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Kitobni o'qish: «La Faute de l'abbé Mouret», sahifa 2

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III

La Teuse se hâta d'éteindre les cierges. Mais elle s'attarda à vouloir chasser les moineaux. Aussi, quand elle rapporta le Missel à la sacristie, ne trouva-t-elle plus l'abbé Mouret, qui avait rangé les ornements sacrés, après s'être lavé les mains. Il était déjà dans la salle à manger, debout, déjeunant d'une tasse de lait.

– Vous devriez bien empêcher votre soeur de jeter du pain dans l'église, dit la Teuse en entrant. C'est l'hiver dernier qu'elle a inventé ce joli coup-là. Elle disait que les moineaux avaient froid, que le bon Dieu pouvait bien les nourrir… Vous verrez qu'elle finira par nous faire coucher avec ses poules et ses lapins.

– Nous aurions plus chaud, répondit gaiement le jeune prêtre. Vous grondez toujours, la Teuse. Laissez donc notre pauvre Désirée aimer ses bêtes. Elle n'a pas d'autre plaisir, la chère innocente.

La servante se planta au milieu de la pièce.

– Oh! vous! reprit-elle, vous accepteriez que les pies elles-mêmes bâtissent leurs nids dans l'église. Vous ne voyez rien, vous trouvez tout parfait… Votre soeur est joliment heureuse que vous l'ayez prise avec vous, au sortir du séminaire. Pas de père, pas de mère. Je voudrais savoir qui lui permettrait de patauger comme elle le fait, dans une basse-cour?

Puis, changeant de ton, s'attendrissant:

– Ça, bien sûr, ce serait dommage de la contrarier. Elle est sans malice aucune. Elle n'a pas dix ans d'âge, bien qu'elle soit une des plus fortes filles du pays… Vous savez, je la couche encore, le soir, et il faut que je lui raconte des histoires pour l'endormir, comme à une enfant.

L'abbé Mouret était resté debout, achevant sa tasse de lait, les doigts un peu rougis par la fraîcheur de la salle à manger, une grande pièce carrelée, peinte en gris, sans autres meubles qu'une table et des chaises. La Teuse enleva une serviette, qu'elle avait étalée sur un coin de la table, pour le déjeuner.

– Vous ne salissez guère de linge, murmura-t-elle. On dirait que vous ne pouvez pas vous asseoir, que vous êtes toujours sur le point de partir… Ah! si vous aviez connu monsieur Caffin, le pauvre défunt curé que vous avez remplacé! Voilà un homme qui était douillet! Il n'aurait pas digéré, s'il avait mangé debout… C'était un Normand, de Canteleu, comme moi. Oh' je ne le remercie pas de m'avoir amené dans ce pays de loups. Les premiers temps, nous sommes-nous ennuyés, bon Dieu! Le pauvre curé avait eu des histoires bien désagréables chez nous… Tiens! monsieur Mouret, vous n'avez donc pas sucré votre lait? Voilà les deux morceaux de sucre.

Le prêtre posait sa tasse.

– Oui, j'ai oublié, je crois, dit-il.

La Teuse le regarda en face, en haussant les épaules. Elle plia dans la serviette une tartine de pain bis qui était également restée sur la table. Puis, comme le curé allait sortir, elle courut à lui, s'agenouilla, en criant:

– Attendez, les cordons de vos souliers ne sont seulement pas noués… Je ne sais pas comment vos pieds résistent, dans ces souliers de paysan. Vous, si mignon, qui avez l'air d'avoir été drôlement gâté!.. Allez, il fallait que l'évêque vous connut bien, pour vous donner la cure la plus pauvre du département.

– Mais, dit le prêtre en souriant de nouveau, c'est moi qui ai choisi les Artaud… Vous êtes bien mauvaise ce matin, la Teuse. Est-ce que nous ne sommes pas heureux, ici? Nous avons tout ce qu'il nous faut, nous vivons dans une paix de paradis.

Alors, elle se contint, elle rit à son tour, répondant:

– Vous êtes un saint homme, monsieur le curé… Venez voir comme ma lessive est grasse. Ça vaudra mieux que de nous disputer.

Il du la suivre, car elle menaçait de ne pas le laisser sortir, s'il ne la complimentait sur sa lessive. Il quittait la salle à manger, lorsqu'il se heurta à un plâtras, dans le corridor.

– Qu'est-ce donc? demanda-t-il.

– Rien, répondit la Teuse, de son air terrible. C'est le presbytère qui tombe. Mais vous vous trouvez bien, vous avez tout ce qu'il vous faut… Ah! Dieu, les crevasses ne manquent pas. Regardez-moi ce plafond. Est-il assez fendu! Si nous ne sommes pas écrasés un de ces jours, nous devrons un fameux cierge à notre ange gardien. Enfin, puisque ça vous convient… C'est comme l'église. Il y a deux ans qu'on aurait dû remettre les carreaux cassés. L'hiver, le bon Dieu gèle. Puis, ça empêcherait d'entrer ces gueux de moineaux. Je finirai par coller du papier, moi, je vous en avertis.

– Eh! c'est une idée, murmura le prêtre, on pourrait coller du papier… Quant aux murs, ils sont plus solides qu'on ne croit. Dans ma chambre, le plancher a fléchi seulement devant la fenêtre. La maison nous enterrera tous.

Arrivé sous le petit hangar, près de la cuisine, il s'extasia sur l'excellence de la lessive, voulant faire plaisir à la Teuse; il fallut même qu'il la sentit, qu'il mit les doigts dedans. Alors, la vieille femme, enchantée, se montra maternelle. Elle ne gronda plus, elle courut chercher une brosse, disant:

– Vous n'allez peut-être pas sortir avec de la boue d'hier à votre soutane! Si vous l'aviez laissée sur la rampe, elle serait propre… Elle est encore bonne, cette soutane. Seulement relevez-la bien, quand vous traversez un champ. Les chardons déchirent tout.

Et elle le faisait tourner, comme un enfant, le secouant des pieds à la tête, sous les coups violents de la brosse.

– Là, là, c'est assez, dit-il en s'échappant. Veillez sur Désirée, n'est-ce pas? Je vais lui dire que je sors.

Mais, à ce moment, une voix claire appela:

– Serge! Serge!

Désirée arrivait en courant, totue rouge de joie, tête nue, ses cheveux noirs noués puissamment sur la nuque, avec des mains et des bras couverts de fumier, jusqu'aux coudes. Elle nettoyait ses poules. Quand elle vit son frère sur le point de sortir, son bréviaire sous le bras, elle rit plus fort, l'embrassant à pleine bouche, rejetant les mains en arrière, pour ne pas le toucher.

– Non, non, balbutiait-elle, je te salirais… Oh! je m'amuse! Tu verras les bêtes, quand tu reviendras.

Et elle se sauva. L'abbé Mouret dit qu'il rentrerait vers onze heures, pour le déjeuner. Il partait, lorsque la Teuse, qui l'avait accompagné jusqu'au seuil, lui cria ses dernières recommandations.

– N'oubliez pas de voir Frère Archangias… Passez aussi chez les Brichet; la femme est venue hier, toujours pour ce mariage… Monsieur le curé, écoutez donc! J'ai rencontré la Rosalie. Elle ne demanderait pas mieux, elle, que d'épouser le grand Fortuné. Parlez au père Bambousse, peut-être qu'il vous écoutera, maintenant… Et ne revenez pas à midi, comme l'autre jour. A onze heures, dites, à onze heures, n'est-ce pas?

Mais le prêtre ne se tournait plus. Elle rentra, en disant entre ses dents:

– Si vous croyez qu'il m'écoute… Ça n'a pas vingt-six ans, et ça n'en fait qu'à sa tête. Bien sûr, il en remontrerait pour la sainteté à un homme de soixante ans; mais il n'a point vécu, il ne sait rien, il n'a pas de peine à être sage comme un chérubin, ce mignon-là.

IV

Quand l'abbé Mouret ne sentit plus la Teuse derrière lui il s'arrêta, heureux d'être enfin seul. L'église était bâtie sur un tertre peu élevé, qui descendait en pente douce jusqu'au village; elle s'allongeait, pareille à une bergerie abandonnée, percée de larges fenêtres, égayée par des tuiles rouges. Le prêtre se retourna, jetant un coup d'oeil sur le presbytère, une masure grisâtre, collée au flanc même de la nef; puis, comme s'il eût craint d'être repris par l'intarissable bavardage bourdonnant à ses oreilles depuis le matin, il remonta à droite, il ne se crut en sûreté que devant le grand portail, où l'on ne pouvait l'apercevoir de la cure. La façade de l'église, toute nue, rongée par les soleils et les pluies, était surmontée d'une étroite cage en maçonnerie, au milieu de laquelle une petite cloche mettait son profil noir; on voyait le bout de la corde, entrant dans les tuiles. Six marches rompues, à demi enterrées par un bout, menaient à la haute porte ronde, crevassée, mangée de poussière, de rouille, de toiles d'araignées, si lamentable sur ses gonds arrachés, que les coups de vent semblaient devoir entrer, au premier souffle. L'abbé Mouret, qui avait des tendresses pour cette ruine, alla s'adosser contre un des vantaux, sur le perron. De là, il embrassait d'un coup d'oeil tout le pays. Les mains aux yeux, il regarda, il chercha à l'horizon.

En mai, une végétation formidable crevait ce sol de cailloux. Des lavandes colossales, des buissons de genévriers, des nappes d'herbes rudes, montaient sur le perron, plantaient des bouquets de verdure sombre jusque sur les tuiles. La première poussée de la sève menaçait d'emporter l'église, dans le dur taillis des plantes noueuses. A cette heure matinale, en plein travail de croissance c'était un bourdonnement de chaleur, un long effort silencieux soulevant les roches d'un frisson. Mais l'abbé ne sentait pas l'ardeur de ces couches laborieuses; il crut que la marche basculait, et s'adossa contre l'autre battant de la porte.

Le pays s'étendait à deux lieues, fermé par un mur de collines jaunes, que des bois de pins tachaient de noir; pays terrible aux landes séchées, aux arêtes rocheuses déchirant le sol. Les quelques coins de terre labourable étalaient des mares saignantes, des champs rouges, où s'alignaient des files d'amandiers maigres, des têtes grises d'oliviers, des traînées de vignes, rayant la campagne de leurs souches brunes. On aurait dit qu'un immense incendie avait passé là, semant sur les hauteurs les cendres des forêts, brûlant les prairies, laissant son éclat et sa chaleur de fournaise dans les creux. A peine, de loin en loin, le vert pâle d'un carré de blé mettait-il une note tendre. L'horizon restait farouche, sans un filet d'eau, mourant de soif, s'envolant par grandes poussières aux moindres haleines. Et, tout au bout, par un coin écroulé des collines de l'horizon, on apercevait un lointain de verdures humides, une échappée de la vallée voisine, que fécondait la Viorme, une rivière descendue des gorges de la Seille.

Le prêtre, les yeux éblouis, abaissa les regards sur le village, dont les quelques maisons s'en allaient à la débandade, au bas de l'église. Misérables maisons, faites de pierres sèches et de planches maçonnées, jetées le long d'un étroit chemin, sans rues indiquées. Elles étaient au nombre d'une trentaine, les unes tassées dans le fumier, noires de misère, les autres plus vastes, plus gaies, avec leurs tuiles roses. Des bouts de jardin, conquis sur le roc, étalaient des carrés de légumes, coupés de haies vives. A cette heure, les Artaud étaient vides; pas une femme aux fenêtres, pas un enfant vautré dans la poussière; seules, des bandes de poules allaient et venaient, fouillant la paille, quêtant jusqu'au seuil des maisons, dont les portes laissées ouvertes bâillaient complaisamment au soleil. Un grand chien noir, assis sur son derrière, à l'entrée du village, semblait le garder.

Une paresse engourdissait peu à peu l'abbé Mouret. Le soleil montant le baignait d'une telle tiédeur, qu'il se laissait aller contre la porte de l'église, envahi par une paix heureuse. Il songeait à ce village des Artaud, poussé là, dans les pierres, ainsi qu'une des végétations noueuses de la vallée. Tous les habitants étaient parents, tous portaient le même nom, si bien qu'ils prenaient des surnoms dès le berceau, pour se distinguer entre eux. Un ancêtre, un Artaud, était venu, qui s'était fixé dans cette lande, comme un paria; puis, sa famille avait grandi, avec la vitalité farouche des herbes suçant la vie des rochers; sa famille avait fini par être une tribu, une commune, dont les cousinages se perdaient, remontaient à des siècles. Ils se mariaient entre eux, dans une promiscuité éhontée; on ne citait pas un exemple d'un Artaud ayant amené une femme d'un village voisin; les filles seules s'en allaient, parfois. Ils naissaient, ils mouraient, attachés à ce coin de terre, pullulant sur leur fumier, lentement, avec une simplicité d'arbres qui repoussaient de leur semence, sans avoir une idée nette du vaste monde, au delà de ces roches jaunes, entre lesquelles ils végétaient. Et pourtant déjà, parmi eux, se trouvaient des pauvres et des riches; des poules ayant disparu, les poulaillers, la nuit, étaient fermés par de gros cadenas; un Artaud avait tué un Artaud, un soir, derrière le moulin. C'était, au fond de cette ceinture désolée de collines, un peuple à part, une race née du sol, une humanité de trois cents têtes qui recommençait les temps.

Lui, gardait toute l'ombre morte du séminaire. Pendant des années, il n'avait pas connu le soleil. Il l'ignorait même encore, les yeux fermés, fixés sur l'âme, n'ayant que du mépris pour la nature damnée. Longtemps, aux heures de recueillement, lorsque la méditation le prosternait, il avait rêvé un désert d'ermite, quelque trou dans une montagne, où rien de la vie, ni être, ni plante, ni eau, ne le viendrait distraire de la contemplation de Dieu. C'était un élan d'amour pur, une horreur de la sensation physique. Là, mourant à lui-même, le dos tourné à la lumière, il aurait attendu de n'être plus, de se perdre dans la souveraine blancheur des âmes. Le ciel lui apparaissait tout blanc, d'un blanc de lumière, comme s'il neigeait des lis, comme si toutes les puretés, toutes les innocences, toutes les chastetés flambaient. Mais son confesseur le grondait, quand il lui racontait ses désirs de solitude, ses besoins de candeur divine; il le rappelait aux luttes de l'Église, aux nécessités du sacerdoce. Plus tard, après son ordination, le jeune prêtre était venu aux Artaud, sur sa propre demande, avec l'espoir de réaliser son rêve d'anéantissement humain. Au milieu de cette misère, sur ce col stérile, il pourrait se boucher les oreilles aux bruits du monde, il vivrait dans le sommeil des saints. Et, depuis plusieurs mois, en effet, il demeurait souriant; à peine un frisson du village le troublait-il de loin en loin; à peine une morsure plus chaude du soleil le prenait-elle à la nuque, lorsqu'il suivait les sentiers, tout au ciel, sans entendre l'enfantement continu au milieu duquel il marchait.

Le grand chien noir qui gardait les Artaud venait de se décider à monter auprès de l'abbé Mouret. Il s'était assis de nouveau sur son derrière, a ses pieds. Mais le prêtre restait perdu dans la douceur du matin. La veille, il avait commencé les exercices du Rosaire de Marie; il attribuait la grande joie qui descendait en lui à l'intercession de la Vierge auprès de son divin Fils. Et que les biens de la terre lui semblaient méprisables! Avec quelle reconnaissance il se sentait pauvre! En entrant dans les ordres, ayant perdu son père et sa mère le même jour, à la suite d'un drame dont il ignorait encore les épouvantes, il avait laissé à un frère aîné toute la fortune. Il ne tenait plus au monde que par sa soeur. Il s'était chargé d'elle, pris d'une sorte de tendresse religieuse pour sa tête faible. La chère innocente était si puérile, si petite fille, qu'elle lui apparaissait avec la pureté de ces pauvres d'esprit, auxquels l'Évangile accorde le royaume des cieux. Cependant, elle l'inquiétait depuis quelque temps; elle devenait trop forte, trop saine; elle sentait trop la vie. Mais c'était à peine un malaise. Il passait ses journées dans l'existence intérieure qu'il s'était faite, ayant tout quitté pour se donner entier. Il fermait la porte de ses sens, cherchait à s'affranchir des nécessités du corps, n'était plus qu'une âme ravie par la contemplation. La nature ne lui présentait que pièges, qu'ordures; il mettait sa gloire à lui faire violence, à la mépriser, à se dégager de sa boue humaine. Le juste doit être insensé selon le monde. Aussi se regardait-il comme un exilé sur la terre; il n'envisageait que les biens célestes, ne pouvant comprendre qu'on mît en balance une éternité de félicité avec quelques heures d'une joie périssable. Sa raison le trompait, ses désirs mentaient. Et, s'il avançait dans la vertu, c'était surtout par son humilité et son obéissance. Il voulait être le dernier de tous, soumis à tous, pour que la rosée divine tombât sur son coeur comme sur un sable aride; il se disait couvert d'opprobre et de confusion, indigne à jamais d'être sauvé du péché. Être humble, c'est croire, c'est aimer. Il ne dépendait même plus de lui-même, aveugle, sourd, chair morte. Il était la chose de Dieu. Alors, de cette abjection où il s'enfonçait, un hosannah l'emportait au-dessus des heureux et des puissants, dans le resplendissement d'un bonheur sans fin.

Aux Artaud, l'abbé Mouret avait ainsi trouvé les ravissements du cloître, si ardemment souhaités jadis, à chacune de ses lectures de l'Imitation. Rien en lui n'avait encore combattu. Il était parfait, dès le premier agenouillement, sans lutte, sans secousse, comme foudroyé par la grâce, dans l'oubli absolu de sa chair. Extase de l'approche de Dieu que connaissent quelques jeunes prêtres; heure bienheureuse où tout se tait, où les désirs ne sont qu'un immense besoin de pureté. Il n'avait mis sa consolation chez aucune créature. Lorsqu'on croit qu'une chose est tout, on ne saurait être ébranlé, et il croyait que Dieu était tout, que son humilité, son obéissance, sa chasteté, étaient tout. Il se souvenait d'avoir entendu parler de la tentation comme d'une torture abominable qui éprouve les plus saints. Lui, souriait. Dieu ne l'avait jamais abandonné. Il marchait dans sa foi, ainsi que dans une cuirasse qui le protégeait contre les moindres souffles mauvais. Il se rappelait qu'à huit ans il pleurait d'amour, dans les coins; il ne savait pas qui il aimait; il pleurait, parce qu'il aimait quelqu'un, bien loin. Toujours il était resté attendri. Plus tard, il avait voulu être prêtre, pour satisfaire ce besoin d'affection surhumaine qui faisait son seul tourment. Il ne voyait pas où aimer davantage. Il contentait là son être, ses prédispositions de race, ses rêves d'adolescent, ses premiers désirs d'homme. Si la tentation devait venir, il l'attendait avec sa sérénité de séminariste ignorant. On avait tué l'homme en lui, il le sentait, il était heureux de se savoir à part, créature châtrée, déviée, marquée de la tonsure ainsi qu'une brebis du Seigneur.

V

Cependant, le soleil chauffait la grande porte de l'église. Des mouches dorées bourdonnaient autour d'une grande fleur qui poussait entre deux des marches du perron. L'abbé Mouret, un peu étourdi, se décidait à s'éloigner, lorsque le grand chien noir s'élança, en aboyant violemment, vers la grille du petit cimetière, qui se trouvait à gauche de l'église. En même temps une voix âpre cria:

– Ah! vaurien, tu manques l'école, et c'est dans le cimetière qu'on te trouve!.. Ne dis pas non! Il y a un quart d'heure que je te surveille.

Le prêtre s'avança. Il reconnut Vincent, qu'un Frère des écoles chrétiennes tenait rudement par une oreille. L'enfant se trouvait comme suspendu au-dessus d'un gouffre qui longeait le cimetière, et au fond duquel coulait le Mascle, un torrent dont les eaux blanches allaient, à deux lieues de là, se jeter dans la Viorne.

– Frère Archangias! dit doucement l'abbé, pour inviter le terrible homme à l'indulgence.

Mais le Frère ne lâchait pas l'oreille.

– Ah! c'est vous, monsieur le curé, gronda-t-il. Imaginez-vous que ce gredin est toujours fourré dans le cimetière. Je ne sais pas quel mauvais coup il peut faire ici… Je devrais le lâcher pour qu'il allât se casser la tête, là-bas au fond. Ce serait bien fait.

L'enfant ne soufflait mot, cramponné aux broussailles, ses yeux sournoisement fermés.

– Prenez garde, Frère Archangias, reprit le prêtre; il pourrait glisser.

Et il aida lui-même Vincent à remonter.

– Voyons, mon petit ami, que faisais-tu là? On ne doit pas jouer dans les cimetières.

Le galopin avait ouvert les yeux, s'écartant peureusement du Frère, se mettant sous la protection de l'abbé Mouret.

– Je vais vous dire, murmura-t-il en levant sa tête futée vers celui ci. Il y a un nid de fauvettes dans les ronces, dessous cette roche. Voici plus de dix jours que je le guette… Alors, comme les petits sont éclos, je suis venu, ce matin, après avoir servi votre messe…

– Un nid de fauvettes! dit Frère Archangias. Attends, attends!

Il s'écarta, chercha sur une tombe une motte de terre, qu'il revint jeter dans les ronces. Mais il manqua le nid. Une seconde motte lancée plus adroitement bouscula le frêle berceau, jeta les petits au torrent.

– De cette façon, continua-t-il en se tapant les mains pour les essuyer, tu ne viendras peut-être plus rôder ici comme un païen… Les morts iront te tirer les pieds, la nuit, si tu marches encore sur eux.

Vincent, qui avait ri de voir le nid faire le plongeon, regarda autour de lui, avec le haussement d'épaules d'un esprit fort.

– Oh! je n'ai pas peur, dit-il. Les morts, ça ne bouge plus.

Le cimetière, en effet, n'avait rien d'effrayant. C'était un terrain nu, où d'étroites allées se perdaient sous l'envahissement des herbes. Des renflements bossuaient la terre, de place en place. Une seule pierre, debout, toute neuve, la pierre de l'abbé Caffin, mettait sa découpure blanche, au milieu. Rien autre que des bras de croix arrachés, des buis séchés, de vieilles dalles fendues, mangées de mousse. On n'enterrait pas deux fois l'an. La mort ne semblait point habiter ce sol vague, où la Teuse venait, chaque soir, emplir son tablier d'herbe pour les lapins de Désirée. Un cyprès gigantesque, planté à la porte, promenait seul son ombre sur le champ désert. Ce cyprès, qu'on voyait de trois lieues à la ronde, était connu de toute la contrée sous le nom de Solitaire.

– C'est plein de lézards, ajouta Vincent, qui regardait le mur crevassé de l'église. On s'amuserait joliment…

Mais il sortit d'un bond, en voyant le Frère allonger le pied. Celui-ci fit remarquer au curé le mauvais état de la grille. Elle était toute rongée de rouille, un gond descellé, la serrure brisée.

– On devrait réparer cela, dit-il.

L'abbé Mouret sourit, sans répondre. Et, s'adressant à Vincent, qui se battait avec le chien:

– Dis, petit? demanda-t-il, sais-tu où travaille le père Bambousse, ce matin?

L'enfant jeta un coup d'oeil sur l'horizon.

– Il doit être à son champ des Olivettes, répondit-il, la main tendue vers la gauche… D'ailleurs, Voriau va vous conduire, monsieur le curé. Il sait sûrement où est son maître, lui.

Alors, il tapa dans ses mains, criant:

– Eh! Voriau! eh!

Le grand chien noir hésita un instant, la queue battante, cherchant à lire dans les yeux du gamin. Puis, aboyant de joie, il descendit vers le village. L'abbé Mouret et Frère Archangias le suivirent, en causant. Cent pas plus loin, Vincent les quittait sournoisement, remontant vers l'église, les surveillant, prêt à se jeter derrière un buisson, s'ils tournaient la tête. Avec une souplesse de couleuvre, il se glissa de nouveau dans le cimetière, ce paradis où il y avait des nids, des lézards, des fleurs.

Cependant, tandis que Voriau les devançait sur la route poudreuse, Frère Archangias disait au prêtre, de sa voix irritée:

– Laissez donc! monsieur le curé, de la graine de damnés, ces crapauds-là! On devrait leur casser les reins, pour les rendre agréables à Dieu. Ils poussent dans l'irréligion, comme leurs pères. Il y a quinze ans que je suis ici, et je n'ai pas encore pu faire un chrétien. Dès qu'ils sortent de mes mains, bonsoir! Ils sont tout à la terre, à leurs vignes, à leurs oliviers. Pas un qui mette le pied à l'église. Des brutes qui se battent avec leurs champs de cailloux!.. Menez-moi ça à coups de bâton, monsieur le curé, à coups de bâton!

Puis, reprenant haleine, il ajouta, avec un geste terrible:

– Voyez-vous, ces Artaud, c'est comme ces ronces qui mangent les rocs, ici. Il a suffi d'une souche pour que le pays fût empoisonné. Ça se cramponne, ça se multiplie, ça vit quand même. Il faudra le feu du ciel, comme à Gomorrhe, pour nettoyer ça.

– On ne doit jamais désespérer des pécheurs, dit l'abbé Mouret, qui marchait à petits pas, dans sa paix intérieure.

– Non, ceux-là sont au diable, reprit plus violemment le Frère. J'ai été paysan comme eux. Jusqu'à dix-huit ans, j'ai pioché la terre. Et plus tard, à l'Institution, j'ai balayé, épluché des légumes, fait les plus gros travaux. Ce n'est pas leur rude besogne que je leur reproche. Au contraire, Dieu préfère ceux qui vivent dans la bassesse… Mais les Artaud se conduisent en bêtes, voyez-vous! Ils sont comme leurs chiens qui n'assistent pas à la messe, qui se moquent des commandements de Dieu et de l'Église. Ils forniqueraient avec leurs pièces de terre, tant ils les aiment!

Voriau, la queue au vent, s'arrêtait, reprenait son trot, après s'être assuré que les deux hommes le suivaient toujours.

– Il y a des abus déplorables, en effet, dit l'abbé Mouret. Mon prédécesseur, l'abbé Caffin…

– Un pauvre homme, interrompit le Frère. Il nous est arrivé de Normandie, à la suite d'une vilaine histoire. Ici, il n'a songé qu'à bien vivre; il a tout laissé aller à la débandade.

– Non, l'abbé Caffin a certainement fait ce qu'il a pu; mais il faut avouer que ses efforts sont restés à peu près stériles. Les miens eux-mêmes demeurent le plus souvent sans résultat.

Frère Archangias haussa les épaules. Il marcha un instant en silence, déhanchant son grand corps maigre taillé à coups de hache. Le soleil tapait sur sa nuque, au cuir tanné, mettant dans l'ombre sa dure face de paysan, en lame de sabre.

– Écoutez, monsieur le curé, reprit-il enfin, je suis trop bas pour vous adresser des observations; seulement, j'ai presque le double de votre âge, je connais le pays, ce qui m'autorise à vous dire que vous n'arriverez à rien par la douceur… Entendez-vous, le catéchisme suffit. Dieu n'a pas de miséricorde pour les impies. Ils les brûlent. Tenez-vous-en à cela.

Et comme l'abbé Mouret, la tête penchée, n'ouvrait point la bouche, il continua:

– La religion s'en va des campagnes, parce qu'on la fait trop bonne femme. Elle a été respectée tant qu'elle a parlé en maîtresse sans pardon… Je ne sais ce qu'on vous apprend dans les séminaires. Les nouveaux curés pleurent comme des enfants avec leurs paroissiens. Dieu semble tout changé… Je jurerais, monsieur le curé, que vous ne savez même plus votre catéchisme par coeur?

Le prêtre, blessé de cette volonté qui cherchait à s'imposer si rudement, leva la tête, disant avec quelque sécheresse:

– C'est bien, votre zèle est louable… Mais n'avez-vous rien à me dire? Vous êtes venu ce matin à la cure, n'est-ce pas?

Frère Archangias répondit brutalement:

– J'avais à vous dire ce que je vous ai dit… Les Artaud vivent comme leurs cochons. J'ai encore appris hier que Rosalie, l'aînée du père Bambousse, est grosse. Toutes attendent ça pour se marier. Depuis quinze ans, je n'en ai pas connu une qui ne soit allée dans les blés avant de passer à l'église… Et elles prétendent en riant que c'est la coutume du pays!

– Oui, murmura l'abbé Mouret, c'est un grand scandale… Je cherche justement le père Bambousse pour lui parler de cette affaire. Il serait désirable, maintenant, que le mariage eût lieu au plus tôt… Le père de l'enfant, paraît-il, est Fortuné, le grand fils des Brichet. Malheureusement les Brichet sont pauvres.

– Cette Rosalie! poursuivit le Frère, elle a juste dix-huit ans. Ça se perd sur les bancs de l'école. Il n'y a pas quatre ans, je l'avais encore. Elle était déjà vicieuse… J'ai maintenant sa soeur Catherine, une gamine de onze ans qui promet d'être plus éhontée que son aînée. On la rencontre dans tous les trous avec ce petit misérable de Vincent… Allez, on a beau leur tirer les oreilles jusqu'au sang, la femme pousse toujours en elles. Elles ont la damnation dans leurs jupes. Des créatures bonnes à jeter au fumier, avec leurs saletés qui empoisonnent! Ça serait un fameux débarras, si l'on étranglait toutes les filles à leur naissance.

Le dégoût, la haine de la femme le firent jurer comme un charretier. L'abbé Mouret, après l'avoir écouté, la face calme, finit par sourire de sa violence. Il appela Voriau, qui s'était écarté dans un champ voisin.

– Et, tenez! cria Frère Archangias, en montrant un groupe d'enfants jouant au fond d'une ravine, voilà mes garnements qui manquent l'école, sous prétexte d'aller aider leurs parents dans les vignes!.. Soyez sûr que cette gueuse de Catherine est au milieu. Elle s'amuse à glisser. Vous allez voir ses jupes par-dessus sa tête. Là, qu'est-ce que je vous disais!.. A ce soir, monsieur le curé… Attendez, attendez, gredins!

Et il partit en courant, son rabat sale volant sur l'épaule, sa grande soutane graisseuse arrachant les chardons. L'abbé Mouret le regarda tomber au milieu de la bande des enfants, qui se sauvèrent comme un vol de moineaux effarouchés. Mais il avait réussi à saisir par les oreilles Catherine et un autre gamin. Il les ramena du côté du village, les tenant ferme de ses gros doigts velus, les accablant d'injures.

Le prêtre reprit sa marche. Frère Archangias lui causait parfois d'étranges scrupules; il lui apparaissait dans sa vulgarité, dans sa crudité, comme le véritable homme de Dieu, sans attache terrestre, tout à la volonté du ciel, humble, rude, l'ordure à la bouche contre le péché. Et il se désespérait de ne pouvoir se dépouiller davantage de son corps, de ne pas être laid, immonde, puant la vermine des saints. Lorsque le Frère l'avait révolté par des paroles trop crues, par quelque brutalité trop prompte, il s'accusait ensuite de ses délicatesses, de ses fiertés de nature, comme de véritables fautes. Ne devait-il pas être mort à toutes les faiblesses de ce monde? Cette fois encore, il sourit tristement, en songeant qu'il avait failli se fâcher, de la leçon emportée du Frère. C'était l'orgueil, pensait-il, qui cherchait à le perdre en lui faisant prendre les simples en mépris. Mais, malgré lui, il se sentait soulagé d'être seul, de s'en aller à petits pas, lisant son bréviaire, délivré de cette voix âpre qui troublait son rêve de tendresse pure.