Kitobni o'qish: «L'Anticléricalisme»
CHAPITRE PREMIER
L'IRRÉLIGION NATIONALE
Je vais étudier une des maladies de la race française, la plus répandue et l'une des plus profondes à la fois et des plus aiguës. Je pense apporter de l'impartialité dans cette étude, n'appartenant à aucune confession religieuse, ni, ce qui est peut-être plus important encore dans l'espèce, à aucun parti politique. Mon intention très arrêtée est d'étudier cette affection comme si j'écrivais sur un sujet de l'antiquité, comme si cléricalisme, anticléricalisme, catholicisme et France même avaient disparu depuis dix siècles; et comme si tous ces objets faisaient partie du domaine de la philologie ou de l'archéologie. Je m'en crois capable, encore qu'en pareille matière on ne saurait répondre de rien; mais mon dessein, très ferme, est très exactement ce que je viens de dire. On me saura gré d'avoir au moins pris la plume dans cet état d'esprit.
Nietzsche a dit, dans la même phrase je crois, que le Français est essentiellement religieux et qu'il est essentiellement irréligieux. Il n'a pas tort, à la condition seulement qu'on mesure l'étendue des manifestations religieuses des Français et l'étendue aussi des manifestations contraires. Le Français, ce me semble, a des dispositions naturelles essentiellement irréligieuses; seulement, et précisément à cause de cela, par réaction des esprits nés religieux contre leurs entours, il y a eu des groupements pénétrés de l'esprit religieux le plus intense; il y a eu des îlots religieux singulièrement nets et pour ainsi dire aigus, comme il y a des îlots granitiques au milieu des pays calcaires, qui tranchent vigoureusement avec tout ce qui les entoure et se font remarquer d'autant.
Cela, ce me semble, à toutes les époques: vaudois, cathares, huguenots, jansénistes. La race française, étant ardente, devait produire quelques foyers d'ardent sentiment religieux, çà et là, sous l'influence d'un esprit dominateur ou d'une âme apostolique; sous l'influence, aussi, des entours mêmes, poussant et provoquant au sentiment religieux les âmes douées de l'esprit de contradiction.
Mais le fond de la race française, la généralité des Français me semble toujours avoir été peu capable d'embrasser et d'entretenir l'esprit religieux et le sentiment religieux. Il ne faut pas que nos guerres religieuses, assez nombreuses et assez longues, nous fassent illusion sur ceci. La religion, dans ces guerres, a été pour un cinquième cause et pour quatre cinquièmes prétexte, à calculer approximativement, comme on est bien forcé de faire en pareille matière. – Est-il quelqu'un qui estime aujourd'hui que la croisade des Albigeois ait été une manifestation de foi religieuse? Est-il quelqu'un qui conteste qu'elle ait été une ruée de pillards avides sur des contrées riches, prenant prétexte dans le mot d'ordre d'un pape, qui lui-même obéissait à des idées politiques en le donnant?
De même les guerres du XVIe siècle entre protestants et catholiques français ont été surtout des guerres de féodaux contre la royauté; et les guerres du XVIIe siècle entre catholiques et protestants français ont été surtout des guerres de républicains plus ou moins conscients et prenant plus ou moins leur mot d'ordre à Genève et en Hollande, contre la royauté française devenant absolutiste.
Et je dis même que chez les plus simples et qui ne se savaient, ni se sentaient ni féodaux à telle époque, ni républicains à telle autre, la religion entrait moins en jeu que le simple goût de lutte pour la lutte et de guerre pour la guerre. Le Français est essentiellement homme de guerre civile. Il est batailleur de village à village, de province à province, de quartier à quartier. Ce peuple, qui a été amené à l'unité nationale par la persévérance étonnante d'une maison royale énergique et tenace et qui, livré à lui-même, semble retourner peu à peu au particularisme, ne me paraît jamais avoir montré par lui-même un désir d'unité et une volonté de concentration.
Bien plus fort a toujours été en lui l'instinct de guerre intérieure et intestine, le désir, soit de province à province, soit de parti à parti, d'écraser l'adversaire, sans se demander très précisément pourquoi il est l'adversaire et tout simplement parce qu'il faut bien se haïr et parce qu'il faut bien se battre.
L'enfant, en France, est élevé par ses parents dans la haine d'une certaine catégorie de Français; et la première chose, presque, qu'on lui désigne, c'est un ennemi, très proche, quelqu'un, à côté de lui, qu'il faut s'habituer à détester et à injurier sans motif très précis; mais pour montrer qu'on est le fils de son père.
Je crois que cela est «dans le sang». Ce que sont les partis politiques au XXe siècle, les partis religieux l'étaient au XVIe et au XVIIe siècle. Les guerres de religion n'ont guère été chez nous une manifestation de foi, d'un côté ou de l'autre; elles ont été, avant tout, une forme du besoin gratuit de guerre civile.
Faut-il creuser? On le pourrait, je crois. Faut-il se demander d'où vient lui-même ce besoin chez le Français de se battre contre le voisin, s'il a un couvre-chef d'une autre couleur que la nôtre; et même ce besoin de n'adopter une autre couleur que la sienne que pour pouvoir se battre contre lui? On le pourrait, je crois. Le Français est actif de corps et paresseux d'esprit. Il est nerveux et il est de cerveau nonchalant. Il sent le besoin d'agir et il n'aime pas à se donner beaucoup de peine pour trouver un motif d'agir, c'est-à-dire une idée. Il s'ensuit que sur un simple prétexte, sur une ombre d'idée adoptée en courant, il se jette en campagne et il frappe. Les premiers coups échangés sont ensuite un motif suffisant de continuer, par rancune, indéfiniment. Le Français peut donc livrer et soutenir une longue guerre sans avoir jamais eu un motif vrai de l'entreprendre, et être soutenu lui-même pendant cette longue lutte acharnée par une idée qu'en vérité il n'a jamais eue, et qui, à le bien prendre, n'existait pas.
C'est ce qui a bien trompé les philosophes, très légers eux-mêmes, du XVIIIe siècle. Ayant constaté qu'on sortait à peine des guerres religieuses, et de guerres religieuses épouvantables, ils se sont imaginé que c'était la religion qui était la cause de ces guerres et de ces épouvantements, et ils ont maudit et dénoncé les religions de tout leur cœur. Mais, après eux, on s'est battu pour d'autres idées, que du reste on ne comprenait pas davantage et qui n'étaient également que des prétextes; et il a été suffisamment prouvé qu'autre chose que l'esprit religieux pouvait mettre aux hommes les armes à la main.
Où ils s'étaient trompés, c'était à croire que la religion fut la véritable cause de la guerre et que, la religion réduite à l'impuissance, il n'y aurait plus de guerre civile. La véritable cause des guerres civiles, c'était l'amour de la guerre civile elle-même et l'instinct même, impérieux et impatient, de guerre civile.
Des guerres de religion françaises ne concluons donc nullement que le Français soit très religieux ni qu'il l'ait jamais été. Il a, simplement, aimé l'échange des coups sous un prétexte ou sous un autre. La vérité, c'est que depuis qu'il existe il a eu un fond d'esprit irréligieux que les circonstances ont longtemps comprimé, que les circonstances ont ensuite comme libéré et affranchi. Sans remonter aux satires et gouailleries anticléricales du moyen âge, lesquelles, d'abord ne sont qu'anticléricales et ne sont point antireligieuses; lesquelles, ensuite, partent presque toujours d'auteurs qui sont clercs eux-mêmes et par conséquent ne sont que manières de plaisanteries de collège ou de divertissements de couvent et se ramènent à la règle: maledicere de priore; on voit très bien, à partir du moment où la nationalité française est constituée, que l'esprit moyen, l'esprit bourgeois a comme une inclination naturelle à l'impiété. Tout, vers le XVIe siècle, tend de ce côté ou y mène, exceptions réservées, qui ne laissent pas d'être rares.
L'esprit de la Réforme et l'esprit de la Renaissance, si différents, si contraires, du reste, en leur dernière influence sur l'esprit des classes moyennes françaises, mènent également à un détachement relativement à la foi. Que la moitié de l'Europe rompe avec l'empire spirituel de Rome, cela ne mène pas du tout les classes moyennes françaises à le secouer elles-mêmes. Non; mais cela leur fait dire: «Rome n'est donc pas inébranlable et universelle; et il y a donc deux religions qui se contrebalancent et dont il n est pas certain que l'une soit la vraie? Peut-être nous trompons-nous ou sommes-nous trompés.» Le qui sait? entrait dans les esprits et dans les mœurs, le qui sait? subconscient et insidieux, qui est plus fort comme destructeur, comme rongeur, que toutes les affirmations et que toutes les argumentations du monde.
D'autre part, la Renaissance apprenait aux classes moyennes de la nation que de très grands peuples (ou au moins un) avaient vécu, et brillamment et glorieusement, et produit une civilisation extrêmement belle, sans avoir connu le Christianisme et guidés peut-être par ceux-là mêmes qui n'avaient aucune religion, mais seulement une philosophie toute personnelle. Platon, Zénon, Cicéron et Sénèque, ou plutôt ceci que Platon, Zénon, Cicéron et Sénèque ont existé, a eu une extraordinaire influence sur le bourgeois lettré ou à demi lettré du XVIe siècle.
Il s'est formé ainsi un état d'esprit, sinon général, du moins assez répandu, qui était à base de scepticisme ou qui acceptait le scepticisme comme un de ses éléments. La Réforme et la Renaissance n'ont aucunement créé l'esprit irréligieux en France; elles l'ont libéré, elles l'ont dégagé, elles lui ont donné occasion et raison de se manifester et de se déclarer plus ou moins. Il était latent, il est devenu découvert; il était subconscient, il a pris conscience de lui; il était amorphe, et il a pris une certaine forme. C'est à partir de ce moment qu'il faut le considérer dans ses traits généraux.
Le Français est irréligieux ou peu religieux d'abord en raison d'une de ses qualités, et c'est à savoir parce qu'il a l'esprit clair et le goût de la clarté. Religion et clarté ne sauraient aller ensemble, puisque la religion est surtout et peut être avant tout le sens du mystère. Or le sens du mystère est chose qui n'est pas très souvent connue du Français et qui presque toujours ne laisse pas de lui paraître assez ridicule. Le Français croit avoir tout dit, quand il a dit: «je ne comprends pas», et c'est une chose qu'il dit extrêmement vite. Le mot galimatias exerce sur le Français un ascendant extraordinaire et il l'applique avec une incroyable facilité.
Les esprits, je parle même des grands, qui ont eu, et tout de suite, sur le Français une grande influence, sont ceux qui sont prompts, vifs et clairs. C'est Montaigne, c'est Molière, c'est Voltaire. La moitié, au moins, de l'empire exercé par Descartes et de la grande fortune qu'il a faite si vite est due à ceci qu'il a donné pour criterium du vrai l'évidence, c'est-à-dire la vision claire de quelque chose. Tout le monde s'est écrié: «A la bonne heure!» Vico s'est beaucoup moqué de «l'évidence» de Descartes. Il n'a pas si grand tort. Quand on a un peu réfléchi on s'aperçoit qu'il n'y a qu'une chose qui soit évidente, c'est que rien n'est évident. Descartes a dit (au moins la foule l'a entendu ainsi): «Ce qui est vrai, c'est ce qui est clair.» Notre meilleur professeur de philosophie de l'École normale, en présence d'un de ces systèmes qui en deux mots rendent compte de tout, disait doucement: «Oui, oui;… c'est trop clair pour être vrai.» Il n'était pas très cartésien ce jour-là.
Remarquez-vous que le grand irréligieux et le grand immoraliste allemand, c'est Nietzsche sans doute que je veux dire, s'écrie avec l'accent du triomphe, quelque part: «Enfin nous devenons clairs!» – et ailleurs: «Ce peuple qui se grise de bière et pour qui l'obscurité est une vertu.» Il y a un très grand sens dans ces boutades. Ce que Nietzsche sait bien, c'est que la passion de la clarté est une chose excellente contre la religion, contre la métaphysique et même contre la morale; et c'est encore que ne pas avoir horreur de l'obscurité peut être favorable à ces choses exécrées et à ces états d'esprit jugés funestes.
La vérité est que le criterium de l'évidence et le criterium de la clarté ne s'appliquent pas à tout objet. La vérité est qu'il y a des choses qui se comprennent lumineusement et qu'il y en a d'autres qui s'entendent aussi, mais qui ne peuvent pas se démêler dans une lumière si éclatante. Le plus beau mot de Hégel est celui-ci: «Il faut comprendre l'inintelligible… Eh oui! Il faut le comprendre comme inintelligible.» Oui, encore il faut s'en rendre compte au moins ainsi; et non pas l'exclure de tout examen et de toute préoccupation parce qu'il n'est pas clair. Qu'il ne soit pas objet de connaissance, nous le voulons bien, et nous l'appellerons, si l'on veut, l'inconnaissable; mais qu'il ne soit pas objet d'étude, c'est ce que veut le principe de l'évidence, et c'est ce que nous ne pouvons pas vouloir.
Les choses qui sont claires, on les constate, et les choses qui ne sont pas claires, on en raisonne. De ce qu'il entre de l'hypothèse dans un raisonnement, cela prouve qu'on n'a pas fait le tour de son objet; cela ne prouve pas qu'il ne fallût pas même essayer de raisonner sur cet objet. De ce que l'on comprend l'inintelligible comme inintelligible, ne concluez pas qu'on a eu tort d'essayer de le comprendre; on a très bien fait d'essayer de savoir ce qu'il fallait en penser; et en penser quelque chose, sans doute ce n'est pas le connaître, mais encore c'est l'ignorer moins.
La métaphysique est un devoir de l'homme envers soi-même, du moins de l'homme cultivé. Elle consiste à mesurer les forces de son esprit et à chercher où est le point (qui n'est pas le même pour tous les hommes) où précisément l'évidence cesse; et où est le point (qui n'est pas le même non plus pour tous les hommes) où la probabilité cesse aussi et où l'hypothèse commence à être, non plus rationnelle, mais tout imaginative. Oui, c'est vraiment un devoir pour l'homme cultivé de faire cet effort et cet essai.
Et il est bien certain que celui-ci ne les fera point qui se sera juré de ne pas faire un pas au delà de la pleine clarté et de l'évidence éblouissante. Je n'ai pas besoin de dire que si Descartes a fait ce serment, il s'est bien donné de garde de le tenir. Mais, pour y revenir, c'est précisément ce serment que les Français, d'ordinaire, même quand ils ne l'ont pas fait, tiennent toujours. Le clair, le très clair, le clair tout de suite, ils ne veulent pas sortir de cela, et, à plus forte raison, ils ne veulent pas s'en éloigner. Il y a en France comme un préjugé contre le complexe, aussi bien en philosophie qu'en politique. Le Français a même à cet égard comme un flair particulier, comme un sixième sens. Il sait d'avance que vous allez n'être pas clair ou que vous vous engagez dans une voie au bout de laquelle vous ne le serez pas. Il vous fait des procès de tendances à l'obscurité. Que peut-il cependant savoir d'avance en cela? Cette clarté, qu'il aime tant, ne va-t-il pas la trouver à la fin du raisonnement que vous commencez et, à se dérober, ne reste-t-il pas dans l'obscur au lieu d'aller vers la lumière? N'importe. Il se défie extrêmement et il ne s'embarque pas vers une plus grande clarté, de peur d'abandonner la demi-clarté où il est, ou croit être.
Au fond, il y a en cela une énorme paresse d'esprit. Rien n'est plus éloigné du Français que cette passion que s'attribuait Renan, que cette inquiétude, qui, la vérité étant trouvée, la lui faisait chercher encore. Le Français aime ne pas chercher, avant même d'avoir trouvé quelque chose. Il fait du bon sens un cas énorme, du bon sens, qui n'est pas une mauvaise chose, à la condition qu'il ne soit pas le nom que l'on donne à la nonchalance. Le bon sens est précisément cette demi-clarté dont se contente le Français en l'appelant évidence et en déclarant qu'il n'y a pas lieu de chercher et de tracasser au delà. Personne, sur la terre, plus vite que le Français, ne dit: «Il est évident que»… et: «cela tombe sous le sens.»
Les métaphysiques et les religions lui sont donc des ennemies naturelles, puisqu'elles essayent de sonder les grands mystères, c'est-à-dire tout simplement les questions les plus générales, et d'en donner ou une explication ou une vue.
Quelquefois – et c'est cela qui a bien trompé Auguste Comte – quelquefois le Français semble donner dans la métaphysique. Mais ce n'est que parce qu'il croit que la métaphysique va détrôner la religion, la détruire et – tant elle la détruira – la remplacer. Alors il s'échauffe pour une métaphysique laïque de tout son cœur ou plutôt de toute son humeur antireligieuse. Mais ce beau feu ne se soutient pas, et cette «période métaphysique», dont Auguste Comte faisait une époque de l'humanité, un âge du genre humain, a bien duré pour nous un siècle et demi tout au plus.
Ce beau feu métaphysique s'éteint très naturellement, parce que le Français s'aperçoit assez vite que sa chère clarté ne se trouve pas plus dans les métaphysiques que dans les religions et ne saurait s'y trouver, pour cette raison suffisante qu'une religion n'est qu'une métaphysique organisée, et qu'une métaphysique n'est qu'une religion en devenir; et que, sauf cette différence, elles sont même chose, ayant exactement les mêmes objets. En conséquence, le Français renvoie la métaphysique au même lieu d'exil où il avait relégué la religion, et dit de celle-là comme de celle-ci: «Tout cela n'est pas clair et donne beaucoup de peine à comprendre»; ce qui est très vrai.
Notez ceci que les religions, comme, du reste, les métaphysiques, mais plus peut-être, parce qu'elles passionnent davantage, ne gagnent pas en clarté à mesure qu'elles durent, mais, au contraire, s'enfoncent dans l'obscurité, parce qu'elles s'expliquent sans cesse, et finissent par s'ensevelir sous les commentaires. Elles brillent, en leurs commencements, de la lumière éclatante d'un principe nouveau qu'elles apportent au monde, et leur force, une partie au moins de leur force, est dans leur clarté même. Mais bientôt elles cherchent à rendre compte de tout et s'encombrent d'une métaphysique complète, soit croyant s'appuyer sur elle, soit croyant y mener et y aboutir.
Il ne faut pas leur en vouloir précisément, puisque les religions étant faites pour donner aux hommes une règle de vie, elles sont bien presque contraintes de donner aux hommes une réponse relativement à ce qui les préoccupe, c'est-à-dire relativement à tout. Notre vie dépend de notre place dans le monde et par conséquent dépend du monde; et donc, pour me montrer ce que je dois être, dites-moi ce qu'est tout! De là cette quasi nécessité pour une religion de se revêtir ou de se mêler d'une métaphysique. En attendant, cette religion s'est surchargée d'obscurités dont elle s'est rendue responsable. Ces obscurités augmentent de siècle en siècle par les explications toujours nouvelles et s'accumulant les unes sur les autres qu'on en donne; et ainsi, aux yeux d'un peuple qui aime la clarté, plus une religion dure plus elle se détruit, parce que plus elle dure plus elle s'explique, et plus elle s'explique plus elle s'obnubile.
Une des forces d'une religion, c'est qu'elle est vieille; une des faiblesses d'une religion, c'est aussi qu'elle est vieille, parce qu'elle s'est compliquée terriblement.
Je ne mets donc pas en doute qu'une des raisons de l'hostilité d'un grand nombre de Français contre la religion de leurs pères n'ait été «la clarté française». La clarté française a du bon. Elle a aussi de très grands dangers. Elle nous persuade trop vite que tout est résolu, décidé, tranché, réfuté, ou irréfutable. L'intrépidité de certitude est un défaut français par excellence. Celui-là n'est guère français qui cherche en gémissant; mais celui-là est très français qui affirme fermement ce qu'il n'a pas approfondi, ou qui nie en riant ce qu'il fait le ferme propos de ne pas approfondir.
Qui guérirait les Français, non pas de leur clarté d'esprit, mais d'un certain excès dans la passion de voir clair trop vite, ne leur rendrait pas, peut-être, un maigre service. Ce n'est que dans les prairies que les «petits ruisseaux clairs» font de grands fleuves. Dans un peuple ils ne confluent pas, et ils ne forment qu'un concert de murmures agréables; ou ils ne sont que de nombreux petits miroirs limpides où l'on se regarde soi-même avec un extrême contentement.
Le trop grand goût de clarté, c'est ce qu'on a appelé le simplisme. Le simplisme est le défaut des Français en politique; il est aussi leur défaut en choses religieuses. «Ce qui n'est pas simple n'est pas vrai.» Axiome français. Or rien n'est simple, excepté le superficiel. Se condamner à n'admettre que le très simple, c'est se condamner à ne rien approfondir. Les Français ont une tendance à repousser les métaphysiques et les religions, qui n'est qu'une forme de leur horreur de creuser les questions.
A cela leur légèreté naturelle contribue beaucoup, à ce point que ces choses se confondent et que l'on pourrait presque dire qu'au fond la «clarté française» n'est que de la légèreté. Par légèreté française il faut entendre l'impossibilité de s'occuper longtemps de la même chose, l'impossibilité de s'obstiner, le manque de ténacité. Le Français n'est pas l'homme des œuvres de longue haleine et des entreprises à long terme. Il aime commencer, aime peu à continuer, finit rarement et voudrait avoir terminé très peu de temps après avoir commencé.
Ce n'est point paresse, à proprement parler. Le Français est extrêmement actif. Seulement le Français a une paresse active, ou si l'on veut une activité paresseuse. Il a une activité qui s'accommode de mille besognes courtes, et une paresse qui s'accommode de mille changements d'occupation comme d'autant de repos. Il est l'homme des «Expositions universelles» bâclées en deux ans, étalées six mois, démolies en trois semaines. Il fut l'homme des expéditions d'Italie, chevauchées rapides, retours hâtifs, nulles comme fondations, et dont il avait périodiquement comme la démangeaison d'abord et le dégoût ensuite. Il est l'homme des systèmes philosophiques tracés en grandes lignes brillantes, sans consistance, montant au ciel comme des fusées et retombant de même, après une illumination d'un instant. Il est l'homme des révolutions audacieuses et violentes et des réactions ou plutôt des dépressions profondes, qui succèdent presque immédiatement, et qui sont telles qu'il n'y a plus la moindre ressemblance apparente entre l'homme d'hier et le même homme d'aujourd'hui. Le Français est la personne humaine dont il est le plus difficile d'établir l'identité.
Cette légèreté se marque dans sa vie privée, dans l'inconstance de ses amours, souvent très vives, rarement longues et persévérantes; profondes, en vérité, puisqu'elles le prennent tout entier et quelquefois le brisent et le tuent, obstinées et tenaces, non pas, ou très rarement, et telles que, volant d'objets en objets, elles reviennent quelquefois vers le premier. Du Don Juan de Molière ôtez la méchanceté, et le Français n'est point du tout méchant; au Don Juan de Molière ajoutez une véritable sincérité dans l'amour, et le Français est sincère à chaque fois, même quand il dit toujours; du Don Juan de Molière retenez l'inconstance fondamentale et comme constitutionnelle, le désir de conquêtes, l'éternel besoin de plaire, l'éternel besoin d'être aimé promptement et légèrement, l'oubli rapide, l'impatience de toute obligation et de tout joug, l'incapacité de comprendre que l'amour est un contrat par lui-même et un lien qui ne peut se rompre que du consentement des deux parties: vous avez le Français dans le domaine des choses de l'amour.
La légèreté française est faite d'intelligence vive et vite fatiguée par la contemplation du même objet; de sensibilité vive et vite fatiguée de la possession du même objet.
Or, cette légèreté est à peu près incompatible avec la gravité religieuse, puisque le sentiment religieux est la contemplation d'un objet éternel. Ce qui fait la gravité religieuse, ce qui fait, du reste, le sentiment religieux lui-même, c'est la communion qui veut s'établir, qui s'établit en vérité, par une sorte de paradoxe sublime, entre un être d'un jour et un être d'éternité. Le sentiment religieux est la soif du permanent et de ce qui ne change pas. C'est un effort de l'être éphémère pour participer de l'éternel et de l'immuable.
Cette soif, le Français, par définition, l'éprouve peu, et cet effort, par définition, il est rarement tenté de le faire. Il n'est pas étranger à ce sentiment; car il est homme; mais il est, de tous les hommes peut-être, le plus étranger à ce sentiment. Il n'y a rien de plus vrai, quand on y réfléchit, que le mot magnifique de Lamartine: «L'homme se compose de deux éléments, le temps et l'éternité.» Il se compose de ces deux éléments, en ce sens qu'il est dans l'un et qu'il tend à l'autre, et comme il est fait également de ses conditions et de ses tendances, il est très vrai qu'il se «compose» de ces deux éléments, puisqu'il est dans l'un, puisqu'il tend vers l'autre et vit en définitive de tous les deux. De ces deux éléments, il est certain que le Français vit trop dans le moment présent pour qu'il ne sacrifie pas, ou, tout au moins, pour qu'il n'oublie pas très souvent le second.
Il vit à court terme, d'une vie énergique, parfois «intense»; mais comme saccadée et à brèves étapes. «Les Français, a dit Napoléon, sont des machines nerveuses.» Il n'y a rien, à ce qu'il peut paraître, de moins nerveux que l'éternel. Le Français et le divin ne sont évidemment pas très bien faits pour s'entendre. Je ne sais plus si Sainte-Beuve a dit de son cru ou dit en citant quelqu'un: «Dieu n'est pas français.» Il y a du vrai.
Aussi bien, voyez comme ils comprennent Dieu quand ils le font, j'entends quand ils ne le reçoivent pas, quand ils n'en reçoivent pas l'idée toute faite d'une religion antérieure, antique, qu'ils ont acceptée; mais quand, libres de tout lien dogmatique et affranchis de toute pensée traditionnelle et héritée, ils se font un Dieu à leur guise et à leur gré. Pour Montesquieu Dieu est la plus froide des abstractions. C'est la Loi des Lois, c'est l'esprit des Lois, je l'ai dit sans aucune plaisanterie; c'est «la raison primitive… qui agit selon les règles qu'elle a faites, qui les connaît parce qu'elle les a faites et qui les a faites parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance»; c'est la Loi des Lois, intelligente, personnelle – personnelle autant qu'il faut l'être pour être intelligente; – mais rien de plus. Le Dieu de Montesquieu est un Dieu personnel qui est à peine une personne. Il n'y a pas un atome de sentiment religieux dans la religion de Montesquieu.
Pour Voltaire Dieu est un Lieutenant surnaturel de police, dont il a besoin pour que «la canaille» soit maintenue dans une crainte salutaire et pour que M. de Voltaire ne soit pas assassiné par ses domestiques.
Pour Rousseau, quoique Rousseau ait quelques traits vagues d'une âme religieuse, Dieu est, comme pour Voltaire, en dernière analyse, une idée qui importe à la conservation de l'état social et que l'État doit imposer par la force aux citoyens; Dieu est un article important du Contrat social.
Et enfin, pour Diderot, Dieu n'existe pas et n'est qu'une invention de ces sophistes oppresseurs, qui, pour dominer l'homme, ont créé un «homme artificiel».
Voilà comme les Français, quand ils sont dégagés de la trame des liens traditionnels, inventent Dieu, conçoivent Dieu. Ils l'inventent, ils le conçoivent de la façon la plus superficielle du monde. Le profond sentiment religieux leur est à peu près inconnu.
Je n'ai pas besoin, ou à peine, de dire que les réactions religieuses (toujours mis à part la religion traditionnelle et le domaine où elle agit et l'empire qu'elle exerce, et ici comme plus haut je ne parle que des Français inventant Dieu) sont aussi superficielles que les théodicées philosophiques. Les poètes qui, de 1802 à 1850, ont exprimé des idées religieuses, ont fait preuve d'un sentiment religieux extrêmement inconsistant et débile. Tous ont été frappés des «beautés» de la religion, et non de sa grandeur, et non du besoin, en quelque sorte, constitutionnel, que l'homme en a. Eux-mêmes semblent en avoir eu besoin pour leurs œuvres et non pour leurs cœurs. La religion fut pour eux un excellent répertoire de thèmes poétiques. Leur génie fut plus religieux que leur cœur, et même ce fut leur art qui fut plus religieux que leur génie. Musset, peut-être seul, et un seul jour, eut un cri où se sent le véritable, profond, absolument sincère sentiment religieux, ou besoin de sentiment religieux. – La légèreté française, même chez les plus grands Français, est décidément un obstacle assez fort à la pénétration du sentiment religieux; et l'état d'âme religieux n'est chose française que par exception et par accident.
Outre le besoin de clarté apparente ou de clarté provisoire, outre la légèreté d'esprit, la vanité, très répandue chez les Français, ne va pas sans les écarter beaucoup des voies religieuses ou des chemins qui pourraient mener à la religion.
La vanité française est chose très différente de l'orgueil tel qu'on le peut voir et constater dans d'autres nations. L'orgueil est national et la vanité est individuelle. L'Anglais, l'Allemand, l'Américain sont extrêmement orgueilleux; mais ils le sont surtout d'être américains, allemands et anglais. L'orgueil est volontiers collectif et, à être collectif, il est une force plutôt qu'une faiblesse. L'orgueil sous sa forme française, c'est à savoir la vanité, est tout à fait individualiste. Le Français s'admire en soi, de tout son cœur. Il se fait centre naturellement et se persuade très volontiers que la circonférence doit l'admirer.
Les mots d'enfants recueillis par Taine sont bien à leur place ici: une petite fille à son oncle qui lui demande ce qu'elle est en train de faire: «Ouvre les yeux, mon oncle, tu le verras.» Elle n'est pas fâchée d'indiquer à son oncle qu'elle le considère comme un imbécile. – Une autre enfant remarque entre son père et elle-même un trait de ressemblance: «Tu tiens de moi.» Elle rapporte déjà tout à elle et a tendance naturelle à se tenir pour une cause et non pour un effet.