Faqat Litresda o'qing

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Kitobni o'qish: «Le petit vieux des Batignolles»

Shrift:
J. – B. CASIMIR GODEUIL

Il y a de cela trois ou quatre mois, un homme d’une quarantaine d’années, correctement vêtu de noir, se présentait aux bureaux de rédaction du Petit Journal.

Il apportait un manuscrit d’une écriture à faire pâmer d’aise l’illustre Brard, le prince des calligraphes.

– Je repasserai, nous dit-il, dans une quinzaine, savoir ce que vous pensez de mon travail.

***

Religieusement le manuscrit fut placé dans le carton des «ouvrages à lire,» personne n’ayant eu la curiosité d’en dénouer la ficelle…

Et le temps passa…

Je dois ajouter qu’on dépose beaucoup de manuscrits au Petit Journal, et que l’emploi de lecteur n’y est pas une sinécure.

***

Le monsieur, cependant, ne reparut pas, et on l’avait oublié, quand un matin celui de nos collaborateurs qui est chargé des lectures, nous arriva tout émoustillé.

– Par ma foi! s’écria-t-il en entrant, je viens de lire quelque chose de véritablement extraordinaire.

– Quoi donc? lui demandâmes-nous.

– Le manuscrit de ce monsieur, vous savez, tout de noir habillé… Ah! il n’y a pas à m’en défendre, j’ai été «empoigné!..»

Et comme nous le raillions de son enthousiasme, lui qui par état ne s’enthousiasme guère, il jeta le manuscrit sur la table en nous disant:

– Lisez plutôt!..

***

C’en était assez pour nous intriguer sérieusement.

L’un de nous s’empara du manuscrit, et à la fin de la semaine il avait fait le tour de la rédaction.

Et l’avis unanime fut:

– Il faut absolument que le Petit Journal publie cela.

***

Mais ici une difficulté se présenta que personne n’avait prévue:

Le manuscrit ne portait pas de nom d’auteur. Une carte de visite seulement y était jointe, où on lisait: J. – B. – Casimir Godeuil.

D’adresse, point.

Que faire? Publier le travail sans en connaître l’auteur?.. C’était scabreux. Pour chaque ligne imprimée, il faut un homme qui en endosse la responsabilité.

Il fut donc convenu qu’on rechercherait ce trop modeste auteur, et durant quelques jours la direction du Petit Journal s’informa et envoya aux renseignements de tous côtés.

Rien… Personne ne connaissait J. – B. – Casimir Godeuil.

***

C’est alors, et en désespoir de cause, que furent apposées les énigmatiques affiches qui, pendant une semaine, ont tant intrigué Paris – et aussi un peu la province.

– Qui peut être, se demandait-on, ce J. – B. – Casimir Godeuil qu’on réclame ainsi?

Les uns tenaient pour un enfant prodigue enfui de la maison paternelle, d’autres pour un introuvable héritier, le plus grand nombre pour un caissier envolé…

Mais notre but était rempli.

La colle des affiches n’était pas sèche encore, que M. J. – B. – Casimir Godeuil accourait, et que le Petit Journal traitait avec lui pour la publication du drame intitulé le Petit Vieux des Batignolles qui commençait la série de ses mémoires1.

Ceci dit, nous laissons la parole à J. – B. – Casimir Godeuil. Il avait fait précéder son récit de la courte préface suivante que nous avons cru devoir conserver parce qu’elle fait connaître ce qu’il était et quel but très-louable il poursuivait en écrivant ses souvenirs.

AVANT-PROPOS

On venait d’amener un prévenu devant le juge d’instruction, et malgré ses dénégations, ses ruses et un alibi qu’il invoquait, il fut convaincu de faux et de vol avec effraction.

Accablé par l’évidence des charges que j’avais réunies contre lui, il avoua son crime en s’écriant:

– Ah! si j’avais su de quels moyens disposent la justice et la police, et combien il est impossible de leur échapper, je serais resté honnête homme.

C’est en entendant cette réponse que l’idée me vint de recueillir mes souvenirs.

– Il faut qu’on sache!.. me disais-je.

Et en publiant aujourd’hui mes mémoires, j’ai l’espérance, je dirai plus, j’ai la conviction d’accomplir une œuvre morale d’une haute utilité.

N’est-ce pas être utile, en effet, que de dépouiller le crime de sa sinistre poésie, et de le montrer tel qu’il est: lâche, ignoble, abject, repoussant?..

N’est-ce pas être utile que de prouver qu’il n’est pas au monde d’êtres aussi misérables que les insensés qui ont déclaré la guerre à la société?

Voilà ce que je prétends faire.

J’établirai irrécusablement qu’on a tout intérêt – et je dis un intérêt immédiat, positif, mathématique, escomptable même, à être honnête.

Je démontrerai clair comme le jour qu’avec notre organisation sociale, grâce au chemin de fer et au télégraphe électrique, l’impunité est impossible.

Le châtiment peut se faire attendre… il vient toujours.

Et alors, sans doute, il se rencontrera des malheureux qui réfléchiront avant de s’abandonner…

Plus d’un, que le faible murmure de sa conscience n’eût pas retenu, sera arrêté par la voix salutaire de la peur…

Dois-je expliquer maintenant ce que sont ces souvenirs?

J’essaye de décrire les luttes, le succès et les défaites d’une poignée d’hommes dévoués chargés d’assurer la sécurité de Paris.

Combien sont-ils pour tenir en échec tous les malfaiteurs d’une capitale qui, avec sa banlieue, compte plus de trois millions d’habitants?

Ils sont deux cents.

C’est à eux que je dédie ce livre.

Et ceci dit, je commence.

LE PETIT VIEUX DES BATIGNOLLES

I

Lorsque j’achevais mes études pour devenir officier de santé, – c’était le bon temps, j’avais vingt-trois ans, – je demeurais rue Monsieur-le-Prince; presque au coin de la rue Racine.

J’avais là, pour trente francs par mois, service compris, une chambre meublée qui en vaudrait bien cent aujourd’hui; si vaste que je passais très-aisément les manches de mon paletot sans ouvrir la fenêtre.

Sortant de bon matin pour suivre les visites de mon hôpital, rentrant fort tard parce que le café Leroy avait pour moi d’irrésistibles attraits, c’est à peine si je connaissais de vue les locataires de ma maison, gens paisibles tous, rentiers ou petits commerçants.

Il en est un, cependant, avec qui, peu à peu, je finis par me lier.

C’était un homme de taille moyenne, à physionomie insignifiante, toujours scrupuleusement rasé, et qu’on appelait, gros comme le bras, monsieur Méchinet.

Le portier le traitait avec une considération toute particulière, et ne manquait jamais, quand il passait devant sa loge, de retirer vivement sa casquette.

L’appartement de M. Méchinet ouvrant sur mon palier, juste en face de la porte de ma chambre, nous nous étions à diverses reprises trouvés nez à nez. En ces occasions, nous avions l’habitude de nous saluer.

Un soir, il entra chez moi me demander quelques allumettes; une nuit, je lui empruntai du tabac; un matin, il nous arriva de sortir en même temps et de marcher côte à côte un bout de chemin en causant…

Telles furent nos premières relations.

Sans être ni curieux ni défiant, – on ne l’est pas à l’âge que j’avais alors, – on aime à savoir à quoi s’en tenir sur le compte des gens avec lesquels on se lie.

J’en vins donc naturellement, non pas à observer l’existence de mon voisin, mais à m’occuper de ses faits et gestes.

Il était marié, et madame Caroline Méchinet, blonde et blanche, petite, rieuse et dodue, paraissait adorer son mari.

Mais la conduite de ce mari n’en était pas plus régulière. Fréquemment il décampait avant le jour et souvent le soleil était levé quand je l’entendais regagner son domicile. Parfois il disparaissait des semaines entières…

Que la jolie petite madame Méchinet tolérât cela, voilà ce que je ne pouvais concevoir.

Intrigué, je pensai que notre portier, bavard d’ordinaire comme une pie, me donnerait quelques éclaircissements.

Erreur!.. A peine avais-je prononcé le nom de Méchinet qu’il m’envoya promener de la belle façon, me disant, en roulant de gros yeux, qu’il n’était pas dans ses habitudes de «moucharder» ses locataires.

Cet accueil redoubla si bien ma curiosité que, bannissant toute vergogne, je m’attachai à épier mon voisin.

Alors, je découvris des choses qui me parurent énormes.

Une fois, je le vis rentrer habillé à la dernière mode, la boutonnière endimanchée de cinq ou six décorations; le surlendemain, je l’aperçus dans l’escalier vêtu d’une blouse sordide et coiffé d’un haillon de drap qui lui donnait une mine sinistre.

Et ce n’est pas tout. Par une belle après-midi, comme il sortait, je vis sa femme l’accompagner jusqu’au seuil de leur appartement, et là l’embrasser avec passion, en disant:

– Je t’en supplie, Méchinet, sois prudent, songe à ta petite femme!

Sois prudent!.. Pourquoi?.. A quel propos? Qu’est-ce que cela signifiait?.. La femme était donc complice!..

Ma stupeur ne devait pas tarder à redoubler.

Une nuit, je dormais profondément, quand soudain on frappa à ma porte à coups précipités.

Je me lève, j’ouvre…

M. Méchinet entre, ou plutôt se précipite chez moi, les vêtements en désordre et déchirés, la cravate et le devant de sa chemise arrachés, la tête nue, le visage tout en sang…

– Qu’arrive-t-il? m’écriai-je épouvanté.

Mais lui, me faisant signe de me taire:

– Plus bas!.. dit-il, on pourrait vous entendre… Ce n’est peut-être rien quoique je souffre diablement… Je me suis dit que vous, étudiant en médecine, vous sauriez sans doute me soigner cela…

Sans mot dire, je le fis asseoir, et je me hâtai de l’examiner et de lui donner les soins nécessaires.

Encore qu’il y eût eu une grande effusion de sang, la blessure était légère… Ce n’était, à vrai dire, qu’une éraflure superficielle partant de l’oreille gauche et s’arrêtant à la commissure des lèvres.

Le pansement terminé:

– Allons, me voilà encore sain et sauf pour cette fois, me dit M. Méchinet. Mille remerciements, cher monsieur Godeuil. Surtout, de grâce, ne parlez à personne de ce petit accident, et… bonne nuit.

Bonne nuit!.. Je songeais bien à dormir, vraiment!

Quand je me rappelle tout ce qu’il me passa par la cervelle d’hypothèses saugrenues et d’imaginations romanesques, je ne puis m’empêcher de rire.

M. Méchinet prenait dans mon esprit des proportions fantastiques.

Lui, le lendemain, vint tranquillement me remercier encore et m’invita à dîner.

Si j’étais tout yeux et tout oreilles en pénétrant dans l’intérieur de mes voisins, on le devine. Mais j’eus beau concentrer toute mon attention, je ne surpris rien de nature à dissiper le mystère qui m’intriguait si fort.

A dater de ce dîner, cependant, nos relations furent plus suivies. Décidément, M. Méchinet me prenait en amitié. Rarement une semaine s’écoulait sans qu’il m’emmenât manger sa soupe, selon son expression, et presque tous les jours, au moment de l’absinthe, il venait me rejoindre au café Leroy, et nous faisions une partie de dominos.

C’est ainsi qu’un certain soir du mois de juillet, un vendredi, sur les cinq heures, il était en train de me battre à plein double-six, quand un estafier, d’assez fâcheuse mine, je le confesse, entra brusquement et vint murmurer à son oreille quelques mots que je n’entendis pas.

Tout d’une pièce et le visage bouleversé, M. Méchinet se dressa.

– J’y vais, fit-il; cours dire que j’y vais.

L’homme partit à toutes jambes, et alors me tendant la main:

– Excusez-moi, ajouta mon vieux voisin, le devoir avant tout… nous reprendrons notre partie demain.

Et comme, tout brûlant de curiosité, je témoignais beaucoup de dépit, disant que je regrettais bien de ne le point accompagner:

– Au fait, grommela-t-il, pourquoi pas? Voulez-vous venir? Ce sera peut-être intéressant…

Pour toute réponse, je pris mon chapeau et nous sortîmes…

II

Certes, j’étais loin de me douter que je hasardais là une de ces démarches insignifiantes, en apparence, qui ont sur la vie entière une influence décisive.

– Pour le coup, pensais-je à part moi, je tiens le mot de l’énigme!..

Et tout plein d’une sotte et puérile satisfaction, je trottais comme un chat maigre aux côtés de M. Méchinet.

Je dis: je trottais, parce que j’avais fort à faire pour ne pas me laisser distancer par le bonhomme.

Il allait, il allait, tout le long de la rue Racine, bousculant les passants, comme si sa fortune eût dépendu de ses jambes.

Place de l’Odéon, par bonheur, un fiacre nous croisa.

M. Méchinet l’arrêta, et ouvrant la portière:

– Montez, monsieur Godeuil, me dit-il.

J’obéis, et il prit place à mes côtés après avoir crié au cocher, d’un ton impératif:

– Rue Lécluse, 39, aux Batignolles… et, bon train!

La longueur de la course arracha au cocher un chapelet de jurons. N’importe, il étrilla ses rosses d’un maître coup de fouet et la voiture roula.

– Ah! c’est aux Batignolles que nous allons? demandai-je alors avec un sourire de courtisan.

Mais M. Méchinet ne me répondit pas; je doute même qu’il m’entendît.

Une métamorphose complète s’opérait en lui. Il ne paraissait pas ému, précisément, mais ses lèvres pincées et la contraction de ses gros sourcils en broussaille trahissaient une poignante préoccupation. Ses regards, perdus dans le vide, y semblaient étudier les termes de quelque problème insoluble.

Il avait tiré sa tabatière, et incessamment il y puisait d’énormes prises, qu’il pétrissait entre l’index et le pouce, qu’il massait, qu’il portait à son nez et que pourtant il n’aspirait pas.

Car c’était chez lui un tic que j’avais observé et qui me réjouissait beaucoup.

Ce digne homme, qui avait le tabac en horreur, était toujours armé d’une tabatière de financier de vaudeville.

Lui advenait-il quelque chose d’imprévu, d’agréable ou de fâcheux, crac, il la sortait de sa poche et paraissait priser avec fureur.

Souvent, la tabatière était vide, son geste restait le même.

J’ai su, plus tard, que c’était un système à lui, pour dissimuler ses impressions et détourner l’attention de ses interlocuteurs.

Nous avancions, cependant…

Le fiacre remontait non sans peine la rue de Clichy… Il traversa le boulevard extérieur, s’engagea dans la rue de Lécluse, et ne tarda pas à s’arrêter à quelque distance de l’adresse indiquée.

Aller plus loin était matériellement impossible, tant la rue était obstruée par une foule compacte.

Devant la maison portant le numéro 39, deux ou trois cents personnes stationnaient, le cou tendu, l’œil brillant, haletantes de curiosité, difficilement contenues par une demi-douzaine de sergents de ville, qui multipliaient en vain et de leur plus rude voix leurs: «Circulez, messieurs, circulez!..»

Descendus de voiture, nous nous approchâmes, nous faufilant péniblement à travers les badauds.

Déjà, nous touchions la porte du numéro 39, quand un sergent de ville nous repoussa rudement.

– Retirez-vous!.. On ne passe pas!..

Mon compagnon le toisa et, se redressant:

– Vous ne me connaissez donc pas? fit-il. Je suis Méchinet, et ce jeune homme, – il me montrait, – est avec moi.

– Pardon!.. Excusez!.. balbutia l’agent en portant la main à son tricorne, je ne savais pas… donnez-vous la peine d’entrer.

Nous entrâmes.

Dans le vestibule, une puissante commère, la concierge évidemment, plus rouge qu’une pivoine, pérorait et gesticulait au milieu d’un groupe de locataires de la maison.

– Où est-ce? lui demanda brutalement M. Méchinet.

– Au troisième, cher monsieur, répondit-elle; au troisième, la porte à droite. Jésus mon Dieu! quel malheur!.. dans une maison comme la nôtre! Un si brave homme!

Je n’en entendis pas davantage. M. Méchinet s’était élancé dans les escaliers, et je le suivais, montant quatre à quatre, le cœur me battant à me couper la respiration.

Au troisième étage, la porte de droite était ouverte.

Nous entrons, nous traversons une antichambre, une salle à manger, un salon, et enfin nous arrivons à une chambre à coucher…

Je vivrais mille ans, que je n’oublierais pas le spectacle qui frappa mes yeux… Et en ce moment même où j’écris, après bien des années, je le revois jusqu’en ses moindres détails.

A la cheminée faisant face à la porte, deux hommes étaient accoudés: un commissaire de police, ceint de son écharpe, et un juge d’instruction.

A droite, assis à une table, un jeune homme, le greffier, écrivait.

Au milieu de la pièce, sur le parquet, gisait dans une mare de sang coagulé et noir le cadavre d’un vieillard à cheveux blancs… Il était étendu sur le dos, les bras en croix.

Terrifié, je demeurai cloué sur le seuil, si près de défaillir que, pour ne pas tomber, je fus obligé de m’appuyer contre l’huisserie.

Ma profession m’avait familiarisé avec la mort; depuis longtemps déjà j’avais surmonté les répugnances de l’amphithéâtre, mais c’était la première fois que je me trouvais en face d’un crime.

Car il était évident qu’un crime abominable avait été commis…

Moins impressionnable que moi, mon voisin était entré d’un pas ferme.

– Ah! c’est vous, Méchinet, lui dit le commissaire de police, je regrette bien de vous avoir fait déranger.

– Pourquoi?

– Parce que nous n’aurons pas besoin de votre savoir faire… Nous connaissons le coupable, j’ai donné des ordres et il doit être arrêté à l’heure qu’il est.

Chose bizarre! Au geste de M. Méchinet, on eût pu croire que cette assurance le contrariait…

Il tira sa tabatière, prit deux ou trois de ses prises fantastiques, et dit:

– Ah! le coupable est connu!..

Ce fut le juge d’instruction qui répondit:

– Et connu d’une façon certaine et positive, oui, M. Méchinet… Le crime commis, l’assassin s’est enfui, croyant que sa victime avait cessé de vivre… il se trompait. La Providence veillait… ce malheureux vieillard respirait encore… Rassemblant toute son énergie, il a trempé un de ses doigts dans le sang qui s’échappait à flots de sa blessure, et là, sur le parquet, il a écrit avec son sang le nom de son meurtrier, le dénonçant ainsi à la justice humaine… Regardez plutôt.

Ainsi prévenu, j’aperçus ce que tout d’abord je n’avais pas vu.

Sur le parquet, en grosses lettres mal formées et cependant lisibles, on avait écrit avec du sang: MONIS…

– Eh bien?.. interrogea M. Méchinet.

– C’est là, répondit le commissaire de police, le commencement du nom d’un neveu du pauvre mort… un neveu qu’il affectionnait, et qui se nomme Monistrol…

– Diable!.. fit mon voisin.

– Je ne suppose pas, reprit le juge d’instruction, que le misérable essaye de nier… les cinq lettres sont contre lui une charge accablante… A qui, d’ailleurs, profite ce crime si lâche?.. A lui seul, unique héritier de ce vieillard qui laisse, dit-on, une grande fortune… Il y a plus: c’est hier soir que l’assassinat a été commis… Eh bien! hier soir, personne n’a visité ce pauvre vieux que son neveu… La concierge l’a vu arriver vers neuf heures et ressortir un peu avant minuit…

– C’est clair, approuva M. Méchinet, c’est très-clair, ce Monistrol n’est qu’un imbécile.

Et, haussant les épaules:

– A-t-il seulement volé quelque chose, demanda-t-il; a-t-il fracturé quelque meuble pour donner le change sur le mobile du crime?..

– Rien, jusqu’ici, ne nous a paru dérangé, répondit le commissaire… Vous l’avez dit, le misérable n’est pas fort… dès qu’il se verra découvert, il avouera.

Et là-dessus, le commissaire de police et M. Méchinet se retirèrent dans l’embrasure de la fenêtre et s’entretinrent à voix basse, pendant que le juge donnait quelques indications à son greffier.

III

Désormais, j’étais fixé.

J’avais voulu savoir au juste ce que faisait mon énigmatique voisin… je le savais.

Maintenant s’expliquaient le décousu de sa vie, ses absences, ses rentrées tardives, ses soudaines disparitions, les craintes et la complicité de sa jeune femme, la blessure que j’avais soignée.

Mais que m’importait ma découverte!

Je m’étais remis peu à peu, la faculté de réfléchir et de délibérer m’était revenue, et j’examinais tout, autour de moi, avec une âpre curiosité.

D’où j’étais, accoté contre le chambranle de la porte mon regard embrassait l’appartement entier.

Rien, absolument rien, n’y trahissait une scène de meurtre.

Tout, au contraire, décelait l’aisance et en même temps des habitudes parcimonieuses et méthodiques.

Chaque chose était en place; il n’y avait pas un faux pli aux rideaux, et le bois des meubles étincelait, accusant des soins quotidiens.

Il paraissait évident, d’ailleurs, que les conjectures du juge d’instruction et du commissaire de police étaient exactes, et que le pauvre vieillard avait été assassiné la veille au soir, au moment où il se disposait à se coucher.

En effet, le lit était ouvert, et sur la couverture étaient étalés une chemise et un foulard de nuit. Sur la table, à la tête du lit, j’apercevais un verre d’eau sucrée, une boîte d’allumettes chimiques et un journal du soir, la Patrie.

Sur un coin de la cheminée brillait un chandelier, un bon gros et solide chandelier de cuivre… Mais la bougie qui avait éclairé le crime était consumée, le meurtrier s’était enfui sans la souffler, et elle avait brûlé jusqu’au bout, noircissant l’albâtre d’un brûle-tout où elle était fixée.

Ces détails, je les avais constatés d’un coup, sans effort, sans pour ainsi dire que ma volonté y fût pour rien.

Mon œil remplissait le rôle d’un objectif photographique, le théâtre du meurtre s’était fixé dans mon esprit comme sur une plaque préparée, avec une telle précision, que nulle circonstance n’y manquait, avec une telle solidité qu’aujourd’hui encore je pourrais dessiner l’appartement du «petit vieux des Batignolles,» sans rien oublier, sans oublier même un bouchon à demi recouvert de cire verte qu’il me semble voir encore par terre, sous la chaise du greffier.

C’était une faculté extraordinaire, qui m’a été départie, ma faculté maîtresse, que je n’avais pas encore eu l’occasion d’exercer, qui tout à coup se révélait en moi.

Alors, j’étais bien trop vivement ému pour analyser mes impressions.

Je n’avais qu’un désir, obstiné, brûlant, irrésistible: m’approcher du cadavre étendu à deux mètres de moi.

Je luttai d’abord, je me défendis contre l’obsession de cette envie. Mais la fatalité s’en mêlait… je m’approchai.

Avait-on remarqué ma présence?.. je ne le crois pas.

Personne, en tout cas, ne faisait attention à moi.

M. Méchinet et le commissaire de police causaient toujours près de la fenêtre; le greffier, à demi-voix, relisait au juge d’instruction son procès-verbal.

Ainsi, rien ne s’opposait à l’accomplissement de mon dessein.

Et d’ailleurs, je dois le confesser, une sorte de fièvre me tenait qui me rendait comme insensible aux circonstances extérieures et m’isolait absolument.

Cela est si vrai, que j’osai m’agenouiller près du cadavre, pour mieux voir et de plus près.

Loin de songer qu’on allait me crier: «Que faites-vous là?..» j’agissais lentement et posément, en homme qui, ayant reçu une mission, l’exécute.

Ce malheureux vieillard me parut avoir de soixante-dix à soixante-quinze ans. Il était petit et très-maigre, mais solide certainement et bâti pour passer la centaine. Il avait beaucoup de cheveux encore, d’un blanc jaunâtre, bouclés sur la nuque. Sa barbe grise, forte et drue, paraissait n’avoir pas été faite depuis cinq ou six jours; elle devait avoir poussé depuis qu’il était mort. Cette circonstance que j’avais souvent remarquée chez nos sujets de l’amphithéâtre ne m’étonna pas.

Ce qui me surprit, ce fut la physionomie de l’infortuné. Elle était calme, je dirai plus, souriante. Les lèvres s’entr’ouvraient comme pour un salut amical.

La mort avait donc été terriblement prompte, qu’il conservait cette expression bienveillante!..

C’était la première idée qui se présentait à l’esprit.

Oui, mais comment concilier ces deux circonstances inconciliables: une mort soudaine, et ces cinq lettres: Monis… que je voyais en traits de sang sur le parquet?

Pour écrire cela, quels efforts n’avait-il pas fallu à un homme mourant!.. L’espoir seul de la vengeance avait pu lui prêter une telle énergie… Et quelle rage n’avait pas dû être la sienne, de se sentir expirer avant d’avoir pu tracer en entier le nom de son assassin…

Et cependant le visage du cadavre semblait me sourire.

Le pauvre vieux avait été frappé à la gorge et l’arme avait traversé le cou de part en part.

L’instrument du crime devait être un poignard, ou plutôt un de ces redoutables couteaux catalans, larges comme la main, qui coupent des deux côtés et qui sont aussi pointus qu’une aiguille…

De ma vie, je n’avais été remué par d’aussi étranges sensations.

Mes tempes battaient avec une violence inouïe, et mon cœur, dans ma poitrine, se gonflait à la briser.

Qu’allais-je donc découvrir?..

Poussé par une force mystérieuse et irrésistible, qui annihilait ma volonté, je pris entre mes mains, pour les examiner, les mains roides et glacées du cadavre…

La droite était nette… c’était un des doigts de la gauche, l’indicateur, qui était tout maculé de sang.

Quoi! c’était avec la main gauche que le vieillard avait écrit!.. Allons donc!..

Saisi d’une sorte de vertige, les yeux hagards, les cheveux hérissés sur la tête, et plus pâle assurément que le mort qui gisait à mes pieds, je me dressai en poussant un cri terrible.

– Grand Dieu!..

Tous les autres, à ce cri, bondirent, et surpris, effarés:

– Qu’est-ce? me demandèrent-ils ensemble, qu’y a-t-il?..

J’essayai de répondre, mais l’émotion m’étranglait, il me semblait que j’avais la bouche pleine de sable. Je ne pus que montrer les mains du mort en bégayant:

– Là!.. là!..

Prompt comme l’éclair, M. Méchinet s’était jeté à genoux près du cadavre. Ce que j’avais vu, il le vit, et mon impression fut la sienne, car se relevant vivement:

– Ce n’est pas ce pauvre vieux, déclara-t-il, qui a tracé les lettres qui sont là…

Et comme le juge et le commissaire le regardaient bouche béante, il leur expliqua cette circonstance de la main gauche seule tachée de sang…

– Et dire que je n’y avais pas fait attention! répétait le commissaire désolé…

M. Méchinet prisait avec fureur.

– C’est comme cela, fit-il… les choses qui crèvent les yeux sont celles qu’on ne voit point… Mais n’importe! voilà la situation diablement changée… Du moment où ce n’est pas le vieux qui a écrit, c’est celui qui l’a tué…

– Évidemment! approuva le commissaire.

– Or, continua mon voisin, peut-on imaginer un assassin assez stupide pour se dénoncer en écrivant son nom à côté du corps de sa victime? Non, n’est-ce pas. Maintenant, concluez…

Le juge était devenu soucieux.

– C’est clair, fit-il, les apparences nous ont abusés… Monistrol n’est pas le coupable… Quel est-il?.. C’est affaire à vous, monsieur Méchinet, de le découvrir.

Il s’arrêta… un agent de police entrait, qui, s’adressant au commissaire, dit:

– Vos ordres sont exécutés, monsieur… Monistrol est arrêté et écroué au dépôt… Il a tout avoué.

IV

D’autant plus rude était le choc qu’il était plus inattendu.

Peindre notre stupeur à tous est impossible.

Quoi! pendant que nous étions là, nous évertuant à chercher des preuves de l’innocence de Monistrol, lui se reconnaissait coupable!

Ce fut M. Méchinet qui le premier se remit.

Vivement, cinq ou six fois, il porta les doigts de sa tabatière à son nez, et s’avançant vers l’agent:

– Tu te trompes ou tu nous trompes, lui dit-il, pas de milieu.

– Je vous jure, monsieur Méchinet…

– Tais-toi! ou tu as mal compris ce qu’a dit Monistrol, ou tu t’es grisé de l’espoir de nous étonner en nous annonçant que l’affaire est réglée…

Humble et respectueux jusqu’alors, l’agent se rebiffa.

– Faites excuse, interrompit-il, je ne suis ni un imbécile ni un menteur, et je sais ce que je dis…

La discussion tournait si bien à la dispute que le juge d’instruction crut devoir intervenir.

– Modérez-vous, monsieur Méchinet, prononça-t-il, et avant de porter un jugement, attendez d’être édifié.

Puis se tournant vers l’agent:

– Et vous, mon ami, poursuivit-il, dites-nous ce que vous savez et les raisons de votre assurance.

Ainsi soutenu, l’agent écrasa M. Méchinet d’un regard ironique, et avec une nuance très-appréciable de fatuité:

– Pour lors, commença-t-il, voilà la chose: M. le juge et M. le commissaire ici présents nous ont chargés, l’inspecteur Goulard, mon collègue Poltin et moi, d’arrêter le nommé Monistrol, bijoutier en faux, domicilié rue Vivienne, 75, ledit Monistrol étant inculpé d’assassinat sur la personne de son oncle.

– C’est exact, approuva le commissaire à demi-voix.

– Là-dessus, poursuivit l’agent, nous prenons un fiacre et nous nous faisons conduire à l’adresse indiquée… Nous arrivons et nous trouvons le sieur Monistrol dans son arrière-boutique, sur le point de se mettre à table pour dîner avec son épouse, qui est une femme de vingt-cinq à trente ans, d’une beauté admirable.

En nous apercevant tous trois en rang d’oignon, mon particulier se dresse. – «Qu’est-ce que vous voulez?» nous demande-t-il. Aussitôt, le brigadier Goulard tire de sa poche le mandat d’amener et répond: «Au nom de la loi, je vous arrête!..»

M. Méchinet semblait sur le gril.

– Ne pourrais-tu te hâter! dit-il à l’agent.

Mais l’autre, comme s’il n’eût pas entendu, poursuivit du même ton calme:

– J’ai arrêté quelques particuliers en ma vie; eh bien! jamais je n’en ai vu tomber en décomposition comme celui-là. – «Vous plaisantez, nous dit-il, ou vous faites erreur! – Non, nous ne nous trompons pas. – Mais enfin, pourquoi m’arrêtez-vous?»

Goulard haussait les épaules.

« – Ne faites donc pas l’enfant, dit-il, et votre oncle?.. Le cadavre est retrouvé et on a des preuves accablantes contre vous…»

Ah! le gredin, quelle tuile!.. Il chancela et finalement se laissa tomber sur une chaise en sanglotant et en bégayant je ne sais quelle réponse qu’il n’y avait pas moyen de comprendre.

Ce que voyant, Goulard le secoua par le collet de son habit, en lui disant:

« – Croyez-moi, le plus court est de tout avouer.»

Il nous regarda d’un air hébété et murmura:

« – Eh bien! oui, j’avoue tout!»

– Bien manœuvré, Goulard! approuva le commissaire.

L’agent triomphait.

– Il s’agissait de ne pas moisir dans la boutique, continua-t-il. On nous avait recommandé d’éviter tout esclandre, et déjà les badauds s’attroupaient… Goulard empoigna donc le prévenu par le bras, en lui criant: «Allons, en route! on nous attend à la préfecture!» Monistrol, tant bien que mal, se dressa sur ses jambes qui flageolaient, et du ton d’un homme qui prend son courage à deux mains, dit: «Marchons!..»

Nous pensions que le plus fort était fait; nous comptions sans la femme.

Jusqu’à ce moment, elle était restée comme évanouie sur un fauteuil, sans souffler mot, sans paraître seulement comprendre ce qui se passait.

Mais quand elle vit que bien décidément nous emmenions son homme, elle bondit comme une lionne et se jeta en travers de la porte en criant: «Vous ne passerez pas!» Parole d’honneur, elle était superbe, mais Goulard en a bien vu d’autres. «Allons, allons, ma petite mère, fit-il, ne nous fâchons pas; on vous le rendra, votre mari!»

1.Malheureusement J. – B. – Casimir Godeuil, qui avait promis d’apporter la suite de son manuscrit, a complétement disparu, et toutes les démarches tentées pour le retrouver sont restées infructueuses. Nous nous sommes néanmoins décidé à publier son unique récit qui contient un drame des plus émouvants. (Note de l’éditeur.)