Kitobni o'qish: «La vie infernale», sahifa 2
L’effort de sa méditation était si intense, qu’il oubliait jusqu’à l’endroit où il se trouvait, et il s’arrêtait presque à chaque marche. Il fallut, pour le rappeler à la réalité, l’air frais de la cour; mais aussi sa nature de charlatan reprit immédiatement le dessus.
– Mon ami, ordonna-t-il à M. Casimir qui l’éclairait, vous allez, à l’instant, faire répandre de la paille dans la rue pour amortir le fracas des voitures… Demain vous préviendrez le commissaire de police.
Dix minutes après, en effet, il y avait un pied de paille sur la chaussée, et les passants, involontairement, ralentissaient le pas, chacun sachant à Paris ce que signifie cette lugubre litière étalée devant une maison.
M. Casimir qui avait surveillé l’opération exécutée par les palefreniers, s’apprêtait à rentrer quand un tout jeune homme, qui depuis plus d’une heure se promenait devant la maison, s’avança rapidement vers lui.
Il n’avait pas encore un poil de barbe, ce garçon, et il avait le teint plombé et des rides comme un vieux buveur d’eau-de-vie. Il avait l’air intelligent et encore plus impudent; une audace inquiétante pétillait dans ses yeux. Bien des cordes manquaient à sa voix éraillée, et son accent traînard était le plus pur qu’il y ait aux barrières.
Son costume délabré était celui de ces pauvres diables à qui les huissiers de Paris, qui gagnent cinquante mille francs par an, abandonnent généreusement cinquante francs par mois en échange de la plus écœurante besogne.
– Qu’est-ce que vous voulez? demanda M. Casimir.
L’autre salua humblement, en disant:
– Comment, m’sieu, vous ne me reconnaissez pas?.. Toto… pardon! Victor Chupin, employé chez M. Isidore Fortunat.
– Tiens!.. c’est ma foi vrai!
– Je venais, m’sieu, de la part du patron, vous demander si vous avez enfin obtenu les renseignements que vous espériez; mais, voyant qu’il y a du nouveau chez vous, je n’ai pas osé entrer, j’ai préféré vous guetter…
– Et bien vous avez fait, mon garçon. Des renseignements, je n’en ai pas… Ah! si! Le marquis de Valorsay est resté hier deux heures enfermé avec M. le comte… Mais à quoi bon!.. M. le comte a eu un accident et il ne passera pas la nuit.
Victor Chupin eut un terrible soubresaut.
– Pas possible!.. s’écria-t-il. C’est donc pour lui qu’on a vidé les paillasses dans la rue?
– C’est pour lui.
– A-t-il de la chance, cet homme-là!.. Ce n’est pas pour moi qu’on ferait des frais pareils! C’est égal, j’ai comme une idée que le patron ne va pas casser ses bretelles de rire quand je vais lui dire ça. Enfin, merci tout de même, m’sieu, et au revoir…
Il s’éloignait, une idée soudaine le ramena.
– Excusez, fit-il avec une prestigieuse volubilité, je suis si ahuri que j’oubliais mes affaires… Dites-donc, m’sieu, quand le comte sera mort, c’est vous, n’est-ce pas qui commanderez le service… Eh bien! là, un conseil, n’allez pas aux pompes funèbres, venez chez nous, tenez, voilà l’adresse – il tendait une carte – nous traiterons pour vous avec les pompes, et nous nous chargerons de toutes les démarches. Ce sera plus beau et meilleur marché, par le moyen de certaines combinaisons de tarif… Tout, jusqu’au dernier pompon, est garanti sur facture, on peut vérifier pendant la cérémonie, on ne paye qu’après livraison… Hein! c’est dit.
Mais le valet haussait les épaules.
– Bast! fit-il négligemment, à quoi bon!
– Comment!.. Vous ne savez donc pas que sur un service de première il y aurait peut-être deux cents francs de commission que nous partagerions?..
– Diable!.. c’est à regarder. Passez-moi votre carte et comptez sur moi. Mes civilités à M. Fortunat, n’est-ce pas…
Et il rentra.
Resté seul, Victor Chupin tira de sa poche et consulta une grosse montre d’argent.
– Huit heures moins cinq, grommela-t-il, et le patron m’attend à huit heures… je n’ai qu’à jouer des jambes.
II
C’est place de la Bourse, nº 27, au troisième au-dessus de l’entresol, que demeurait M. Isidore Fortunat.
Il avait là un appartement honorable: salon, salle à manger, chambre à coucher, une vaste pièce où deux employés écrivaient à la journée; enfin, un beau cabinet de travail, sanctuaire de sa pensée et de ses méditations.
Le tout ne lui coûtait que 6,000 francs par an; une bagatelle, au prix où sont les loyers.
Et encore, par dessus le marché, son bail lui donnait droit à un trou de dix pieds carrés sous les combles.
Il y logeait sa domestique, Mme Dodelin, une personne de quarante-six ans, qui avait eu des malheurs, et qui faisait sa cuisine, car il mangeait chez lui, bien que célibataire.
Fixé dans le quartier depuis cinq ans, M. Fortunat y était très-connu.
Payant exactement son terme, ses contributions et son fournisseurs, il y était considéré.
A Paris, la considération ne fait pas crédit; mais elle ne demande jamais aux pièces de cent sous leur certificat d’origine: elles sonnent, il suffit.
D’ailleurs, on savait très-bien d’où M. Isidore Fortunat tirait les siennes. Ses revenus avaient une enseigne.
Il s’occupait d’affaires litigieuses et de recouvrements.
C’était écrit à sa porte, en toutes lettres, sur un élégant écusson de cuivre.
Même il devait être, estimait-on, très-bien dans ses affaires. Il occupait six employés tant au dehors qu’à l’intérieur. Les clients affluaient si bien chez lui que le concierge, par certains jours, s’en plaignait, disant que c’était pis qu’une procession et que, même, les escaliers de l’immeuble en étaient dégradés.
Demander plus ou seulement autre chose à un voisin, avant de lui accorder toute son estime, serait véritablement de l’inquisition.
Il faut ajouter, pour être juste, que l’extérieur, la conduite et les manières de M. Fortunat étaient de nature à lui concilier les plus difficiles sympathies.
C’était un homme de trente-huit ans, méthodique et doux, instruit, causeur agréable, fort bien de sa personne, et toujours mis avec une sorte de recherche du meilleur goût. On l’accusait d’être, en affaires, poli, dur et froid comme une dalle de la Morgue, mais chacun entend les affaires à sa guise.
Ce qui est sûr, c’est qu’il n’allait jamais au café. S’il sortait après son dîner, c’était pour passer la soirée chez quelque riche négociant du voisinage. Il détestait l’odeur du tabac et inclinait vers la dévotion, ne manquant jamais la messe de huit heures le dimanche.
Sa gouvernante le soupçonnait de velléités matrimoniales. Peut-être avait-elle raison.
Quoi qu’il en soit, M. Isidore Fortunat finissait de dîner, seul comme de coutume, et il savourait à petites gorgées une tasse d’excellent thé, quand le timbre de l’antichambre lui annonça un visiteur.
Mme Dodelin se hâta d’aller ouvrir, et Victor Chupin parut, tout essoufflé de la course qu’il venait de fournir.
Il n’avait pas mis vingt-cinq minutes à franchir la distance qui sépare la rue de Courcelles de la place de la Bourse.
– Vous êtes en retard, Victor, lui dit doucement M. Fortunat.
– C’est vrai, m’sieu, mais ce n’est pas ma faute, allez! Tout est sens dessus dessous, là-bas, et j’ai été obligé de faire le pied de grue…
– Comment cela? Pourquoi?
– Ah! voilà!.. Le comte de Chalusse a eu un coup de sang ce soir, et à l’heure qu’il est il doit être mort…
Brusquement, tout d’une pièce, M. Fortunat se dressa. Il était devenu livide, ses lèvres tremblaient.
– Un coup de sang, fit-il d’une voix étouffée, je suis volé!..
Et, redoutant la curiosité de Mme Dodelin, il saisit la lampe et se précipita vers son cabinet de travail, en criant à Chupin:
– Suivez-moi!
Chupin suivit sans souffler mot, en garçon intelligent qui sait se monter au niveau des situations les plus graves. On ne le recevait pas habituellement dans ce cabinet de travail, dont un magnifique tapis recouvrait le parquet. Aussi, après avoir soigneusement refermé la porte, resta-t-il debout tout contre, respectueusement, son chapeau à la main.
Mais M. Fortunat ne semblait pas s’apercevoir de sa présence.
Ayant posé la lampe sur la cheminée, il tournait furieusement autour de son cabinet, comme une bête fauve qui, enfermée, cherche une issue pour fuir.
– Si le comte est mort, disait-il, le marquis de Valorsay est perdu!.. Adieu les millions!
Le coup était si cruel, si inattendu surtout, qu’il ne pouvait pas, qu’il ne voulait pas en admettre la réalité.
Il marcha droit sur Chupin, et le secouant par le collet, comme si le pauvre garçon eût pu faire que ce qui était ne fût pas:
– Ce n’est pas possible, lui dit-il, le comte n’est pas mort… Tu te trompes ou on t’a trompé… Tu auras mal compris… Tu n’as peut-être voulu qu’excuser ton inexactitude. Voyons, parle, réponds, dis quelque chose.
Quoique d’un naturel peu impressionnable, Chupin était presque effrayé de l’agitation convulsive de son patron.
– Je vous ai répété, m’sieu, fit-il, ce que m’a dit m’sieu Casimir…
Il voulait donner des détails, mais déjà M. Fortunat avait repris sa promenade furibonde exhalant sa douleur en phrases haletantes.
– C’est quarante mille francs que je perds, disait-il. Quarante mille francs espèces, comptés là, sur le coin de mon bureau, je les vois encore, et remis de la main à la main au marquis de Valorsay en échange de sa signature… Mes économies de dix-huit mois, deux mille livres de rentes à cinq!.. Et il me reste une obligation sous seing privé, un chiffon!.. Misérable marquis! Et il doit venir ce soir encore, je l’attends… Je devais lui remettre encore dix mille francs… Ils sont là, en or, dans mon tiroir… Mais qu’il vienne, le misérable, qu’il vienne!..
La colère amenait l’écume à ses lèvres. Qui eût vu son œil à ce moment ne se fût plus fié de la vie à son apparence débonnaire et à sa politesse onctueuse.
– Et cependant, poursuivait-il, le marquis n’est pour rien là dedans… Il perd autant que moi, plus que moi, même!.. Une affaire sûre!.. De l’or en barre!.. A quelle spéculation se fier, après cela!.. Il faut pourtant placer son argent quelque part; on ne peut pas l’enterrer dans sa cave!..
Chupin écoutait d’un air désolé, mais sa mine piteuse n’était que pure flatterie. Intérieurement, il jubilait, son intérêt en cette circonstance était précisément l’opposé de celui de son patron.
Si M. Fortunat perdait quarante mille francs à la mort du comte de Chalusse, Chupin, lui, comptait gagner cent francs sur le service, cent beaux francs, cinq francs de rentes, que lui compterait la compagnie de funérailles pour laquelle il «faisait la place» à l’occasion.
– Si encore il y avait un testament, continuait M. Fortunat. Mais non, on n’en trouvera pas, j’en suis sur. Un pauvre diable qui n’a que quatre sous prend ses précautions, lui! Il songe qu’un omnibus peut l’écraser dans la rue, et à tout hasard il écrit et signe ses dernières volontés… Les millionnaires n’ont pas de ces idées; ils se croient immortels, ma parole d’honneur!..
Il s’arrêta, réfléchissant, car il commençait à pouvoir réfléchir. Son exaltation s’était vite usée, par la violence même.
– Enfin, reprit-il plus lentement, et d’une voix plus posée, que le comte ait ou non pris ses dispositions dernières, le Valorsay peut faire son deuil des millions de Chalusse. S’il n’y a pas de testament, Mlle Marguerite n’a plus un sou… donc, bonsoir. S’il y en a un, cette diablesse de fille, devenue tout à coup libre et riche, ne manquera pas d’envoyer promener mons Valorsay, surtout si elle en aime un autre, ainsi qu’il l’affirme… et en ce cas, bonsoir encore.
M. Fortunat avait tiré son mouchoir, et debout devant la glace, il tamponnait la sueur de son front et remettait en ordre sa chevelure.
Il était de ceux qu’une catastrophe étourdit, mais n’abat pas.
Il s’emportait, tempêtait, poussait des cris d’aigle, mais il savait à la fin prendre bravement son parti.
– Conclusion, murmura-t-il, je n’ai qu’à passer mes quarante mille francs par profits et pertes. Reste à savoir s’il n’y aurait pas moyen de les reprendre d’un autre côté sur la même affaire.
Il était redevenu maître de soi, il se sentait le plein et libre exercice de toutes ses facultés. Jamais son intelligence n’avait été plus lucide.
Il s’assit devant son bureau, les coudes sur la tablette, le front entre ses mains, et il demeura immobile, le corps anéanti, pour ainsi dire, par l’effort exorbitant de la pensée.
Mais il y avait du triomphe dans son geste, quand il se redressa au bout de cinq minutes.
– J’ai trouvé, murmura-t-il, si bas que Chupin ne put l’entendre… Étais-je simple!.. S’il n’y a pas de testament, le quart des millions est à moi!.. Ah! quand on connaît bien son terrain, on n’a jamais perdu la bataille.
Il est de fait que ses yeux trahissaient l’imperturbable audace du général qui se résout à un changement de front sous le feu même de l’ennemi.
– Mais il s’agit d’aller vite, ajouta-t-il, très-vite…
Il se leva, et regardant la pendule:
– Neuf heures! dit-il. Je puis entrer en campagne ce soir même.
Immobile dans son coin, Chupin gardait toujours son attitude contrite, mais la curiosité l’oppressait au point de gêner sa respiration.
Il baissait le nez, mais il ouvrait tant qu’il pouvait les oreilles, et épiait d’un air sournois les moindres mouvements de son patron.
Prompt à agir, une fois sa résolution arrêtée, M. Fortunat venait de sortir d’un tiroir un volumineux dossier, tout gonflé de grosses d’actes, de lettres, de reçus, de factures, de titres de propriété et de vieux parchemins.
– Là, certainement, est le prétexte qu’il me faut, murmurait-il tout en remuant cette masse de paperasses.
Mais il ne trouva pas tout d’abord ce qu’il cherchait. L’impatience le gagnait, on le voyait à sa précipitation fébrile, quand il s’arrêta en poussant un soupir de satisfaction.
– Enfin!..
Il venait de mettre la main sur un vieux billet à ordre crasseux et fripé, fixé par une épingle à un exploit d’huissier, ce qui indiquait qu’il n’avait pas été payé à l’échéance.
Ce billet, M. Fortunat l’agita en l’air, au-dessus de sa tête, et le fit claquer en disant d’un air satisfait:
– C’est là que je dois frapper… C’est là, si Casimir ne s’est pas trompé, que je trouverai les renseignements qui me sont indispensables.
Il était si pressé qu’il ne prit pas la peine de remettre le dossier en ordre. Il le jeta dans le tiroir où il l’avait pris, et s’approchant de Chupin:
– C’est vous, n’est-ce pas, Victor, demanda-t-il, qui avez pris des renseignements sur la solvabilité des époux Vantrasson, des gens qui tiennent un hôtel garni?..
– Oui, m’sieu, mais je vous ai rendu la réponse: rien à espérer…
– Je sais; il ne s’agit pas de cela. Vous rappelez-vous leur adresse?
– Très-bien. Ils demeurent maintenant sur la route d’Asnières, après les fortifications, à droite…
– A quel numéro?..
Chupin hésita, chercha, et ne trouvant pas se mit à se gratter furieusement la tête, ce qui était un moyen à lui de rappeler sa mémoire au devoir, quand elle le trahissait.
– Attendez-donc, m’sieu, dit-il en anonnant; ils demeurent au 18 ou au 46, c’est-à-dire…
– Ne cherchez pas, interrompit M. Fortunat. Si je vous envoyais chez Vantrasson, sauriez-vous y aller?..
– Oh!.. pour cela, oui, m’sieu, et tout droit, les yeux bandés… Je vois la maison d’ici, une grande baraque toute disloquée… Il y a un terrain vague à côté, et derrière un maraîcher…
– C’est bien!.. Vous allez m’y conduire.
L’étrangeté de la proposition parut confondre Chupin.
– Comment, m’sieu, fit-il, vous voulez aller là, à cette heure…
– Pourquoi pas. Trouverons-nous l’établissement fermé?
– Non, m’sieu, bien certainement. Vantrasson, outre qu’il tient un hôtel, est épicier et vend à boire… Il reste donc ouvert au moins jusqu’à onze heures. Seulement cet homme-là est à ce qu’il paraît un particulier qui n’aime pas à être dérangé entre ses repas… Si c’est pour lui présenter un billet que vous voulez aller chez lui… il est peut-être un peu tard. A votre place, m’sieu, j’attendrais à demain… Il pleut et il n’y a pas un chat dehors… C’est isolé comme tout, là-bas, et dame, dans ce cas-là, on paye ses billets avec la monnaie qu’on a sous la main… avec une trique, par exemple.
– Auriez-vous peur?
Ce doute n’offensa pas Chupin, tant il lui parut grotesque, et, pour toute réponse, il haussa dédaigneusement les épaules.
– Alors, nous allons partir, reprit M. Fortunat. Pendant que je m’apprête, descendez chercher une voiture, et tâchez qu’elle ait un bon cheval.
Chupin fila comme l’éclair et dégringola l’escalier comme l’orage. A deux pas de la maison, il y avait une station de fiacres, mais il préféra courir rue Feydeau, où il connaissait une remise.
– Une voiture, bourgeois!.. proposèrent les cochers en le voyant approcher.
Il ne répondit pas, mais se mit à examiner chaque cheval d’un air capable, en homme qui bien souvent a utilisé le loisir de ses matinées au service des maquignons du Marché aux chevaux.
Une des bêtes lui convint. Il fit signe au cocher et s’approchant du bureau de la remise où une femme lisait:
– Mes cinq sous, bourgeoise! réclama-t-il.
La femme le toisa. Beaucoup d’établissements donnent vingt-cinq centimes à tout domestique qui vient chercher une voiture pour son maître, et cette petite prime retient la clientèle. Mais la buraliste, qui voyait bien que Chupin n’était pas un domestique, hésitait. Lui se fâcha.
– Prenez garde de déchirer votre poche! fit-il. Moi je vais à la concurrence, sur la place…
Eclairée par l’accent de Chupin, la femme lui remit cinq sous qu’il empocha avec une grimace de satisfaction. Ils étaient bien à lui, et légitimement, puisqu’il avait pris la peine de les gagner.
Mais lorsqu’il rentra dans le cabinet de son patron, pour lui annoncer que la voiture attendait à la porte, il faillit tomber de son haut.
M. Fortunat avait profité de l’absence de son employé, non pour se déguiser, ce serait trop dire, mais pour… modifier adroitement son extérieur.
Il avait revêtu une vieille redingote toute luisante d’usure et de crasse, si longue qu’elle cachait ses genoux, il avait passé des bottes outrageusement déformées et s’était coiffé d’un de ces chapeaux que dédaignent les chiffonniers. Autour du cou, à la place de son élégante cravate de satin, il avait noué un foulard à carreaux tout effiloqué.
Du Fortunat prospère, avantageusement connu place de la Bourse, rien ne restait que le visage et les mains. Un autre Fortunat se révélait, plus que besogneux, misérable, famélique, crevant de faim, prêt à tout.
Et sous cette défroque, il semblait à l’aise, elle lui allait, elle était assouplie à ses mouvements comme s’il l’eût longtemps portée. Le papillon était redevenu chenille.
Un sourire approbateur de Chupin dut le payer de ses peines. Chupin approuvant, il était sûr que Vantrasson le prendrait pour ce qu’il voulait paraître, un pauvre diable agissant pour le compte d’autrui.
– Partons, dit-il.
Mais au moment de sortir, dans l’antichambre, il se rappela certain ordre de la plus grande importance qu’il avait à donner. Il appela Mme Dodelin, et sans se soucier des grands yeux qu’elle ouvrait en le voyant ainsi vêtu:
– Si M. le marquis de Valorsay vient, lui dit-il… et il viendra, priez-le de m’attendre, je serai de retour avant minuit… Vous ne le ferez pas entrer dans mon cabinet… il attendra dans le salon.
Cette dernière recommandation était au moins inutile; M. Fortunat ayant fermé son cabinet à double tour, et mis soigneusement la clef dans sa poche. Peut-être était-ce de sa part une distraction.
Il paraissait d’ailleurs avoir oublié complétement et sa colère et sa perte. Il était d’excellente humeur, comme un homme qui part pour une partie où il compte prendre du plaisir.
Même, Chupin ayant fait mine de monter sur le siége, il s’y opposa et lui commanda de prendre place dans la voiture, à côté de lui…
Le trajet dura peu. Le cheval était bon, le cocher avait été stimulé par la promesse d’un magnifique pourboire; M. Fortunat et son employé furent conduits en moins de quarante minutes à la porte d’Asnières.
Ainsi qu’il en avait reçu l’ordre au départ, le cocher s’arrêta hors des fortifications, à droite de la route, à cent pas environ de la grille de l’octroi.
– Eh bien!.. bourgeois, demanda-t-il en ouvrant la portière, vous ai-je bien menés êtes-vous contents?..
– Très-contents, répondit M. Fortunat, que Chupin aidait à mettre pied à terre, voilà le pourboire gagné. Maintenant il ne s’agit plus que de nous attendre… Vous ne bougerez pas d’ici, n’est-ce pas?..
Mais le cocher branla la tête:
– Excusez-moi, fit-il, si cela vous était égal, j’irais stationner devant l’octroi… Ici, voyez-vous, j’aurais peur de m’endormir… tandis que là-bas…
– Soit, allez.
Cette seule précaution du cocher devait prouver à M. Fortunat que Chupin ne lui avait pas exagéré la mauvaise réputation de cette partie de Paris.
Et, dans le fait, rien de moins rassurant que l’aspect de cette large route, déserte à cette heure, par cette nuit noire, avec le temps qu’il faisait. La pluie avait cessé, mais la bourrasque redoublait de violence, tordant les arbres, arrachant les ardoises des toits, secouant si furieusement les réverbères que le gaz s’éteignait. On ne voyait pas où poser le pied, et il y avait de la boue jusqu’à la cheville. Et personne, pas une âme… A peine une voiture de loin en loin, qui passait au galop.
– Eh bien!.. demandait de dix pas en dix pas M. Fortunat, arrivons-nous?..
– Nous approchons, m’sieu.
Chupin disait cela, mais la vérité est qu’il n’en savait rien. Il cherchait à s’orienter et n’y réussissait pas. Les maisons devenaient rares, les terrains vagues plus nombreux, à peine par ci par là apercevait-on quelque lumière.
Enfin, après un quart d’heure d’une marche pénible, Chupin eut une exclamation de joie.
– Je me reconnais, m’sieu, s’écria-t-il, nous y voilà, regardez!..
Dans l’ombre, une immense maison de cinq étages se dressait, solitaire, délabrée, sinistre.
Elle tombait en ruines, des lézardes la sillonnaient, et cependant elle n’était pas complétement terminée.
Il était clair que le spéculateur qui l’avait entreprise n’avait pas eu les reins assez solides pour l’achever.
A voir seulement combien étaient nombreuses et rapprochées les fenêtres de la façade, on devinait pour quelle destination elle avait été construite. Et afin que nul ne l’ignorât, entre le troisième et le quatrième étage, on lisait en énormes lettres de trois pieds: Garni modèle.
Garni modèle!.. On comprend tout de suite: beaucoup de chambres, toutes petites, bien incommodes, louées un prix exorbitant.
Seulement la mémoire de Victor Chupin l’avait mal servi. Cet établissement ne se trouvait pas à droite de la route, mais à gauche. M. Fortunat et lui durent traverser la chaussée, une rivière de boue.
Leurs yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité, ils approchaient, ils pouvaient observer certains détails.
Le rez-de-chaussée du garni modèle était divisé en deux boutiques. L’une était fermée. L’autre restait ouverte, et une lumière pâle filtrait à travers des rideaux rouges malpropres.
Au-dessus de cette seconde boutique, une enseigne portait le nom du boutiquier: Vantrasson. Et de chaque côté du nom, il y avait en lettres plus petites: Epicerie et comestibles – Vins fins et étrangers.
Quels clients pouvaient venir là chercher quelque chose à manger ou demander à boire, et que leur servait-on?.. Cela effrayait Chupin lui-même. Tout en ce taudis était à l’abandon et repoussant de malpropreté, tout dénonçait la misère et la plus basse crapule.
M. Fortunat ne reculait certes pas; mais avant de pénétrer dans ce repaire, il n’était pas fâché d’en explorer l’intérieur. Il s’avança avec la plus prudente circonspection, et colla son œil contre le vitrage, à un endroit où les rideaux rouges avaient une large déchirure.
Au comptoir, une femme d’une cinquantaine d’années était assise, reprisant un jupon sordide, à la lueur d’une lampe fumeuse.
Elle était grosse, courte, ramassée, surchargée et bouffie d’une graisse malsaine, et blême, avec cela, comme si ses veines eussent charrié du fiel au lieu de sang. Sa face plate, ses pommettes saillantes, son front fuyant et ses lèvres minces lui donnaient une inquiétante expression de méchanceté et de ruse.
Au fond de la boutique, dans la pénombre, on distinguait la silhouette d’un homme assis sur un escabeau, qui dormait, les bras arrondis, sur une table, la tête appuyée sur ses bras.
– Quelle chance!.. souffla Chupin à l’oreille de son patron, pas une pratique dans la case, Vantrasson et sa femme sont seuls.
Il est sûr que cette circonstance ne déplut pas à M. Fortunat.
– Ainsi, m’sieu, continua l’autre, n’ayez pas peur… Je reste ici et je veille au grain, vous pouvez entrer.
Il entra, et au bruit de la porte, la grosse femme, posa son ouvrage.
– Que faut-il servir à Monsieur? demanda-t-elle d’une voix douceâtre.
M. Fortunat ne répondit pas tout d’abord. Il tira de sa poche le billet dont il s’était muni et le montra en disant:
– Je suis clerc d’huissier et je viens pour toucher ce petit effet, 583 francs, causé valeur en marchandises, signé Vantrasson, ordre Barutin…
– Un effet!.. fit la femme, dont la voix s’aigrit soudain, c’est trop fort!.. Vantrasson, réveille-toi un peu et viens voir ici.
Cet appel était superflu.
Au mot de «billet,» l’homme avait redressé la tête; au nom de Barutin il se leva et s’approcha d’un pas lourd et chancelant, comme s’il eût eu dans les jambes un reste d’ivresse.
Il était plus jeune que sa femme, grand, large, véritablement athlétique. Ses traits ne manquaient pas de régularité, mais l’alcool, la ribote, toutes sortes d’ignobles excès les avaient ravagés, et sa physionomie n’exprimait plus rien qu’un abrutissement farouche.
– Qu’est-ce que vous me chantez donc, vous… dit-il d’une voix rauque à M. Fortunat. Est-ce pour vous moquer des gens que vous venez leur demander de l’argent un 15 octobre, jour de terme?.. Où avez-vous vu qu’il reste de l’argent quand le propriétaire a passé avec son sac?.. Qu’est-ce que ce billet, d’ailleurs?.. Donnez-le moi, que je l’examine.
M. Fortunat ne commit pas cette imprudence. Il présenta simplement le billet d’un peu loin, et ensuite le lut. Lorsqu’il eut terminé:
– Ce billet est échu depuis dix-huit mois, déclara froidement Vantrasson, il ne vaut plus rien…
– Erreur!.. un billet à ordre est valable cinq ans à compter du jour du protêt.
– C’est possible. Mais comme Barutin a fait faillite, comme il a filé et qu’on ne sait plus où il est, je suis quitte…
– Autre erreur! Vous devez ces 583 francs à celui qui a acheté votre billet à la vente de Barutin et qui a donné à mon patron l’ordre de poursuivre…
Le sang commençait à monter aux oreilles de Vantrasson.
– Et après!.. Croyez-vous donc qu’on ne m’a jamais poursuivi!.. Où il n’y a rien le roi perd ses droits, et moi je n’ai rien… Les meubles du garni que je tiens sont au revendeur et tout ce qui est dans ma boutique ne vaut pas cent écus… Quand votre patron verra que je ne vaux pas les frais, il me laissera tranquille… On ne peut rien contre un homme comme moi.
– Vous croyez cela?
– J’en suis sûr.
– Malheureusement vous vous trompez encore, parce que celui qui a votre billet ne tient pas à rentrer dans son argent; il en mettra du sien au contraire, pour vous faire de la peine…
Et là-dessus, M. Fortunat se mit à tracer l’épouvantable tableau d’un pauvre débiteur poursuivi par un créancier riche, qui le traque, qui le harcèle, qui le poursuit partout, qui le fait saisir dès qu’il a seulement un vêtement de rechange…
Vantrasson roulait des yeux terribles et brandissait ses redoutables poings, mais sa femme était visiblement très-effrayée.
Bientôt elle n’y tint plus, et se levant brusquement, elle entraîna son mari vers le fond de la boutique, en lui disant:
– Viens, il faut que je te parle.
Il la suivit, et ils restèrent deux ou trois minutes à délibérer tout bas, avec force gestes. Quand ils revinrent, ce fut la femme qui porta la parole.
– Hélas! monsieur… dit-elle à M. Fortunat, nous sommes sans argent en ce moment, les affaires vont mal, si on nous poursuit, nous sommes perdus… Comment faire?.. Vous avez l’air d’un bon homme, donnez-nous un conseil.
M. Fortunat se tut, paraissant réfléchir, puis tout à coup:
– Ma foi!.. s’écria-t-il, tant pis!.. Il faut s’entr’aider entre malheureux, et je vais vous dire la vérité vraie. Mon patron, qui n’est pas un méchant, n’a pas envie de se mêler d’une vengeance… C’est pourquoi il m’a dit: «Voyez ces Vantrasson, et s’ils vous font l’effet de braves gens, proposez-leur un arrangement… S’ils l’acceptent, il faudra bien que leur créancier s’en contente.»
– Et quel est cet arrangement?
– Le voici: Vous allez m’écrire sur une feuille de papier de 50 centimes une reconnaissance de la somme, avec engagement de verser tous les mois un à-compte et, en échange, je vous rendrai ce billet.
Les deux époux se consultèrent du regard, et ce fut la femme qui dit:
– Nous acceptons.
Mais il fallait une feuille de papier timbré, et le soi-disant clerc d’huissier n’en avait pas. Cette circonstance sembla le refroidir et on eût juré qu’il regrettait la concession.
Songeait-il donc à la retirer? Mme Vantrasson en frémit; aussi s’adressant vivement à son mari:
– Cours vite rue de Lévis, lui dit-elle, au bureau de tabac, tu trouveras notre affaire!..
Il sortit de son pas pesant et M. Fortunat respira.
Certes, il avait montré un joli sang-froid durant cette scène, mais il lui avait semblé voir Vantrasson se précipiter sur lui, le broyer entre ses mains larges comme des éclanches de mouton, s’emparer du billet, le brûler et le jeter sur la chaussée, lui Fortunat, inerte et aux trois quarts mort.
Mais maintenant le danger était passé, et même Mme Vantrasson, qui craignait qu’il ne trouvât le temps long, s’empressait autour de lui.
Elle lui avait avancé la chaise la plus intacte du taudis, elle voulait absolument qu’il acceptât quelque chose, un petit verre de doux, à tout le moins.
Et tout en cherchant parmi les bouteilles, elle le remerciait et geignait alternativement, disant qu’elle était bien à plaindre, ayant connu des jours meilleurs, mais qu’il y avait comme un sort sur elle depuis son mariage, et que jamais elle n’eût pu soupçonner qu’elle finirait par tant de misères au temps où elle était si heureuse chez le comte de Chalusse.
M. Fortunat écoutait, voilant sous un air d’intérêt admirablement joué la satisfaction profonde qu’il ressentait. Venu sans plan bien arrêté, les événements l’avaient servi mille fois mieux qu’il ne pouvait raisonnablement l’espérer.