Kitobni o'qish: «La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire»
AVANT-PROPOS
Les lecteurs qui voudront bien feuilleter ce recueil, selon l'ancienne méthode, en commençant par les premières pages, comprendront pourquoi deux figures aussi peu semblables l'une à l'autre, Machiavel et Frà Salimbene, s'y rencontrent tout d'abord, à la suite de la théorie de Burckhardt sur la «Civilisation de la Renaissance en Italie». Le trait dominant, pour ne pas dire la cause principale de la Renaissance italienne étant la personnalité individuelle développée parfois à l'excès, mais d'autant plus forte que les circonstances extérieures semblaient plus propres à l'opprimer ou à l'altérer, on verra comment le grand historien, aux heures les plus tristes de sa vie, est demeuré obstinément attaché à la vérité politique qu'il avait embrassée pour le bien de l'Italie, et comment l'inflexible conscience du diplomate a sauvé en lui l'honnêteté de l'homme que la ruine de sa fortune pouvait pousser à se démentir et à mentir. L'admirable liberté d'esprit qui est à l'origine de ce développement de la personnalité préexistait à la Renaissance; elle rend compte du mouvement religieux de la Péninsule dès le XIIIe siècle, car c'est dans la chrétienté italienne plus encore que dans la commune italienne qu'elle s'est surtout manifestée au moyen âge; le bon frère Salimbene, un joyeux représentant de la seconde génération franciscaine, exprime cet état original de l'esprit de sa race d'une façon si vive, qu'il est véritablement comme un précurseur de la Renaissance; je n'ai donc point hésité à le présenter de nouveau, dans la familiarité de son personnage, tel que je l'ai produit, il y a quelques années, devant un cercle intime d'amis indulgents.
Les morceaux historiques qui sont à la fin du volume sont comme une application des conséquences morales et sociales de la Renaissance, que j'ai tenté de déduire des vues philosophiques de Burckhardt. L'esprit d'individualité, qui fut longtemps la vie de la civilisation italienne, n'avait point adouci les mœurs, soit publiques, soit privées. Le tyran italien du XVe siècle, dont la valeur personnelle fut portée au suprême degré, garda toute la brutalité féodale, aggravée encore par la méfiance, la peur incessante, la pratique de la fourberie, l'insolence d'un pouvoir sans contrôle. La Renaissance s'arrêta en même temps que tomba la liberté; il n'y eut plus de tyrans, quand les provinces autonomes disparurent; mais il resta une société habituée à la violence, à la dureté des mœurs domestiques, au jeu des passions dépourvues de tout scrupule. La famille des Cenci n'est pas belle à voir de près; mais le tableau en est restitué d'après des textes sûrs, notamment d'après les pièces de l'horrible procès, et je demande d'avance pardon pour cette tragique réalité aux personnes sensibles qui aimaient tendrement Béatrice Cenci. Quant au chapitre où les juifs, les musulmans esclaves et les bonnes gens de Rome apparaissent dans la vérité lamentable de leur condition, du XVIe au XVIIIe siècle, je n'ai fait qu'y traduire, sans y ajouter un seul trait, les documents qui abondent sur ce curieux sujet, à l'Archivio de la province de Rome, au Fanfulla della domenica, à la Rassegna Settimanale, dans l'ouvrage de M. Silvagni, La Corte e la società romana, qui est écrit en partie d'après les mémoires de l'abbé Benedetti.
Restent deux études, l'une sur Cervantes et le Don Quichotte, l'autre sur notre La Fontaine. Cervantes et La Fontaine ne s'expliquent complètement que par le génie de la Renaissance, telle que l'Italie l'avait entendue. L'ironie transcendante de Cervantes procède de l'ironie de Pulci et de l'Arioste, qu'elle dépasse, il est vrai, par l'invention symbolique et l'âpreté du réalisme espagnol. Cervantes s'est dégagé, comme l'avaient fait l'Arioste et tous les poètes chevaleresques de l'Italie, de la fascination du moyen âge héroïque; mais, dans toutes les digressions critiques de son roman, il montre à quel point il est toujours attaché à l'inspiration poétique des vieux siècles. J'en dirai autant de La Fontaine. Il était facile d'indiquer la filiation qui l'unit à Boccace et à l'Arioste, et comment il fut aussi un Attique et un libre platonicien; mais c'est surtout dans ce qu'il a gardé de notre moyen âge gaulois, que le fabuliste paraît le continuateur des Italiens. Sans doute, ce ne sont point les grands souvenirs des chansons de Geste qui revivent en lui; mais nos pères avaient chanté un héros qui ne fut ni chevalier de Charlemagne ni compagnon de la Table Ronde, Renart, dont la légende avait été la contrepartie ironique de l'épopée glorieuse, la satire du monde féodal. La Fontaine reprend Renart comme l'Arioste a repris Roland, il l'invente à nouveau, il s'en divertit, il le transforme en le plaçant au point juste de l'esprit de critique et du goût littéraire de son siècle. La conciliation du passé et du présent fut non seulement dans la littérature, mais encore dans les arts du dessin, la tradition constante de la Renaissance; c'est en vertu de ce trait d'originalité que Cervantes et La Fontaine sont entrés dans ce petit volume.
Paris, 7 février 1887.
LA THÉORIE DE JACOB BURCKHARDT 1
Le titre du grand ouvrage de Jacob Burckhardt, —Die Cultur der Renaissance in Italien, – ne me semble pas rendu rigoureusement par ces mots: la Civilisation en Italie au temps de la renaissance. Un récent traducteur du Cicerone de Burckhardt écrit simplement, dans sa préface: la Culture de la renaissance. Il demeure ainsi beaucoup plus fidèle à la pensée de l'auteur, qui répète souvent: «En Italie, la culture que révélaient les œuvres de la parole écrite a précédé l'art, qui est une partie considérable de la civilisation. Dans le Nord, au contraire, par exemple dans les Flandres, l'art apparaît longtemps avant la culture, les portraits de l'école de Van Eyck avant les descriptions des écrivains moralistes.» Mais il faut s'entendre sur cette expression, la culture, et ne point l'appliquer seulement au mouvement intellectuel de l'Italie vers l'antiquité et le paganisme littéraire. Le retour aux anciens s'appelle lui-même, en Allemagne et en France, l'humanisme. Burckhardt donne à l'humanisme, dans sa théorie de la renaissance, la place qui lui convient, mais il ne le considère que comme l'effet ou le signe de la culture, de même que l'état social, les mœurs, la religion, la poésie, les arts. Le plus sûr moyen d'entendre ce titre est encore de lire le livre même, mais comme il mérite d'être lu. Ici, la curiosité d'un esprit cultivé ne suffirait point. L'étonnante diversité des questions traitées par Burckhardt peut faire d'abord illusion sur l'objet de l'ouvrage. A travers les six divisions qui le constituent, jetez au hasard les yeux sur quelques chapitres: la Tyrannie au XVe siècle, la Papauté et ses Dangers, l'État italien et l'Individu, Rome, la Ville des ruines, Découverte de la beauté et de la campagne, les Fêtes, vous vous croyez en présence d'une série de tableaux historiques et d'analyses morales. En réalité, c'est une explication scientifique, un problème de psychologie historique que Burckhardt expose et résout. Il faut, pour ne point s'égarer dans la multiplicité des points de vue ou se laisser distraire par le charme d'une érudition immense, se rappeler à chaque page que l'on étudie un chapitre capital de la philosophie de l'histoire et s'orienter sans cesse sur la doctrine de l'auteur. On aperçoit vite ce qu'il s'est proposé de mettre en lumière. Il n'écrit ni l'histoire générale de la renaissance, ni celle de la littérature, ni celle des arts; quant à celle-ci, il l'a entreprise dans un autre livre, dont une partie seulement, la classification et la description des monuments de l'architecture italienne, a paru2. Il dégage de l'observation des faits la cause qui les a produits, la direction et les caractères qu'elle leur a imposés; il nous fait saisir la loi d'un développement intellectuel, ou, si l'on veut, d'une civilisation qui a duré près de trois siècles et a renouvelé la civilisation de toute l'Europe. C'est à l'âme italienne qu'il demande le secret de la renaissance, et, par le mot de culture, il a voulu exprimer l'état intime de la conscience d'un peuple. Pour lui, tous les grands faits de cette histoire: la politique, l'érudition, l'art, la morale, le plaisir, la religion, la superstition, manifestent l'action de quelques forces vives, l'indépendance de l'esprit, le jeu constant du sens critique, l'élan de la passion, l'énergie de l'orgueil. Mais ces forces, bien coordonnées, forment une harmonie où les convoitises du cœur acceptent la discipline de l'esprit, où les violences de l'instinct concourent à la maîtrise de la raison. Jamais l'homme n'a été plus libre en face du monde extérieur, de la société, de l'église; jamais il ne s'est possédé plus pleinement lui-même. Les Italiens ont appelé virtù cet achèvement de la personnalité. La virtù n'a, il est vrai, rien de commun avec la vertu. Les virtuoses mènent le chœur de cette civilisation. Pour Burckhardt, le réveil de l'âme personnelle, le sentiment que l'individu a repris de sa valeur propre, sont non seulement le trait distinctif de la renaissance italienne, mais la cause profonde de cette renaissance.
Il fallait indiquer tout d'abord l'idée supérieure qui vivifie l'œuvre de l'illustre professeur de Bâle. Le livre est de premier ordre: il est comme le bréviaire historique de quiconque écrit ou parle sur la civilisation italienne durant la période que limitent, d'une part, le temps de Pétrarque, de l'autre, le concile de Trente. Toutefois, pour le bien posséder, on doit y revenir souvent et se former à la logique et à la méthode du maître. On doit aussi, par la réflexion, élucider plusieurs questions graves que Burckhardt considère comme résolues déjà, et sur lesquelles il n'a donné que de trop rapides aperçus. Les différents groupes de faits qui lui servent à établir sa théorie sont très riches en exemples pour le XVe siècle et le premier quart du XVIe, plus clairsemés pour le XIVe et les années qui suivent Léon X, très rares pour le XIIIe et l'âge de décadence contemporain du concile de Trente. Ainsi, les points d'attache de la renaissance, soit avec le moyen âge, soit avec le milieu du XVIe siècle, sont à peine visibles. Les personnes auxquelles la culture du moyen âge n'est point familière seront déconcertées par l'apparition un peu brusque du génie nouveau de l'Italie; elles ne saisiront que d'une façon confuse l'originalité de cette révolution intellectuelle et verront peut-être en elle une création spontanée de l'histoire, absolument indépendante du passé italien. Puis, parvenu à la dernière division, qui montre l'affaiblissement de la foi religieuse et de la morale dans la Péninsule, le lecteur cherchera sans doute la conclusion de l'ouvrage entier; il se demandera si la fin des vieilles croyances n'a point une relation étroite avec le dépérissement général de la civilisation, avec la ruine politique de l'Italie. Il pourra même se poser une question que je ne crois point paradoxale: ce développement magnifique de l'individualité qui fut, pour la renaissance, le principe même de la vie, n'a-t-il pas été, par ses propres excès, la loi mortelle du déclin? Il est donc utile d'éclairer à ses deux extrémités le livre de Burckhardt, afin d'en montrer plus sûrement l'ordonnance et le détail.
I
Le moyen âge, qui fut si violemment troublé par l'explosion fréquente de la passion individuelle, a tenté un effort singulier pour discipliner les âmes. Quelques notions très hautes, quelques institutions très fortes, le prestige de certaines traditions, l'ascendant mystique de l'autorité ont, à partir de l'époque carolingienne, organisé la société et réglé les intérêts et les consciences. L'idée de chrétienté fut la première et la plus générale de ces notions; puis vint la théorie, à la fois religieuse et politique, de l'empire et de la papauté; puis le régime féodal, groupant les faibles autour des forts et les unissant entre eux par le serment de fidélité et le devoir de la protection, fonda la hiérarchie sociale; puis les communes créèrent l'indépendance des cités ordonnées en corporations. Au sein de l'église, le monachisme réunit les plus purs parmi les chrétiens sous une loi plus austère de renoncement et d'obéissance. Enfin, la scolastique établit dans la science la tutelle de la théologie et fit concourir les esprits, même les plus fiers, à une œuvre commune de dialectique. En tout ceci, le moyen âge a mis à la fois son profond idéalisme, le sentiment qu'il avait des droits de Dieu sur l'humanité, la pitié que lui inspirait l'homme isolé, perdu dans sa faiblesse, l'angoisse que lui donnait le rêve des âmes solitaires. Dans ces moules rigoureux de la vie sociale ou religieuse, dans cette enceinte étroite de l'école sur laquelle veille l'église, la raison de l'individu, comme sa volonté, est enchaînée. Quelque mouvement qu'il fasse, il rencontre un maître: le pape, l'empereur, le comte, l'évêque, le texte des livres saints, la charte de sa commune; il se sent d'autant plus fragile que, sous ces formes visibles de l'autorité, il aperçoit la puissance de Dieu. Dieu est le suzerain universel. Le siège idéal de sa royauté est à Rome, sur le tombeau des apôtres, dans la ville sainte vers laquelle l'Occident gravite; là commandent les deux vicaires infaillibles de Dieu: le pape, dont le droit remonte à Jésus-Christ; l'empereur, qui descend de César. Tout désordre politique est donc un attentat contre la paix de la chrétienté: Recordemini Dei et vestræ christianitatis, écrit Charles le Chauve aux barons révoltés d'Aquitaine. Plus tard, même quand l'empire parut représenter d'une façon moins grande la notion de chrétienté, la primauté de Dieu domina toujours le pacte social. Le roi, les comtes, les évêques décrètent toujours au nom de la sainte Trinité. Mais la communauté parfaite, selon le cœur du moyen âge, est encore le monachisme, qui maintient l'homme dans la vision perpétuelle des choses divines. «Que le moine, écrit au XIe siècle Arnoulf de Beauvais, soit, comme Melchisédech, sans père, sans mère et sans parents. Qu'il n'appelle sur la terre ni son père ni sa mère. Qu'il se regarde comme seul et Dieu comme son père. Amen.»
On le voit, le trait original de cet âge est la soumission absolue de la conscience personnelle à une discipline inflexible. L'individu disparaît dans le cadre politique que l'église et le dogme de la monarchie œcuménique ont établi pour le repos du monde et l'exaltation du royaume de Dieu. Il disparaît dans l'ordre féodal, où le suzerain est vassal d'un seigneur plus grand, où le sujet est serf, attaché de sa personne à la terre de son maître. L'œuvre collective de la croisade appartient bien au temps où l'intérêt des particuliers, comme celui des plus grands royaumes, s'effaçait devant l'intérêt supérieur de la chrétienté. La révolution sociale des cités fut aussi une œuvre collective où l'individu acceptait le joug parfois très lourd de la loi communale. En France, ces petites républiques furent vite absorbées par la royauté. En Italie, quand elles se furent dévorées les unes les autres, elles firent sortir de leurs ruines le régime nouveau de la tyrannie: mais la tyrannie du XIVe siècle est déjà un des premiers signes de la renaissance. La scolastique a duré plus longtemps que l'empire universel, la féodalité et les communes, et c'est d'elle peut-être que les âmes ont reçu, dans les pays où elle a dominé, la plus forte empreinte. Elle avait été, en un certain sens, à ses débuts, une tentative de liberté, et la première opposition de l'esprit de critique à l'autorité. Mais elle perdit tout, dès le principe, par l'excès de sa méthode. Elle crut que l'interprétation est le fondement de la philosophie, que l'art de raisonner est la science même, et qu'un syllogisme régulier est l'instrument unique de la certitude. Elle mit donc dans la logique la philosophie tout entière. Et, comme elle avait déterminé la méthode, elle fixa les problèmes qu'elle jugeait les plus propres au jeu de l'a priori, proclama Aristote le maître par excellence, fit passer tout le cortège des sciences expérimentales sous la règle du faux péripatétisme des Arabes. L'école était condamnée au régime mortel de l'abstraction. L'église, toujours inquiète pour le dogme de la Trinité, la ramena sans cesse à l'idéalisme de Scot Erigène et de Guillaume de Champeaux. Les plus grands docteurs, Abélard, Pierre Lombard, Albert le Grand furent impuissants à rendre à la scolastique le sentiment de la réalité et de la vie, l'art de l'analyse, la liberté de l'expérience. Au commencement du XIVe siècle, Okam montra la vanité de la sagesse gothique; il rappela, par une évolution dernière, la doctrine au point où Abélard l'avait placée, à cette simple notion que les idées ne sont pas des êtres. L'école avait vécu, mais la routine scolastique, la superstition du syllogisme, abritées par l'Université de Paris comme en une forteresse, persistèrent jusqu'au jour où la France de Rabelais et de Ramus accueillit la tradition platonicienne de Florence et le rationalisme de l'Italie.
Le concert de trois pays, l'Italie, l'Allemagne, la France du nord et celle du midi, a formé la civilisation du moyen âge. Tous les trois ont accepté le régime féodal. L'Italie a créé la primauté spirituelle du saint-siège, l'Allemagne, la suzeraineté suprême de l'empire. L'Italie et la France ont fondé des communes. C'est à la France qu'appartient en propre la scolastique. Toutes les nations envoyaient à la montagne de Sainte-Geneviève leurs maîtres et leurs écoliers. On peut dire, d'une façon générale, que, dans ces trois contrées, les crises les plus graves ont marqué toute tentative pour élargir ou briser les liens rigides du moyen âge. Qu'un docteur, Abélard, essaie d'asseoir la science sur la raison; qu'une province, le Languedoc, se détache du christianisme; qu'un pape, Grégoire VII, veuille arracher son église à l'étreinte de l'empire; qu'un empereur, Frédéric II, s'attaque à l'action politique de l'église; qu'un tribun, Arnault de Brescia, entreprenne de réduire le pape à n'être dans Rome que le premier des évêques, toutes ces révoltes provoquent sur-le-champ un éclat terrible. Quiconque ose toucher à quelque partie de l'édifice sacré est un brigand, un apostat, un hérétique, une figure de l'Antéchrist. Presque toujours, c'est d'un concile que part le coup de foudre qui le terrasse. Presque tous ces martyrs peuvent, à leur dernière heure, répéter les paroles de Grégoire VII expirant, car ils ont cherché la justice et ils meurent pour la liberté.
Ainsi, au moyen âge, la tradition a primé l'invention personnelle. La vie morale tout entière s'est trouvée atteinte par cette rigueur de discipline dont l'effet s'est fait sentir dans les ouvrages de l'esprit. La France, dont le moyen âge s'est prolongé jusqu'au XVIe siècle, a vu, dès le XIVe, le déclin de son génie: sa civilisation antérieure, si pleine de promesses, a tout à coup langui, comme frappée d'un mal secret. Cependant, dès le XIIe siècle, l'Italie avait rejeté peu à peu de ses épaules la chape pesante du passé, et déjà une aurore de renaissance l'éclairait, quand le crépuscule des vieux âges semblait s'épaissir de plus en plus sur la France. Ici, nous touchons le point essentiel de la question préliminaire à la théorie de Burckhardt sur la renaissance.
On sait que les créations originales de la France du nord, entre le XIe et le XIIIe siècles, la chanson du geste, le roman chevaleresque et l'architecture ogivale, ont fait, dans toute la chrétienté, une fortune prodigieuse. C'est de nos trouvères que le monde civilisé a reçu Charlemagne et les héros de la Table-Ronde. La poésie lyrique des Provençaux eut à peu près un pareil rayonnement dans toute l'Europe latine. Nos troubadours ont promené leur lyre en Sicile, en Toscane, en Catalogne, en Portugal. L'Italie laisse entrevoir, dans ses plus anciennes œuvres lyriques, l'influence provençale. Vers l'an 1200, la première littérature de la Péninsule, dans la région du Pô et de l'Adige, est réellement franco-italienne. Le troubadour lombard Sordello écrivit en langue d'oïl. Jusqu'au XVe siècle, l'Italie a traduit, refondu, compilé les romanzi franceschi que Dante lisait; elle mélangeait les matières de France et de Bretagne en des livres populaires qui inspireront plus tard Pulci et l'Arioste. Un si étonnant succès peut s'expliquer par plusieurs causes. La figure de Charlemagne était toujours le plus auguste souvenir de l'histoire. L'empereur avait accompli trois choses qui le rendaient sacré pour le moyen âge: il avait fondé la justice, élevé l'église et repoussé les païens. Il avait ranimé l'image de l'empire romain; il faisait trembler la terre sous les pas de son cheval. Avec Charlemagne commence vraiment la chrétienté. Derrière lui marchaient ses pairs, Roland, Turpin, Renauld, transfigurés par la gloire de Charles et qui se prêtaient encore mieux que lui aux fantaisies de l'imagination poétique. La réalité historique des personnages de la Table-Ronde était bien plus indécise: mais le moyen âge retrouvait en eux tous ses rêves et toutes ses larmes, l'amour mystique, le culte de la femme, le sentiment résigné de la vie, la voix maternelle de la nature et des fées, la vision du Paradis terrestre. Artus, Merlin, Lancelot, Perceval, Tristan, chevaliers, prophètes et justiciers, berçaient d'espérance les peuples courbés sous l'oppression féodale, les croisés allant à la terre-sainte, les âmes délicates que le charme d'un amour plus fort que la mort consolait des misères du siècle. Aux poètes de notre Midi, l'Europe demandait les mêmes émotions, des chants d'amour et des cris de guerre. La France eut encore le temps, avant l'heure de son déclin, de donner à plusieurs de nos voisins la vieille épopée moqueuse de Renart, c'est-à-dire la parodie du monde féodal, la revanche des vilains contre les seigneurs, des cœurs médiocres contre les preux, des laïques contre l'église.
La littérature française des hauts siècles exprimait à merveille ce que tout l'Occident pensait, regrettait ou souhaitait. Mais cette littérature, avec sa grâce d'adolescence, n'avait rien encore qui pût déconcerter les nations pour lesquelles, dans l'ordre de la civilisation, la France semblait une sœur aînée. Elle était d'une candeur exquise, très intelligible à des esprits jeunes. Elle put, sans peine, devenir populaire à l'étranger. Plus parfaite, elle fût demeurée plus étroitement nationale. Sa naïveté même l'a faite européenne. Il serait injuste de lui reprocher comme un défaut ce trait de caractère, car il était de son âge. La conscience de nos vieux poètes est une fleur encore à demi-close; les dons de la maturité morale, les retours de la réflexion, la curiosité des mystères du cœur, l'art d'inventer, à l'aide de ses émotions personnelles, la passion d'autrui, l'art, plus difficile, de créer le récit en vue de l'émotion d'autrui, et de toucher le lecteur par les nuances de la composition, n'était point à la portée des trouvères. C'est l'imagination impersonnelle du moyen âge qui vit en eux. Ils rendent à leur siècle et au monde les légendes d'amour ou de batailles qui peuplaient la mémoire des foules. Leur expérience est bien courte encore et ils se soucient peu de dégager l'histoire des traditions confuses qui viennent à eux. M. Pio Raina, dans son livre sur les Origines de l'épopée française, vient de montrer que les souvenirs de l'époque mérovingienne se retrouvent dans nos chansons de geste carolingiennes. Prenez maintenant les troubadours. Leur forme est très variée, savante même; leur inspiration est toute juvénile: sensualité timide, tendresse spirituelle plutôt que touchante, larmes vite essuyées, colères d'enfant aussitôt dissipées ou qui s'émoussent en se portant à la fois contre tous ceux que hait le poète, tel est le génie des Provençaux. Ils chantent la passion comme les poètes du moyen âge occidental, français ou allemands, chantent la nature; ceux-ci s'intéressent aux fleurs, à la bruyère, au rayon de soleil; il n'y a chez eux qu'un premier plan et pas de lointain: ils peignent avec d'éclatantes couleurs l'objet qui est sous leurs yeux, la sensation fugitive qui les aiguillonne; personne ne sait encore voir et ne peut mesurer les dernières profondeurs de la nature ou du cœur humain.
Était-il réservé à la France du nord de produire un Dante ou un Arioste, à la France méridionale d'avoir un Guido Cavalcanti ou un Pétrarque? La croisade des Albigeois n'a pas laissé à notre Midi le loisir de donner tous ses fruits; une civilisation noble, brusquement disparue, a emporté le secret de son propre avenir. La littérature d'oïl a poursuivi sans trouble le cours de sa destinée. Aux XIIe et XIIIe siècles, la France lisait et paraissait comprendre les écrivains latins; la culture classique aidait lentement aux progrès de la conscience littéraire. Toutefois, au temps de saint Louis, quand déjà la nationalité française se reconnaissait clairement, tout effort pour créer une littérature réfléchie était encore prématuré. Comparez la débilité gracieuse de l'esprit de Joinville à la santé intellectuelle de son contemporain italien Marco Polo. Déjà, cependant, la veine chevaleresque s'épuisait: les compilateurs refondaient, abrégeaient, traduisaient en prose ou grossissaient démesurément les anciens ouvrages. La bibliothèque de don Quichotte était commencée. Impuissants à rajeunir la tradition littéraire, les écrivains en cherchèrent une nouvelle. On vit alors à quel point trois siècles de scolastique avaient usé les ressorts de l'esprit français. Comme on ne savait plus raisonner sur des choses réelles, on ne fut plus capable de créer des figures vivantes. L'École, après avoir arrêté la science, dessécha la poésie. On entra dans l'âge des abstractions et des chimères versifiées. Charlemagne, Roland, Merlin, ne sont plus que de purs accidents, des quiddités littéraires que l'on rejette; désormais, les universaux seuls ont le droit de se mouvoir et de parler, je ne dis pas d'agir: les vices et les vertus, les espèces et les genres qui peuplaient déjà la première partie du Roman de la Rose, sont rejoints, dans la seconde, par les deux hautes quintessences, Raison et Nature, que n'embarrassent point des dissertations de trois mille vers. La prédication subtile envahit tout le champ poétique. L'allégorie théologique se glisse dans le Roman de Renart et en éteint la gaîté. Le symbolisme enveloppe d'un brouillard cette littérature doctorale; seules, les formes toutes bourgeoises, moqueuses, le fabliau, le mystère, le conte, la sottie, se maintiennent en joie. Mais que nous sommes loin de la Chanson de Roland!
L'art français, par excellence, l'architecture ogivale, dépérit du même mal que la poésie. Longtemps elle avait gardé les traditions graves du roman, les solides piliers, les grandes lignes, les proportions qui rassurent l'œil. Elle respectait alors les lois de la matière. Mais voici qu'elle se passionne pour la légèreté jusqu'à la folie. Elle exagère les hauteurs et les vides, raréfie la pierre, réduit les murs au dernier degré de maigreur, se joue des piliers et des voûtes comme si ces masses n'étaient que des formes géométriques; la pesanteur et l'équilibre, la loi ne compte plus pour elle. Il s'agit d'élever dans la nue le rêve ciselé des flèches et des tours; le détail, raffiné à outrance, multiplié en triangles aigus, afin de supporter l'ensemble aérien, monte toujours et absorbe non seulement les lignes horizontales, mais toutes les grandes lignes. La cathédrale, maintenue contre toute vraisemblance, étagée par mille contreforts, véritable sophisme de pierre, fait penser aux syllogismes de l'école, où le raisonnement, privé de raison dans les prémisses, vacille et s'affaisserait s'il n'était soutenu par le sophisme voisin. Cet art tourmenté et malade tuait les autres arts: l'austère statue du XIIe siècle n'aurait plus de place pour se tenir debout; la statuette délicate du XIIIe est réduite au rôle de broderie; la sculpture finit par l'imagerie, la laideur se mêle au pathétique dans les Ecce Homo et les Christ de douleur; la Madone, l'Enfant ont perdu toute noblesse; l'Enfant n'est plus «que le fils d'un bourgeois qu'on amuse»; la gargouille impudente, la fleur bizarre, le diablotin grotesque, altèrent de plus en plus la figure mystique de l'église; la peinture sur verre se corrompt par la recherche du détail et l'ambition de l'effet.
L'expérience historique du moyen âge a donc été complète pour la France. Notre civilisation n'a point su prolonger ou rajeunir son originalité. La culture première de l'Occident a produit chez nous ses dernières conséquences. L'Italie, rebelle de bonne heure à cette culture, a fait manquer chez elle l'expérience. Son moyen âge portait les germes les plus féconds de sa renaissance.
Toujours elle eut dans le concert de la chrétienté, une physionomie très particulière. Envahie tour à tour par les Goths, les Lombards, les Arabes, les Normands, dominée par les Byzantins, les Francs, les Hohenstaufen, les Angevins, elle ne prit de ses maîtres que ce qui lui plut et arrangea à son gré sa civilisation, sa vie publique et sa foi. De l'histoire de Rome elle n'avait voulu conserver que des traditions de liberté, entretenues par la persistance de ses corporations d'artisans, et une image idéale qui lui servait de modèle pour bien juger le régime de la double monarchie universelle et l'ordre féodal. Elle porta plus légèrement que personne ce triple joug, parce qu'elle rencontra vite l'art d'opposer l'un à l'autre et d'affaiblir l'un par l'autre les deux souverains de l'Occident, l'empereur et le pape. Elle sut empêcher, par la résistance de l'église, l'absolue primauté de l'empire; elle arrêta sans cesse, par l'appui qu'elle prêtait aux empereurs et les prétentions obstinées de la commune de Rome, les progrès de la primauté temporelle de l'église; elle employa très habilement tantôt le pape, tantôt l'empereur, à l'affaiblissement des comtes et à la protection des républiques municipales. Quand elle se fut délivrée du despotisme des seigneurs, il se trouva qu'elle avait du même coup diminué le saint-siège et l'empire en détruisant la hiérarchie qui les soutenait; elle avait les mains plus libres du côté de l'un et de l'autre; tous les deux devaient désormais composer avec une Italie communale, tantôt gibeline et tantôt guelfe qui, par ses ligues militaires, savait manifester les vues d'une politique vraiment nationale. Elle eut alors une histoire plus tragique qu'aucun autre peuple, parce qu'à Rome était le nœud de tous les problèmes qui agitaient la chrétienté, mais, au fond, cette histoire est tout à fait consciente. En dehors des Deux-Siciles qui subissaient toujours quelque domination étrangère, l'Italie a cherché un ordre social nouveau, fondé sur l'autonomie des villes, et bientôt sur celle des provinces, un régime où la suzeraineté de l'empereur et celle du pape n'étaient plus que fictives, où le saint-siège, jusqu'au XVe siècle, se vit sans cesse dépossédé de sa royauté temporelle par la commune de Rome, mais où l'église romaine gardait toujours son prestige en tant qu'œuvre maîtresse du génie italien. L'Italie a tourmenté les papes; elle les a vus sans remords, pendant trois siècles, fuir, proscrits et outragés, sur tous ses chemins; jamais elle n'a consenti à se rallier aux antipapes, presque tous Allemands, que lui donnaient les empereurs. Au temps des papes d'Avignon, elle a résisté aux séductions d'un schisme; au temps du grand schisme, elle a su réserver à ses pontifes propres la légitimité apostolique.