Kitobni o'qish: «Le gibet»
Émile Chevalier
LE GIBET
Mon cher E. Fillastre,
La nouvelle édition de ce livre dont Victor Hugo avait daigné prédire le succès vous est due.
N’est-ce point vous, en effet, cher ami, penseur profond, physiologiste éclairé, médecin de haute distinction, qui nous avez appris que le mot si terriblement cru de Bichat: «Le cœur est un muscle creux», trouvait son application, non seulement dans la chirurgie, mais souvent dans la pensée intime des êtres humains les plus aimant et dans la rigoureuse acceptation des faits des peuples les mieux doués pour éclairer le monde au flambeau de la liberté, de la philanthropie, de la fraternité.
Cordialement à vous,
H.-E. Chevalier.Paris, le 4 décembre 1878.
I. Les fiancés
Par une glace, placée au-dessus du piano, Rebecca vit entrer Edwin dans le parloir.
Son cœur battit avec force; un éclair traversa ses yeux; elle rougit beaucoup, mais son corps ne fit aucun mouvement, et elle continua de déchiffrer sa partition comme si rien de nouveau ne lui fût arrivé.
Sans remarquer l’émotion qui l’avait agitée, Edwin courut à elle en s’écriant d’une voix troublée:
– Rebecca! ma chère Rebecca!
Les doigts de la jeune fille ne quittèrent point les touches de son instrument; cependant elle tourna lentement la tête, et, d’un ton froid:
– Ah! c’est vous, Edwin! dit-elle.
Frappé par la sécheresse de cette réception, il s’arrêta court au milieu de la pièce.
– Je croyais, miss Rebecca… balbutia-t-il.
Mais elle l’interrompt avec une vivacité fiévreuse:
– Vous pouvez retourner d’où vous venez, monsieur!
Edwin pâlit; un frisson parcourut ses membres. Sentant qu’il chancelait, il s’appuya à un guéridon.
Rebecca semblait avoir oublié sa présence, et elle tracassait son piano avec plus d’ardeur que jamais.
Pendant quelques minutes, nulle parole ne tomba de leurs lèvres: la jeune fille jouait un morceau du célèbre opéra de Balfe, Bohemian Girl. Le jeune homme se demandait s’il devait se retirer ou rester.
Mais, fiancé depuis sa plus tendre enfance à Rebecca, élevé près d’elle, connaissant la fougue de son tempérament et la bonté de son cœur, il ne pouvait croire qu’elle fût à jamais fâchée contre lui, bien qu’elle eût des motifs pour lui en vouloir. Aussi, surmontant sa douleur, il brusqua une explication.
– Je vous prie de m’entendre, dit-il.
Elle ne répondit point.
Edwin continua:
– Des affaires d’une grande importance m’ont forcé d’être absent plus longtemps que je ne supposais…
– Et quelles affaires? demanda Rebecca d’un ton ironique.
Sans doute il ne s’attendait pas à cette question soudaine, car il demeura muet.
De nouveau, Rebecca s’était retournée aux trois quarts, et, la main gauche frémissante encore sur son piano, la droite occupée à relever une boucle de cheveux, elle répétait:
– Quelles affaires?
– Des affaires sérieuses, je vous l’ai dit, ma chère, fit-il à la fin.
Elle sourit dédaigneusement.
– Il s’agissait, reprit Edwin, d’une transaction fort grave.
– Ne pourrait-on savoir quelle était la nature de cette transaction fort grave?
– Oh! je n’ai rien de caché pour vous, dit-il en baissant les yeux.
– Alors, parlez.
– J’ai été chargé d’accompagner des marchandises très précieuses au Canada.
– Très précieuses, en vérité! dit-elle en haussant les épaules.
– Je vous assure, ma chère Rebecca…
– Ne mentez pas, Edwin! s’exclama-t-elle en se levant tout d’un coup; ne mentez pas! Malgré l’amour que vous prétendez avoir pour moi et malgré vos serments, au lieu de songer à votre avenir, à amasser quelque bien pour vous établir, vous avez encore travaillé pour ce parti abolitionniste que je déteste!
À ces mots, Edwin changea de couleur. Il ouvrit la bouche pour protester; mais l’impérieuse jeune fille s’écria aussitôt:
– N’essayez point de nier; votre conduite infâme nous est connue. Et souvenez-vous que je ne serai point la femme d’un homme qui cherche à semer la division dans l’Union américaine.
– Qui donc vous a appris?… murmura Edwin confus.
– Tenez, lisez ce journal; il vous édifiera sur votre propre compte.
Et Rebecca indiqua par un geste, le Saturday Visitor, étalé sur le guéridon près duquel se tenait son fiancé.
Celui-ci prit le journal et lut ce qui suit:
«Par une froide et sombre soirée du mois passé, on frappa à coups redoublés à la porte d’une maison habitée par M. Edwin Coppie et sa mère, dont l’habitation est située sur la limite de l’Iowa et du Missouri. MmeCoppie fut ouvrir. Un homme noir, robuste, d’une haute taille, entra; puis après lui, un second, un troisième; enfin, huit nègres se trouvèrent presque subitement dans cette demeure isolée. MmeCoppie était glacée de frayeur. Ce ne fut qu’au bout de quelques instants que son fils parvint à la rassurer. Pendant ce temps-là, les noirs, qui n’étaient autres que des esclaves fugitifs, restèrent immobiles et silencieux. L’effroi de la vieille dame s’étant dissipé, ils demandèrent si M. Edwin Coppie, sur l’assistance et l’hospitalité duquel on leur avait dit qu’ils pourraient compter, n’était pas là?
– C’est moi, dit Edwin, et je ne tromperai pas vos espérances.
Puis il les conduisit dans une chambre confortable, où il leur apporta du pain, de la viande et du café. Les nègres se restaurèrent, et, quelques minutes après, tous, excepté leur guide, un mulâtre, dormaient d’un profond sommeil, étendus sur le plancher.
Cet homme raconta les aventures de sa petite caravane, composée d’esclaves du Bas-Missouri. Ses compagnons et lui arrivaient, dit-il, après avoir voyagé toutes les nuits pendant deux semaines. La veille, ils avaient traversé une petite rivière qui charriait des glaçons, et dont les eaux étaient tellement accrues qu’elles étaient devenues presque un fleuve.
– Quand nous nous sommes enfuis, continua-t-il, nous venions d’être vendus, j’allais être emmené loin de l’État du Missouri, alors que j’étais sur le point de me marier et que ma prétendue était condamnée à rester dans cet État.
– Mais, observa Coppie, vous vous êtes séparé de votre fiancée pour vous sauver?
– J’espère bien, répondit-il, qu’elle sera avec moi aussitôt que je le voudrai.
Et son visage s’anima d’une expression singulière.
Les fugitifs ayant pris quelque repos, le guide, qui se nommait Shield Green, les éveilla pour qu’ils continuassent leur route. On était à leur poursuite. Edwin Coppie leur donna une voiture, et ils s’acheminèrent vers le Canada. Peu de temps après leur départ arrivèrent huit hommes à cheval. Ils étaient armés de carabines, pistolets, couteaux, et suivis d’un limier qui avait traqué les pauvres évadés jusqu’à cette distance. Il n’était pas encore jour quand ces chasseurs de chair humaine firent halte chez Coppie et reprirent la trace des fuyards. Un domestique de la maison, qui connaissait mieux le pays que les premiers, fut dépêché en toute hâte, par Edwin, afin de prévenir les malheureux nègres.
Pour ceux qui se figureraient la position des poursuivants et des poursuivis, ce fut une journée d’inquiétude et de souhaits fervents. On craignait que les fugitifs ne fussent rattrapés. Ces pauvres gens ignoraient que les traqueurs fussent si près d’eux. Vers midi, ils s’arrêtèrent pour dîner. Mais, comme ils se mettaient à table, le messager, qui devait leur donner l’alarme, atteignit l’auberge où ils s’étaient arrêtés.
Aussitôt, ils se remirent en marche. Vers deux heures, Coppie les rejoignit lui-même, par des chemins détournés, et leur proposa de les mener au Canada. Les nègres acceptèrent avec joie cette obligeante proposition. Et Edwin se mit en tête de la bande qui se composait de toute une famille, nommée Coppeland, et du mulâtre Green.
Cependant leurs persécuteurs étaient toujours sur la piste. Descendant devant une maison suspecte, ils la forcèrent et la fouillèrent de la cave aux combles. Heureusement pour les noirs que là, ces ennemis de leur race firent une sieste, et rafraîchirent leurs chevaux.
Les fugitifs gagnèrent de l’avance: ils se réfugièrent, vers le soir, dans une forêt de pins.
Le limier flairant l’empreinte de leurs pas n’en reprit pas moins la piste. Déjà il s’approchait de la retraite où ces infortunées créatures se tenaient tapies; ses aboiements féroces faisaient retentir tous les échos de la forêt et déjà on entendait le galop des chevaux des chasseurs, quand Edwin, poussé par son ardent amour de l’humanité, se jeta sur le chien et lui enfonça un couteau dans le cœur.
La nuit était venue; étrangers à la contrée, les esclavagistes, n’entendant plus la voix de leur limier qui avait roulé mort sur le sol, craignirent de tomber dans une embuscade et tournèrent bride.
Le lendemain et les jours suivants, ils recommencèrent la chasse avec un autre chien. Mais ce fut en vain. Conduits par le brave Edwin Coppie, les nègres parvinrent à gagner le Canada, où ils sont maintenant en sûreté.
Au nombre des fugitifs, il en était un qui se faisait remarquer par sa réserve et la délicatesse de ses formes; l’étoffe de ses vêtements d’homme n’était pas d’une qualité ordinaire. Cet esclave était une femme. Certaines gens prétendent, et c’est notre avis positif, que c’était la fiancée du mulâtre Shield Green, s’enfuyant au Canada pour s’y marier religieusement avec l’époux de son choix; mais les journaux du Sud et tous les partisans de l’esclavage voudraient faire croire que cette négresse, connue sous le nom de Bess Coppeland, entretenait des relations intimes avec Coppie. Cette odieuse calomnie retombera bientôt sur ceux qui l’ont forgée. Nous engageons toutefois, nous qui avons le bonheur de parler dans un État libre, nous engageons l’excellent et courageux jeune homme à prendre des mesures pour échapper au ressentiment des odieux propriétaires d’esclaves[1].
Tandis que Coppie parcourait des yeux l’article du Saturday Visitor, Rebecca étudiait sa physionomie.
Il était de taille moyenne, de mine énergique, audacieuse. La franchise accentuait ses traits; l’enthousiasme leur prêtait son coloris. Il ignorait l’art de dissimuler ses impressions; car, à chaque moment, il s’agitait, faisait un mouvement de la tête ou du corps, comme pour dire: ceci est juste, cela est faux.
Parvenu au dernier paragraphe, ses sourcils se froncèrent; il frappa du pied avec violence et murmura:
– Les imbéciles! les menteurs!
Puis, il rejeta le journal sur le guéridon.
Rebecca s’était remise au piano. Mais sa pensée vaguait ailleurs. Elle promenait distraitement ses doigts sur le clavier.
À son tour, Edwin Coppie la contempla quelque temps en silence.
Type de l’Américaine du Sud, Rebecca Sherrington avait le teint olivâtre, légèrement empourpré sur les joues, une de ces carnations voluptueuses comme les aimait le pinceau prométhéen de Murillo: cheveux noirs, luisants ainsi qu’une grappe de raisin de Corinthe aux rayons du soleil; yeux plus noirs, plus brillants encore; front étroit, quoique bombé et agréable, mais dénotant une fermeté poussée jusqu’à l’entêtement; nez droit, un peu sec dans ses lignes, lèvres petites, méprisantes, ensemble du visage dur quand une pensée aimable n’en adoucissait pas l’expression ordinaire.
Le buste était de formes grêles; les extrémités fines, souples, annonçaient une souche aristocratique.
Rebecca descendait effectivement d’une famille de lords anglais, qui avait émigré en Amérique, quelques années avant la révolution de 1776.
Son grand-père, frère cadet de lord Sherrington, avait jadis possédé un grand nombre d’esclaves dans la Virginie. Lors du soulèvement des Bostonnais, il se rangea du côté des sujets restés fidèles à la couronne de la Grande-Bretagne. Le triomphe des républicains et la proclamation de l’Indépendance à Philadelphie, l’ayant ruiné, il se réfugia dans le désert et fut un des premiers pionniers qui défrichèrent le Haut-Mississipi.
C’était un homme fier, confit en morgue et qui inculqua à son fils unique, Henry Sherrington, ses fausses doctrines sur les rapports des hommes entre eux.
Quoique la fortune ne lui eût pas souri, celui-ci éleva sa fille Rebecca dans les mêmes principes. Et, lorsqu’on 1846 le territoire sur lequel il s’était établi, après son père, comme fermier, fut admis parmi les États de l’Union sous le nom de d’Iowa, il fit tous ses efforts pour y faire reconnaître et sanctionner l’esclavage des nègres.
Si les tentatives d’Henry Sherrington échouèrent, il n’en demeura pas moins un négrophobe fanatique. Sa femme et sa fille partageaient tous ses sentiments à cet égard. Ils habitaient Dubuque, la plus vieille ville de l’Iowa, fondée en 1786 par les Français qui ont, comme on le sait, découvert et colonisé, – malheureusement sans profit, – la plus vaste partie de l’Amérique septentrionale.
De bonne heure, – et suivant l’usage du pays, – on avait fiancé Rebecca à Edwin Coppie, jeune homme de bonne famille, dont les parents résidaient dans un village voisin.
Mais le père d’Edwin étant mort, sa mère alla se fixer sur une propriété qu’ils possédaient près de l’État de Missouri.
C’était à l’époque où recommençait le différend entre les abolitionnistes du Nord et les esclavagistes du Sud.
Edwin prit parti pour les premiers. Rebecca en fut informée; elle lui fit de vifs reproches. Emporté par un amour que la séparation avait attisé, le jeune homme pensa d’abord qu’il pourrait faire bon marché de ses convictions et promit à sa fiancée de s’éloigner de la lutte politique. Mais il comptait sans la générosité de son âme; et, au mois de février 1854, il arrachait, – comme on l’a vu par l’article du Saturday Visitor, toute une bande de nègres, aux fers et aux infamies de la servitude. Cette action héroïque, il l’avait accomplie, non seulement en dépit de sa tendresse pour Rebecca, mais au péril de ses jours; car, outre qu’il est défendu dans la république fédérale, même par la Constitution des États libres, de donner aide et secours aux esclaves marrons, les propriétaires de nègres usent fréquemment de sanglantes représailles contre ceux qui fournissent à leur bétail humain les moyens de s’échapper.
Au moment où nous le présentons à nos lecteurs, Edwin Coppie arrivait du Canada, où il avait réussi à conduire ses protégés, et où ils étaient à l’abri de leurs bourreaux: – le traité d’Ashburton, conclu entre l’Angleterre et les États-Unis, s’opposant à l’extradition des esclaves qui sont parvenus à passer dans les possessions britanniques de l’Amérique septentrionale.
Comme l’affaire avait eu lieu loin de Dubuque, notre bon jeune homme ne soupçonnait pas qu’elle y fût déjà divulguée, et il se flattait, en prévenant cette révélation, d’atténuer l’effet qu’elle produirait dans l’esprit de miss Sherrington et de ses parents.
Malheureusement pour lui, les journaux publics l’avaient devancé.
Il ne lui restait donc plus qu’à confesser bravement son crime et à en demander pardon. Aussi se disposait-il à le faire avec la candeur qui lui était habituelle, quand M. Sherrington entra dans le parloir.
II. La vengeance des esclavagistes
M. Henry Sherrington était un homme d’une stature élevée, mince, quoique sanguin. Dans sa fille, il retrouvait son image exacte, morale aussi bien que physique: même hauteur, même dureté, même emportement.
– Bonjour, master Edwin, dit-il en s’avançant vers Coppie.
Le jeune homme lui tendit la main. Mais le père de Rebecca feignit de ne pas remarquer son mouvement.
– Nous avons donc fait encore une équipée, continua-t-il en se laissant tomber dans un rocking chair.
La jeune fille cessa de tourmenter son piano et se mit à feuilleter des cahiers de musique.
– Je confesse, dit humblement Edwin, que je me suis laissé entraîner…
– Par votre goût pour les princesses d’ébène! s’écria sèchement Rebecca.
– Oh! miss Sherrington! miss Sherrington! supplia Coppie.
– Vous nous avez cependant donné votre parole, master Edwin, reprit sévèrement le nouveau venu.
– C’est vrai, monsieur; mais…
– Mais monsieur s’est entiché d’une peau noire, insinua Rebecca avec plus de dépit peut-être qu’elle n’en aurait voulu montrer.
– Pouvez-vous supposer, miss?…
– Je ne suppose rien. Les faits sont là.
Et de son index, la jeune fille désigna le journal.
– Mais cette gazette n’affirme point; au contraire. D’ailleurs…
– Oh! je sais bien que vous n’êtes pas embarrassé pour trouver une excuse, dit Rebecca. Enfin, vous êtes libre, M. Coppie, je ne vous blâme point de mettre vos dispositions chevaleresques au service des négresses. Mais alors, monsieur, vous devriez avoir la discrétion de ne vous pas présenter dans les maisons honorables et honnêtes.
Ces mots furent prononcés avec une amertume qui déconcerta tout à fait le jeune homme.
– Oui, honorables et honnêtes, ma fille a raison, répéta M. Sherrington en se balançant dans sa berceuse.
– C’est donc un congé? murmura Edwin.
Rebecca ne répondit point. Mais son père prit la parole pour elle:
– Je crois, dit-il, que vous devez le considérer comme tel.
– Mais, monsieur! mais, mademoiselle! s’écria Edwin d’un ton profondément ému, je vous jure qu’à ma place vous en eussiez fait tout autant. Ils étaient si malheureux ces pauvres gens… la jeune fille surtout…
Cette dernière réflexion arrivait mal à propos. Elle acheva d’exaspérer la bouillante Rebecca.
– Osez-vous bien, s’écria-t-elle impétueusement, osez-vous bien défendre cette créature en ma présence! Avez-vous le dessein de m’insulter?
– Moi! moi, vous insulter! Ô Rebecca, vous êtes injuste! proféra Edwin en tombant aux pieds de la jeune fille. Ignorez-vous que je vous aime depuis l’enfance, que je vous respecte comme la plus belle, la plus pieuse, la meilleure des femmes; que je donnerais gaiement ma vie pour vous éviter le plus léger chagrin…
– Vous le prouvez joliment! dit-elle avec aigreur et en se levant.
– Prenez, s’il vous plaît, une autre position, master Edwin, dit M. Sherrington. Vos procédés sont messeyants.
– Monsieur s’imagine sans doute être dans une société africaine, reprit Rebecca de sa voix cruellement railleuse.
– Vous ne voulez donc pas m’entendre? dit Coppie en l’arrêtant par le bras, après s’être relevé.
– Non.
– Quoi! Rebecca…
– Monsieur! fit-elle avec un geste de superbe intraduisible.
Un nuage couvrit le front du jeune homme.
– Ne vous souvient-il plus, Rebecca, que je vous ai sauvé la vie ce jour où vous patiniez sur le Mississipi, et où la glace se brisa sous vos pieds? Dois-je vous le rappeler? s’écria-t-il sourdement.
La jeune fille baissa la tête et demeura comme clouée sur place.
– Bon, bon, s’interposa M. Sherrington. Si nous sommes vos débiteurs, nous saurons nous acquitter envers vous, master Edwin.
Déjà celui-ci se reprochait la vivacité de son apostrophe.
– Pardonnez-moi, dit-il, un cri involontaire; mais croyez que l’excès de mon amour pour miss Rebecca seul l’a arraché. Depuis mon bas âge ne me suis-je pas habitué à la considérer comme ma prétendue? N’ai-je point appris à estimer les mille qualités qui la distinguent et en font l’ornement de son sexe? Aujourd’hui j’arrive; j’accours plutôt, après avoir accompli un acte que je juge bon avec la plupart des hommes, quoique vous le considériez mauvais avec beaucoup de gens fort sensés et fort recommandables; je rêve au bonheur de revoir ma fiancée; je forme cent projets de félicité pour elle et pour moi, et voilà que subitement, violemment, vous glacez ma joie par votre froideur, vous me précipitez du paradis dans l’enfer…
Ce disant, la voix de Coppie s’était attendrie; des larmes coulaient lentement de ses yeux et tombaient, brûlantes, sur la main de Rebecca qu’il avait prise dans la sienne.
Cette main, la jeune fille la retira en tremblant; et, avec un effort pour dissimuler l’émotion qui la gagnait, elle dit à Edwin:
– Si mon père veut vous pardonner?…
– Eh bien? fit-il passionnément.
– Je suis, répondit-elle, soumise à sa volonté.
– Vous me pardonnerez aussi!
– Je ferai suivant ses désirs, repartit quelque peu sournoisement Rebecca en sortant du parloir, dont elle referma la porte sur elle.
Les jambes croisées l’une sur l’autre, le haut du corps penché en arrière, M. Sherrington avait assisté à la fin de cette scène en contemplant attentivement le plafond.
Le brave esclavagiste préparait un discours en trois points, pour prouver à son gendre futur l’excellence de ses doctrines.
– Voyons, maître Edwin, asseyez-vous là et causons un peu, dit-il, quand Rebecca fut partie.
Coppie prit le siège qui lui était indiqué, et son interlocuteur poursuivit:
– Je vous réitérerai d’abord ce que je vous ai dit plus d’une fois: je ne donnerai jamais ma fille à un de ces misérables abolitionnistes du Nord, pour plusieurs raisons, maître Edwin. Je n’aime ni les républicains, ni les démocrates; petit-fils d’un lord d’Angleterre, d’un membre de la Chambre haute, je mentirais à mon sang, à mes traditions de famille, si je mésalliais mes enfants. Quoique vous ne soyez pas d’aussi bonne maison que nous, j’ai jadis jeté les yeux sur vous, parce que vous comptez des gentilshommes parmi vos aïeux; puis enfin parce que, sans vous, ma fille…
– Passons, monsieur, passons, je vous prie, dit modestement Edwin.
– Bien, mon ami. Cependant, malgré ce service inappréciable que vous nous avez rendu, je vous déclare que si vous ne changez pas complètement vos opinions, Rebecca ne sera point à vous.
Coppie tressaillit, et, pour se donner une contenance, se mit à examiner les dessins du tapis étendu sur leurs pieds.
– Oui, continua M. Sherrington, je l’aimerais mieux morte que mariée à un abolitionniste. Ce sont les abolitionnistes qui ont provoqué la séparation de ce pays d’avec la mère-patrie. Ce sont eux qui l’infectent de théories fausses, perverses, funestes au sens moral, subversives de l’ordre public; eux qui le pousseront à sa perte, malgré les apparences d’une prospérité trompeuse, si on n’arrête à temps leurs exécrables progrès. Qu’avez-vous à dire d’ailleurs contre l’esclavage? N’a-t-il pas toujours existé chez tous les peuples du monde? Dieu ne l’a-t-il pas consacré? La Bible ne vous l’apprend-elle pas? La religion catholique l’approuve comme la religion protestante. Les Espagnols, et après eux les Portugais, firent des esclaves dans l’Amérique méridionale. Si notre glorieuse Elisabeth d’Angleterre arma le premier navire chargé de faire la traite des noirs, le pape qui trônait alors à Rome bénit l’expédition, et il n’y eut pas, depuis jusqu’à ce fauteur de troubles, ce George Washington…
– Ah! monsieur, respectez au moins la mémoire du plus vertueux, du plus sage des hommes, s’écria Coppie, incapable de se contenir davantage.
– Eh bien, master Edwin, ce sage, ce vertueux George Washington, comme vous le qualifiez, était propriétaire d’esclaves. Non seulement ce grand émancipateur se garda bien d’en affranchir un seul, mais il sanctionna l’esclavage des nègres par un article de sa trop fameuse constitution.
– Mais, monsieur, vous vous trompez!
– Que je me trompe ou non, répliqua hautainement M. Sherrington, votre Washington conserva tous ses esclaves après la proclamation de la constitution. À ses yeux, le nègre était un être inférieur, peu au-dessus de l’animal. Il pensait qu’on le pouvait donner, troquer ou vendre, et, pardieu, il avait raison! Qui est-ce donc qui me contredira?
Coppie avait grande envie de répondre; mais l’intérêt de son amour lui commanda le silence. Il se tut, et Sherrington reprit après une pause:
– Revenons à vous, master Edwin. Je veux bien admettre que la jalousie de ma fille à l’égard de cette négresse est puérile; je veux bien aussi ne voir dans votre échauffourée qu’une folie de jeune homme; je me plais à croire que l’expérience, aidée de mes raisonnements, finirait par refroidir votre cerveau brûlé; je ne vous donne même pas deux ans de séjour dans un État à esclaves pour être tout à fait de mon avis, car vous remarquerez que les nègres sont cent fois plus heureux que les domestiques blancs, et que les premiers, confortablement nourris, chaudement vêtus et abrités maintenant, mourraient de faim ou de froid si on leur rendait la liberté. Faits pour servir, ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes. Ce sont des brutes sur le sort desquels l’Europe s’apitoie sottement et sans connaissance de cause.
– Cependant, hasarda timidement Edwin, l’ouvrage de madame Beecher Stowe, traduit dans toutes les langues…
– La Case du père Tom! riposta véhémentement M. Sherrington; une exagération greffée sur un mensonge!
– Néanmoins, objecta encore Coppie…
– Brisons là ou je me fâche! tonna son interlocuteur.
Un moment après, il dit d’un air plus calme:
– Vous renoncez à vos idées absurdes, n’est-ce pas, master Edwin? J’en exige le serment sur les Saints Évangiles. Puis, à cette condition, vous pourrez espérer la main de Rebecca. Mais avant, mon jeune ami, occupons-nous de votre situation. Vous n’êtes pas riche, bien qu’intelligent, actif et vigoureux. On ne se met pas en ménage sans avoir une somme suffisante pour satisfaire aux besoins de celle qu’on épouse. Jusqu’à présent, vous vous êtes fort peu occupé de votre avenir. Il est temps d’y songer. Que comptez-vous faire?
– Monsieur, répondit Coppie, je me propose d’aller au Kansas.
– Bien, et dans quel but?
– Le pays est neuf; je pense qu’en m’avançant vers le territoire indien, et jusqu’au Mexique, je gagnerai de l’argent dans la traite de pelleteries.
– Hum! commerce bien usé, fit M. Sherrington en hochant la tête.
– J’ai, continua Edwin, un millier de dollars en espèces. Avec cette somme, j’achèterai de la bimbeloterie…
– Et combien présumez-vous que rapportera ce commerce?
– Il y a des chances à courir, dit le jeune homme; mais si la fortune m’est favorable, j’espère porter mon capital à dix ou douze mille piastres dans deux ou trois ans.
– Dans trois ans donc, dit M. Sherrington. Mais vous répudierez vos rêves abolitionnistes?
Coppie éluda la réponse par une nouvelle question:
– Me sera-t-il permis de voir miss Rebecca avant mon départ?
– Non, dit son interlocuteur, elle est indisposée contre vous. Je lui offrirai vos excuses. Partez, jeune homme; vous avez ma parole, je compte sur la vôtre; dans trois ans vous nous revenez avec dix mille dollars, un esprit plus rassis, la ferme résolution de soutenir le grand parti du Sud, et vous épousez ma fille.
Là-dessus le père de Rebecca se leva et tendit la main à Coppie.
Cette façon sommaire de le renvoyer était trop dans les usages américains pour que celui-ci songeât à s’en offenser. Saisissant donc cordialement la main de M. Sherrington, il la serra avec effusion, et sortit de la maison.
On était à la fin de mars. Il faisait un temps doux et humide. Des toits des maisons, chargés de neige, l’eau dégouttait avec un bruit monotone et, par intervalle, un son sourd et prolongé se faisait entendre: c’était une avalanche arrachée, par le dégel, au faîte de quelque édifice qui venait s’abattre dans la rue en s’éparpillant en un tourbillon de poussière nacrée.
La moiteur de l’atmosphère avait revêtu les murailles et les arbres d’une couche de givre aussi blanche que l’albâtre. On eût dit que la cité tout entière était construite en stuc.
Cependant, depuis quelques jours, le Mississipi avait rompu sa prison de glace, et il roulait avec fracas ses eaux jaunâtres chargées de banquises.
La navigation était rouverte de Dubuque à l’embouchure du fleuve.
Edwin Coppie acheta une pacotille de couteaux, haches, fusils, couvertures, verroteries, etc., chez divers importateurs de la ville, embarqua le tout sur le Columbia, magnifique bateau à vapeur qui desservait les rives du Mississipi entre Dubuque et Saint-Louis; puis il prit, le soir même, passage à son bord pour Burlington, bourgade assez importante, non loin de la frontière des États de l’Iowa et du Missouri.
La traversée s’opéra sans encombre; le lendemain matin, il arrivait à Burlington.
L’eau était toujours tiède et le soleil brillait d’un pur éclat.
Aussitôt qu’il eut mis pied à terre, Coppie loua un traîneau et ordonna au charretier de le conduire chez sa mère, qui résidait à trente milles de là, sur la rivière des Moines.
Quoiqu’une épaisse croûte de neige s’étendît à la surface de la terre, les chemins étaient mauvais, défoncés, parsemés de cahots, comme disent les Canadiens-Français. Aussi, le véhicule marchait-il avec une lenteur désespérante pour Edwin, qui avait hâte d’embrasser son excellente mère, dont il était séparé; depuis plus d’un mois.
La nuit vint, déployant son linceul sur les campagnes. L’attelage et le cocher étaient fatigués; celui-ci maugréait entre ses dents et jurait à tout instant qu’il n’irait pas plus loin; celui-là bronchait à chaque pas et refusait d’avancer.
Tout à coup, au détour d’un bois, une clarté immense déchira les ténèbres.
– Mon Dieu! fit Edwin en fouillant l’horizon du regard; mon Dieu! on dirait que c’est un incendie… que notre maison est en feu!
Et s’adressant à l’automédon;
– Fouettez vos chevaux! il y a cinq dollars pour vous!
Dix minutes après, le traîneau arrivait sur le théâtre de l’embrasement.
Coppie ne s’était pas trompé: la métairie qu’il occupait avec sa mère achevait de s’abîmer dans un océan de flammes.
Sur un pin gigantesque, devant la porte de l’habitation, on avait cloué un écriteau.
Aux lueurs rougeâtres de la conflagration, le jeune homme y lut ces mots tracés en caractères sanglants:
Ainsi seront punis les traitres à la cause du Sud.
Edwin Coppie, prends garde à toi!
L’amant de Rebecca Sherrington, après s’être assuré que sa mère n’avait pas été la proie du fléau destructeur et qu’elle était réfugiée au fort des Moines, à quelques lieues de distance, grimpa sur le pin, décrocha l’écriteau, le retourna, le fixa à la même place, et avec un morceau de charbon arraché aux décombres de la ferme, il écrivit:
Que les traitres à la cause du Nord
prennent garde à Edwin Coppie!