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Kitobni o'qish: «La Faute de l'abbé Mouret», sahifa 4

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VIII

Au soleil de midi, la maison dormait, les persiennes closes, dans le bourdonnement des grosses mouches qui montaient le long du lierre, jusqu'aux tuiles. Une paix heureuse baignait cette ruine ensoleillée. Le docteur poussa la porte de l'étroit jardin, qu'une haie vive, très élevée, entourait. Là, à l'ombre d'un pan de mur, Jeanbernat, redressant sa haute taille, fumait tranquillement sa pipe, dans le grand silence, en regardant pousser ses légumes.

– Comment! vous êtes debout, farceur! cria le docteur stupéfait.

– Vous veniez donc m'enterrer, vous! gronda le vieillard rudement. Je n'ai besoin de personne. Je me suis saigné…

Il s'arrêta net en apercevant le prêtre, et eut un geste si terrible, que l'oncle Pascal s'empressa d'intervenir.

– C'est mon neveu, dit-il, le nouveau curé des Artaud, un brave garçon… Que diable! nous n'avons pas couru les routes à pareille heure pour vous manger, père Jeanbernat.

Le vieux se calma un peu.

– Je ne veux pas de calotin chez moi, murmura-t-il. Ça suffit pour faire crever les gens. Entendez-vous, docteur, pas de drogues et pas de prêtres quand je m'en irai; autrement, nous nous fâcherions… Qu'il entre tout de même, celui-là, puisqu'il est votre neveu.

L'abbé Mouret, interdit, ne trouva pas une parole. Il restait debout, au milieu d'une allée, à examiner cette étrange figure, ce solitaire couturé de rides, à la face de brique cuite, aux membres séchés et tordus comme des paquets de cordes, qui semblait porter ses quatre-vingts ans avec un dédain ironique de la vie. Le docteur ayant tenté de lui prendre le pouls, il se fâcha de nouveau.

– Laissez-moi donc tranquille! Je vous dis que je me suis saigné avec mon couteau! C'est fini, maintenant… Quelle est la brute de paysan qui est allé vous déranger? Le médecin, le prêtre, pourquoi pas les croque-morts?.. Enfin, que voulez-vous, les gens sont bêtes. Ça ne va pas nous empêcher de boire un coup.

Il servit une bouteille et trois verres, sur une vieille table, qu'il sortit, à l'ombre. Les verres remplis jusqu'au bord, il voulut trinquer. Sa colère se fondait dans une gaieté goguenarde.

– Ça ne vous empoisonnera pas, monsieur le curé, dit-il. Un verre de bon vin n'est pas un péché… Par exemple, c'est bien la première fois que je trinque avec une soutane, soit dit sans vous offenser. Ce pauvre abbé Caffin, votre prédécesseur, refusait de discuter avec moi… Il avait peur.

Et il eut un large rire, continuant:

– Imaginez-vous qu'il s'était engagé à me prouver que Dieu existe… Alors, je ne le rencontrais plus sans le défier. Lui, filait l'oreille basse, je vous assure.

– Comment, Dieu n'existe pas! s'écria l'abbé Mouret, sortant de son mutisme.

– Oh! comme vous voudrez, reprit railleusement Jeanbernat. Nous recommencerons ensemble, si cela peut vous faire plaisir… Seulement, je vous préviens que je suis très fort. Il y a là-haut, dans une chambre, quelques milliers de volumes sauvés de l'incendie du Paradou, tous les philosophes du dix-huitième siècle, un tas de bouquins sur la religion. J'en ai appris de belles, là dedans. Depuis vingt ans, je lis ça… Ah! dame, vous trouverez à qui parler, monsieur le curé.

Il s'était levé. D'un long geste, il montra l'horizon entier, la terre, le ciel, en répétant solennellement:

– Il n'y a rien, rien, rien… Quand on soufflera sur le soleil, ça sera fini.

Le docteur Pascal avait donné un léger coup de coude à l'abbé Mouret. Il clignait les yeux, étudiant curieusement le vieillard, approuvant de la tête pour le pousser à parler.

– Alors, père Jeanbernat, vous êtes un matérialiste? demanda-t-il.

– Eh! je ne suis qu'un pauvre homme, répondit le vieux en rallumant sa pipe. Quand le comte de Corbière, dont j'étais le frère de lait, est mort d'une chute de cheval, les enfants m'ont envoyé garder ce parc de la Belle-au-Bois-dormant, pour se débarrasser de moi. J'avais soixante ans, je me croyais fini. Mais la mort m'a oublié. Et j'ai dû m'arranger un trou… Voyez-vous, lorsqu'on vit tout seul, on finit par voir les choses d'une drôle de façon. Les arbres ne sont plus des arbres, la terre prend des airs de personne vivante, les pierres vous racontent des histoires. Des bêtises, enfin. Je sais des secrets qui vous renverseraient. Puis, que voulez-vous qu'on fasse, dans ce diable de désert? J'ai lu les bouquins, ça m'a plus amusé que la chasse… Le comte, qui sacrait comme un païen, m'avait toujours répété: "Jeanbernat, mon garçon, je compte bien te retrouver en enfer, pour que tu me serves là-bas comme tu m'auras servi là-haut."

Il fit de nouveau son large geste autour de l'horizon, en reprenant:

– Entendez-vous, rien, il n'y a rien… Tout ça, c'est de la farce.

Le docteur Pascal se mit à rire.

– Une belle farce, en tous cas, dit-il. Père Jeanbernat, vous êtes un cachottier. Je vous soupçonne d'être amoureux, avec vos airs blasés. Vous parliez bien tendrement des arbres et des pierres, tout à l'heure.

– Non, je vous assure, murmura le vieillard, ça m'a passé. Autrefois, c'est vrai, quand je vous ai connu et que nous allions herboriser ensemble, j'étais assez bête pour aimer toutes sortes de choses, dans cette grande menteuse de campagne. Heureusement que les bouquins ont tué ça… Je voudrais que mon jardin fût plus petit; je ne sors pas sur la route deux fois par an. Vous voyez ce banc. Je passe là mes journées, à regarder pousser mes salades.

– Et vos tournées dans le parc? interrompit le docteur.

– Dans le parc! répéta Jeanbernat d'un air de profonde surprise, mais il y a plus de douze ans que je n'y ai mis les pieds! Que voulez-vous que j'aille faire, au milieu de ce cimetière? C'est trop grand. C'est stupide, ces arbres qui n'en finissent plus, avec de la mousse partout, des statues rompues, des trous dans lesquels on manque de se casser le cou à chaque pas. La dernière fois que j'y suis allé, il faisait si noir sous les feuilles, ça empoisonnait si fort les fleurs sauvages, des souffles si drôles passaient dans les allées, que j'ai eu comme peur. Et je me suis barricadé, pour que le parc n'entrât pas ici… Un coin de soleil, trois pieds de laitue devant moi, une grande haie qui me barre tout l'horizon, c'est déjà trop pour être heureux. Rien, voilà ce que je voudrais, rien du tout, quelque chose de si étroit, que le dehors ne pût venir m'y déranger. Deux mètres de terre, si vous voulez, pour crever sur le dos.

Il donna un coup de poing sur la table, haussant brusquement la voix, criant à l'abbé Mouret:

– Allons, encore un coup, monsieur le curé. Le diable n'est pas au fond de la bouteille, allez!

Le prêtre éprouvait un malaise. Il se sentait sans force pour ramener à Dieu cet étrange vieillard, dont la raison lui parut singulièrement détraquée. Maintenant, il se rappelait certains bavardages de la Teuse sur le Philosophe, nom que les paysans des Artaud donnaient à Jeanbernat. Des bouts d'histoires scandaleuses traînaient vaguement dans sa mémoire. Il se leva, faisant un signe au docteur, voulant quitter cette maison, où il croyait respirer une odeur de damnation. Mais, dans sa crainte sourde, une singulière curiosité l'attardait. Il restait là, allant au bout du petit jardin, fouillant le vestibule du regard, comme pour voir au delà, derrière les murs. Par la porte grande ouverte, il n'apercevait que la cage noire de l'escalier. Et il revenait, cherchant quelque trou, quelque échappée sur cette mer de feuilles, dont il sentait le voisinage, à un large murmure qui semblait battre la maison d'un bruit de vagues.

– Et la petite va bien? demanda le docteur en prenant son chapeau.

– Pas mal, répondit Jeanbernat. Elle n'est jamais là. Elle disparaît pendant des matinées entières… Peut-être tout de même qu'elle est dans les chambres du haut.

Il leva la tête, il appela:

– Albine! Albine!

Puis, haussant les épaules:

– Ah bien! oui, c'est une fameuse gourgandine… Au revoir, monsieur le curé. Tout à votre disposition.

Mais l'abbé Mouret n'eut pas le temps de relever ce défi du Philosophe. Une porte venait de s'ouvrir brusquement, au fond du vestibule; une trouée éclatante s'était faite, dans le noir de la muraille. Ce fut comme une vision de forêt vierge, un enfoncement de futaie immense, sous une pluie de soleil. Dans cet éclair, le prêtre saisit nettement, au loin, des détails précis: une grande fleur jaune au centre d'une pelouse, une nappe d'eau qui tombait d'une haute pierre, un arbre colossal empli d'un vol d'oiseaux; le tout noyé, perdu, flambant, au milieu d'un tel gâchis de verdure, d'une débauche telle de végétation, que l'horizon entier n'était plus qu'un épanouissement. La porte claqua, tout disparut.

– Ah! la gueuse! cria Jeanbernat, elle était encore dans le Paradou!

Albine riait sur le seuil du vestibule. Elle avait une jupe orange, avec un grand fichu rouge attaché derrière la taille, ce qui lui donnait un air de bohémienne endimanchée. Et elle continuait à rire, la tête renversée, la gorge toute gonflée de gaieté, heureuse de ses fleurs, des fleurs sauvages tressées dans ses cheveux blonds, nouées à son cou, à son corsage, à ses bras minces, nus et dorés. Elle était comme un grand bouquet d'une odeur forte.

– Va, tu es belle! grondait le vieux. Tu sens l'herbe, à empester… Dirait-on qu'elle a seize ans, cette poupée!

Albine, effrontément, riait plus fort. Le docteur Pascal, qui était son grand ami, se laissa embrasser par elle.

– Alors, tu n'as pas peur dans le Paradou, toi? lui demanda-t-il.

– Peur? de quoi donc? dit-elle avec des yeux étonnés. Les murs sont trop hauts, personne ne peut entrer… Il n'y a que moi. C'est mon jardin, à moi toute seule. Il est joliment grand. Je n'en ai pas encore trouvé le bout.

– Et les bêtes? interrompit le docteur.

– Les bêtes? elles ne sont pas méchantes, elles me connaissent bien.

– Mais il fait noir sous les arbres?

– Pardi! il y a de l'ombre; sans cela, le soleil me mangerait la figure… On est bien à l'ombre, dans les feuilles.

Et elle tournait, emplissant l'étroit jardin du vol de ses jupes, secouant cette âpre senteur de verdure qu'elle portait sur elle. Elle avait souri à l'abbé Mouret, sans honte aucune, sans s'inquiéter des regards surpris dont il la suivait. Le prêtre s'était écarté. Cette enfant blonde, à la face longue, ardente de vie, lui semblait la fille mystèrieuse et troublante de cette forêt entrevue dans une nappe de soleil.

– Dites, j'ai un nid de merles, le voulez-vous? demanda Albine au docteur.

– Non, merci, répondit celui-ci en riant. Il faudra le donner à la soeur de monsieur le curé, qui aime bien les bêtes… Au revoir, Jeanbernat.

Mais Albine s'était attaquée au prêtre.

– Vous êtes le curé des Artaud, n'est-ce pas? Vous avez une soeur? J'irai la voir… Seulement, vous ne me parlerez pas de Dieu. Mon oncle ne veut pas.

– Tu nous ennuies, va-t-en, dit Jeanbernat en haussant les épaules.

D'un bond de chèvre, elle disparut, laissant une pluie de fleurs derrière elle. On entendit le claquement d'une porte, puis des rires derrière la maison, des rires sonores qui allèrent en se perdant, comme au galop d'une bête folle lâchée dans l'herbe.

– Vous verrez qu'elle finira par coucher dans le Paradou, murmura le vieux de son air indifférent.

Et, comme il accompagnait les visiteurs:

– Docteur, reprit-il, si vous me trouviez mort, un de ces quatre matins, rendez-moi donc le service de me jeter dans le trou au fumier, là, derrière mes salades… Bonsoir, messieurs.

Il laissa retomber la barrière de bois qui fermait la haie. La maison reprit sa paix heureuse, au soleil de midi, dans le bourdonnement des grosses mouches qui montaient le long du lierre, jusqu'aux tuiles.

IX

Cependant, le cabriolet suivait de nouveau le chemin creux, le long de l'interminable mur du Paradou. L'abbé Mouret, silencieux, levait les yeux, regardait les grosses branches qui se tendaient par-dessus ce mur, comme des bras de géants cachés. Des bruits venaient du parc, des frôlements d'ailes, des frissons de feuilles, des bonds furtifs cassant les branches, de grands soupirs ployant les jeunes pousses, toute une haleine de vie roulant sur les cimes d'un peuple d'arbres. Et, parfois, à certain cri d'oiseau qui ressemblait à un rire humain, le prêtre tournait la tête avec une sorte d'inquiétude.

– Une drôle de gamine! disait l'oncle Pascal, en lâchant un peu les guides. Elle avait neuf ans, lorsqu'elle est tombée chez ce païen. Un frère à lui, qui s'est ruiné, je ne sais plus dans quoi. La petite se trouvait en pension quelque part, quand le père s'est tué. C'était même une demoiselle, savante déjà, lisant, brodant, bavardant, tapant sur les pianos. Et coquette donc! Je l'ai vue arriver, avec des bas à jour, des jupes brodées, des guimpes, des manchettes, un tas de falbalas… Ah bien! les falbalas ont duré longtemps!

Il riait. Une grosse pierre faillit faire verser le cabriolet.

– Si je ne laisse pas une roue de ma voiture dans ce gredin de chemin! murmura-t-il. Tiens-toi ferme, mon garçon.

La muraille continuait toujours. Le prêtre écoutait.

– Tu comprends, reprit le docteur, que le Paradou, avec son soleil, ses cailloux, ses chardons, mangerait une toilette par jour. Il n'a fait que trois ou quatre bouchées des belles robes de la petite. Elle revenait nue… Maintenant, elle s'habille comme une sauvage. Aujourd'hui, elle était encore possible. Mais il y a des fois où elle n'a guère que ses souliers et sa chemise!.. Tu as entendu? le Paradou est à elle. Dès le lendemain de son arrivée, elle en a pris possession. Elle vit là, sautant par le fenêtre, lorsque Jeanbernat ferme la porte, s'échappant quand même, allant on ne sait où, au fond de trous perdus, connus d'elle seule… Elle doit mener un joli train, dans ce désert.

– Écoutez donc, mon oncle, interrompit l'abbé Mouret. On dirait un trot de bête, derrière cette muraille.

L'oncle Pascal écouta.

– Non, dit-il au bout d'un silence, c'est le bruit de la voiture, contre les pierres… Va, la petite ne tape plus sur les pianos, à présent. Je crois même qu'elle ne sait plus lire. Imagine-toi une demoiselle retournée à l'état de vaurienne libre, lâchée en récréation dans une île abandonnée. Elle n'a gardé que son fin sourire de coquette, quand elle veut… Ah! par exemple, si tu sais jamais une fille à élever, je ne te conseille pas de la confier à Jeanbernat. Il a une façon de laisser agir la nature tout à fait primitive. Lorsque je me suis hasardé à lui parler d'Albine, il m'a répondu qu'il ne fallait pas empêcher les arbres de pousser à leur gré. Il est, dit-il, pour le développement normal des tempéraments… N'importe, ils sont bien intéressants tous les deux. Je ne passe pas dans les environs sans leur rendre visite.

Le cabriolet sortait enfin du chemin creux. Là, le mur du Paradou faisait un coude, se développant ensuite à perte de vue, sur la crête des coteaux. Au moment où l'abbé Mouret tournait la tête pour donner un dernier regard à cette barre grise, dont la sévérité impénétrable avait fini par lui causer un singulier agacement, des bruits de branches violemment secouées se firent entendre, tandis qu'un bouquet de jeunes bouleaux semblaient saluer les passants, du haut de la muraille.

– Je savais bien qu'une bête courait là derrière, dit le prêtre.

Mais, sans qu'on vit personne, sans qu'on aperçût autre chose, en l'air, que les bouleaux balancés de plus en plus furieusement, on entendit une voix claire, coupée de rires, qui criait:

– Au revoir, docteur! au revoir, monsieur le curé!.. J'embrasse l'arbre, l'arbre vous envoie mes baisers.

– Eh! c'est Albine, dit le docteur Pascal. Elle aura suivi notre voiture au trot. Elle n'est pas embarrassée pour sauter les buissons, cette petite fée!

Et criant, à son tour:

– Au revoir, mignonne!.. Tu es joliment grande, pour nous saluer comme ça.

Les rires redoublèrent, les bouleaux saluèrent plus bas, semant les feuilles au loin, jusque sur la capote du cabriolet:

– Je suis grande comme les arbres, toutes les feuilles qui tombent sont des baisers, reprit la voix, changée par l'éloignement, si musicale, si fondue dans les haleines roulantes du parc, que le jeune prêtre resta frissonnant.

La route devenait meilleure. A la descente, les Artaud reparurent, au fond de la plaine brûlée. Quand le cabriolet coupa le chemin du village, l'abbé Mouret ne voulut jamais que son oncle le reconduisit à la cure. Il sauta à terre en distant:

– Non, merci, j'aime mieux marcher, cela me fera du bien.

– Comme il te plaira, finit par répondre le docteur.

Puis, lui serrant la main:

– Hein! si tu n'avais que des paroissiens comme cet animal de Jeanbernat, tu n'aurais pas souvent à te déranger. Enfin, c'est toi qui a voulu venir… Et porte-toi bien. Au moindre bobo, de nuit ou de jour, envoie-moi chercher. Tu sais que je soigne toute la famille pour rien… Adieu, mon garçon.

X

Quand l'abbé Mouret se retrouva seul, dans la poussière du chemin, il se sentit plus à l'aise. Ces champs pierreux rendaient à son rêve de rudesse, de vie intérieure vécue au désert. Le long du chemin creux, les arbres avaient laissé tomber sur sa nuque, des fraîcheurs inquiétantes, que maintenant le soleil ardent séchait. Les maigres amandiers, les blés pauvres, les vignes infirmes, aux deux bords de la route, l'apaisaient, le tiraient du trouble où l'avaient jeté les souffles trop gras du Paradou. Et, au milieu de la clarté aveuglante qui coulait du ciel sur cette terre nue, les blasphèmes de Jeanbernat ne mettaient même plus une ombre. Il eut une joie vive lorsque, en levant la tête, il aperçut à l'horizon la barre immobile du Solitaire, avec la tache des tuiles roses de l'église.

Mais, à mesure qu'il avançait, l'abbé était pris d'une autre inquiétude. La Teuse allait le recevoir d'une belle façon, avec son déjeuner froid qui devait attendre depuis près de deux heures. Il s'imaginait son terrible visage, le flot de paroles dont elle l'accueillerait, les bruits irrités de vaisselle qu'il entendrait l'après-midi entière. Quand il eut traversé les Artaud, sa peur devint si vive, qu'il hésita, pris de lâcheté, se demandant s'il ne serait pas plus prudent de faire le tour et de rentrer par l'église. Mais, comme il se consultait, la Teuse en personne parut, au seuil du presbytère, le bonnet de travers, les poings aux hanches. Il courba le dos, il dut monter la pente sous ce regard gros d'orage, qu'il sentait peser sur ses épaules.

– Je crois bien que je suis en retard, ma bonne Teuse, balbutia-t-il, dès le dernier coude du sentier.

La Teuse attendit qu'il fût en face d'elle, tout près. Alors, elle le regarda entre les deux yeux, furieusement; puis, sans rien dire, elle se tourna, elle marcha devant lui, jusque dans la salle à manger, en tapant ses gros talons, si roidie par la colère, qu'elle ne boitait presque plus.

– J'ai eu tant d'affaires! commença le prêtre que cet accueil muet épouvantait. Je cours depuis ce matin…

Mais elle lui coupa la parole d'un nouveau regard, si fixe, si fâché, qu'il eut les jambes comme rompues. Il s'assit, il se mit a manger. Elle le servait, avec des sécheresses d'automate, risquant de casser les assiettes, tant elle les posait avec violence. Le silence devenait si formidable, qu'il ne put avaler la troisième bouchée, étranglé par l'émotion.

– Et ma soeur a déjeuné? demanda-t-il. Elle a bien fait. Il faut toujours déjeuner, lorsque je suis retenu dehors.

Pas de réponse. La Teuse, debout, attendait qu'il eût vidé son assiette pour la lui enlever. Alors, sentant qu'il ne pourrait manger sous cette paire d'yeux implacables qui l'écrasaient, il repoussa son couvert. Ce geste de colère fut comme un coup de fouet, qui tira la Teuse de sa roideur entêtée. Elle bondit.

– Ah! c'est comme ça! cria-t-elle. C'est encore vous qui vous fâchez! Eh bien! je m'en vais! Vous allez me payer mon voyage, pour que je m'en retourne chez moi. J'en ai assez des Artaud, et de votre église! et de tout!

Elle retirait son tablier de ses mains tremblantes.

– Vous deviez bien voir que je ne voulais pas parler… Est-ce une vie, çà! Il n'y a que les saltimbanques, monsieur le curé, qui font ça! Il est onze heures, n'est-ce pas? Vous n'avez pas honte, d'être encore à table à près de deux heures? Ce n'est pas d'un chrétien, non, ce n'est pas d'un chrétien!

Puis, se plantant devant lui:

– Enfin, d'où venez-vous? qui avez-vous vu? quelle affaire a pu vous retenir?.. Vous seriez un enfant qu'on vous donnerait le fouet. Un prêtre n'est pas à sa place sur les routes, au grand soleil, comme les gueux qui n'ont pas de toit… Ah! vous êtes dans un bel état, les souliers tout blancs, la soutane perdue de poussière! Qui vous la brossera, votre soutane? qui vous en achètera une autre?.. Mais parlez donc, dites ce que vous avez fait! Ma parole! si l'on ne vous connaissait pas, on finirait par croire de drôles de choses. Et, voulez-vous que je vous le dise? eh bien! je n'en mettrais pas la main au feu. Quand on déjeune à des heures pareilles, on peut tout faire.

L'abbé Mouret, soulagé, laissait passer l'orage. Il éprouvait comme une détente nerveuse, dans les paroles emportées de la vieille servante.

– Voyons, ma bonne Teuse, dit-il, vous allez d'abord remettre votre tablier.

– Non, non, cria-t-elle, c'est fini, je m'en vais.

Mais lui, se levant, lui noua le tablier à la taille, en riant. Elle se débattait, elle bégayait:

– Je vous dis que non!.. Vous êtes un enjôleur. Je lis dans votre jeu, je vois bien que vous voulez m'endormir, avec vos paroles sucrées… Où êtes-vous allé? Nous verrons ensuite.

Il se remit à table, gaiement, en homme qui a victoire gagnée.

– D'abord, reprit-il, il faut me permettre de manger… Je meurs de faim.

– Sans doute, murmura-t-elle, apitoyée. Est-ce qu'il y a du bon sens!.. Voulez-vous que j'ajoute deux oeufs sur le plat? Ce ne serait pas long. Enfin, si vous avez assez… Et tout est froid! Moi qui avais tant soigné vos aubergines! Elles sont propres, maintenant! On dirait de vieilles semelles… Heureusement que vous n'êtes pas sur votre bouche, comme ce pauvre monsieur Caffin… Oh! çà, vous avez des qualités, je ne le nie pas.

Elle le servait, avec des attentions de mère, tout en bavardant. Puis, quand il eut fini, elle courut à la cuisine voir si le café était encore chaud. Elle s'abandonnait, elle boitait d'une façon extravagante, dans la joie du raccommodement. D'ordinaire, l'abbé Mouret redoutait la café, qui lui occasionnait de grands troubles nerveux; mais, en cette circonstance, voulant sceller la paix, il accepta la tasse qu'elle lui apporta. Et comme il s'oubliait un instant à table, elle s'assit devant lui, elle répéta doucement, en femme que la curiosité torture:

– Où êtes-vous allé, monsieur le curé?

– Mais, répondit-il en souriant, j'ai vu les Brichet, j'ai parlé à Babousse…

Alors, il fallut qu'il lui racontât ce que les Brichet avaient dit, ce qu'avait décidé Bambousse, et la mine qu'ils faisaient, et l'endroit où ils travaillaient. Lorsqu'elle connut la réponse du père de Rosalie:

– Pardi! cria-t-elle, si le petit mourait, la grossesse ne compterait pas.

Puis, joignant les mains d'un air d'admiration envieuse:

– Avez-vous dû bavarder, monsieur le curé! Plus d'une demi-journée pour arriver à ce beau résultat!.. Et vous êtes revenu tout doucement? Il devait faire diablement chaud sur la route?

L'abbé; qui s'était levé, ne répondit pas. Il allait parler du Paradou, demander des renseignements. Mais la crainte d'être questionné trop vivement, une sorte de honte vague qu'il ne s'avouait pas à lui-même, le firent garder le silence sur sa visite à Jeanbernat. Il coupa court à tout nouvel interrogatoire, en demandant:

– Et ma soeur, où est-elle donc? Je ne l'entends pas.

– Venez, monsieur, dit la Teuse qui se mit à rire, un doigt sur la bouche.

Ils entrèrent dans la pièce voisine, un salon de campagne, tapissé d'un papier à grandes fleurs grises d'éteintes, meublé de quatre fauteuils et d'un canapé tendus d'une étoffe de crin. Sur le canapé, Désirée dormait, jetée tout de son long, la tête soutenue par ses deux poings fermés. Ses jupes pendaient, lui découvrant les genoux; tandis que ses bras levés, nus jusqu'aux coudes, remontaient les lignes puissantes de la gorge. Elle avait un souffle un peu fort, entre ses lèvres rouges entr'ouvertes, montrant les dents.

– Hein? dort-elle? murmura la Teuse. Elle ne vous a seulement pas entendu me crier vos sottises, tout à l'heure… Dame! elle doit être joliment fatiguée. Imaginez qu'elle a nettoyé ses bêtes jusqu'à près de midi… Quand elle a eu mangé, elle est venue tomber là comme un plomb. Elle n'a plus bougé.

Le prêtre la regarda un instant, avec une grande tendresse.

– Il faut la laisser reposer tant qu'elle voudra, dit-il.

– Bien sûr… Est-ce malheureux qu'elle soit si innocente! Voyez donc, ces gros bras! Quand je l'habille, je pense toujours à la belle femme qu'elle serait devenue. Allez, elle vous aurait donné de fiers neveux, monsieur le curé… Vous ne trouvez pas qu'elle ressemble à cette grande dame de pierre qui est à la halle au blé de Plassans?

Elle voulait parler d'une Cybèle allongée sur des gerbes, oeuvre d'un élève de Puget, sculptée au fronton du marché. L'abbé Mouret, sans répondre, la poussa doucement hors du salon, en lui recommandant de faire le moins de bruit possible. Et, jusqu'au soir, le presbytère resta dans un grand silence. La Teuse achevait sa lessive, sous le hangar. Le prêtre, au fond de l'étroit jardin, son bréviaire tombé sur les genoux, était abîmé dans une contemplation pieuse, pendant que des pétales roses pleuvaient des pêchers en fleurs.