'intimité d'une maison comme celle de Férias, où régnaient un goût naturel, une élégance de race et une noblesse d'habitudes composant un milieu parfaitement distingué; mais un des principaux inconvénients de la province et de la vie de campagne, c'est qu'on y subit ses relations plus qu'on ne les choisit. D'ailleurs, madame de Beaumesnil, qui, malgré ses dédains, attachait un prix infini à vivre dans la familiarité des plus grands seigneurs du pays, avait assez de sens pour imposer aux siens et pour observer elle-même, en présence des châtelains de Férias, une réserve particulière de langage. En outre, elle s'épuisait, vis-à-vis d'eux, en prévenances obséquieuses par lesquelles ces excellentes gens se sentaient enchaînés. La tolérance naturelle à d'honnêtes esprits et la fatale nécessité d'un second au billard et d'un quatrième au whist, jeux auxquels se plaisait le vieux marquis et où triomphait le chevalier Théodore, achevaient d'expliquer la liaison choquante d'éléments si contraires.

III
SIBYLLE

Le comte et la comtesse de Vergnes, aïeuls maternels de Sibylle, qui demeuraient à Paris et y tenaient un grand état de maison, ne firent aucune difficulté de souscrire à la convention qui leur fut proposée par les Férias à la suite de l'événement qui plongeait dans le deuil leurs deux familles. Sibylle dut être élevée à la campagne pour venir habiter l'hôtel de Vergnes quand arriverait le moment de polir son éducation, de la présenter dans le monde et de songer à son mariage. La comtesse de Vergnes, en particulier, femme très-mondaine, encore jeune et qui croyait l'être un peu plus qu'elle ne l'était, accepta avec empressement une combinaison qui ajournait son rôle de grand'mère et en éloignait les apparences sensibles.

Nous sommes forcé d'avouer que les premières années de Sibylle-Anne de Férias n'offrirent rien de très-remarquable. L'enfant était jolie: elle avait de grands yeux d'azur habituellement doux et sérieux, mais qui prenaient une teinte plus foncée quand elle se livrait à ces bruyantes et mystérieuses colères qui s'apaisent dans les vagues incantations des nourrices. Sibylle, pour dire la vérité, était assez prodigue de ces transports, qui ne sont pas le charme principal de son âge. Un soir d'été, comme on venait de la poser dans son berceau, en face d'une fenêtre qu'on laissait ouverte à cause de l'extrême chaleur de la journée, elle fut prise d'un accès de fureur si véhément et si prolongé que la marquis et la marquise accoururent en même temps dans sa chambre. La nourrice avait épuisé toutes ses ressources sédatives, et déclarait n'y rien comprendre; la marquise chanta, le marquis gronda: l'enfant criait toujours et se pâmait.

– C'est réellement à n'y pas tenir! dit le marquis. Il faut qu'il y ait une épingle dans ses langes; voyez, nourrice!

– Non, mon ami, dit la marquise, ce n'est pas cela; elle veut quelque chose.

– Mais que veut-elle, ma chère? Tâchez de le découvrir, je vous en supplie, car, je le répète, on n'y tient pas!

– Mon ami, reprit la marquise, qui avait étudié avec la supériorité de son instinct maternel la direction des regards et des bras de l'enfant exaspérée, je sais ce qu'elle veut: elle veut une étoile.

– Dieu me pardonne, je crois que vous avez raison… Oui, cela est clair;… elle veut une étoile!

– Alors, dit la nourrice, il faut allumer un papier, monsieur le marquis, et le lui mettre dans la main.

– Non, non, dit le marquis, je n'entends point cela. Outre qu'il ne faut jamais mentir aux enfants, je ne céderai pas à ce caprice. Nourrice, ajouta-t-il d'un ton sévère, fermez la fenêtre.

Ce coup d'état fait et la fenêtre close, Sibylle-Anne, après un moment de réflexion, prit le parti de s'endormir, et rêva probablement qu'elle tenait son étoile dans son petit poing fermé.

Quand Sibylle put joindre la parole au geste, il n'y eut plus moyen de douter que cette jeune personne n'eût reçu de quelques méchante fée oubliée à sa naissance le don fatal de concevoir les fantaisies les moins raisonnables, et d'en exiger la satisfaction avec une ardeur impérieuse qui, devant l'obstacle, s'irritait jusqu'à la frénésie. Cette disposition vicieuse, malignement observée par la bonne madame de Beaumesnil, lui faisait le plus grand plaisir; elle désespérait en revanche la marquise de Férias.

– Convenez, mon ami, disait-elle en soupirant à son mari, qu'il y a du démon dans cet ange.

– Non, ma chère, répondait le vieux marquis, c'est de quoi je ne conviendrai pas. Il est certain que cette enfant voudra passionnément ce qu'elle voudra; mais tant mieux, si elle veut le bien. Je vous vois souvent, ma chère, admirer les ongles rosés et transparents de cette petite fille; je vous prierai de remarquer que, si vous n'en preniez soin, ils se tourneraient bientôt en griffes hideuses. Il en est de même des facultés qui nous sont départies par le ciel: ce sont des armes à deux tranchants, également propres au bien et au mal. Plus ces facultés sont déterminées et puissantes, plus le don est riche: le tout est de les régler et de les diriger convenablement; ce sera le devoir de Sibylle vis-à-vis d'elle-même le jour où elle sera entrée en possession de sa liberté morale; jusque-là, c'est le nôtre. J'ai toujours considéré les parents, et tous ceux à qui échoit la tâche sacrée d'élever des enfants, comme responsables pour moitié des destinées qu'ils préparent. Je me fais cette idée de la justice de Dieu, qu'elle daigne remonter jusqu'à la source de nos fautes, les rechercher dans leurs premiers germes, et démêler avec une délicatesse d'équité suprême la part de tous dans la vie de chacun. Cette solidarité, dont nous rendrons compte, est un lourd fardeau sans doute; mais, d'autre part, ma chère, il est doux de penser que notre influence sur l'avenir et sur le bonheur de nos enfants ne s'arrête pas à cette vie, et qu'elle se prolonge dans l'éternité. Quant à Sibylle, sans briser en elle l'instrument précieux de la volonté, qui est une faculté d'élite et une arme sans égale en ce combat de la vie, j'userai de tout mon courage pour le ployer dans le sens du vrai, du raisonnable et du possible, bien que j'eusse préféré que cette lutte pénible eût été épargnée à ma vieillesse; car j'avoue mon faible extrême pour cette enfant, et je serais désespéré qu'elle prît son grand-père, – son unique père, – pour un homme dur et insensible. Dieu sait pourtant que je ne le suis pas!

– Dieu et moi! dit la marquise en levant vers son mari son clair regard empreint d'une tendresse infinie.

L'entretien de ces deux dignes vieillards fut interrompu soudain par des cris aigus qui venaient des jardins, et qui appelèrent immédiatement M. de Férias à la pratique de ses théories. Il se rendit sur-le-champ, le coeur oppressé, à son cruel devoir, et il aperçut sa petite-fille soutenant des pieds et des mains un combat acharné contre sa fidèle nourrice, laquelle avait été promue depuis deux ou trois ans aux fonctions de gouvernante. Cette scène déplorable se passait au bord d'un étang sur lequel trois ou quatre cygnes superbes promenaient sans bruit leur gracieuse majesté. A l'approche de son grand-père, Sibylle cessa de crier et l'attendit, l'oeil enflammé, les lèvres serrées, dans une attitude résolue.

– Qu'y a-t-il donc, s'il vous plaît? dit M. de Férias.

– Je veux monter sur le cygne! dit brièvement Sibylle.

– Comment, monter sur le cygne! reprit le marquis. Quelle est cette plaisanterie?

La nourrice expliqua alors que Mademoiselle, après avoir distribué du pain aux cygnes avec beaucoup de gentillesse, avait tout à coup exprimé le désir énergique et monter à cheval sur un de ces oiseaux, et de faire en cet équipage le tour de l'étang. – N'est-ce pas, monsieur le marquis, qu'elle se noierait?

– Cela n'est pas douteux, dit le marquis, et elle mériterait qu'on lui en laissât faire l'expérience.

– Le cygne ne se noie pas! dit Sibylle.

– Le cygne a reçu de Dieu le don de nager, et vous ne l'avez pas.

– Je veux monter sur le cygne! reprit Sibylle frémissante.

– Vous allez monter à votre chambre, dit le marquis, puisque vous n'entendez pas raison. Emmenez-la, nourrice.

Sibylle se débattant avec un redoublement de cris, M. de Férias la saisit par le corsage, l'enleva de terre, et, marchant à grands pas vers le château, alla la déposer dans une salle basse où il l'enferma; puis il revint vers la marquise, et, se laissant tomber tout tremblant dans un fauteuil:

– Ce qui me console, ma chère, dit-il, c'est que je souffre plus qu'elle.

Il y a des lecteurs qui n'ont pas d'enfants, et nous ne devons pas l'oublier. Nous nous garderons donc de suivre pas à pas le marquis de Férias dans l'application douloureuse et méritoire de son système d'éducation. Il nous suffira de dire qu'après un assez bon nombre d'exécutions analogues à celle que nous venons de raconter, Sibylle comprit à merveille que la nature des choses et la raison supérieure de son grand-père pouvaient et devaient, en beaucoup de cas, arrêter le torrent de sa volonté, en attendant qu'elle connût les lois morales qui devaient en contenir le cours et en diriger le penchant. Un jour arriva où il suffisait que M. de Férias lui dît en souriant: "Sibylle, vous voulez monter sur le cygne!" pour faire tomber aussitôt l'orage d'un caprice déraisonnable. Bref, elle ne garda de ses instincts impérieux que la fermeté persévérante et passionnée dans les aspirations permises.

Madame de Beaumesnil, témoin jaloux de ces heureux résultats, changea de langage; au lieu de plaindre les parents de Sibylle, ce fut Sibylle qu'elle plaignit.

– Il faut vraiment, disait-elle, que ce vieux Férias n'ait pas plus d'âme que mon soulier pour battre cette pauvre petite, une enfant sans mère!.. car, bien qu'il ne l'ait jamais frappée devant moi (il ne l'oserait pas… il connaît mon coeur;… il sait que je lui sauterais aux yeux, tout Férias qu'il est!), on voit que cette enfant a l'habitude d'être battue. Elle tremble devant eux, elle les déteste, et franchement ils ne l'ont pas volé: ce sera leur punition en attendant que le bon Dieu ait son tour.

Madame de Beaumesnil se trompait. Grâce à la bonté même de ce Dieu qu'elle invoquait si souvent, comme toutes les plates dévotes de son espèce, et qu'elle connaissait si mal, – une mère peut châtier bravement sa fille coupable, sans courir l'horrible risque d'en être haïe. Il y a dans le coeur d'un petit enfant le même sentiment de profonde justice que dans l'âme d'une grande nation. Les enfants aiment leurs parents comme les peuples leurs souverains, – quand ils les respectent. Sibylle, loin de détester M. et madame de Férias, qui d'ailleurs, hors des intervalles de sévérité nécessaire, lui faisaient entre leurs deux coeurs le plus doux nid du monde, avait pour eux une affection réfléchie qui n'était point de son âge. Elle les adorait, elle les admirait. Son esprit fin, sérieux, un peu enthousiaste, était frappé à un degré extraordinaire du caractère en même temps élevé et candide qui présidait aux relations familières des deux vieillards, de leur exquise intimité, de la dignité tranquille, de la discipline un peu patriarcale qui distinguaient et honoraient la maison de ses pères. Les contrastes ne manquaient pas d'ailleurs pour éclairer son jugement. On l'envoyait quelquefois passer la journée au Manoir, chez madame de Beaumesnil, qui déclarait avoir pour cette enfant les sentiments d'une mère, et qui les lui témoignait de reste en la bourrant de compliments ridicules et d'indigestes friandises. En ces occasions, le commérage trivial de son hôtesse, l'insipide gaieté de M. de Beaumesnil, les chansons à boire du chevalier, les entreprises bavardes de mademoiselle Constance avec les domestiques, la turbulence infernale de la brune et belle Clotilde, plus âgée qu'elle de quatre ou cinq ans, plongeaient Sibylle dans une surprise mêlée de malaise qu'elle exprimait naïvement à sa manière:

– Vous vous êtes amusée, ma chérie? lui disait madame de

Férias.

– Oui, grand'mère, on m'a bien amusée, mais je me suis ennuyée.

C'était surtout à la suite de ces excursions dans le voisinage que Sibylle goûtait sensiblement la saveur de l'atmosphère morale qu'on respirait à Férias. Elle aimait jusqu'à cette bonne odeur des vieillards qui se soignent et ces vagues parfums d'iris qu'elle retrouvait dans les caresses du retour.

Le marquis de Férias s'était réservé une partie de ses immenses propriétés, et il en dirigeait l'exploitation. Il avait coutume de distribuer lui-même, tous les samedis, la paye aux ouvriers qu'il employait, profitant de cette occasion pour s'informer de leurs intérêts particuliers et pour prodiguer les oeuvres de charité. Cette cérémonie de la paye était une des fêtes de Sibylle. Elle s'accomplissait, dans la belle saison, sur une pelouse qui touchait à la limite du parc et de la campagne: au déclin du jour, le marquis et la marquise venaient s'asseoir sur un banc ombragé par un groupe de sapins; Sibylle se plaçait gravement entre eux. Elle entendait d'abord au loin les chants des moissonneurs, puis elle voyait apparaître leur longue file bariolée sur le sommet d'un coteau qui dominait le parc. Ils descendaient, toujours chantant, la serpe à la main ou la fourche sur l'épaule, un sentier qui courait dans les bruyères, et ne se taisaient qu'en arrivant à une barrière pratiquée dans la haie, en face des sapins. Ils venaient alors se ranger sur la pelouse, et recevaient tout à tour leur solde, et souvent quelque chose de plus, des mains de Sibylle, majestueuse et ravie.

M. de Férias avait hérité de son père une autre tradition qu'il maintenait avec la même fidélité. A l'heure de l'Angelus, il assemblait dans le salon du château ses domestiques et les ouvriers résidents de sa ferme et faisait à haute voix la prière du soir, ajoutant aux formules du rituel quelques paroles empruntées à l'humble condition de ceux qui l'écoutaient et à ses malheurs particuliers. Le demi-jour dans lequel se passait cette scène de famille, le bruit sourd qui marquait l'entrée et la sortie des subalternes respectueux, les larmes qui coulaient sur les joues pâles de madame de Férias, les allusions émues et réservées du vieux marquis, tout cela faisait encore pour Sibylle, de cette solennité quotidienne, une heure bénie, pleine d'un charme pénétrant et mystérieux.

Elle avait des plaisirs moins sévères. Madame de Férias, après son mari et sa petite-fille, aimait avec passion deux choses: les fleurs et les poules rares. On ignore si elle avait réellement ces deux manies, ou si elle se les était données pour procurer au marquis l'ineffable douceur de les satisfaire. Quoi qu'il en soit, il ne se passait gère de semaine où la marquise, à son lever, n'eût l'heur d'apercevoir sous sa fenêtre une cage ou une jardinière tombées du ciel pendant la nuit. M. de Férias, cependant, discrètement caché dans le feuillage d'un massif, et Sibylle blottie à ses pieds, surveillaient avec des palpitations de coeur l'effet de ces surprises sur l'esprit de madame de Férias. Il arrivait assez habituellement que madame de Férias n'avait jamais vu ni même imaginé qu'il pût se rencontrer dans l'univers des fleurs d'un si riche éclat, ni des poules d'une beauté aussi phénoménale. De ces attentions, fidèlement répétées depuis tant d'années, il était résulté que la basse-cour et les serres de Férias étaient des merveilles qu'on signalait aux voyageurs. La marquise passait une bonne partie de sa douce existence dans ces lieux de délices, où elle bénissait le ciel et son mari, et où elle pleurait aussi quelquefois; mais pour Sibylle, ce paradis était sans mélange: tout ce pays de fleurs et d'oiseaux, dont sa grand'mère lui semblait être la reine, l'enchantait. Elle croyait vivre dans un de ces contes de fées dont on l'avait bercée. Son grand-père, créateur de ces riantes magies, lui paraissait, sous son nuage de poudre, un être presque divin. Madame de Férias, au reste, ne considérait pas son mari d'un oeil moins favorable. Sibylle, la voyant un jour penchée, dans une attitude d'extase, hors du vitrage de la serre, se pencha à son tout et aperçut M. de Férias écussonnant un rosier au soleil du matin.

– Mon Dieu, ma mignonne, dit la marquise, voyez comme votre grand-père est beau! Que je le trouve beau!

Sibylle partit de son pied léger, et, s'approchant du vieux marquis, elle lui interpréta ce message affectueux dans sa langue un peu fière:

– Grand-père, la marquise de Férias m'envoie vous dire qu'elle vous trouve beau.

Le marquis sourit.

– Quelle folie! Allez lui dire que c'est elle qui est charmante.

Puis, la rappelant:

– Portez-lui cette fleur, ajouta-t-il.