Faqat Litresda o'qing

Kitobni fayl sifatida yuklab bo'lmaydi, lekin bizning ilovamizda yoki veb-saytda onlayn o'qilishi mumkin.

Kitobni o'qish: «Mathilde», sahifa 52

Shrift:

TOME CINQUIÈME

CHAPITRE PREMIER.
LE TESTAMENT

Pendant ma maladie, les lettres suivantes de madame de Richeville étaient arrivées à Maran…

Blondeau, les voyant cachetées de noir, ne me les remit que lorsque je fus hors de danger. Craignant que leur contenu ne fût sinistre, elle n'avait pas voulu m'exposer à une émotion peut-être dangereuse.

Les pressentiments de cette femme si bonne et si dévouée ne l'avaient pas trompée.

Paris, deux heures, janvier 1831.

«Je vous écris un mot à la hâte, ma chère Mathilde, pour vous faire part d'un bien douloureux événement.

«J'apprends à l'instant que M. de Mortagne a été hier gravement blessé en duel… On dit (et je ne puis le croire) que notre malheureux ami, dont vous connaissez le caractère et la loyauté, a été l'agresseur.

«Les chirurgiens ne peuvent encore donner aucun espoir! le premier appareil ne sera levé que dans la soirée; je ne sais pourquoi je redoute que le duel de M. de Mortagne ne soit la suite quelque odieux complot…

«Tout à l'heure, j'étais allée moi-même savoir de ses nouvelles; enfoncée dans ma voiture, j'attendais à la porte de la maison qu'il habite seul, comme vous savez, que mon valet de pied fût de retour: deux hommes de haute taille, bien vêtus, mais d'une tournure vulgaire, vinrent sans doute aussi pour s'informer de ses nouvelles. Avant d'entrer, ils se firent, en s'excusant de passer l'un devant l'autre, quelques révérences grotesques qui me surprirent; après être un instant restés dans la maison, ils sortirent et se tinrent une minute devant la porte en regardant de côté et d'autre. Alors, l'un de ces hommes, le plus grand… (jamais je n'oublierai sa physionomie à la fois basse et sinistre, sa figure couperosée, encadrée d'épais favoris d'un roux ardent, et illuminée par deux petits yeux d'un gris clair), alors le plus grand de ces deux hommes dit à l'autre en riant d'un rire féroce: Quand je vous dis que le plomb sous l'aile vaut autant que le plomb dans le crâne; je l'avais pourtant ajusté à la tête! mais, moi qui ne manque pas une mouche à quarante pas, j'ai été obligé de cligner de l'œil devant le regard de cet homme-là: je n'ai jamais vu un pareil regard… C'est ce qui a dérangé mon point de mire. – Il n'y a pas de mal si le coup est tout à fait bon, – reprit l'autre homme avec un accent étranger fortement prononcé; —dans ce cas, – ajouta-t-il, —chose promise, chose tenue. Il n'a que sa parole… et…

«Je n'entendis rien de plus, ces deux hommes s'éloignèrent. Je ne puis vous dire combien cela m'inquiète. Quels sont ces hommes? quels rapports ont pu exister entre M. de Mortagne et des êtres pareils? que signifient ces mots: chose promise, chose tenue; Il n'a que sa parole; si le coup est tout à fait bon, c'est-à-dire, sans doute, si le coup est mortel? Quel est ce mystère?..»

Huit heures du soir.

«M. de Mortagne est dans le même état; on lui a ordonné le silence le plus absolu; j'ai fait prier M. de Saint-Pierre, qui a été l'un de ses témoins, m'a-t-on dit, de passer chez moi; je voulais l'instruire des propos que j'avais entendu tenir par ces deux hommes; il a été frappé comme moi de ces étranges paroles. Celui des deux qui a les cheveux roux a été l'adversaire de M. de Mortagne.

«Voici les détails que M. de Saint-Pierre m'a donnés sur ce duel.

«M. de Mortagne était venu chez lui vendredi soir, le prévenir qu'il avait eu une altercation violente avec un homme qu'il ne connaissait pas, mais qu'il avait souvent rencontré depuis quelque temps au Café de Paris, où il dîne habituellement. Cet homme et son compagnon affectaient toujours de se placer à une table voisine de la sienne dès qu'ils en trouvaient l'occasion. Une fois établis de façon à être entendus de M. de Mortagne, ils commençaient à parler de l'empereur dans les termes les plus grossiers et les plus méprisants. Vous connaissez, ma chère Mathilde, l'espèce de culte d'idolâtrie que M. de Mortagne a conservé pour Napoléon; vous concevez donc avec quelle impatience il devait souffrir de ces entretiens, qui le blessaient dans l'objet de ses plus vives sympathies.

«Vendredi dernier, il vint dîner à son habitude; à peine était-il assis à sa table, que les deux inconnus arrivèrent, et la même scène se renouvela, le même entretien continua. Notre malheureux ami eut d'autant plus de peine à se contenir, qu'il lui sembla que ces deux hommes échangèrent un signe d'intelligence en regardant de son côté; pourtant il conserva assez d'empire sur lui-même pour se lever et sortir sans dire un mot, n'ayant aucun motif réel d'agression. Ces deux voisins étaient parfaitement libres d'émettre entre eux leurs opinions; d'ailleurs, ils ne s'adressaient pas à lui…

«En sortant de dîner, M. de Mortagne alla à la Comédie-Française; il y avait peu de monde, il prit une stalle; au bout de quelques instants, les deux inconnus vinrent se placer à ses côtés et reprirent leur conversation où ils l'avaient laissée. M. de Mortagne crut voir une provocation dans l'étrange persistance avec laquelle on le poursuivait; il perdit malheureusement patience, son caractère bouillant l'emporta, et il dit à l'homme aux favoris roux qu'il n'y avait qu'un misérable qui pût oser parler ainsi de l'empereur.

«Cet homme, au lieu de répondre à M. de Mortagne, redoubla d'injures sur Napoléon en continuant de s'adresser à son compagnon. Notre malheureux ami, que ce sang-froid mit hors de lui, s'oublia jusqu'à secouer violemment le bras de l'inconnu, en lui demandant s'il ne l'avait pas entendu.

«Celui-ci s'écria vivement: «Vous m'avez appelé misérable, vous avez porté la main sur moi; je ne vous ai pas adressé la parole, vous êtes l'agresseur, vous me devez satisfaction. Voici mon adresse; demain matin mon témoin sera chez vous.» Et il remit une carte à M. de Mortagne.

«Sur cette carte il y avait: le capitaine Le Blanc. Le soir même de cette altercation, M. de Mortagne alla chez M. de Saint-Pierre, lui avoua qu'il avait eu tort, mais qu'il n'avait pu s'empêcher de s'emporter en entendant injurier la mémoire de l'homme qu'il admirait le plus au monde; il pria M. de Saint-Pierre de s'entendre avec le témoin du capitaine Le Blanc, ajoutant qu'il était prêt à donner toute satisfaction.

«Le lendemain, à huit heures du matin, le témoin du capitaine Le Blanc, un Italien qui se qualifia du titre de chevalier Peretti, vint trouver M. de Saint-Pierre et réclamer le choix des armes pour le capitaine Le Blanc, qui voulait se battre au pistolet, à vingt pas, et tirer le premier, étant l'offensé.

«M. de Saint-Pierre, voulant égaliser davantage les chances du combat, demanda que les deux adversaires tirassent ensemble; mais le témoin du capitaine Le Blanc n'y voulut jamais consentir. Malheureusement, M. de Mortagne était l'agresseur sans provocation. M. de Saint-Pierre fut donc forcé, me dit-il, d'accepter le combat tel qu'il était proposé.

«Lorsque M. de Mortagne apprit le résultat fâcheux de cette entrevue, il parut soucieux, préoccupé. Avant que de partir, il remit à M. de Saint-Pierre une clef, en le priant d'envoyer à leur adresse les papiers qu'il trouverait dans un coffre qu'il lui indiqua.

«M. de Saint-Pierre, connaissant le courage de M. de Mortagne, qui avait fait les plus brillantes preuves dans des circonstances pareilles, attribua à un sinistre pressentiment l'espèce d'accablement qu'il montra avant le combat.

«Notre ami regretta plusieurs fois de s'être laissé emporter jusqu'à insulter cet homme, comme si la mémoire de l'empereur ne se défendait pas d'elle-même. Plusieurs fois il répéta: «Cela m'eût été à peine pardonnable si ma vie m'eût appartenu à moi seul; mais en ce moment me conduire comme je me suis conduit, c'est pis qu'une folie, c'est presque un crime…»

«A midi, M. de Mortagne et ses deux témoins, le capitaine Le Blanc et les deux siens, arrivèrent dans le bois de Ville-d'Avray. Tout fut réglé comme il avait été convenu.

«Les deux adversaires se placèrent à vingt pas; M. de Mortagne redressa sa grande taille, et, tout en tenant son pistolet de la main droite, il croisa ses bras sur sa poitrine, jeta un regard si ferme et si perçant sur le capitaine Le Blanc, que celui-ci baissa un moment les yeux, et M. de Saint-Pierre vit distinctement son poignet trembler, pourtant son coup partit; hélas!.. il fut bien fatal… M. de Mortagne tourna une fois sur lui-même et tomba à genoux en portant la main droite à son coté gauche… puis il se renversa en arrière en s'écriant: «Ma pauvre enfant!» Vous le voyez… il pensait à vous, Mathilde…

«Ses témoins le reçurent presque expirant dans leurs bras. La balle avait pénétré dans la poitrine. On le transporta à Paris avec les plus grands ménagements, et, depuis hier heureusement, quoique très-alarmant, son état n'a pas empiré.

«Voilà, ma chère Mathilde, le triste récit que m'a fait M. de Saint-Pierre.

«D'après les paroles atroces que j'ai entendu prononcer aux adversaires de M. de Mortagne, M. de Saint-Pierre pense comme moi que, sans doute, ces hommes avaient calculé leur opiniâtre et pourtant insaisissable provocation de telle sorte qu'elle fît sortir M. de Mortagne de sa modération habituelle, et qu'il se mît par une imprudente agression à la merci de ces deux spadassins, dont l'un ne semblait que trop sûr de son adresse.

«Mais quel est le mystérieux moteur de cette atroce vengeance? Sans aucun doute ces misérables n'ont pas agi d'eux-mêmes, ils ne sont que les instruments d'une horrible machination…

«Je reçois à l'instant un mot de M. de Mortagne, il se sent mieux; il a, dit-il, les choses les plus graves à me communiquer. Je ne manquerai pas à ce triste et pieux devoir; je vous quitte pour revenir bientôt, ma chère enfant.»

«Paris, onze heures du soir.

«J'arrive de chez notre ami… Remercions Dieu, Mathilde, et implorons-le!.. il reste encore quelque espoir… Il vivra!.. oh! il vivra pour le bonheur de ses amis et pour le châtiment de ses ennemis, car les paroles que j'ai entendues l'ont mis sur la voie d'une trame horrible…

«Quel abîme d'infamie!.. Mais parlons de vous d'abord… Son premier cri a été: «Mathilde!» ses premières paroles ont été pour me supplier de vous dire que de graves devoirs l'avaient assez absorbé pour qu'il ne pût vous consacrer quelques jours, depuis la scène de la maison isolée (il a confié à mon amitié tous les détails de cette nuit horrible… vous verrez bientôt pourquoi.)

«Les crises politiques qui amenèrent la révolution de l'an passé et le triomphe de la cause dont M. de Mortagne était l'un des plus ardents partisans vous indiquent assez quels intérêts l'occupèrent presque exclusivement pendant quelques mois.

«Il a reçu la lettre que vous lui avez écrite au sujet des prodigalités de votre mari; selon son habitude, il voulait vous répondre en vous rassurant ou en vous donnant un conseil efficace, mais il lui a fallu plusieurs consultations de ses gens d'affaires, et il n'a pu se procurer qu'avant-hier et avec les plus grandes difficultés une copie de votre contrat de mariage. Hélas! ma pauvre enfant, vous avez été victime d'une trame bien perfide et bien complète… vous ne pouvez disposer de rien… votre mari peut tout engloutir et ne léguer que la misère à celle qui l'a si généreusement enrichi!..

« – Mais que Mathilde se rassure, – a dit M. de Mortagne, – quoi qu'il arrive, que je vive ou que je meure, son avenir, celui de son enfant, seront assurés et à l'abri de la dissipation de son mari…»

«Je lui ai tout appris, malheureuse femme!.. et vos justes sujets de jalousie, et sa dureté; il ne voit qu'un moyen possible de vous arracher à cette tyrannie… je n'ose écrire ces mots, car je connais votre tendre aveuglement… enfin, selon lui, ce moyen est… une séparation!.. et il n'y a pas une année que vous êtes mariée!.. malheureuse enfant!..

«Écoutez notre ami… écoutez-moi… réfléchissez… habituez-vous à cette pensée… qu'elle ne vous effraye pas… Sans doute l'isolement est pénible, mais il vaut mieux encore qu'une douleur de tous les instants…

«Enfin si, comme je n'en doute pas, Dieu nous conserve M. de Mortagne, il ira lui-même, et devant votre mari4, vous donner les conseils qu'il me prie de vous donner.

«Maintenant, je viens aux soupçons que lui ont donnés les paroles que j'ai surprises. Savez-vous quel est celui qu'il accuse… toutefois avec les restrictions d'une âme juste et loyale?.. c'est le démon qui avait semblé s'acharner à votre perte, M. Lugarto enfin!..

C'est pour me faire comprendre le sujet de la rage de ce misérable que M. de Mortagne m'a raconté la scène de la maison isolée et les menaces de vengeance que ce monstre proféra en s'éloignant… Il n'aura que trop tenu parole! Des spadassins soudoyés, renseignés et dirigés par lui, auront épié M. de Mortagne, et, exécutant les infernales instructions de leur maître, ils auront exaspéré la colère de notre malheureux ami, en outrageant devant lui une mémoire qu'il vénérait.

«Une fois l'agression de M. de Mortagne bien constatée, et le choix et le mode du combat ainsi laissés forcément à son adversaire, il ne pouvait que tendre sa poitrine désarmée aux assassins payés par M. Lugarto.

«Malgré cette interprétation si naturelle d'un fait inexplicable sans cela, malgré son mépris pour cet homme, M. de Mortagne répugne à le croire capable d'une si sanglante infamie; avec la rude franchise de son caractère, il n'admet que les réalités, les preuves matérielles, lorsqu'il s'agit d'accuser un homme d'un crime peut-être plus exécrable encore que l'assassinat, parce qu'il est infaillible et impunissable… Pourtant il consent à…»

Cette lettre de madame de Richeville était interrompue…

Un billet accompagnant un volumineux paquet cacheté de noir était ainsi conçu et écrit d'une main défaillante par madame de Richeville:

«Une heure du matin.

«Il me reste… à peine la force de vous écrire ces mots terribles… Il est mort… une suffocation vient de l'emporter… Ce n'est pas tout… je crains de devenir folle de terreur. A peine m'avait-on annoncé cette affreuse nouvelle qu'un inconnu a apporté une boîte pour moi… Emma l'a ouverte… en ma présence… qu'ai-je vu… Un bouquet de ces fleurs vénéneuses d'un rouge de sang que l'an passé vous portiez à ce bal du matin… et qui vous avaient été envoyées à votre insu par M. Lugarto, démon… à figure humaine… Ce bouquet est ceint d'un ruban noir… Comprenez-vous cette épouvantable allégorie?.. N'est-ce pas à la fois dire quelle est la main qui a frappé, et nous menacer de nouvelles vengeances?.. Si cela est, mon Dieu! grâce… grâce pour Emma, grâce pour ma fille… frappez-moi, mais épargnez-la… Mathilde… prenez garde… un génie infernal plane au-dessus de nous… Notre ami n'est peut-être que sa première victime… Adieu, je n'ai que la force de vous dire mille tendresses désolées.

«Verneuil de Richeville.»

Un paquet cacheté, à mon adresse, accompagnait cette lettre.

Il contenait les dernières volontés de M. de Mortagne… le don qu'il me faisait de tous ses biens… et la révélation d'un mystère sacré qui doit rester enseveli au plus profond de mon cœur…

Je n'ai pas besoin de dire si mes regrets furent cruels… La seule main ferme et amie qui aurait pu peut-être me retenir sur le bord de l'abîme… venait d'être glacée par la mort.

Tous les soutiens me manquèrent à la fois…

La fatalité semblait s'appesantir sur moi.

Un jour donc, je me trouvai seule… le cœur vide et désolé… l'âme remplie d'amertume et de haine…

Dans ma révolte impie contre la destinée que Dieu m'imposait sans doute comme épreuve, lasse d'être victime, insultant à ma résignation et à mes vertus passées, je songeai enfin à rendre le mal pour le mal.

Me pardonnerez-vous jamais, mon Dieu!

Que mes fautes retombent sur l'homme qui m'a jetée dans cette voie orageuse et désespérée!

Non, non, pas de pitié… pas de pitié pour lui… Du ciel il m'a rejetée dans l'enfer; il m'a ravi ma dernière espérance.

Haine… haine immortelle à celui qui a tué mon enfant.

CHAPITRE II.
LA LETTRE

J'aborde avec défiance le récit de cette nouvelle période de ma vie.

En retraçant les événements qui se sont succédé depuis mon enfance jusqu'à mon mariage, et depuis mon mariage jusqu'au moment où M. de Lancry m'abandonna si cruellement pour aller rejoindre Ursule à Paris, je pouvais me confier sans crainte à tous mes souvenirs, à toutes les impressions qu'ils réveillaient: je n'avais rien à me taire, rien à me déguiser à moi-même: la sincérité m'était facile.

Je n'avais à me reprocher que l'exagération de quelques généreuses qualités; je l'avais dit à M. de Lancry, je reconnaissais moi-même que mes douleurs passées ne pouvaient me gagner aucune sympathie, en admettant que le monde les eût connues, car j'avais manqué d'énergie, de dignité dans ma conduite avec lui.

Je m'étais toujours aveuglément soumise, lâchement résignée; je n'avais su que pleurer, que souffrir… et la souffrance n'est pas plus une vertu que les larmes ne sont un langage.

Souffrir pour une noble cause, cela est grand et beau; humblement endurer le mépris et les outrages d'un être indigne, c'est une honteuse faiblesse qui excitera peut-être une froide pitié, jamais un touchant intérêt.

Cette découverte fut pour moi une terrible leçon: je reconnus qu'après tant de maux, j'avais à peine le droit d'être plainte; la réflexion, l'expérience me prouvèrent qu'au point de vue du monde ou plutôt du grand nombre des hommes, Ursule, avec ses vices et avec ses provocantes séductions, devait plaire peut-être, tandis que moi je ne pouvais prétendre qu'à une pâle estime ou à une compassion dédaigneuse. Du moins j'avais la consolante conviction de n'avoir jamais failli à mes devoirs; je puisais dans ce sentiment une sorte de dédain amer dont je flétrissais à mon tour le jugement du monde et l'égarement de mon mari.

Je ne saurais dire mon découragement, ma stupeur, lorsque après ma longue maladie je me trouvai seule, pleurant mon enfant mort avant de naître.

La fin tragique de M. de Mortagne, mon unique soutien, rendait mon isolement plus pénible encore.

Tant que dura l'hiver, je souffris avec une morne résignation; mais, au printemps, la vue des premiers beaux jours, des premières fleurs, me causa des ressentiments pleins d'amertume: le sombre hiver était au moins d'accord avec ma désolation; mais lorsque la nature m'apparut dans toute la splendeur de sa renaissance, mais lorsque tout recommença à vivre, à aimer, mais lorsque je sentis l'air tiède, embaumé des premières floraisons, mais lorsque j'entendis les joyeux cris des oiseaux au milieu des feuilles, mon désespoir augmenta.

L'aspect de la nature, paisible et riante, m'était odieux, je sentais la faculté d'aimer et d'être heureuse complétement morte en moi…

A quoi me servaient les beaux jours remplis de chaleur, de soleil et d'azur?.. à quoi me servaient les belles nuits étoilées, remplies de fraîcheur, de parfums et de mystères?

J'étais souvent en proie à des accès de désespoir affreux et de rage impuissante, en songeant que, si mon enfant eût vécu, ma vie eût été plus belle que jamais, car j'avais entrevu des trésors de consolations dans l'amour maternel. Si méprisante, si cruelle, si indigne que la conduite de M. de Lancry eût été pour moi, elle n'aurait pu m'atteindre dans la sphère d'adorables félicités où je me serais réfugiée.

Alors je compris combien était horrible notre position, à nous autres femmes qui ne pouvons remplacer la vie du cœur par la vie d'action.

Par une injustice étrange, mille compensations sont offertes aux hommes qui ont à souffrir passagèrement d'une peine de cœur, eux dont les facultés aimantes sont bien moins développées que les nôtres, car on a dit cent fois: – ce qui est toute notre existence est une distraction pour eux.

Malgré les odieux procédés de mon mari envers moi, je ne comprenais pas que la trahison pût autoriser ni excuser la trahison. Je pensais ainsi non par respect pour M. de Lancry, mais par respect pour moi. Je sentais qu'au point de vue du monde, j'aurais peut-être eu tous les droits possibles à chercher des dédommagements dans un amour coupable; mais lors même que rien ne m'eût paru plus vulgaire, plus dégradant que cette sorte de vengeance, je croyais la source de toute affection tendre absolument tarie en moi.

J'étais quelquefois effrayée des mouvements de haine, de méchanceté qui m'agitaient. Le souvenir d'Ursule me faisait horreur, parfois il soulevait dans mon âme de folles ardeurs de vengeance…

Encore une de ces bizarreries fatales de notre condition! Un homme peut assouvir sa fureur sur son ennemi, le provoquer, le tuer à la face de tous, et se faire ainsi une terrible justice… Une femme outragée par une autre femme, frappée par elle dans ce qu'elle a de plus cher, de plus sacré, ne peut que dévorer ses larmes!

Chose étrange! encore une fois, nous qui souffrons tant par l'amour, nous ne pouvons nous venger d'une manière digne et éclatante! Nous pouvons nous venger par le mépris, dira-t-on. Le mépris!.. que pouvait faire mon mépris à Ursule, qui avait déjà toute honte bue!

A ces violents ressentiments succédait une morne indifférence. Ma vie se passait ainsi.

La prière, le soin de mes pauvres ne m'apportaient, je l'avoue en rougissant, que des soulagements passagers; le bien que je faisais satisfaisait mon cœur, ne le remplissait pas.

Plusieurs fois ma pauvre Blondeau me conseilla de changer de résidence, de voyager; je n'en avais ni le désir, ni la force; tout ce qui m'entourait me rappelait les souvenirs les plus amers, les plus douloureux, et pourtant je restais à Maran, abattue, énervée.

Les jours, les mois se passaient ainsi dans une sorte d'engourdissement de la pensée et de la volonté.

Je menais la vie d'une recluse; tous les gens de M. de Lancry l'avaient été rejoindre: ma maison se composait de Blondeau, de deux femmes et d'un vieux valet de chambre qui avait été au service de M. de Mortagne.

Je marchais beaucoup afin de me briser par la fatigue; en rentrant, je me mettais machinalement à quelque ouvrage de tapisserie: il m'était impossible de m'occuper de musique; j'avais une telle excitation nerveuse que le son du piano me causait des tressaillements douloureux et me faisait fondre en larmes.

Madame de Richeville m'écrivait souvent. Lorsqu'elle avait vu mon mari arriver à Paris pour y rejoindre Ursule, elle m'avait proposé de venir me chercher à Maran, quoiqu'il lui en coûtât de se séparer d'Emma et de la laisser au Sacré-Cœur, où elle terminait son éducation; j'avais remercié cette excellente amie de son offre, en la suppliant de ne pas quitter sa fille et aussi de ne jamais à l'avenir me parler de M. de Lancry et d'Ursule: je voulais absolument ignorer leur conduite.

Les lettres de madame de Richeville étaient remplies de tendresse, de bonté. Respectant, comprenant mon chagrin, elle m'engageait néanmoins à venir la trouver à Paris, mais alors j'avais une répugnance invincible à rentrer dans le monde.

Je savais par mes gens d'affaires que M. de Lancry me ruinait: il avait un plein pouvoir de moi, nous étions mariés en communauté de biens; il pouvait donc légalement et impunément dissiper toute ma fortune.

J'avoue que ces questions d'intérêt me laissaient assez indifférente, la pension qu'il me faisait suffisait à mes besoins; d'ailleurs madame de Richeville m'avait écrit que M. de Mortagne, surpris par la mort, n'avait pu aviser aux moyens de mettre tous les biens qu'il me laissait à l'abri de la dissipation de mon mari, mais qu'il lui avait remis, à elle, madame de Richeville, une somme considérable, destinée à assurer mon avenir et celui de mon enfant dans le cas où M. de Lancry m'eût complétement ruinée. Hélas, cet enfant n'était plus… que m'importait l'avenir?

Plus de deux années se passèrent ainsi, avec cette rapidité monotone particulière aux habitudes uniformes.

Au bout de ce temps, je ne souffrais plus; je ne ressentais rien, ni joie ni douleur. Peut-être serais-je restée longtemps encore dans cette apathie, dans cette somnolence de tous les sentiments, si la lettre suivante de madame de Richeville ne m'eût pas démontré l'absolue nécessité de mon retour à Paris.

Paris, 20 octobre 1831.

Je suis obligée, ma chère Mathilde, malgré vos recommandations contraires, de vous parler de M. de Lancry. Hier un homme de mes amis a appris, par le plus grand hasard, que votre mari s'occupait de vendre votre terre de Maran; la personne qui voulait l'acquérir s'en tenait, je crois, à vingt ou trente mille francs. Je sais combien vous êtes attachée à cette propriété, parce qu'elle a appartenu à votre mère, et peut-être aussi parce que vous y avez beaucoup souffert; j'ai donc cru bien agir, après avoir consulté M. de Rochegune, qui est arrivé ici depuis un mois, en envoyant mon homme d'affaires proposer à M. de Lancry, qui ne le connaît pas, d'acheter Maran à un prix supérieur à celui qu'on lui en offre: votre mari a accepté, le contrat de vente est dressé, mais votre présence à Paris est indispensable.

«Votre contrat de mariage est tel que vous ne pouvez posséder rien en propre. Il faut donc beaucoup de formalités pour vous assurer néanmoins cette acquisition sous un nom supposé, et la soustraire ainsi aux prodigalités de votre mari; dans le cas où ces arrangements vous conviendraient, vous placeriez très-avantageusement la somme que M. de Mortagne a déposée entre mes mains lors de cette nuit à jamais fatale…

«Pardonnez ces ennuyeux détails d'affaires, ma chère enfant, mais vous comprenez, n'est-ce pas, de quelle importance tout ceci est pour vous. Et je suis heureuse du hasard qui m'a mise à même de vous épargner un chagrin et des regrets nouveaux.

«Un voyage à Paris est donc indispensable; il vous retirera peut-être de l'accablement dans lequel vous êtes plongée. Pauvre enfant! vos lettres me désespèrent. Votre chagrin sera-t-il donc incurable? faut-il vous abandonner ainsi à une désolante inertie… Les consolations de l'amitié ne sont-elles rien pour vous? Pourquoi vous isoler opiniâtrement dans vos sombres pensées?

«Mieux que personne je comprends votre éloignement du monde, mais n'est-il pas un milieu entre une retraite absolue et le tourbillon des fêtes? Je n'ose vous parler de mon bonheur, et vous citer ma vie comme un exemple à l'appui du goût que je voudrais vous donner pour une existence doucement partagée entre quelques amitiés sincères… Mon Emma est près de moi, vous me diriez avec raison que toutes les conditions doivent me paraître heureuses.

«Il me semble pourtant que la solitude dans laquelle vous vivez ne peut qu'aigrir votre noble cœur, s'il pouvait jamais perdre ses qualités angéliques; aussi, je vous le dis encore, venez, venez parmi nous.

«Depuis que l'éducation d'Emma est terminée et que j'ai quitté le Sacré-Cœur, je me suis créé une intimité charmante de femmes un peu plus âgées que moi; car je me suis mise à être très-franchement vieille femme, ce qui a désarmé celles qui pouvaient me supposer encore quelques prétentions. Je reste chez moi tous les soirs, et il me faut être vraiment inflexible pour ne pas voir mon petit salon envahi; on y parle souvent de vous: la conduite de votre mari est si scandaleuse, cette horrible femme est si effrontée, votre résignation est si digne, si courageuse qu'il n'y a qu'une voix pour vous plaindre et pour vous admirer.

«La révolution a bouleversé, scindé la société; il n'y a plus, pour ainsi dire, que de petits cercles, aucune grande maison n'est ouverte: c'est moins par bouderie contre le gouvernement, dont on s'inquiète assez peu, que par impossibilité de réunir ces fractions diverses.

«Sous la restauration, la cour, ses devoirs, ses relations, ses ambitions, ses intrigues étaient les liens qui rendaient notre monde homogène; maintenant rien n'oblige, chacun s'isole selon son goût, ses penchants, et les coteries se forment. Les ambassades de Sardaigne et d'Autriche sont les seuls centres où se réunissent encore ces fragments épars de notre ancienne société.

«Ne vous étonnez pas, chère enfant, de me voir entrer dans ces détails, en apparence puérils, à propos de la grave détermination que je sollicite de vous.

«Si le monde était ce qu'il était il y a quatre ans, s'il y avait une cour, je concevrais votre répugnance à y rentrer. Les femmes de votre caractère rougissent pour ceux qui les outragent, la honteuse conduite de M. de Lancry vous eût fait un devoir de la retraite: ainsi que vous me l'avez vous-même écrit: «Une femme souffre de l'abandon de son mari, ou elle n'en souffre pas; dans ces deux alternatives, il lui convient aussi peu d'exposer aux yeux de tous son indifférence et son chagrin.» Mais, encore une fois, ma chère enfant, je ne vous propose pas d'aller dans le monde: c'est à peine si ma société habituelle, où l'on voudrait tant vous voir, se compose de quinze à vingt personnes, et presque toutes sont de mes parents ou de mes alliés.

«Tenez… je veux vous en faire connaître quelques-unes, ce sera mon dernier argument en faveur de votre venue.

«Vous rencontrerez, presque chaque soir, l'excellent prince d'Héricourt et sa femme. Tous deux, à force de grandeur et de bonté, se sont fait pardonner une longue vie de bonheur et de tendresse, que le plus léger nuage n'a jamais obscurcie. La première révolution les avait ruinés; la dernière les a privés de leurs dignités, qui étaient toute leur fortune: redevenus pauvres, ils ont accepté ce malheur avec tant de noblesse, tant de courage, qu'ils ont fait respecter leur infortune comme ils avaient fait respecter leur félicité.

«Je vous assure, Mathilde, que la vue de ces deux vieillards, d'une sérénité si douce, vous calmerait, vous ferait du bien, vous donnerait le courage de supporter plus fermement votre chagrin.

«Il y a deux jours je suis allée voir la princesse, le matin. Elle et son mari occupent une petite maison près de la barrière de Monceaux; la solitude de ce quartier, la jouissance d'un joli jardin, et surtout la modicité du prix les ont fixés là. Je ne saurais vous dire avec quelle vénération je suis entrée dans cette modeste demeure.

«Rien de plus simple que l'arrangement de ces petites pièces; mais de vieux et illustres portraits de famille, quelques présents royaux, faits au prince pendant ses ambassades extraordinaires, imprimaient à cette habitation un caractère de grandeur noblement déchue qui me fit venir les larmes aux yeux.

4.M. de Mortagne ignorait alors le départ de M. de Lancry pour Paris. (Note de l'auteur.)