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Contes de bord

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– Non, monsieur l'ambassadeur; c'était un exercice à feu: il y a huit jours que la chose était convenue entre mon collègue de l'Albanaise et moi.»

Puis les deux commandans continuèrent à se promener en reprenant le fil de la conversation que la brusque apparition du diplomate avait un instant interrompue. Leur ton d'indifférence et leur air presque méprisant durent humilier un peu sans doute notre pauvre diplomate, tout barbouillé de poudre, tout froissé encore de l'humble attitude qu'il avait été forcé de prendre dans sa chaude et sinistre sainte-barbe. Mais qu'y faire?

Depuis ce jour il n'adressa la parole à son vieux commandant que pour lui exprimer l'admiration que lui inspirait le dévoûment sans faste des bons et intrépides marins.

BARBE-ROUGE.

Le vaisseau de ligne le Trophée avait déployé dès le matin son grand pavillon national sur l'arrière, et dès le matin aussi un autre pavillon tricolore flottait sur son beaupré. Quoique ce jour fût un jour ordinaire de la semaine pour les autres bâtimens de l'escadre, c'était une fête pour le vaisseau le Trophée: on passait la revue à son bord; trois mois d'arrérage devaient être payés à l'état-major et à l'équipage.

Dès la veille de ce jour solennel, la grande chambre des officiers avait été disposée, dans la batterie de 18, à recevoir le commissaire aux revues et ses commis. La cloison qui sépare cette chambre du reste de la batterie avait été enlevée. Des pavillons de toutes couleurs tapissaient, autour d'une longue table, les parois de l'arrière; et les quatre grosses pièces de canon, circonscrites dans l'enceinte de la chambre, avaient été cachées sous la riche étamine de la première série de signaux, pour ne pas trop effrayer les officiers administratifs, sans doute, par l'aspect d'un appareil guerrier qui s'accorde du reste assez mal avec les fonctions des honnêtes comptables qui viennent compter de l'argent à l'équipage.

Tous les matelots avaient revêtu de très-bonne heure leur habit d'apparat. Ils s'étaient lavé les mains et le visage avec un scrupule tel que plusieurs tonneaux d'eau de mer avaient à peine suffi à ce débarbouillage général. L'onde sur le sein de laquelle vivent les marins est, comme on sait, la seule eau lustrale qu'ils connaissent dans leurs cérémonies, et le plus précieux cosmétique qu'ils emploient dans leur toilette.

A neuf heures, le commandant arrive à bord dans son élégante et rapide yole.[6]

Le maître d'équipage, à l'approche de cette embarcation dont un brillant pavillon couronne l'arrière, donne un long coup de sifflet qu'il fait suivre de ce commandement solennel:

«Elonge une amarre au canot à tribord!»

Le patron du commandant, avant d'accoster le vaisseau, fait faire un grand circuit à la yole qu'il gouverne avec grâce et pourtant avec gravité!

Le maître d'équipage, perché sur la drôme, au pied du grand mât, reprend son sifflet qu'il fait roucouler une seconde fois, et puis il commande:

«Passe deux hommes sur le bord à tribord.»

Le commandant monte lestement le long escalier pavoisé de tapis bleus bordés de rouge. Il salue son capitaine de frégate et l'officier de garde, qui le reçoivent, selon le cérémonial usité en pareil cas; il passe devant la garde alignée sur le gaillard d'arrière, l'arme au pied; le tambour, prêt à battre, ne bat pas: c'est l'étiquette du bord, car là on mesure les honneurs à rendre avec autant d'intégrité que si c'était de l'argent que l'on comptât.

Le commandant passe dans sa chambre: son capitaine de frégate le suit en papillonnant sur ses traces.

Après la yole commandante arrive l'embarcation qui porte à bord le commissaire aux revues et ses gros livres, l'agent comptable du vaisseau et ses états de paiement. On reçoit le commissaire avec moins de gravité que le commandant, mais pourtant avec distinction: c'est l'homme essentiel du jour.

Tous les officiers d'administration déjeûnent chez le commandant: c'est de règle. Ils se frottent les mains en sortant de table, jettent un coup-d'oeil sur le gréement du vaisseau, qu'ils trouvent admirable, quoiqu'ils ne s'y connaissent pas du tout: c'est l'usage.

A dix heures on descend dans la batterie. Le commissaire se place au centre de la table qu'on lui a préparée. A ses côtés s'asseyent le commandant, le capitaine de frégate, l'agent comptable du vaisseau, les commis qui escortent le commissaire, les officiers du bord et tutti quanti enfin.

L'appel va se faire. Toutes les oreilles se dressent. On écoutera les réclamations: chacun se dispose à en faire on à chercher comme il s'y prendra pour présenter la sienne. Les maîtres, contre-maîtres, quartiers-maîtres et les matelots de première classe se pressent sur l'arrière de la batterie au-dessous de la cloison qui indiquait, la veille, la place de la grande chambre. Le commissaire va appeler son monde: attention!

«Jean-Marie-Pierre-Chrétien Lemalennec, premier maître de manoeuvre.

– Présent, mon commissaire!

– A 90 fr. par mois, trois mois: 270 fr.

– C'est ça, mon commissaire.

– Marie-Paul-Christophe Lapierre, dit Recouvrance, maître calfat.

– Présent-z-à l'appel.

– A 80 fr.: 240 fr.

– Pardon, monsieur le commissaire, mais j'ai une réclamation.... J'ai navigué deux mois d'à bord la Circé, un mois et demi d'à bord l'Aculon (l'Aquilon), ceci me fait trois mois et demi, sous votre respect.

– Mais, mon ami, on ne paie actuellement que les trois mois qui vous sont dus à bord du Trophée.

– Ça ne fait pas moins trois mois et demi de dus, sans vous offenser, mon commissaire, car je serais bien fâché de vous dire une parole plus haute l'une que l'autre.»

Le maître d'équipage prend alors la parole à demi-voix, et s'adressant à son confrère:

«Vous ne voyez donc pas, maître Recouvrance, que vous ne savez pas ce que vous dites actuellement: on vous doit bien trois mois et demi, mais....

LE CAPITAINE DE FRÉGATE. Vous lui expliquerez tout cela plus tard, maître Chrétien. A un autre!

LE COMMISSAIRE. Justin-Emile Le Goarant, maître charpentier.

– Présent!»

Il passe, et l'appel se continue ainsi. Aux masses qui ont répondu présent, succèdent d'autres masses de matelots qui viennent faire leur apparition dans le sens de l'échelle descendante des grades du bord.

On est bientôt aux matelots à 24 francs par mois.

La voix un peu fatiguée du commissaire appelle Job, Pierre, Lebras!

A ce nom personne ne répond: Présent.

Le maître d'équipage promène, les bras croisés, ses deux grands yeux noirs sur le groupe de matelots à 24, placé à sa gauche…: «Eh! bien, s'écrie-t-il, répondras-tu aujourd'hui, Barbe Rouge? en s'adressant à un gros matelot tout hébété.

– Plaît-il, maître? répond cette espèce d'homme, en baissant la tête et en s'approchant timidement du maître d'équipage, le chapeau à la main.

– Réponds au commissaire qui t'appelle, animal.»

L'homme ne dit mot.

LE COMMISSAIRE. Voyons, mon ami, comment vous nommez-vous?

L'HOMME. Barbe-Rouge!

LE COMMISSAIRE. Mais quel est votre nom de famille?

L'HOMME. Barbe-Rouge!…

LE MAÎTRE D'ÉQUIPAGE. Monsieur le commissaire, Barbe-Rouge c'est son nom de bord, son sobriquet, quoi! Il y a dix ans que je le connais, et on ne l'a jamais appelé que comme ça. Excusez-le, mais il est un peu petit d'esprit.

UN MATELOT, prenant la parole. Mon commissaire, son nom de famille c'est Job-Pierre Lebras. Je suis de son pays, porte à porte avec lui. Il est imbécile de son naturel.

UN CONTRE-MAÎTRE D'ÉQUIPAGE: A présent que tu sais ton nom, réponds donc à l'appel, et file. Voyons, dis: Présent!

L'HOMME. Présent!

LE COMMANDANT. Ne rudoyez pas ce malheureux. Faites-lui comprendre qu'il n'a plus besoin de rester là, et qu'il peut maintenant s'en aller.

Le pauvre Barbe-Rouge, en s'éloignant, jeta un coup-d'oeil timide et bas sur son commandant, un coup-d'oeil qui semblait dire: Commandant, je vous remercie! Il n'y a que vous ici qui ayez pitié de ma stupidité!

Quel était donc cet infortuné Barbe-Rouge, le patira, le souffre-douleurs de tout l'équipage du Trophée? Un misérable orphelin que, tout enfant encore, on avait jeté à bord du premier navire venu, et qui, presque idiot, avait fini par oublier, avec le temps, sa famille, son pays, et jusqu'à son propre nom. Son poil roide et rubéfié lui avait fait donner le sobriquet de Barbe-Rouge. Les taquineries de ses autres camarades avaient réussi à rendre sa stupidité native, presque complète, et cependant Barbe-Rouge était parvenu à devenir, à l'âge de 27 à 28 ans, matelot à 24 francs par mois! Comment cela s'était-il fait? Par protection?– Est-ce à bord que les imbéciles trouvent des protecteurs!– Par intrigues?– Est-ce encore à bord que les imbéciles peuvent intriguer!– Par l'effet d'un merite caché, d'une utilité spéciale peut-être? Oui certes, car Barbe-Rouge avait un mérite à lui, et avait réussi plusieurs fois à se rendre utile à bord. Le malheureux possédait la vertu caractéristique d'un chien de Terre-Neuve, et cette vertu canine l'avait fait remarquer parmi les hommes de son espèce: tant il est vrai qu'il est des humains qui seraient bien mieux placés qu'ils ne le sont dans la société, s'ils pouvaient posséder les qualités qui distinguent la plupart des animaux.

Barbe-Rouge nageait comme un poisson, et en cherchant bien, peut-être aurait-on découvert, sous les sales vêtemens qui le recouvraient, une peau de marsouin ou des écailles de dorade, et cette disposition phénoménale aurait donné à peu près la mesure de l'intelligence de ce pauvre diable. Il n'articulait qu'avec peine quelques syllabes de bas-breton, et encore fallait-il prononcer plusieurs fois devant lui les mots qu'on s'amusait à lui faire balbutier. Il vivait, à bord, de tout ce qu'on laissait dans les gamelles, et sa voracité égalait au moins sa malpropreté. Un coup de pied d'un côté, une taloche de l'autre, étaient tout ce qu'il recevait en échange des privautés qu'il cherchait à se permettre avec les gens qui s'égayaient de sa crédulité et de son ignorance. La seule passion qu'il parût connaître, c'était l'amour, le goût immodéré des liqueurs spiritueuses; mais quand il avait bu, son ivresse n'avait rien de plaisant: c'était un animal repu, pas autre chose. Pour une bouteille d'eau-de-vie, on le faisait plonger de dessus la grand'vergue, sous la quille du vaisseau, et quelques minutes après on le voyait reparaître de l'autre bord du navire, après avoir parcouru une distance de soixante pieds sous l'eau, et avoir atteint une profondeur de cinq à six brasses.

 

Un homme, un objet de quelque valeur ne tombait jamais à la mer sans que Barbe-Rouge ne fit son devoir. Il s'élançait à l'eau quelque temps qu'il fit, plongeait, disparaissait un moment, et, le moment d'après, on le voyait revenir, triomphant des vagues et des dangers, tenant dans ses bras l'homme ou l'objet qu'il était parvenu à retirer des flots. C'était alors seulement qu'il était beau à contempler. Il ne devenait véritablement homme que lorsqu'il devenait poisson, dauphin, ou chien de Terre-Neuve; et ce n'était qu'alors aussi qu'il paraissait éprouver un sentiment d'orgueil qui le rapprochât de la dignité de l'espèce humaine. Mais, une fois hors des lames et loin du danger, il redevenait Barbe-Rouge en montant à bord ou en touchant la terre du bout de ses larges et vilains pieds. Sa figure n'était bonne à encadrer qu'au-dessus des flots en courroux.

Plusieurs de ces beaux traits de dévoûment que notre homme-poisson avait accomplis par instinct beaucoup plus que par vertu, lui avaient mérité la paie de matelot à 24 francs. On le gardait à bord comme une bouée de sauvetage, comme un objet utile dont l'entretien coûte quelque chose; mais aucun des hommes de l'équipage ne le regardait bien certainement comme un de ses égaux.

Nous avons déjà parlé du contre-maître qui, le jour de la revue, avait un peu rudoyé Barbe-Rouge au moment où celui-ci ne répondait pas à l'appel du commissaire. Cet officier marinier avait, depuis long-temps, conçu pour notre animal amphibie une antipathie qui se manifestait le plus souvent par de grands coups de poing et quelques bonnes giffles, comme autrefois savaient si bien en administrer les maîtres d'équipage.

Un jour, le commandant, que le hasard avait rendu témoin des mauvais traitemens du contre-maître envers Barbe-Rouge, ordonna sévèrement au supérieur de ne plus frapper son indigne subalterne.

Le pauvre Barbe-Rouge ne sut remercier son commandant qu'en se jetant à genoux et en tournant vers lui des yeux mouillés des larmes les plus étranges qu'on eût encore vues couler. C'était la première preuve de sensibilité qu'eût donnée Barbe-Rouge, et le commandant en fut attendri. Il prit le malheureux sous sa protection.

Mais depuis ce moment-là aussi la haine déjà assez prononcée du contre-maître redoubla de violence.

«Le commandant, lui disait-il chaque jour, m'a défendu de te frapper. C'est bien, et j'obéis; mais je te pousserai si rudement que le coeur t'en fera mal!»

Je vous laisse à penser si Barbe-Rouge était rudement poussé!

Une fois le contre-maître surprend de grand matin celui qu'il appelait sa bête noire récitant, du mieux qu'il le pouvait, une prière à voix haute.

«Qui pries-tu là,-espèce de vilain chrétien?

– Je prie le bon Dieu, répond Barbe-Rouge.

– Et qu'as-tu à lui demander, à ton bon Dieu?

– Que vous tombiez un jour à la mer.

– Ah! oui, pour me mettre le pouce sur la lumière, n'est-ce pas? Attends, chien d'imbécile, que je te pousse encore une bonne fois, pour t'apprendre à avoir actuellement la langue aussi bien démarrée

Barbe-Rouge fut poussé ce jour-là comme jamais il ne l'avait encore été par la terrible main de son persécuteur.

Mais les voeux que l'opprimé adressait au ciel, peut-être pour la première fois, ne tardèrent pas à être exaucés.

Peu de temps après cette scène, la chaloupe du Trophée fut envoyée, à quelque distance du bord, lever une des ancres du vaisseau. Le contre-maître commandait la corvée chargée de cette opération. L'ancre levée, se trouvant un peu trop pesante pour la chaloupe, surchargeait tellement l'arrière de cette embarcation, qu'il suffit à la lame qui se formait de faire tanguer l'arrière pour que l'eau entrât à bord, et pour que la chaloupe coulât à une encablure du bâtiment. Les chaloupiers se trouvent livrés aux flots: ceux qui savent nager se dirigent, en jouant des bras et des jambes, vers le vaisseau. On arme tous les canots pour porter secours le plus promptement possible aux trente ou quarante hommes qui flottent çà et là. Barbe-Rouge, depuis long-temps placé sur le beaupré du Trophée, comme pour guetter les mouvemens de la chaloupe, n'avait pas attendu le moment du danger extrême pour prendre son parti. Bien avant que les canots du bord fussent prêts à secourir les chaloupiers en péril, il s'était jeté tout habillé à la mer, du haut du beaupré où il avait établi son observatoire. Il nage en vrai marsouin, au milieu des malheureux qui se débattent contre les lames; il semble choisir les hommes qu'il veut sauver les premiers. Le contre-maître, son ennemi, lutte contre la mer qui va l'engloutir, en s'efforçant de se tenir quelques instans à flot. Il étend ses bras convulsifs vers Barbe-Rouge. Sa voix, presque étouffée par l'eau que sa bouche repousse encore, l'appelle, l'implore; mais Barbe-Rouge passe auprès de lui sans daigner seulement le regarder: il saisit tous ceux qu'il rencontre autour du contre-maître, et les amène aux embarcations du vaisseau qui arrivent, à force de rames, sur le lieu de l'événement. Le contre-maître disparaît à l'instant même où le brigadier d'un des canots allait mettre la main sur lui.

Cinq à six hommes venaient d'être sauvés par Barbe-Rouge.

En revenant à bord du vaisseau, les embarcations déposent sur l'escalier de commandement les chaloupiers qu'elles ont pu recueillir. Le commandant s'informe du sort du contre-maître.

«Il a coulé, répond un des patrons des canots, justement à l'instant où nous allions le haler en dedans.

– Et tu n'as donc pas pu le sauver, toi Barbe-Rouge?» demanda avec vivacité le commandant.

Barbe-Rouge ne répond rien, mais il se jette de nouveau à la mer.... Il plonge; il paraît chercher quelque chose à l'endroit où la chaloupe a disparu. Au bout d'une demi-heure, il revient à bord avec un cadavre qu'il a réussi enfin à retirer du fond des flots.

C'était le cadavre du contre-maître!

Le commandant, à cette vue, ne peut s'empêcher de s'écrier, en s'adressant à Barbe-Rouge, avec plus de douleur encore que de vivacité:

«Pourquoi, malheureux, ne pas avoir fait, il y a une demi-heure, ce que tu viens de faire à présent? il est bien temps!»

Ces paroles, prononcées avec un air de reproche à peine perceptible pour les personnes les plus intelligentes, parurent produire un effet inconcevable sur Barbe-Rouge. Comment cet homme, jusque là si insensible au mépris qu'on avait pour lui et même aux mauvais traitemens dont on l'accablait journellement, sembla-t-il comprendre si bien le sentiment qui animait le commandant quand il lui adressa ces paroles dites pourtant d'un ton qui n'avait rien de rude ni d'accusateur? La bienveillance que seul, entre toutes les personnes du bord, le commandant avait témoignée à Barbe-Rouge, avait-elle eu le privilège de développer dans cette âme, jusqu'alors fermée à toutes les douces émotions, une susceptibilité inconnue? Le coeur du malheureux n'attendait-il qu'un touchant intérêt de la part de celui qu'il avait aimé, pour éprouver le sentiment qui ennoblit le plus la nature humaine? Que de secrets il reste encore à découvrir dans les profondeurs de l'âme! Que d'hommes sont morts stupides, que l'on aurait pu arracher à cette espèce de paralysie morale qui engourdit le coeur, si l'on avait pu connaître les moyens de guérir leur âme, comme de savans médecins savent guérir le corps de ces enfans difformes dont leur art parvient à faire des hommes robustes et sains!

Cette sensibilité, à laquelle paraissait naître le pauvre Barbe-Rouge, fut loin, hélas! d'être un bienfait pour lui: elle ne devint un bonheur que pour tous ces matelots qui se faisaient, depuis si long-temps, un jeu inhumain de le tourmenter comme un de ces animaux que l'homme a soumis à ses cruels caprices.

Le vaisseau le Trophée mit à la mer, emportant avec lui son brave commandant, son ancien équipage, le sournois Barbe-Rouge, et toutes ces vieilles habitudes et ces moeurs qui subsistent à bord d'un navire depuis long-temps armé, comme au sein d'une société anciennement constituée; cité mouvante et guerrière, peuple flottant qu'une vague submerge tout entier, et que la volonté d'un seul homme gouverne despotiquement sur l'immensité des mers indomptées!

Barbe-Rouge, depuis l'accident de la chaloupe, languissait à bord, mais languissait comme l'aurait fait un chat ou un chien. Il ne mangeait plus. C'était à ce signe que l'on reconnaissait surtout qu'il avait du chagrin. Le médecin du vaisseau avait déclaré au commandant que son sauvage protégé n'était pas malade, mais que le moral paraissait être affecté chez lui. Le moral de Barbe-Rouge! qui jamais s'en serait douté! Le commandant, après l'avoir interrogé sur ce qu'il éprouvait et n'avoir pu obtenir de lui d'autre réponse que de grosses larmes, chercha à le consoler par de bons traitemens. Peine inutile! l'infortuné Barbe-Rouge dépérissait à vue d'oeil. L'idée d'avoir mérité, dans une circonstance funeste, le reproche de son commandant, le déchirait comme un remords; car cet idiot, qui jusque là paraissait être resté étranger à presque toutes les douleurs et les jouissances de l'humanité, avait un remords.

Un jour le commandant ordonna, pendant le beau temps que le vaisseau éprouvait depuis une semaine, de calfater les coutures du pont. On appelle coutures les interstices qui existent entre les planches dont le pont est formé, et que l'on remplit avec de l'étoupe enduite de brai.

Pour faire cette opération, c'est-à-dire pour rebattre les coutures, les calfats du bord préparèrent le brai sec dont ils avaient besoin, et au moyen d'un boulet rougi à la cuisine ils faisaient fondre cette espèce de résine dans des marmites en fer. Ce procédé est, à bord des bâtimens, le plus prudent que l'on puisse employer; car avec un boulet rougi il n'est guère possible de mettre le feu au brai, que l'on s'exposerait à enflammer en le faisant chauffer sur des fourneaux.

Un large baril de brai avait donc été posé sur le pont que l'on travaillait.

Par un de ces accidens qui arrivent souvent, malgré la prévoyance que l'on apporte à les prévenir, il se fit qu'en chauffant le brai d'une des marmites, un copeau, un morceau de toile ou de bois rippé, se trouva toucher le boulet rouge. Cet objet prend feu au même instant. La flamme qu'il produit se communique aux coutures fraîchement brayées. Cette flamme voltige sur le pont du vaisseau, où partout elle trouve un aliment. Elle gagne bientôt, au milieu de la confusion générale, le gros baril de brai. On court, on se heurte, on crie: Au feu! on cherche le moyen d'éteindre l'incendie. Il y a de l'eau partout; mais l'eau jetée sur le brai qui flamboie irriterait encore l'ardeur de l'embrasement. On demande du sable pour étouffer la flamme; on en cherche. C'est surtout du baril de brai qu'il faut tâcher de se débarrasser à tout prix; on jette des chaînes sur lui, pour l'entraîner le long des passavans et le faire tomber à la mer. Le commandant sort tout ému de sa chambre, et il voit avec effroi le désordre extrême qui règne sur le pont. Ses yeux inquiets rencontrent, en ce moment d'anxiété, les yeux de Barbe-Rouge. Celui-ci, comme s'il venait de puiser une inspiration dans les regards que le hasard a fait tomber sur lui, court à son commandant: il saisit une de ses mains, qu'il baise convulsivement, puis il se jette dans les flammes qui cachent le baril de brai: il disparaît à tous les yeux, et l'on voit aussitôt la masse des flammes se mouvoir du côté de l'ouverture du gaillard, où est placé l'escalier de tribord. Le baril de brai tombe à la mer éteint, étouffé dans les bras d'un matelot qui l'a saisi comme pour lutter corps à corps avec lui. Ce matelot, c'était Barbe-Rouge!

On amène précipitamment une embarcation à la mer. Le commandant crie: «Sauvez-le! sauvez-le! ne perdez pas un seul instant, mes amis, je vous en supplie …»

L'incendie, privé sur le pont de son principal aliment, est bientôt étouffé sous les efforts de tout l'équipage.... L'embarcation mise à la mer ramène à bord un corps défiguré et à moitié consumé, le corps de Barbe-Rouge!

 

La mort de Barbe-Rouge venait de sauver le vaisseau le Trophée et l'équipage dont l'infortuné avait été presque toute sa vie le mépris et la risée!