Faqat Litresda o'qing

Kitobni fayl sifatida yuklab bo'lmaydi, lekin bizning ilovamizda yoki veb-saytda onlayn o'qilishi mumkin.

Kitobni o'qish: «Mathilde», sahifa 10

Shrift:

CHAPITRE IX.
LE LENDEMAIN DU BAL

Il en est de certaines impressions comme de certains paysages qui ont besoin d'être vus à quelque distance pour avoir toute leur valeur.

Le lendemain du bal, en rassemblant mes souvenirs, en me rappelant les moindres détails de cette soirée, j'en ressentis, pour ainsi dire, le contre-coup.

Pourtant, pourquoi le cacher? parmi ces souvenirs, un seul dominait tous les autres: c'était celui de M. de Lancry valsant avec madame de Richeville une valse de Weber.

Cet air, assez mélancolique, me revenait sans cesse à la pensée, tandis que je ne me rappelais pas celui de la contredanse que j'avais dansée avec M. de Lancry.

Le résultat de mes impressions fut presque triste. Le monde, malgré son urbanité parfaite, malgré ses dehors exquis et charmants, me semblait déjà une arène où l'on se portait les plus terribles coups, le sourire aux lèvres et des fleurs au front.

Ce qui s'était passé entre mademoiselle de Maran et la duchesse de Richeville ne me le prouvait que trop. Je n'avais entendu que des paroles polies, et leur sens détourné cachait quelque cruel mystère.

J'avais cependant été très-entourée. Il me semblait, sans fausse modestie, qu'on me trouvait belle. J'avais remarqué que mesdemoiselles de B*** et de P*** avaient à peine dansé trois ou quatre contredanses, tandis que moi et Ursule nous avions dû souvent en refuser. Je n'avais pu m'empêcher d'entendre sur mon passage cette espèce de murmure toujours flatteur aux oreilles d'une femme. M. de Lancry, sans comparaison l'homme le plus agréable de cette réunion, avait été très-assidu près de nous, et pourtant le ressentiment de mes impressions était triste et amer!

Néanmoins, je dus à cette nuit de fête une pensée douce, comme une vague espérance: M. de Mortagne allait arriver…

Je me faisais une joie de son retour. Je ressentis confusément le besoin de conseils graves et sûrs; non-seulement j'éprouvais une profonde aversion pour ma tante, mais ses louanges, mais ses avis, mais ses remarques me laissaient dans une inquiétude continuelle.

J'étais comme ces malheureux qui craignent de trouver du poison dans tout ce qu'ils portent à leurs lèvres.

J'aimais Ursule de toutes les forces de mon âme, mais elle était aussi jeune, aussi inexpérimentée que moi; je comptais absolument sur le dévouement de Blondeau, mais cette excellente femme ne pouvait, ne savait que m'aimer aveuglément.

Mon tuteur, M. d'Orbeval, le père d'Ursule, s'était retiré en Touraine, dans une propriété qu'il possédait, je ne le voyais jamais; d'ailleurs, il était complétement dominé par ma tante, ainsi que mes autres parents. Je devais donc regarder l'arrivée de M. de Mortagne comme un événement très-heureux pour moi; il m'avait, d'ailleurs, promis de revenir lorsqu'il pourrait m'être d'une utilité réelle.

Ce qui rendait encore plus vif mon désir de le voir, c'était l'espèce d'effroi que ma tante avait manifesté lorsque madame de Richeville lui avait annoncé son retour.

Au milieu de ces préoccupations de mon esprit, Ursule entra dans ma chambre; nous causâmes du bal; je revins d'autant plus gaiement à parler du léger sentiment de jalousie qu'elle m'avait inspiré avant notre départ pour l'ambassade, que pendant toute la durée du bal j'avais joui du succès de ma cousine.

– Sais-tu bien, ma chère Ursule, – lui dis-je en souriant, – qu'à me voir si rayonnante on a peut-être cru que c'était de moi que je paraissais si contente, tandis qu'au contraire j'étais orgueilleuse de toi? Mais que nous importe, à nous qui connaissons les secrets de notre cœur?

– Comment trouves-tu M. de Lancry? – me demanda tout à coup ma cousine.

– Mais je le trouve charmant, – lui dis-je, un peu surprise de cette question subite. – Oui… charmant, surtout quand il ne danse pas avec cette duchesse de Richeville qui a l'air si impérieux.

Ursule me regarda attentivement, baissa les yeux, garda un moment le silence et reprit:

– Veux-tu, Mathilde, que je te dise ce que je crois…

– Dis donc vite…

– Eh bien! je crois que mademoiselle de Maran et M. de Versac seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.

D'abord, je fis un geste d'étonnement; puis, je me mis à rire aux éclats.

– Que trouves-tu donc de si déraisonnable à cette supposition, Mathilde? M. de Versac n'a-t-il pas présenté M. de Lancry à mademoiselle de Maran? celle-ci n'a-t-elle pas très-instamment engagé M. de Lancry à venir souvent la voir le matin? Or, qui reçoit-elle le matin? cinq ou six personnes très-intimes. Dans quel but aurait-elle fait une exception en faveur du neveu de M. le duc de Versac?

– Veux-tu, Ursule, que je te dise ce que je crois? – repris-je en me servant des termes de ma cousine; – c'est que M. de Versac et mademoiselle de Maran seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.

Ce fut au tour d'Ursule à sourire.

– Quelle folie! – me dit-elle; – un si beau parti pour moi, pauvre fille, humble et sans fortune! est-ce que cela est possible? non, non; tu sais mon désir, ma résolution de ne jamais me marier; je me rends trop de justice pour prétendre à ce que je ne puis espérer, et puis demain il dépendrait de moi d'épouser M. de Lancry, que je ne l'épouserais pas. Cela te surprend?.. Il en est pourtant ainsi; il est trop beau, trop élégant, trop à la mode… Ce n'est pas là le bonheur que je rechercherais; je ne suis pas faite pour une position si brillante; ma vie doit s'écouler dans l'obscurité; je ne dois pas avoir d'autre félicité que la tienne.

– Nous ne serons jamais d'accord sur le rôle que tu prétends devoir jouer… Ma bonne Ursule, tu verras… si j'en crois mon cœur, tu seras heureuse pour ton propre compte… Mais pour parler de M. de Lancry, pourquoi veux-tu donc que les dangereux avantages qu'il possède me plaisent plus qu'à toi?

– Pourquoi? parce qu'en m'épousant, M. de Lancry ferait une sorte de mésalliance; tandis que toi, qui possèdes, comme tu dis, les mêmes dangereux avantages, tu ne peux, tu ne dois être, il me semble, que très-charmée des suites d'un pareil mariage.

– Ursule, tu es folle; M. de Lancry ne pense pas plus à moi que je ne pense à lui; et d'ailleurs, comme toi, j'aimerais un bonheur moins brillant, par cela même beaucoup plus assuré.

– Enfin, tu trouves M. de Lancry charmant!

– Mon Dieu! que tu es méchante… Eh bien! oui… autant que l'on peut trouver quelqu'un charmant quand on l'a vu deux heures…

– Soit, et tu le trouves surtout charmant quand il ne valse pas avec la duchesse de Richeville.

Je ne pus m'empêcher de rougir. – Oui, – dis-je à ma cousine; je ne sais pourquoi cela est ainsi; je ne sais pas davantage pourquoi je rougis en t'entendant répéter ces paroles que je t'ai dites.

– Pourquoi… pourquoi?.. Veux-tu que je te le dise, moi? – reprit tristement ma cousine. C'est que tu l'aimeras.

– Ursule, encore une fois, tu es folle!

– Non, non, Mathilde… je ne suis pas folle… mon amitié pour toi, ma crainte de me voir oubliée par toi, ma jalousie d'affection, si tu le veux, me tiennent lieu d'une expérience que je ne puis avoir, et m'éclairent plus que toi peut-être sur tes propres sentiments… Mathilde… je devais m'attendre à ce changement dans ta vie, un jour ou l'autre cela doit arriver… Pardonne… Pardonne-moi donc mes larmes.

Et elle se jeta en pleurant dans mes bras.

Je ne saurais vous dire, mon ami, avec quelle profonde émotion je répondis à cette preuve de l'affection d'Ursule; je tâchai de la rassurer par les plus tendres protestations.

– Tiens, – lui dis-je en essuyant mes yeux, – il n'en faut pas davantage pour me faire prendre M. de Lancry en aversion… je te jure…

– Mathilde… tais-toi… – dit Ursule en me mettant doucement sa main sur ma bouche… – tais-toi… j'ai été sotte, folle, de céder à mon premier mouvement, mais il a été plus fort que moi; mon pauvre cœur était plein, il a débordé, et d'ailleurs, je ne puis rien te cacher de ce que je ressens pour toi et à propos de toi.

Blondeau interrompit notre entretien; elle entra en disant:

– Ah! mon Dieu, mademoiselle, la jolie voiture! il n'en est jamais venu de pareilles dans la cour de l'hôtel, bien sûr… et quel charmant jeune homme vient d'en descendre! Il a demandé mademoiselle de Maran, et il s'est croisé sur le perron avec M. Bisson, qui a sans doute encore cassé quelque chose, car il marchait très-vite, et il s'en est allé sans son chapeau, tant il avait l'air affairé.

Ursule me regarda; je la compris. Ce jeune homme dont me parlait ma gouvernante ne pouvait être que M. de Lancry.

Je fus choquée de cette visite si prompte, il me sembla y voir un manque de tact; je résolus de refuser de descendre, dans le cas où mademoiselle de Maran m'en ferait prier sous un prétexte quelconque.

Nous entendîmes un roulement de voiture; Blondeau courut à la fenêtre et dit: – Ah! voilà déjà ce jeune homme qui repart, sa visite n'aura pas été longue.

Je fus soulagée d'un grand poids; je regrettai presque de n'avoir pas eu à refuser de descendre auprès de mademoiselle de Maran.

Un peu avant dîner, nous allâmes rejoindre ma tante dans le salon; elle s'y trouvait seule et semblait très en colère.

– Eh bien! – nous dit-elle, vous ne savez pas un nouveau trait de cet abominable brise-tout de M. Bisson? Mais, Dieu merci, il ne remettra plus les pieds ici.

– M. Bisson a encore cassé quelque chose, ma tante?

– Comment? s'il a encore cassé quelque chose… eh! mais sans doute, et cela, c'est la faute de cet imbécile de Servien! – s'écria ma tante avec un redoublement de fureur. – Je lui avais, une fois pour toutes, défendu de laisser jamais seul ce vilain homme dans mon salon. J'étais dans mon cabinet occupée à écrire une lettre, ma porte entr'ouverte, lorsque tout à coup j'entends un bruit sec et roulant comme celui d'une crécelle; ne sachant pas ce que ce pouvait être, je me lève, j'entre dans le salon, et qu'est-ce que je vois? cet indigne M. Bisson assis dans mon fauteuil, tenant ma pendule entre ses genoux, et tracassant dans l'intérieur du mouvement avec mes ciseaux; il avait déjà cassé le grand ressort: c'était là le bruit de crécelle que j'avais entendu.

Mademoiselle de Maran était si fort en colère, qu'elle ne s'aperçut pas de nos rires étouffés; elle reprit: – Mais, en vérité, c'est que je l'aurais battu si j'en avais eu la force.

– Vous avez donc juré de tout détruire ici? vous ne pouvez donc vous tenir tranquille, abominable homme que vous êtes! lui dis-je.

– Qu'est-ce que vous voulez donc que je fasse en vous attendant? moi je m'ennuie quand je ne fais rien, – me répondit-il si bêtement, si froidement, en posant la pendule par terre, que, par ma foi! je n'ai pas pu y tenir. Je me suis révoltée, je l'ai poussé, je l'ai chassé, et il s'est encouru tout effaré.

– Sans emporter son chapeau, que voilà sur cette chaise? – dis-je à ma tante.

– Tant mieux! s'écria-t-elle; – je voudrais qu'il attrapât quelque bonne fièvre cérébrale, pour qu'on l'enfermât comme un affreux fou qu'il est, malgré toute sa science.

Il fallait que mademoiselle de Maran fût bien en colère, car elle repoussa brusquement les caresses du vénérable Félix, qui rentra dans sa niche en grondant.

La vue de Félix me rappela la valeur de M. de Mortagne, que j'avais tant admiré dans mon enfance, lorsqu'il avait osé battre ce vilain animal; je me hasardai à demander à mademoiselle de Maran où était M. de Mortagne et s'il devait bientôt arriver.

Je crois que ma tante aurait voulu me foudroyer d'un regard.

– Est-ce que ça vous regarde? Pourquoi me faites-vous cette question-là? Est-ce que je m'inquiète de ce que fait cet homme? Dieu merci! quoi qu'en dise cette belle duchesse, dont l'âme est aussi noire que l'enfer, qu'il vous suffise de savoir qu'il est bien où il est, et qu'il y restera longtemps, entendez-vous? cet affreux jacobin!

Je souligne ces mots, mon ami, parce que je frissonnai malgré moi de l'expression sinistre, presque féroce, avec laquelle ma tante prononça ces paroles. Je me rappelai involontairement qu'il y avait dix ans, presqu'à la même place, elle avait jeté un regard implacable sur M. de Mortagne, en cassant, dans sa rage muette, l'aiguille qu'elle tenait dans sa main.

Je ne trouvai pas un mot à dire ou à répondre à mademoiselle de Maran, tant j'étais effrayée.

Après quelques moments de silence elle reprit:

– Gontran est venu me proposer pour demain, à l'Opéra, la loge des gentilshommes de la chambre; j'ai accepté et nous irons.

Je crus être très-héroïque et prouver mon amitié à Ursule en refusant cette occasion de revoir M. de Lancry.

– Je suis fatiguée du bal, ma tante, – répondis-je; je préférerais ne pas aller à l'Opéra.

– Vous préférerez ce que je vous ordonnerai de préférer, – répondit aigrement mademoiselle de Maran.

Ursule me jeta un regard suppliant.

– J'irai à l'Opéra si vous le désirez absolument.

CHAPITRE X.
L'OPÉRA

Ce que m'avait dit Ursule de la possibilité de mon mariage avec M. de Lancry me fit profondément réfléchir lorsque je me trouvai seule.

Peut-être, sans les remarques de ma cousine, serais-je restée longtemps sans me rendre compte de l'impression que le neveu de M. de Versac avait faite sur moi. Je m'interrogeai franchement, en mettant de côté la prévention favorable qu'inspirent toujours chez un homme l'extrême distinction des manières, un beau nom et une très-jolie figure.

Je me demandai si le souvenir de M. de Lancry me troublait, si je ressentais pour lui quelque intérêt. Il me sembla qu'il m'était absolument indifférent; je m'étonnais seulement d'avoir été désagréablement affectée en le voyant danser avec madame de Richeville.

Par cela même que la cause de cette dernière impression me paraissait inexplicable, je m'obstinais à la découvrir, j'y parvins… La remarque d'Ursule m'avait mise sur la voie.

J'ai toujours cru que les femmes n'avaient souvent de caractère arrêté qu'après avoir aimé.

Les premières impressions, ou, si cela se peut dire, les premiers intérêts de l'amour une fois en jeu, une fois sollicités, éveillent, développent, exaltent certaines facultés de l'âme, nobles ou dangereuses, qui peu à peu envahissent toutes les autres.

Ainsi, à dix-sept ans, je n'avais aucune bonne ou mauvaise qualité dominante; il eût été, je crois, difficile de particulariser, de préciser mon caractère.

J'étais tour à tour humble et orgueilleuse à l'excès, parce que, dans ma jeunesse, on m'avait tour à tour flattée jusqu'au ridicule, ou déprisée jusqu'à l'insulte; j'étais pieuse par conviction et par nature; j'éprouvais le besoin impérieux de remercier Dieu de tout ce qui m'arrivait d'heureux. D'abord je poussai ce sentiment, louable pourtant, jusqu'à une puérilité blâmable, plus tard jusqu'à une gratitude impie. J'étais généreuse autant que je pouvais l'être; mais j'avoue à ma honte que je ne me sentais jamais plus impitoyable envers les malheureux que lorsque je souffrais moi-même; j'allais alors avec empressement au-devant des douleurs d'autrui, pour tâcher de les consoler. Le bonheur, sans me rendre égoïste, m'absorbait entièrement; il fallait provoquer ma pitié pour me faire compatir à l'affection. Tendres ou cruels, mes ressentiments étaient plus durables que violents: je pardonnais un tort, une offense, mais je ne l'oubliais pas; non que je cherchasse jamais à nuire à qui m'avait blessée, mais je me vengeais pour moi par un mépris contenu. Vous le voyez, mon ami, il n'y avait rien de marqué, rien de bien tranché dans mon caractère.

Eh bien! du jour où je vis M. de Lancry pour la première fois, une passion que j'avais jusqu'alors complétement ignorée commença de poindre en moi: d'abord imperceptible, presque insaisissable, puisqu'elle se manifestait par une vague contrariété de voir un homme que je connaissais à peine valser avec une femme que je ne connaissais pas.

Hélas! je n'ai pas besoin de le dire, cette passion, qui devait un jour déchaîner toutes les autres, devenir presque le mobile de mon caractère, cette passion était la jalousie, la jalousie tantôt contrainte, cachée, niée par orgueil, tantôt avouée, éplorée, humble et suppliante jusqu'à la bassesse....

…Habituée dès mon enfance à beaucoup réfléchir et à me plier sur moi-même, ayant une imagination assez vive, un esprit assez pénétrant, je ne fus pas longtemps à résoudre cette question que ma cousine m'avait posée:

Pourquoi m'a-t-il été plus désagréable de voir M. de Lancry danser avec madame de Richeville qu'avec toute autre?

Pourtant, je le répète, en trouvant M. de Lancry très-agréable, je ne ressentais rien qui me parût ressembler à l'amour, à ces premières émotions qu'on rêve toujours si sereines et si douces.

Et puis d'ailleurs, je pensais qu'il me fallait peut-être lutter de toutes mes forces contre ce sentiment, s'il naissait en moi; il pouvait me rendre la plus malheureuse des femmes; car M. de Lancry ne le partagerait peut-être pas, ou, s'il le partageait, ses vues devaient peut-être déplaire à sa famille ou à la mienne.

Au milieu de ces préoccupations si graves pour une pauvre tête de dix-sept ans, je regrettais surtout la présence de mon seul ami, de M. de Mortagne, en qui j'avais une confiance instinctive. Malheureusement, les dernières paroles de mademoiselle de Maran firent évanouir les espérances que madame de Richeville avait éveillées en moi en m'annonçant le prochain retour de mon ancien protecteur.

Abandonnée au cours de ces réflexions, bien résolue à épier les moindres mouvements de mon cœur, j'attendis avec une sorte d'anxiété cette soirée, pendant laquelle je reverrais sans doute M. de Lancry pour la seconde fois.

Nous arrivâmes assez tard à l'Opéra; la salle était complétement et brillamment remplie. Madame la duchesse de Berry assistait à cette représentation.

On donnait le Siége de Corinthe.

En entrant dans notre loge, la première personne que je vis, presque en face de nous, fut madame la duchesse de Richeville; madame de Mirecourt, une des amies de ma tante, et M. de Mirecourt, l'accompagnaient. Un autre homme que je ne connaissais pas était aussi dans la loge de madame de Richeville. Sa figure basanée et assez austère, quoique très-jeune, me frappa.

On ne pouvait rien voir de plus élégant, de plus joli que madame de Richeville. Son turban de gaze blanche lamée d'argent allait merveilleusement à son teint un peu brun et à ses cheveux noirs comme du jais; elle portait une robe de velours cerise à manches courtes, et malgré ses gants longs on pouvait juger de la perfection de ses bras… Elle tenait à sa main un énorme bouquet de roses blanches, l'une des plus grandes raretés qu'on puisse, dit-on, se procurer en hiver.

Je fis tout au monde pour être au moins indifférente à sa beauté; je ne pus m'empêcher d'être attristée: l'air mélancolique de la valse de Weber, qu'elle avait valsée avec M. de Lancry, vint, pour ainsi dire, accompagner ces tristes pensées.

Madame de Mirecourt se pencha vers madame de Richeville, qui avait la vue très-basse, pour lui faire, sans doute, remarquer notre arrivée.

La duchesse prit vivement sa lorgnette, et me regarda avec beaucoup d'attention, mais non plus avec l'affectation hautaine et malveillante qui m'avait frappée la veille.

On leva la toile. J'aimais tant la musique, l'Opéra me semblait si beau, que j'écoutai, que je regardai tout avec une avidité de pensionnaire.

Pendant l'entr'acte, je vis M. de Lancry se présenter dans la loge de madame la duchesse de Berry, loge que la princesse n'avait pas quittée pour entrer dans son salon.

Madame parut accueillir M. de Lancry avec beaucoup de bienveillance, causa assez longtemps avec lui, et au moment où il allait, sans doute, se retirer par discrétion, madame daigna le retenir quelques moments encore.

Lorsqu'il quitta la loge royale, j'étais curieuse de savoir s'il viendrait nous faire visite, avant que d'aller saluer la duchesse de Richeville.

Pendant quelques minutes, cette curiosité fut pour moi presque de l'angoisse; mon cœur battit bien fort lorsque j'entendis ouvrir la porte de notre loge; je ne doutai pas que ce ne fût M. de Lancry.

C'était lui.

Je me sentais troublée, je n'osais pas retourner la tête. Il souhaita le bonsoir à mademoiselle de Maran et à Ursule.

Ma tante me toucha légèrement le bras, et me dit: – Mathilde! M. de Lancry.

Je me retournai et je m'inclinai en rougissant.

Peu à peu je sentis mon embarras diminuer, et je pris part à la conversation.

M. de Lancry fut très-aimable, très-spirituel. Il connaissait tout Paris, et tout Paris assistait à cette représentation. Je me souviens parfaitement de cet entretien, car M. de Lancry m'y apparut sous un jour tout nouveau, et tout à fait à son avantage.

– Voyons, Gontran, – lui dit mademoiselle de Maran, – vous qui allez partout, mettez-moi donc un peu au fait de tout ce beau monde-là, que je ne connais pas; j'y suis aussi étrangère que ces jeunes filles. Voilà plus de quinze ans que je n'ai mis le pied à l'Opéra. Il doit y avoir ici toute la fleur des pois de la banque? Vous devez connaître ça de nom ou de vue. C'est riche à faire peur aux honnêtes gens; ça a toujours une loge à l'Opéra, tandis que nous autres, nous profitons modestement des loges de la cour, qui sont les meilleures, Dieu merci.

– Je serais très-embarrassé, madame, – dit M. de Lancry; – car, pendant quatre mois que je suis resté en Angleterre, bien des loges de la Banque, comme vous dites, ont changé de maître. Je ne reconnais presque plus personne; la Bourse a tant de caprices, elle fait et défait tant de brusques fortunes!

– Il ne nous manquerait plus que de voir ces gens-là riches à perpétuité! ça serait d'un joli exemple pour les autres malfaiteurs, – dit mademoiselle de Maran. – Mais quelle est donc cette petite femme, aux secondes, en béret rose? Elle est jolie, n'est-ce pas?

– Très-jolie, – dit M. de Lancry. – Elle et son mari sont les héros d'une histoire bien simple et bien touchante, – ajouta-t-il avec un accent de mélancolie qui m'étonna et qui donnait beaucoup de charme à sa physionomie.

– Ah! mon Dieu! racontez-nous donc cela, Gontran! Comment s'appelle-t-elle, cette belle héroïne?

– Le nom de mes héros est très-insignifiant… ils s'appellent M. et madame Duval, – dit M. de Lancry en souriant.

– Duval! mais c'est un très-beau nom! Est-ce qu'il ne vaut pas bien les Duparc, les Dupont, les Dumont ou les Dubois? Voyons, Gontran, le roman de M. et de madame Duval.

– Figurez-vous donc, madame, qu'il y a deux ans… – Puis s'interrompant, M. de Lancry dit à ma tante: – Tenez, madame, votre sourire moqueur m'épouvante! Permettez-moi de m'adresser à mademoiselle Mathilde et à mademoiselle Ursule; elles ne me décourageront pas, elles s'intéresseront, j'en suis sûr, à cette naïve histoire.

Je levai les yeux, et je rencontrai le regard de M. de Lancry; je ne pus m'empêcher de rougir.

– Allons! allons! contez votre conte à ces jeunes filles. – Je ne vous regarderai pas, – dit mademoiselle de Maran; – et si je ris, ce sera à part moi.

– Eh bien! donc, mademoiselle, – me dit M. de Lancry, – M. et madame Duval avaient fait un très-heureux mariage.

– Mais c'est très-bien! – s'écria mademoiselle de Maran; – ça commence tout juste comme une historiette de l'Ami des enfants ou de Berquin. Je vous demande un peu si on dirait que c'est un ancien capitaine des hussards de la garde qui raconte de ces choses-là! Continuez, continuez, voici la belle princesse Ksernika qui entre dans sa loge avec sa suite. Vous aurez fini votre historiette avant que le porte-flacon, le porte-lorgnon, le porte-éventail, le porte-bouquet, le porte-programme, aient rempli leurs fonctions. Voilà une belle princesse qui n'aime guère les contes de Berquin.

– Je sais, madame, – dit M. de Lancry en souriant malignement, – toute la différence qu'il y a entre un conte de Berquin et madame la princesse Ksernika; mais je m'adresse à ces demoiselles; je n'ai pas besoin de leur demander grâce pour la naïve simplicité de cette histoire, et je continue:

– M. et madame Duval étaient complétement heureux et jouissaient d'une honnête fortune. Je ne sais quelle banqueroute ou quel abus de confiance les ruina entièrement. M. Duval avait une vieille mère qu'il idolâtrait et qui était aveugle; elle lui avait abandonné tout ce qu'elle possédait, à condition de vivre avec lui et sa belle-fille, qu'elle aimait tendrement. En apprenant leur ruine, le premier, le plus grand chagrin de M. et madame Duval fut d'avoir à craindre la pauvreté pour leur mère, qui, depuis si longtemps, était habituée à un bien-être presque indispensable à son âge. Ils résolurent donc de lui cacher ce désastre. Son infirmité les aida merveilleusement à réaliser ce projet. Quelques débris de fortune leur permirent de faire face aux dépenses des premiers temps. M. Duval savait parfaitement l'anglais et l'allemand, il fit des traductions; sa femme peignait à ravir, elle fit des dessins d'album et jusqu'à des éventails. A force de travail, de privations et surtout de présence d'esprit et d'adresse, ils parvinrent pendant près de deux ans à tromper ainsi leur mère, qui, ne trouvant aucun changement matériel dans ses habitudes, ne douta pas un instant du malheur qui avait frappé ses enfants, malheur qui lui aurait été doublement funeste, et par le chagrin qu'elle en eût ressenti, et par les privations qu'elle eût voulu s'imposer. Enfin, il y a quelques jours, M. Duval reçut cent mille francs avec une lettre qui lui annonçait que cette somme était une restitution de la part du banqueroutier qui l'avait ruiné. – D'autres personnes attribuent ce don à un bienfaiteur mystérieux.

– Ce qui paraît bien plus probable que le remords d'un maltôtier, – dit ma tante.

– Toujours est-il, mademoiselle, que, grâce à cette somme, ces bons et braves jeunes gens, maintenant habitués au travail, ont presque retrouvé l'aisance qu'ils avaient perdue, et leur vieille mère ne s'est pas aperçue qu'elle avait côtoyé de si près la misère.

– Ça finit comme ça avait commencé, – dit mademoiselle de Maran, – et ça prouve que la bonne conduite est toujours récompensée. C'est pour cela que lorsque la belle princesse Ksernika ira devant le bon Dieu, elle n'y restera pas longtemps.

– Vous riez, madame, – reprit M. de Lancry; – eh bien! j'aurai le courage de maintenir cette anecdote comme un des faits qui honorent le plus notre temps. – Puis, s'adressant à moi: – Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, qu'il y a une bien rare délicatesse dans cette conduite? Avoir assez d'empire sur soi pour étouffer toute plainte, toute allusion involontaire au malheur dont on souffre et que l'on cache avec une si pieuse sollicitude? Avoir, au milieu des inquiétudes navrantes de la pauvreté, assez de présence d'esprit, assez de force d'âme pour conserver toujours le caractère égal et gai que donne l'habitude de la richesse? N'est-ce pas enfin un noble et touchant tableau, que de voir ces deux jeunes gens tromper si religieusement leur vieille mère, en lui créant, à force de travail, un petit coin d'opulence au milieu de leur froide misère?

– Ah! sans doute, cela est beau, cela est admirable! – dit Ursule d'une voix émue en portant sa main à ses yeux. – En entendant raconter on pareil trait, – ajouta-t-elle, – on ne regrette pas d'être pauvre, puisque la pauvreté inspire de pareils dévouements.

J'étais si troublée que je ne pus trouver une parole, et je trouvai Ursule bien heureuse d'avoir pu dire quelque chose.

M. de Lancry avait raconté avec une grâce parfaite cette histoire, puérile sans doute, mais par cela même pleine de charme dans la bouche d'un homme comme lui.

Plusieurs fois, pendant ce récit, j'avais regardé M. de Lancry; la touchante expression de sa physionomie donnait un nouvel attrait à ses paroles; on ne pouvait, selon moi, apprécier si généreusement une telle action sans être capable de l'imiter.

Je restais muette d'étonnement; je ne m'attendais pas à trouver cette douce sensibilité sous les brillants dehors d'un homme à la mode. Aussi mon cœur se serra bien douloureusement quand j'entendis ma tante dire à M. de Lancry:

– Ma nièce Mathilde est si malicieuse avec son air de sœur… Angélique, qu'elle est bien capable de se moquer de votre conte, au moins, mon pauvre Gontran.

Je levai vivement les yeux sur M. de Lancry, comme pour le rassurer. Je rencontrai son regard, mais si triste, mais si découragé, que je fus sur le point de pleurer de chagrin et de dépit.

Je ne sais comment cette scène se serait terminée sans l'arrivée de M. de Versac, qui ne précéda que de quelques moments le lever du rideau.

J'éprouvais un trouble profond, une sorte de vertige que la puissance de la musique augmentait encore; chacune des pensées qui m'agitaient était, pour ainsi dire, accompagnée d'une harmonie tour à tour rêveuse, tendre ou passionnée, qui n'était que trop d'accord avec l'état de mon cœur.

Dans certaines circonstances, la musique a des séductions immenses. Elle semble traduire nos pensées les plus secrètes, les plus confuses, quelquefois même les plus coupables, dans un langage si enivrant, que nous nous abandonnons à ses dangereux entraînements.

Ainsi, sans songer un instant aux obstacles que pouvait rencontrer le sentiment qui s'éveillait si délicieusement en moi, bercée par ces adorables mélodies, je me plaisais à rappeler à ma mémoire les touchantes paroles de M. de Lancry; je me laissais aller à toute l'admiration que m'inspirait le caractère que je lui supposais. Des idées de jalousie venaient aussi m'assaillir lorsque, à travers ce songe éveillé, je voyais vaguement devant moi la brune figure de la duchesse de Richeville.

L'acte fini, j'écoutais encore; j'étais si absorbée que ma tante dut m'appeler à plusieurs reprises pour me tirer de ma rêverie.

On sortait de la salle; je donnai le bras à M. de Versac; M. de Lancry donna le bras à Ursule.

Je descendis presque machinalement, entendant, voyant à peine ce qui se passait autour de moi.

Au moment où l'on vint nous annoncer notre voiture, je sentis un parfum très-agréable, mais très-fort; le frôlement d'une étoffe toucha ma robe, et une voix émue, affectueuse, me dit ces mots presque à l'oreille:

Prenez garde, pauvre enfant… on veut vous marier… Attendez M. de Mortagne…

Je retournai vivement la tête pour voir qui venait de me parler; je n'aperçus que le manteau de satin cerise et le turban lamé d'argent de la duchesse de Richeville, qui descendait légèrement l'escalier devant moi avec M. et madame de Mirecourt.