Kitobni o'qish: «Eureka»
D'EDGAR POE
PAR RUFUS GRISWOLD
Pendant près d'un an, M. Poe ne se manifesta que rarement au public; mais il était peut-être plus actif qu'il n'avait été en aucun temps; et, au commencement de 1848, il fit annoncer son intention de donner quelques lectures, dans le but de gagner une somme d'argent suffisante pour fonder ce fameux magazine mensuel qu'il rêvait depuis si longtemps. Sa première lecture, qui fut aussi la seule qu'il donna à cette époque, eut lieu à la Society Library, à New-York, le 9 février, et avait pour sujet la Cosmogonie Universelle; elle fut écoutée par un auditoire éminemment intellectuel, et occupa environ deux heures et demie. C'était ce qu'il publia plus tard sous ce titre: Eureka, poëme en prose.
Il avait employé dans la composition de cet ouvrage ses plus subtiles et ses plus hautes facultés, dans leur plus parfait développement. Commençant par nier que les arcanes de l'univers puissent être explorés par la pure induction, mais armant son imagination des divers résultats de la science, il entra avec une hardiesse imperturbée, – quoique sans aucun autre guide que l'instinct divin, que ce sens de beauté où notre grand Edwards prétend retrouver l'épanouissement de toute vérité, – dans l'océan de la spéculation, et il y bâtit, avec les lois concordantes et leurs phénomènes, sa théorie de la Nature, comme sous l'influence d'une inspiration scientifique. Je n'entreprendrai pas la tâche difficile de condenser ici ses propositions. «La Loi, – dit-il, – que nous nommons Gravitation, existe en raison de ce que la Matière a été, à son origine, irradiée atomiquement, dans une sphère limitée d'espace, d'une Particule Propre, unique, individuelle, inconditionnelle, indépendante et absolue, selon le seul mode qui pouvait satisfaire à la fois aux deux conditions d'irradiation et de distribution généralement égales à travers la sphère, – c'est-à-dire par une force variant en proportion directe des carrés des distances comprises entre chacun des atomes irradiés et le centre spécial d'Irradiation.»
Poe était entièrement persuadé qu'il avait découvert le grand secret; que les propositions d'Eureka étaient vraies; il avait coutume de parler de ce sujet avec un enthousiasme sublime et électrisant, que n'ont pu oublier ceux qui étaient liés avec lui à l'époque de sa publication. Il sentait qu'un auteur, connu seulement par ses aventures dans la littérature légère, jetant le gant aux docteurs de la science, ne pouvait s'attendre à une complète équité, et [qu'il] n'avait d'espoir que dans des discussions présidées par la sagesse et la bonne foi. Comme il me rencontrait, il me dit: «Avez-vous lu Eureka?» Je lui répondis: «Pas encore; tout à l'heure je jetais un coup d'œil sur le compte rendu qu'en a fait Willis, qui pense que l'ouvrage ne contient pas plus de réalité que d'imagination, et je vois avec peine, – si la chose est vraie, – qu'il insinue qu'Eureka ressemble par le ton à ce ramas de prétendues et surannées hypothèses, à l'adresse des rêveurs novices, qui s'appelle les Vestiges de la Création; et notre excellent et sage ami Bush, que vous reconnaîtrez sans doute, parmi tous les professeurs, pour l'esprit le plus habituellement équitable, pense que, bien que vous ayez en effet conjecturé avec beaucoup de sagacité, il ne serait cependant pas malaisé d'entraver par maintes difficultés la marche de votre doctrine.» – «Il n'est pas du tout généreux, – me répliqua Poe, – d'insinuer qu'il y a des difficultés et de ne pas expliquer de quelles difficultés il s'agit. Je réclame moi-même une vérification de toutes les propositions du livre. Je nie qu'il y ait une difficulté quelconque au-devant de laquelle je ne sois pas allé et que je n'aie surmontée.
On me fait outrage par l'application du mot conjecturer. Rien n'a été gratuitement supposé par moi, et tout a été prouvé.»
Dans sa préface, il disait: «A ceux-là, si rares, qui m'aiment et que j'aime; à ceux qui sentent plutôt qu'à ceux qui pensent; aux rêveurs et à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités, j'offre ce livre de Vérités, non pas seulement pour son caractère Véridique, mais à cause de la Beauté qui abonde dans sa Vérité, et qui confirme son caractère véridique. A ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d'art; – disons: comme un Roman; ou, si ma prétention n'est pas jugée trop haute, comme un Poëme. Ce que j'avance ici est vrai; donc, cela ne peut pas mourir; ou si, par quelque accident, cela se trouve, aujourd'hui, écrasé au point d'en mourir, cela ressuscitera dans la vie éternelle.»
Quand je lis Eureka, je ne puis m'empêcher de considérer cet ouvrage comme immensément supérieur aux Vestiges de la Création et comme révélant un bien autre génie; et de même que j'admire le poëme (en exceptant toutefois cette malheureuse tentative de gouaillerie humouristique incluse dans ce que l'auteur nous donne comme une lettre trouvée dans une bouteille flottant sur le Mare tenebrarum), de même aussi j'y vois avec chagrin le panthéisme dominant, lequel, d'ailleurs, n'était pas nécessaire à son dessein principal. A quelques-unes des critiques faites sur le livre, il répondit en ces termes, dans une lettre adressée à M. C. F. Hoffman, alors éditeur du Literary World.
«Cher monsieur, dans votre numéro du 29 juillet, je trouve quelques commentaires sur Eureka, un livre récent de moi; et je vous connais trop bien pour vous supposer un seul instant capable de me dénier le privilège d'une brève réponse. Je sens même que je pourrais à coup sûr réclamer de M. Hoffman le droit que possède tout auteur de répliquer à son critique ton pour ton,– c'est-à-dire de renvoyer à votre correspondant plaisanterie pour plaisanterie et raillerie pour raillerie; mais, en premier lieu, je ne désire pas faire honte au Literary World, et, ensuite, je sens que si, dans le cas présent, je commençais à railler, je n'en finirais jamais. Lamartine blâme Voltaire pour l'usage que celui-ci fit souvent do la supercherie et de la calomnie dans ses attaques contre les prêtres; mais nos jeunes étudiants en théologie ne semblent pas se douter que, quand ils entreprennent la défense ou ce qu'ils croient être la défense du christianisme, il y ait une sorte de péché dans certaines légèretés mondaines, comme celle, par exemple, qui consiste à altérer délibérément le texte d'un auteur, – pour ne rien dire ici de l'inconvenance moindre de rendre compte d'un livre sans l'avoir lu et sans avoir le plus léger soupçon des questions qui y sont agitées.
«Vous comprenez que c'est simplement aux falsifications de la critique en question que j'ai la prétention de répondre, les opinions de l'auteur ne pouvant avoir, en elles-mêmes, aucune importance pour moi, et n'en pouvant avoir, j'imagine, qu'une très-petite pour lui-même, – si toutefois il se connaît personnellement aussi bien que j'ai, moi, l'honneur de le connaître. La première altération est contenue dans cette phrase: «Cette lettre est une sanglante bouffonnerie contre les méthodes préconisées par Aristote et Bacon pour reconnaître la Vérité; l'auteur les ridiculise et les méprise également, et il se lance, en proie à une sorte d'extase divagante, dans la glorification d'un troisième mode, le noble art de conjecturer.» Voici, en réalité, ce que j'ai dit: «Il n'existe pas de certitude absolue, pas plus dans la méthode d'Aristote que dans celle de Bacon; donc, aucune des deux philosophies n'est si profonde qu'elle se l'imagine, et aucune n'a le droit de se moquer de ce procédé en apparence imaginatif qu'on appelle Intuition (par lequel procédé le grand Kepler a trouvé ses fameuses lois), puisque l'Intuition n'est, en somme, que la conviction naissant d'inductions ou de déductions dont la marche a été assez mystérieuse pour échapper à notre conscience, se soustraire à notre raison, ou défier notre puissance d'expression.»
«La seconde altération est formulée en ces termes: «Le développement de l'électricité et la formation des étoiles et des soleils, lumineux et non lumineux, lunes et planètes, avec leurs anneaux, etc., est déduit, en presque complète accordance avec la théorie cosmogonique de Laplace, du principe proposé précédemment.» Or, l'étudiant en théologie veut évidemment ici frapper l'esprit du lecteur de cette idée, que ma théorie, si parfaite en soi qu'elle puisse être, ne contient rien de plus que celle de Laplace, sauf quelques modifications que lui, l'étudiant en théologie, considère comme insignifiantes. Je dirai simplement qu'aucun homme d'honneur ne peut m'accuser de la mauvaise foi dont on me suppose ici capable; d'autant que, ayant d'abord marché, appuyé sur ma seule théorie, jusqu'au point où elle se rencontre avec celle de Laplace, je reproduis alors complètement la théorie de Laplace, en exprimant ma ferme conviction qu'elle est absolument vraie en tous points. L'espace embrassé par le grand astronome français est à celui embrassé par ma théorie, comme une bulle est à l'océan sur lequel elle flotte, et il ne fait pas, lui, Laplace, la plus légère allusion au principe proposé précédemment, c'est-à-dire au principe de l'Unité pris comme source de tous les êtres, – le principe de la Gravitation n'étant que la Réaction de l'Acte Divin par lequel tous les êtres ont été irradiés de l'Unité. En somme, Laplace n'a pas même fait allusion à un seul des points de ma théorie.
«Je ne crois pas nécessaire de parler ici du savoir astronomique manifesté par l'étudiant en théologie dans ces seuls mots: «des étoiles et des soleils,» ni d'insinuer qu'il eût été plus grammatical de dire: «le développement et la formation sont …» au lieu de: «de développement et fa formation est…»
«La troisième falsification se trouve dans une note au bas d'une page, où le critique dit: «Bien mieux encore, M. Poe prétend qu'il peut rendre compte de l'existence de tous les êtres organisés, y compris l'homme, simplement par les mêmes principes qui servent à expliquer l'origine et l'apparence actuelle des soleils et des mondes; mais cette prétention doit être rejetée comme une pure et plate assertion, sans une parcelle d'évidence. C'est, en d'autres termes, ce que nous pouvons appeler une franche blague.» Ici la falsification gît dans une fausse application volontaire du mot principe. Je dis: volontaire, parce que, à la page 67, j'ai pris un soin particulier d'établir une distinction entre les principes proprement dits, Attraction et Répulsion, et ces sous-principes, purs résultats des premiers, qui régissent l'univers dans le détail. C'est à ces sous-principes, agissant sous l'influence spirituelle immédiate de la Divinité, que j'attribue, sans examen, tout ce dont, selon la très-leste assertion de l'étudiant en théologie, j'expliquerais l'existence par les principes qui expliquent la constitution des soleils, etc.
«Dans la troisième colonne de son article, le critique dit: «Il affirme que chaque âme est son propre Dieu, son propre Créateur.» Ce que j'affirme, c'est que chaque âme est, partiellement, son propre Dieu, son propre Créateur.» Un peu plus loin le critique dit: «Après toutes ces propositions contradictoires relatives à Dieu, nous lui rappellerions volontiers ce qu'il a établi lui-même à la page 33: «Relativement à cette Divinité, considérée en elle-même, celui-là seul n'est pas un imbécile, celui-là seul n'est pas un impie, qui n'affirme absolument rien.» Un homme qui se déclare lui-même, d'une manière si décisive, coupable d'imbécillité et d'impiété, n'a pas droit à une plus longue réfutation.»
«Or, la phrase, comme je l'ai écrite, et comme je la trouve imprimée à cette même page invoquée par le critique, et qu'il devait avoir sous les yeux, pendant qu'il citait mes paroles, se présente ainsi: «Relativement à cette Divinité, considérée en elle-même, celui-là seul n'est pas un imbécile, etc., qui n'affirme absolument rien.» Par l'emploi des italiques, comme le critique le sait parfaitement, j'ai l'intention de distinguer les deux possibilités, – celle d'une connaissance de Dieu par ses ouvrages et celle d'une connaissance de Dieu dans sa nature essentielle. La Divinité, en elle-même, est distinguée de la Divinité observée dans ses effets. Mais notre critique est possédé de zèle. De plus, comme il est théologien, il est honnête, candide. Il est de son devoir de pervertir le sens de ma phrase, en omettant mes italiques, – juste comme dans la phrase citée plus haut il considérait comme étant son devoir de chrétien de falsifier mon argument en supprimant le mot: partiellement, dont dépend toute la force et même toute l'intelligibilité de ma proposition.
«Si ces altérations(est-ce bien le mot dont il faut les nommer?) étaient faites dans un but moins sérieux que de flétrir mon livre comme impie, et de me flétrir moi-même comme panthéiste, polythéiste, païen, ou Dieu sait quoi encore (et, en vérité, je ne m'en inquiète guère, pourvu que ce ne soit pas comme étudiant en théologie), j'aurais laissé passer cette déloyauté sans réclamations, par pur mépris pour la puérilité et la janoterie qui la caractérisent; mais, dans le cas actuel, vous me pardonnerez, M. l'éditeur, d'avoir, contraint comme je l'étais, fait justice d'un critique qui, retranché dans sa courageuse anonymosité, profite de mon absence de cette ville pour me calomnier et me vilipender nominativement.
«Edgar A. Poe.«Fordham, 20 septembre 1848.»
A ceux-là, si rares, qui m'aiment et que j'aime;—à ceux qui sentent plutôt qu'à ceux qui pensent; – aux rêveurs et à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités, – j'offre ce Livre de Vérités, non pas spécialement pour son caractère Véridique, mais à cause de la Beauté qui abonde dans sa Vérité, et qui confirme son caractère véridique. A ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d'Art, – disons comme un Roman, ou, si ma prétention n'est pas jugée trop haute, comme un Poëme.
Ce que j'avance ici est vrai; —donc cela ne peut pas mourir; – ou, si par quelque accident cela se trouve, aujourd'hui, écrasé au point d'en mourir, cela ressuscitera dans la Vie Éternelle.
Néanmoins c'est simplement comme Poëme que je désire que cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus.
E. P.
EUREKA
ou
ESSAI SUR L'UNIVERS
MATÉRIEL ET SPIRITUEL
I
C'est avec une humilité non affectée, – c'est même avec un sentiment d'effroi, – que j'écris la phrase d'ouverture de cet ouvrage; car de tous les sujets imaginables, celui que j'offre au lecteur est le plus solennel, le plus vaste, le plus difficile, le plus auguste.
Quels termes saurai-je trouver, suffisamment simples dans leur sublimité, – suffisamment sublimes dans leur simplicité, – pour la simple énonciation de mon thème?
Je me suis imposé la tâche de parler de l'Univers Physique, Métaphysique et Mathématique, – Matériel et Spirituel: – de son Essence, de son Origine, de sa Création, de sa Condition présente et de sa Destinée. Je serai, de plus, assez hardi pour contredire les conclusions et conséquemment pour mettre en doute la sagacité des hommes les plus grands et les plus justement respectés.
Qu'il me soit permis, en commençant, d'annoncer, non pas le théorème que j'espère démontrer (car, quoi que puissent affirmer les mathématiciens, la chose qu'on appelle démonstration n'existe pas, en ce monde du moins), mais l'idée dominante que, dans le cours de cet ouvrage, je m'efforcerai sans cesse de suggérer.
Donc, ma proposition générale est celle-ci: Dans l'Unité Originelle de l'Être Premier est contenue la Cause Secondaire de Tous les Êtres, ainsi que le Game de leur inévitable Destruction.
Pour élucider cette idée, je me propose d'embrasser l'Univers dans un seul coup d'œil, de telle sorte que l'esprit puisse en recevoir et en percevoir une impression condensée, comme d'un simple individu.
Celui qui du sommet de l'Etna promène à loisir ses yeux autour de lui, est principalement affecté par l'étendue et par la diversité du tableau. Ce ne serait qu'en pirouettant rapidement sur son talon qu'il pourrait se flatter de saisir le panorama dans sa sublime unité. Mais comme, sur le sommet de l'Etna, aucun homme ne s'est avisé de pirouetter sur son talon, aucun homme non plus n'a jamais absorbé dans son cerveau la parfaite unité de cette perspective, et conséquemment toutes les considérations qui peuvent être impliquées dans cette unité n'ont pas d'existence positive pour l'humanité.
Je ne connais pas un seul traité qui nous donne cette levée du plan de l'Univers (je me sers de ce terme dans son acception la plus large et la seule légitime); et c'est ici l'occasion de remarquer que par le mot Univers, toutes les fois qu'il sera employé dans cet essai sans qualificatif, j'entends désigner la quantité d'espace la plus vaste que l'esprit puisse concevoir, avec tous les êtres, spirituels et matériels, qu'il peut imagina existant dans les limites de cet espace. Pour désigner ce qui est ordinairement impliqué dans l'expression univers, je me servirai d'une phrase qui en limite le sens: l'Univers astral. On verra par la suite pourquoi je considère cette distinction comme nécessaire.
Mais, même parmi les traités qui ont pour objet l'Univers des étoiles, réellement limité, bien qu'il soit toujours considéré comme illimité, je n'en connais pas un seul dans lequel un aperçu s'offre de telle façon que les déductions en soient garanties par l'individualité même de cet Univers limité. La tentative qui se rapproche le plus d'un pareil ouvrage a été faite dans le Cosmos d'Alexander von Humboldt. Il présente le sujet, toutefois, non dans son individualité, mais dans sa généralité. Son thème, en résultat final, c'est la loi de chaque partie de l'Univers purement physique, selon que cette loi est apparentée avec les lois de toute autre partie de cet Univers purement physique. Son dessein est simplement synérétique. En un mot, il analyse l'universalité des rapports matériels, et dévoile aux yeux de la Philosophie toutes les conséquences qui étaient restées, jusqu'à présent, cachées derrière cette universalité. Mais quelque admirable que soit la brièveté avec laquelle il a traité chaque point particulier de son sujet, la multiplicité de ces points suffit pour créer une masse de détails et, nécessairement, une complication d'idées qui exclut toute impression d'individualité.
Il me semble que, pour obtenir l'effet en question, ainsi que les conséquences, les conclusions, les suggestions, les spéculations, ou, pour mettre les choses au pire, les simples conjectures qui en peuvent résulter, nous aurions besoin d'opérer une espèce de pirouette mentale sur le talon. Il faut que tous les êtres exécutent autour du point de vue central une révolution assez rapide pour que les détails s'évanouissent absolument et que les objets même plus importants se fondent en un seul. Parmi les détails annihilés dans une contemplation de cette nature doivent se trouver toutes les matières exclusivement terrestres. La Terre ne pourrait être considérée que dans ses rapports planétaires. De ce point de vue, un homme devient l'humanité; et l'humanité, un membre de la famille cosmique des Intelligences.
II
Et maintenant, avant d'entrer positivement dans notre sujet, qu'il me soit permis d'appeler l'attention du lecteur sur un ou deux extraits d'une lettre passablement curieuse, qu'on dit avoir été trouvée dans une bouteille bouchée, pendant qu'elle flottait sur le Mare Tenebrarum, —océan fort bien décrit par Ptolémée Héphestion, le géographe nubien, mais bien peu fréquenté dans les temps modernes, si ce n'est par les transcendantalistes et autres chercheurs d'idées creuses.
La date de cette lettre me cause, je l'avoue, encore plus de surprise que son contenu; car elle semble avoir été écrite en l'an deux mil huit cent quarante-huit. Quant aux passages que je vais transcrire, je présume qu'ils parleront suffisamment par eux-mêmes:
«Savez-vous, mon cher ami,» dit l'écrivain, s'adressant évidemment à un de ses contemporains, «savez-vous qu'il n'y a guère plus de huit ou neuf cents ans que les métaphysiciens ont consenti pour la première fois à délivrer le peuple de cette étrange idée: qu'il n'existait que deux routes praticables conduisant à la Vérité? Croyez cela, si vous le pouvez! Il paraît cependant que dans un temps ancien, très-ancien, au fond de la nuit du temps, vivait un philosophe turc nommé Aries et surnommé Tottle.» (Peut-être bien l'auteur de la lettre veut-il dire Aristote, les meilleurs noms, au bout de deux ou trois mille ans, sont déplorablement altérés.) «La réputation de ce grand homme reposait principalement sur l'autorité avec laquelle il démontrait que l'éternument était une prévoyance de la nature, au moyen de laquelle les penseurs trop profonds pouvaient chasser par le nez le superflu de leurs idées; mais il obtint une célébrité presque aussi grande comme fondateur, ou tout au moins comme principal vulgarisateur de ce qu'on nommait philosophie déductive ou à priori. Il partait de ce qu'il affirmait être des axiomes, ou vérités évidentes par elles-mêmes; – et ce fait, maintenant bien constaté qu'il n'y a pas de vérités évidentes par elles-mêmes n'infirme en aucune façon ses spéculations; il suffisait pour son dessein que les vérités en question fussent, en quelque façon, évidentes. De ces axiomes il descendait, logiquement, aux conséquences. Ses plus célèbres disciples furent un certain Tuclide, géomètre» (il veut dire Euclide), «et un nommé Kant, un Allemand, inventeur de cette espèce de transcendantalisme qui aujourd'hui porte encore son nom, sauf la substitution du C au K1.
«Or, Aries Tottle prospéra sans rival jusqu'à l'apparition d'un certain Hog2, surnommé le berger d'Ettrich, qui prêcha un système entièrement différent, qu'il appelait méthode inductive ou à posteriori. Son plan se rapportait entièrement à la sensation. Il procédait par l'observation, analysant et classant des faits (instantiæ Naturæ, comme on les désignait assez pédantesquement), et les transformant en lois générales. En un mot, pendant que la méthode d'Aries reposait sur les noumena, celle de Hog dépendait des phainomena; et l'admiration excitée par ce dernier système fut si grande que, dès sa première apparition, Aries tomba dans un discrédit général. A la fin cependant, il reconquit du terrain, et il lui fut permis de partager l'empire de la philosophie avec son moderne rival; – les savants se contentant de proscrire tous autres compétiteurs, passés, présents et à venir, et mettant fin à toute controverse sur ce sujet par la promulgation d'une loi médique, en vertu de laquelle les routes Aristotélienne et Baconienne étaient, et de plein droit devaient être les seules voies possibles pour atteindre la connaissance. – Baconnienne, il faut que vous sachiez cela, mon cher ami, – ajoute ici l'auteur de la lettre, – était un adjectif inventé comme équivalent à Hoguienne, et considéré en même temps comme plus noble et plus euphonique.
«Maintenant, je vous affirme très-positivement, – continue l'épître, – que je vous expose les choses d'une manière véridique; et vous pouvez comprendre sans peine combien des restrictions aussi impudemment absurdes ont dû nuire, dans ces époques, au progrès de la véritable Science, laquelle ne fait ses plus importantes étapes que par bonds, et ne procède, comme nous le montre toute l'Histoire, que par une apparente intuition. Les idées anciennes condamnaient l'investigateur à se traîner; et je n'ai pas besoin de vous faire observer que ce genre de marche, parmi les modes variés de locomotion, est certainement en lui-même très-estimable; mais parce que la tortue a le pied sûr, est-ce une raison pour couper les ailes de l'aigle? Pendant plusieurs siècles, l'engouement fut si grand, particulièrement pour Hog, qu'un empêchement invincible s'opposa à tout ce qui peut proprement s'appeler la pensée. Aucun homme n'osait proférer une vérité, s'il sentait qu'il ne la devait qu'à la seule puissance de son âme. Il importait fort peu que la vérité fût philosophiquement vraie; car les philosophes dogmatiseurs de cette époque s'inquiétaient seulement de la route avouée qui avait été suivie pour y atteindre. Le résultat, pour eux, était un point sans aucun intérêt. «Les moyens! – vociféraient-ils, – voyons les moyens!» – et si, par l'examen desdits moyens, on découvrait qu'ils ne rentraient ni dans la catégorie Hog, ni dans la catégorie Aries (qui veut dire bélier), oh! alors les savants ne voulaient pas aller plus loin, mais, traitant le penseur de fou et le stigmatisant du nom de théoricien, refusaient à tout jamais d'avoir affaire avec lui ou avec sa vérité.
«Or, mon cher ami, – continue l'auteur de la lettre, – il est inadmissible que par la méthode rampante, exclusivement pratiquée, les hommes eussent pu atteindre au maximum de vérité, même après une série indéfinie de temps; car la répression de l'imagination était un vice que n'aurait même pas compensé l'absolue certitude de cette marche de colimaçon. Mais cette certitude était bien loin d'être absolue. L'erreur de nos ancêtres était tout à fait analogue à celle du faux sage qui croit qu'il verra un objet d'autant plus distinctement qu'il le tiendra plus près de ses yeux. Ainsi ils s'aveuglaient eux-mêmes avec l'impalpable et titillante poudre du détail, comme avec du tabac à priser; et conséquemment les faits si vantés de ces braves Hoguiens n'étaient pas toujours des faits; point qui ne tire son importance que de cette supposition, qui les faisait toujours accepter comme tels. Quoi qu'il en soit, l'infection principale du Baconianisme, sa plus déplorable source d'erreurs, consistait dans cette tendance à jeter le pouvoir et la considération entre les mains des hommes de pure perception, – animalcules de la science, savants microscopiques, – fouilleurs et colporteurs de petits faits, tirés pour la plupart des sciences physiques, faits qu'ils vendaient tous en détail et au même prix sur la voie publique; leur valeur dépendant, à ce qu'il paraît, de ce simple fait que c'étaient des faits, et nullement de leur parenté ou de leur non-parenté avec le développement de ces faits primitifs, les seuls légitimes, qui s'appellent la Loi. «Il n'exista jamais sur la face de la terre, – continue l'audacieuse lettre, – une plus intolérante, une plus intolérable classe de fanatiques et de tyrans que ces individus, élevés soudainement par la philosophie de Hog à un rang pour lequel ils n'étaient pas faits, transportés ainsi de la cuisine dans le salon de la Science, et de l'office dans la chaire. Leur credo, leur texte, leur sermon consistaient en un seul mot: les faits! Mais la plupart d'entre eux, de ce mot unique ne connaissaient même pas le sens. Quant à ceux qui s'avisaient de déranger leurs faits dans le but de les mettre en ordre et d'en tirer utilité, les disciples de Hog les traitaient sans merci. Tous les essais de généralisation étaient accueillis par les mots: «Théorique! Théorie! Théoricien!» Toute pensée, en un mot, était ressentie par eux comme un outrage personnel. Cultivant les sciences naturelles, à l'exclusion de la métaphysique, des mathématiques et de la logique, beaucoup de ces philosophes, d'engeance baconienne, avec leur idée unique, leur parti pris unique et leur marche de boiteux, étaient plus misérablement impuissants, plus tristement ignorants, en face de tous les objets compréhensibles de connaissance, que le plus illettré des rustres qui, en avouant qu'il ne sait absolument rien, prouve qu'il sait au moins quelque chose.
«Nos ancêtres n'avaient pas plus qualité pour parler de certitude, quand ils suivaient, avec une confiance aveugle, la route à priori des axiomes, celle du Bélier. En des points innombrables, cette route n'était guère plus droite qu'une corne de bélier. La vérité pure est que les Aristotéliens élevaient leurs châteaux sur une base aussi peu solide que l'air; car ces choses qu'on appelle axiomes n'ont jamais existé et ne peuvent pas exister. Il faut qu'ils aient été bien aveugles pour ne pas voir cela, ou du moins pour ne pas le soupçonner; car, même de leur temps, plusieurs de leurs axiomes de vieille date avaient été abandonnés: Ex nihilo nihil fit, par exemple, et: Un être ne peut pas agir là où il n'est pas, et: Il ne peut pas exister d'antipodes, et: Les ténèbres ne peuvent pas venir de la lumière. Ces propositions et autres semblables, primitivement acceptées comme axiomes, ou vérités incontestables, étaient, même à l'époque dont je parle, considérées comme absolument insoutenables; combien ces gens étaient donc absurdes de vouloir toujours s'appuyer sur une base, dite immuable, dont l'instabilité s'était si fréquemment manifestée!
«Mais, même par le témoignage qu'ils apportent contre eux-mêmes, il est aisé de convaincre ces raisonneurs à priori de l'énorme déraison, – il est aisé de leur montrer la futilité, l'impalpabilité générale de leurs axiomes. J'ai maintenant sous les yeux», observez que c'est toujours la lettre qui parle, «j'ai maintenant sous les yeux un livre imprimé il y a environ mille ans. Pundit m'assure que c'est positivement le meilleur des ouvrages anciens traitant de la matière, qui est la Logique. L'auteur, qui fut très-estimé dans son temps, était un certain Miller ou Mill; et l'histoire nous apprend, comme chose digne de mémoire, qu'il montait habituellement un cheval de manège auquel il donnait le nom de Jérémie Bentham; – mais jetons un coup d'œil sur le livre.
«Ah! voilà: La faculté de comprendre ou l'impossibilité de comprendre, dit fort judicieusement M. Mill, ne peut, dans aucun cas, être considérée comme un critérium de Vérité axiomatique. Or, que ceci soit une vérité banale, aucun homme, jouissant de son bon sens, ne sera tenté de le nier. Ne pas admettre la proposition équivaudrait à porter une accusation d'inconstance contre la Vérité elle-même, dont le nom seul est synonyme d'immutabilité. Si l'aptitude à comprendre était prise pour critérium de la Vérité, ce qui est vérité pour David Hume serait très-rarement vérité pour Joe; et sur la terre il serait facile de démontrer la fausseté des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ce qui est certitude dans le ciel. La proposition de M. Mill est donc appuyée. Je n'accorde pas que ce soit un axiome, et cela simplement parce que je suis en train de montrer qu'il n'existe pas d'axiomes; mais, usant d'une distinction subtile qui ne pourrait pas être contestée par M. Mill lui-même, je suis prêt à reconnaître que, si jamais axiome exista, la proposition que je cite a tous les droits d'être considérée comme telle, – qu'il n'y a pas d'axiome plus absolu,– et, conséquemment, que toute proposition ultérieure qui entrera en conflit avec celle-là, primitivement émise, doit être une fausseté, c'est-à-dire le contraire d'un axiome, ou, s'il faut l'admettre comme axiomatique, devra du même coup s'annihiler elle-même et détruire sa devancière.